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  • 1879
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vue ou l’odorat.

<< 7  Les cuisines, offices ou dÈpendances seront, contrairement ‡ l’usage ordinaire, placÈs ‡ l’Ètage supÈrieur et en communication avec la terrasse, qui en deviendra ainsi la large annexe en plein air. Un ÈlÈvateur, m˚ par une force mÈcanique, qui sera, comme la lumiËre artificielle et l’eau, mise ‡ prix rÈduit ‡ la disposition des habitants, permettra aisÈment le transport de tous les fardeaux ‡ cet Ètage.

<< 8  Le plan des appartements est laissÈ ‡ la fantaisie individuelle. Mais deux dangereux ÈlÈments de maladie, vÈritables nids ‡ miasmes et laboratoires de poisons, en sont impitoyablement proscrits : les tapis et les papiers peints. Les parquets, artistement construits de bois prÈcieux assemblÈs en mosaÔques par d’habiles ÈbÈnistes, auraient tout ‡ perdre ‡ se cacher sous des lainages d’une propretÈ douteuse. Quant aux murs, revÍtus de briques vernies, ils prÈsentent aux yeux l’Èclat et la variÈtÈ des appartements intÈrieurs de PompÈi, avec un luxe de couleurs et de durÈe que le papier peint, chargÈ de ses mille poisons subtils, n’a jamais pu atteindre. On les lave comme on lave les glaces et les vitres, comme on frotte les parquets et les plafonds. Pas un germe morbide ne peut s’y mettre en embuscade.

<< 9  Chaque chambre ‡ coucher est distincte du cabinet de toilette. On ne saurait trop recommander de faire de cette piËce, o˘ se passe un tiers de la vie, la plus vaste, la plus aÈrÈe et en mÍme temps la plus simple. Elle ne doit servir qu’au sommeil : quatre chaises, un lit en fer, muni d’un sommier ‡ jours et d’un matelas de laine frÈquemment battu, sont les seuls meubles nÈcessaires. Les Èdredons, couvre-pieds piquÈs et autres, alliÈs puissants des maladies Èpidemiques, en sont naturellement exclus. De bonnes couvertures de laine, lÈgËres et chaudes, faciles ‡ blanchir, suffisent amplement ‡ les remplacer. Sans proscrire formellement les rideaux et les draperies, on doit conseiller du moins de les choisir parmi les Ètoffes susceptibles de frÈquents lavages.

<< 10  Chaque piËce a sa cheminÈe chauffÈe, selon les go˚ts, au feu de bois ou de houille, mais ‡ toute cheminÈe correspond une bouche d’appel d’air extÈrieur. Quant ‡ la fumÈe, au lieu d’Ítre expulsÈe par les toits, elle s’engage ‡ travers des conduits souterrains qui l’appellent dans des fourneaux spÈciaux, Ètablis, aux frais de la ville, en arriËre des maisons, ‡ raison d’un fourneau pour deux cents habitants. L‡, elle est dÈpouillÈe des particules de carbone qu’elle emporte, et dÈchargÈe ‡ l’Ètat incolore, ‡ une hauteur de trente-cinq mËtres, dans l’atmosphËre.

<< Telles sont les dix rËgles fixes, imposÈes pour la construction de chaque habitation particuliËre.

<< Les dispositions gÈnÈrales ne sont pas moins soigneusement ÈtudiÈes.

<< Et d’abord le plan de la ville est essentiellement simple et rÈgulier, de maniËre ‡ pouvoir se prÍter ‡ tous les dÈveloppements. Les rues, croisÈes ‡ angles droits, sont tracÈes ‡ distances Ègales, de largeur uniforme, plantÈes d’arbres et dÈsignÈes par des numÈros d’ordre.

<< De demi-kilomËtre en demi-kilomËtre, la rue, plus large d’un tiers, prend le nom de boulevard ou avenue, et prÈsente sur un de ses cÙtÈs une tranchÈe ‡ dÈcouvert pour les tramways et chemins de fer mÈtropolitains. A tous les carrefours, un jardin public est rÈservÈ et ornÈ de belles copies des chefs-d’oeuvre de la sculpture, en attendant que les artistes de France-Ville aient produit des morceaux originaux dignes de les remplacer.

<< Toutes les industries et tous les commerces sont libres.

<< Pour obtenir le droit de rÈsidence ‡ France-Ville, il suffit, mais il est nÈcessaire de donner de bonnes rÈfÈrences, d’Ítre apte ‡ exercer une profession utile ou libÈrale, dans l’industrie, les sciences ou les arts, de s’engager ‡ observer les lois de la ville. Les existences oisives n’y seraient pas tolÈrÈes.

