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  • 1879
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Marcel, avant d’aller se pencher sur la vitre Ètincelante, eut un moment d’hÈsitation. Il touchait ‡ son but ! De l‡, il n’en pouvait douter, allait sortir l’impÈnÈtrable secret qu’il Ètait venu chercher ‡ Stahlstadt !

Mais son hÈsitation ne dura qu’un instant. Octave et lui allËrent s’agenouiller prËs du disque et inclinËrent la tÍte de maniËre ‡ pouvoir explorer dans toutes ses parties la chambre placÈe au-dessous d’eux.

Un spectacle aussi horrible qu’inattendu s’offrit alors ‡ leurs regards.

Ce disque de verre, convexe sur ses deux faces, en forme de lentille, grossissait dÈmesurÈment les objets que l’on regardait ‡ travers.

L‡ Ètait le laboratoire secret de Herr Schultze. L’intense lumiËre qui sortait ‡ travers le disque, comme si c’e˚t ÈtÈ l’appareil dioptrique d’un phare, venait d’une double lampe Èlectrique br˚lant encore dans sa cloche vide d’air, que le courant voltaÔque d’une pile puissante n’avait pas cessÈ d’alimenter. Au milieu de la chambre, dans cette atmosphËre Èblouissante, une forme humaine, ÈnormÈment agrandie par la rÈfraction de la lentille — quelque chose comme un des sphinx du dÈsert libyque –, Ètait assise dans une immobilitÈ de marbre.

Autour de ce spectre, des Èclats d’obus jonchaient le sol.

Plus de doute !… C’Ètait Herr Schultze, reconnaissable au rictus effrayant de sa m‚choire, ‡ ses dents Èclatantes, mais un Herr Schultze gigantesque, que l’explosion de l’un de ses terribles engins avait ‡ la fois asphyxiÈ et congelÈ sous l’action d’un froid terrible !

Le Roi de l’Acier Ètait devant sa table, tenant une plume de gÈant, grande comme une lance, et il semblait Ècrire encore ! N’e˚t ÈtÈ le regard atone de ses pupilles dilatÈes, l’immobilitÈ de sa bouche, on l’aurait cru vivant. Comme ces mammouths que l’on retrouve enfouis dans les glaÁons des rÈgions polaires, ce cadavre Ètait l‡, depuis un mois, cachÈ ‡ tous les yeux. Autour de lui tout Ètait encore gelÈ, les rÈactifs dans leurs bocaux, l’eau dans ses rÈcipients, le mercure dans sa cuvette !

Marcel, en dÈpit de l’horreur de ce spectacle, eut un mouvement de satisfaction en se disant combien il Ètait heureux qu’il e˚t pu observer du dehors l’intÈrieur de ce laboratoire, car trËs certainement Octave et lui auraient ÈtÈ frappÈs de mort en y pÈnÈtrant.

Comment donc s’Ètait produit cet effroyable accident ?

Marcel le devina sans peine, lorsqu’il eut remarquÈ que les fragments d’obus, Èpars sur le plancher, n’Ètaient autres que de petits morceaux de verre. Or, l’enveloppe intÈrieure, qui contenait l’acide carbonique liquide dans les projectiles asphyxiants de Herr Schultze, vu la pression formidable qu’elle avait ‡ supporter, Ètait faite de ce verre trempÈ, qui a dix ou douze fois la rÈsistance du verre ordinaire ; mais un des dÈfauts de ce produit, qui Ètait encore tout nouveau, c’est que, par l’effet d’une action molÈculaire mystÈrieuse, il Èclate subitement, quelquefois, sans raison apparente. C’est ce qui avait d˚ arriver. Peut- Ítre mÍme la pression intÈrieure avait-elle provoquÈ plus inÈvitablement encore l’Èclatement de l’obus qui avait ÈtÈ dÈposÈ dans le laboratoire. L’acide carbonique, subitement dÈcomprimÈ, avait alors dÈterminÈ, en retournant ‡ l’Ètat gazeux, un effroyable abaissement de la tempÈrature ambiante.

Toujours est-il que l’effet avait d˚ Ítre foudroyant. Herr Schultze, surpris par la mort dans l’attitude qu’il avait au moment de l’explosion, s’Ètait instantanÈment momifiÈ au milieu d’un froid de cent degrÈs au-dessous de zÈro.

Une circonstance frappa surtout Marcel, c’est que le Roi de l’Acier avait ÈtÈ frappÈ pendant qu’il Ècrivait.

Or, qu’Ècrivait-il sur cette feuille de papier avec cette plume que sa main tenait encore ? Il pouvait Ítre intÈressant de recueillir la derniËre pensÈe, de connaÓtre le dernier mot d’un tel homme.

Mais comment se procurer ce papier ? Il ne fallait pas songer un instant ‡ briser le disque lumineux pour descendre dans le laboratoire. Le gaz acide carbonique, emmagasinÈ sous une effroyable pression, aurait fait irruption au-dehors, et asphyxiÈ tout Ítre vivant qu’il e˚t enveloppÈ de ses vapeurs irrespirables. C’e˚t ÈtÈ courir ‡ une mort certaine, et, Èvidemment, les risques Ètaient hors de proportion avec les avantages que l’on pouvait recueillir de la possession de ce papier.

Cependant, s’il n’Ètait pas possible de reprendre au cadavre de Herr Schultze les derniËres lignes tracÈes par sa main, il Ètait probable qu’on pourrait les dÈchiffrer, agrandies qu’elles devaient Ítre par la rÈfraction de la lentille. Le disque n’Ètait-il pas l‡, avec les puissants rayons qu’il faisait converger sur tous les objets renfermÈs dans ce laboratoire, si puissamment ÈclairÈ par la double lampe Èlectrique ?

Marcel connaissait l’Ècriture de Herr Schultze, et, aprËs quelques t‚tonnements, il parvint ‡ lire les dix lignes suivantes.

Ainsi que tout ce qu’Ècrivait Herr Schultze, c’Ètait plutÙt un ordre qu’une instruction.

<< Ordre ‡ B. K. R. Z. d’avancer de quinze jours l’expÈdition projetÈe contre France-Ville. — SitÙt cet ordre reÁu, exÈcuter les mesures par moi prises. — Il faut que l’expÈrience, cette fois, soit foudroyante et complËte. — Ne changez pas un iota ‡ ce que j’ai dÈcidÈ. — Je veux que dans quinze jours France-Ville soit une citÈ morte et que pas un de ses habitants ne survive. — Il me faut une PompÈi moderne, et que ce soit en mÍme temps l’effroi et l’Ètonnement du monde entier. — Mes ordres bien exÈcutÈs rendent ce rÈsultat inÈvitable.

<< Vous m’expÈdierez les cadavres du docteur Sarrasin et de Marcel Bruckmann. – Je veux les voir et les avoir.

<< SCHULTZ… >>

Cette signature Ètait inachevÈe ; 1’E final et le paraphe habituel y manquaient.

Marcel et Octave demeurËrent d’abord muets et immobiles devant cet Ètrange spectacle, devant cette sorte d’Èvocation d’un gÈnie malfaisant, qui touchait au fantastique.

Mais il fallut enfin s’arracher ‡ cette lugubre scËne. Les deux amis, trËs Èmus, quittËrent donc la salle, situÈe au-dessus du laboratoire.

L‡, dans ce tombeau o˘ rÈgnerait l’obscuritÈ complËte lorsque la lampe s’Èteindrait, faute de courant Èlectrique, le cadavre du Roi de l’Acier allait rester seul, dessÈchÈ comme une de ces momies des Pharaons que vingt siËcles n’ont pu rÈduire en poussiËre !…

Une heure plus tard, aprËs avoir dÈliÈ Sigimer, fort embarrassÈ de la libertÈ qu’on lui rendait, Octave et Marcel quittaient Stahlstadt et reprenaient la route de France-Ville, o˘ ils rentraient le soir mÍme.

Le docteur Sarrasin travaillait dans son cabinet, lorsqu’on lui annonÁa le retour des deux jeunes gens.

<< Qu’ils entrent ! s’Ècria-t-il, qu’ils entrent vite ! >>

Son premier mot en les voyant tous deux fut :

<< Eh bien ?

— Docteur, rÈpondit Marcel, les nouvelles que nous vous apportons de Stahlstadt vous mettront l’esprit en repos et pour longtemps. Herr Schultze n’est plus ! Herr Schultze est mort !

— Mort ! >> s’Ècria le docteur Sarrasin.

Le bon docteur demeura pensif quelque temps devant Marcel, sans ajouter un mot.

<< Mon pauvre enfant, lui dit-il aprËs s’Ítre remis, comprends-tu que cette nouvelle qui devrait me rÈjouir puisqu’elle Èloigne de nous ce que j’exËcre le plus, la guerre, et la guerre la plus injuste, la moins motivÈe ! comprends-tu qu’elle m’ait, contre toute raison, serrÈ le coeur ! Ah ! pourquoi cet homme aux facultÈs puissantes s’Ètait-il constituÈ notre ennemi ? Pourquoi surtout n’a-t-il pas mis ses rares qualitÈs intellectuelles au service du bien ? Que de forces perdues dont l’emploi e˚t ÈtÈ utile, si l’on avait pu les associer avec les nÙtres et leur donner un but commun ! Voil‡ ce qui tout d’abord m’a frappÈ, quand tu m’as dit : “Herr Schultze est mort.” Mais, maintenant, raconte- moi, ami, ce que tu sais de cette fin inattendue.

— Herr Schultze, reprit Marcel, a trouvÈ la mort dans le mystÈrieux laboratoire qu’avec une habiletÈ diabolique il s’Ètait appliquÈ ‡ rendre inaccessible de son vivant. Nul autre que lui n’en connaissait l’existence, et nul, par consÈquent, n’e˚t pu y pÈnÈtrer mÍme pour lui porter secours. Il a donc ÈtÈ victime de cette incroyable concentration de toutes les forces rassemblÈes dans ses mains, sur laquelle il avait comptÈ bien ‡ tort pour Ítre ‡ lui seul la clef de toute son oeuvre, et cette concentration, ‡ l’heure marquÈe de Dieu, s’est soudain tournÈe contre lui et contre son but !

— Il n’en pouvait Ítre autrement ! rÈpondit le docteur Sarrasin. Herr Schultze Ètait parti d’une donnÈe absolument erronÈe. En effet, le meilleur gouvernement n’est-il pas celui dont le chef, aprËs sa mort, peut Ítre le plus facilement remplacÈ, et qui continue de fonctionner prÈcisÈment parce que ses rouages n’ont rien de secret ?

— Vous allez voir, docteur, rÈpondit Marcel, que ce qui s’est passÈ ‡ Stahlstadt est la dÈmonstration, _ipso facto_, de ce que vous venez de dire. J’ai trouvÈ Herr Schultze assis devant son bureau, point central d’o˘ partaient tous les ordres auxquels obÈissait la CitÈ de l’Acier, sans que jamais un seul e˚t ÈtÈ discutÈ La mort lui avait ‡ ce point laissÈ l’attitude et toutes les apparences de la vie que j’ai cru un instant que ce spectre allait me parler !… Mais l’inventeur a ÈtÈ le martyr de sa propre invention ! Il a ÈtÈ foudroyÈ par l’un de ces obus qui devaient anÈantir notre ville ! Son arme s’est brisÈe dans sa main, au moment mÍme o˘ il allait tracer la derniËre lettre d’un ordre d’extermination ! Ecoutez ! >>

Et Marcel lut ‡ haute voix les terribles lignes, tracÈes par la main de Herr Schultze, dont il avait pris copie.

Puis, il ajouta :

<< Ce qui d’ailleurs m’e˚t prouvÈ mieux encore que Herr Schultze Ètait mort, si j’avais pu en douter plus longtemps, c’est que tout avait cessÈ de vivre autour de lui ! C’est que tout avait cessÈ de respirer dans Stahlstadt ! Comme au palais de la Belle au bois dormant, le sommeil avait suspendu toutes les vies, arrÍtÈ tous les mouvements ! La paralysie du maÓtre avait du mÍme coup paralysÈ les serviteurs et s’Ètait Ètendue jusqu’aux instruments !

— Oui, rÈpondit le docteur Sarrasin, il y a eu, l‡, justice de Dieu ! C’est en voulant prÈcipiter hors de toute mesure son attaque contre nous, c’est en forÁant les ressorts de son action que Herr Schultze a succombÈ !

— En effet, rÈpondit Marcel ; mais maintenant, docteur, ne pensons plus au passÈ et soyons tout au prÈsent. Herr Schultze mort, si c’est la paix pour nous, c’est aussi la ruine pour l’admirable Ètablissement qu’il avait crÈÈ, et provisoirement, c’est la faillite. Des imprudences, colossales comme tout ce que le Roi de l’Acier imaginait, ont creusÈ dix abÓmes. AveuglÈ, d’une part, par ses succËs, de l’autre par sa passion contre la France et contre vous, il a fourni d’immenses armements, sans prendre de garanties suffisantes ‡ tout ce qui pouvait nous Ítre ennemi. MalgrÈ cela, et bien que le paiement de la plupart de ses crÈances puisse se faire attendre longtemps, je crois qu’une main ferme pourrait remettre Stahlstadt sur pied et faire tourner au bien les forces qu’elle avait accumulÈes pour le mal. Herr Schultze n’a qu’un hÈritier possible, docteur, et cet hÈritier, c’est vous. Il ne faut pas laisser pÈrir son oeuvre. On croit trop en ce monde qu’il n’y a que profit ‡ tirer de l’anÈantissement d’une force rivale. C’est une grande erreur, et vous tomberez d’accord avec moi, je l’espËre, qu’il faut au contraire sauver de cet immense naufrage tout ce qui peut servir au bien de l’humanitÈ. Or, ‡ cette t‚che, je suis prÍt ‡ me dÈvouer tout entier.

— Marcel a raison, rÈpondit Octave, en serrant la main de son ami, et me voil‡ prÍt ‡ travailler sous ses ordres, si mon pËre y consent.

— Je vous approuve, mes chers enfants, dit le docteur Sarrasin. Oui, Marcel, les capitaux ne nous manqueront pas, et, gr‚ce ‡ toi, nous aurons, dans Stahlstadt ressuscitÈe, un arsenal d’instruments tel que personne au monde ne pensera plus dÈsormais ‡ nous attaquer ! Et, comme, en mÍme temps que nous serons les plus forts, nous t‚cherons d’Ítre aussi les plus justes, nous ferons aimer les bienfaits de la paix et de la justice ‡ tout ce qui nous entoure. Ah ! Marcel, que de beaux rÍves ! Et quand je sens que par toi et avec toi, je pourrai en voir accomplir une partie, je me demande pourquoi… oui ! pourquoi je n’ai pas deux fils !… pourquoi tu n’es pas le frËre d’Octave !… A nous trois, rien ne m’e˚t paru impossible !… >>

XIX UNE AFFAIRE DE FAMILLE

Peut-Ítre, dans le courant de ce rÈcit, n’a-t-il pas ÈtÈ suffisamment question des affaires personnelles de ceux qui en sont les hÈros. C’est une raison de plus pour qu’il soit permis d’y revenir et de penser enfin ‡ eux pour eux-mÍmes.

Le bon docteur, il faut le dire, n’appartenait pas tellement ‡ l’Ítre collectif, ‡ l’humanitÈ, que l’individu tout entier dispar˚t pour lui, alors mÍme qu’il venait de s’Èlancer en plein idÈal. Il fut donc frappÈ de la p‚leur subite qui venait de couvrir le visage de Marcel ‡ ses derniËres paroles. Ses yeux cherchËrent ‡ lire dans ceux du jeune homme le sens cachÈ de cette soudaine Èmotion. Le silence du vieux praticien interrogeait le silence du jeune ingÈnieur et attendait peut- Ítre que celui-ci le rompÓt ; mais Marcel, redevenu maÓtre de lui par un rude effort de volontÈ, n’avait pas tardÈ ‡ retrouver tout son sang- froid. Son teint avait repris ses couleurs naturelles, et son attitude n’Ètait plus que celle d’un homme qui attend la suite d’un entretien commencÈ.

Le docteur Sarrasin, un peu impatientÈ peut-Ítre de cette prompte reprise de Marcel par lui-mÍme, se rapprocha de son jeune ami ; puis, par un geste familier de sa profession de mÈdecin, il s’empara de son bras et le tint comme il e˚t fait de celui d’un malade dont il aurait voulu discrËtement ou distraitement t‚ter le pouls.

Marcel s’Ètait laissÈ faire sans trop se rendre compte de l’intention du docteur, et comme il ne desserrait pas les lËvres :

<< Mon grand Marcel, lui dit son vieil ami, nous reprendrons plus tard notre entretien sur les futures destinÈes de Stahlstadt. Mais il n’est pas dÈfendu, alors mÍme qu’on se voue ‡ l’amÈlioration du sort de tous, de s’occuper aussi du sort de ceux qu’on aime, de ceux qui vous touchent de plus prËs. Eh bien, je crois le moment venu de te raconter ce qu’une jeune fille, dont je te dirai le nom tout ‡ l’heure, rÈpondait, il n’y a pas longtemps encore, ‡ son pËre et ‡ sa mËre, ‡ qui, pour la vingtiËme fois depuis un an, on venait de la demander en mariage. Les demandes Ètaient pour la plupart de celles que les plus difficiles auraient eu le droit d’accueillir, et cependant la jeune fille rÈpondait non, et toujours non ! >>

A ce moment, Marcel, d’un mouvement un peu brusque, dÈgagea son poignet restÈ jusque-l‡ dans la main du docteur. Mais, soit que celui-ci se sentÓt suffisamment ÈdifiÈ sur la santÈ de son patient, soit qu’il ne se f˚t pas aperÁu que le jeune homme lui e˚t retirÈ tout ‡ la fois son bras et sa confiance, il continua son rÈcit sans paraÓtre tenir compte de ce petit incident.

<< “Mais enfin, disait ‡ sa fille la mËre de la jeune personne dont je te parle, dis-nous au moins les raisons de ces refus multipliÈs. Education, fortune, situation honorable, avantages physiques, tout est l‡ ! Pourquoi ces non si fermes, si rÈsolus, si prompts, ‡ des demandes que tu ne te donnes pas mÍme la peine d’examiner ? Tu es moins pÈremptoire d’ordinaire !”

<< Devant cette objurgations de sa mËre, la jeune fille se dÈcida enfin ‡ parler, et alors, comme c’est un esprit net et un coeur droit, une fois rÈsolue ‡ rompre le silence, voici ce qu’elle dit :

<< “Je vous rÈponds non avec autant de sincÈritÈ que j’en mettrais ‡ vous rÈpondre oui, chËre maman, si oui Ètait en effet prÍt ‡ sortir de mon coeur. Je tombe d’accord avec vous que bon nombre des partis que vous m’offrez sont ‡ des degrÈs divers acceptables ; mais, outre que j’imagine que toutes ces demandes s’adressent beaucoup plus ‡ ce qu’on appelle le plus beau, c’est-‡-dire le plus riche parti de la ville, qu’‡ ma personne, et que cette idÈe-l‡ ne serait pas pour me donner l’envie de rÈpondre oui, j’oserai vous dire, puisque vous le voulez, qu’aucune de ces demandes n’est celle que j’attendais, celle que j’attends encore, et j’ajouterai que, malheureusement, celle que j’attends pourra se faire attendre longtemps, si jamais elle arrive !

<< – Eh quoi ! mademoiselle, dit la mËre stupÈfaite, vous…

<< Elle n’acheva pas sa phrase, faute de savoir comment la terminer, et dans sa dÈtresse, elle tourna vers son mari des regards qui imploraient visiblement aide et secours.

<< Mais, soit qu’il ne tÓnt pas ‡ entrer dans cette bagarre, soit qu’il trouv‚t nÈcessaire qu’un peu plus de lumiËre se fÓt entre la mËre et la fille avant d’intervenir, le mari n’eut pas l’air de comprendre, si bien que la pauvre enfant, rouge d’embarras et peut-Ítre aussi d’un peu de colËre, prit soudain le parti d’aller jusqu’au bout.

<< “Je vous ai dit, chËre mËre, reprit-elle, que la demande que j’espÈrais pourrait bien se faire attendre longtemps, et qu’il n’Ètait mÍme pas impossible qu’elle ne se fÓt jamais. J’ajoute que ce retard, f˚t-il indÈfini, ne saurait ni m’Ètonner ni me blesser. J’ai le malheur d’Ítre, dit-on, trËs riche ; celui qui devrait faire cette demande est trËs pauvre ; alors il ne la fait pas et il a raison. C’est ‡ lui d’attendre…

<< – Pourquoi pas ‡ nous d’arriver ? ” dit la mËre voulant peut-Ítre arrÍter sur les lËvres de sa fille les paroles qu’elle craignait d’entendre.

<< Ce fut alors que le mari intervint.

<< “Ma chËre amie, dit-il en prenant affectueusement les deux mains de sa femme, ce n’est pas impunÈment qu’une mËre aussi justement ÈcoutÈe de sa fille que vous, cÈlËbre devant elle depuis qu’elle est au monde ou peu s’en faut, les louanges d’un beau et brave garÁon qui est presque de notre famille, qu’elle fait remarquer ‡ tous la soliditÈ de son caractËre, et qu’elle applaudit ‡ ce que dit son mari lorsque celui- ci a l’occasion de vanter ‡ son tour son intelligence hors ligne, quand il parle avec attendrissement des mille preuves de dÈvouement qu’il en a reÁues ! Si celle qui voyait ce jeune homme, distinguÈ entre tous par son pËre et par sa mËre, ne l’avait pas remarquÈ ‡ son tour, elle aurait manquÈ ‡ tous ses devoirs !

<< — Ah ! pËre ! s’Ècria alors la jeune fille en se jetant dans les bras de sa mËre pour y cacher son trouble, si vous m’aviez devinÈe, pourquoi m’avoir forcÈe de parler ?

<< — Pourquoi ? reprit le pËre, mais pour avoir la joie de t’entendre, ma mignonne, pour Ítre plus assurÈ encore que je ne me trompais pas, pour pouvoir enfin te dire et te faire dire par ta mËre que nous approuvons le chemin qu’a pris ton coeur, que ton choix comble tous nos voeux, et que, pour Èpargner ‡ l’homme pauvre et fier dont il s’agit de faire une demande ‡ laquelle sa dÈlicatesse rÈpugne, cette demande, c’est moi qui la ferai, — oui ! je la ferai, parce que j’ai lu dans son coeur comme dans le tien ! Sois donc tranquille ! A la premiËre bonne occasion qui se prÈsentera, je me permettrai de demander ‡ Marcel, si, par impossible, il ne lui plairait pas d’Ítre mon gendre !…” >>

Pris ‡ l’improviste par cette brusque pÈroraison, Marcel s’Ètait dressÈ sur ses pieds comme s’il e˚t ÈtÈ m˚ par un ressort. Octave lui avait silencieusement serrÈ la main pendant que le docteur Sarrasin lui tendait les bras. Le jeune Alsacien Ètait p‚le comme un mort. Mais n’est-ce pas l’un des aspects que prend le bonheur, dans les ‚mes fortes, quand il y entre sans avoir criÈ : gare !…

XX CONCLUSION

France-Ville, dÈbarrassÈe de toute inquiÈtude, en paix avec tous ses voisins, bien administrÈe, heureuse, gr‚ce ‡ la sagesse de ses habitants, est en pleine prospÈritÈ. Son bonheur, si justement mÈritÈ, ne lui fait pas d’envieux, et sa force impose le respect aux plus batailleurs.

La CitÈ de l’Acier n’Ètait qu’une usine formidable, qu’un engin de destruction redoutÈ sous la main de fer de Herr Schultze ; mais, gr‚ce ‡ Marcel Bruckmann, sa liquidation s’est opÈrÈe sans encombre pour personne, et Stahlstadt est devenue un centre de production incomparable pour toutes les industries utiles.

Marcel est, depuis un an, le trËs heureux Èpoux de Jeanne, et la naissance d’un enfant vient d’ajouter ‡ leur fÈlicitÈ.

Quant ‡ Octave, il s’est mis bravement sous les ordres de son beau- frËre, et le seconde de tous ses efforts. Sa soeur est maintenant en train de le marier ‡ l’une de ses amies, charmante d’ailleurs, dont les qualitÈs de bon sens et de raison garantiront son mari contre toutes rechutes.

Les voeux du docteur et de sa femme sont donc remplis et, pour tout dire, ils seraient au comble du bonheur et mÍme de la gloire, — si la gloire avait jamais figurÈ pour quoi que ce soit dans le programme de leurs honnÍtes ambitions.

On peut donc assurer dËs maintenant que l’avenir appartient aux efforts du docteur Sarrasin et de Marcel Bruckmann, et que l’exemple de France-Ville et de Stahlstadt, usine et citÈ modËles, ne sera pas perdu pour les gÈnÈrations futures.

Fin de Les Cinq Cents Millions de la BÈgum