<< Les Èdifices publics sont dÈj‡ en grand nombre. Les plus importants sont la cathÈdrale, un certain nombre de chapelles, les musÈes, les bibliothËques, les Ècoles et les gymnases, amÈnagÈs avec un luxe et une entente des convenances hygiÈniques vÈritablement dignes d’une grande citÈ.

<< Inutile de dire que les enfants sont astreints dËs l’‚ge de quatre ans ‡ suivre les exercices intellectuels et physiques, qui peuvent seuls dÈvelopper leurs forces cÈrÈbrales et musculaires. On les habitue tous ‡ une propretÈ si rigoureuse, qu’ils considËrent une tache sur leurs simples habits comme un dÈshonneur vÈritable.

<< Cette question de la propretÈ individuelle et collective est du reste la prÈoccupation capitale des fondateurs de France-Ville. Nettoyer, nettoyer sans cesse, dÈtruire et annuler aussitÙt qu’ils sont formÈs les miasmes qui Èmanent constamment d’une agglomÈration humaine, telle est l’oeuvre principale du gouvernement central. A cet effet, les produits des Ègouts sont centralisÈs hors de la ville, traitÈs par des procÈdÈs qui en permettent la condensation et le transport quotidien dans les campagnes.

<< L’eau coule partout ‡ flots. Les rues, pavÈes de bois bitumÈ, et les trottoirs de pierre sont aussi brillants que le carreau d’une cour hollandaise. Les marchÈs alimentaires sont l’objet d’une surveillance incessante, et des peines sÈvËres sont appliquÈes aux nÈgociants qui osent spÈculer sur la santÈ publique. Un marchand qui vend un oeuf g‚tÈ, une viande avariÈe, un litre de lait sophistiquÈ, est tout simplement traitÈ comme un empoisonneur qu’il est. Cette police sanitaire, si nÈcessaire et si dÈlicate, est confiÈe ‡ des hommes expÈrimentÈs, ‡ de vÈritables spÈcialistes, ÈlevÈs ‡ cet effet dans les Ècoles normales.

<< Leur juridiction s’Ètend jusqu’aux blanchisseries mÍmes, toutes Ètablies sur un grand pied, pourvues de machines ‡ vapeur, de sÈchoirs artificiels et surtout de chambres dÈsinfectantes. Aucun linge de corps ne revient ‡ son propriÈtaire sans avoir ÈtÈ vÈritablement blanchi ‡ fond, et un soin spÈcial est pris de ne jamais rÈunir les envois de deux familles distinctes. Cette simple prÈcaution est d’un effet incalculable.

<< Les hÙpitaux sont peu nombreux, car le systËme de l’assistance ‡ domicile est gÈnÈral, et ils sont rÈservÈs aux Ètrangers sans asile et ‡ quelques cas exceptionnels. Il est ‡ peine besoin d’ajouter que l’idÈe de faire d’un hÙpital un Èdifice plus grand que tous les autres et d’entasser dans un mÍme foyer d’infection sept ‡ huit cents malades, n’a pu entrer dans la tÍte d’un fondateur de la citÈ modËle. Loin de chercher, par une Ètrange aberration, ‡ rÈunir systÈmatiquement plusieurs patients, on ne pense au contraire qu’‡ les isoler. C’est leur intÈrÍt particulier aussi bien que celui du public. Dans chaque maison, mÍme, on recommande de tenir autant que possible le malade en un appartement distinct. Les hÙpitaux ne sont que des constructions exceptionnelles et restreintes, pour l’accommodation temporaire de quelques cas pressants.

<< Vingt, trente malades au plus, peuvent se trouver — chacun ayant sa chambre particuliËre –, centralisÈs dans ces baraques lÈgËres, faites de bois de sapin, et qu’on br˚le rÈguliËrement tous les ans pour les renouveler. Ces ambulances, fabriquÈes de toutes piËces sur un modËle spÈcial, ont d’ailleurs l’avantage de pouvoir Ítre transportÈes ‡ volontÈ sur tel ou tel point de la ville, selon les besoins, et multipliÈes autant qu’il est nÈcessaire.

<< Une innovation ingÈnieuse, rattachÈe ‡ ce service, est celle d’un corps de gardes-malades ÈprouvÈes, dressÈes spÈcialement ‡ ce mÈtier tout spÈcial, et tenues par l’administration centrale ‡ la disposition du public. Ces femmes, choisies avec discernement, sont pour les mÈdecins les auxiliaires les plus prÈcieux et les plus dÈvouÈs. Elles apportent au sein des familles les connaissances pratiques si nÈcessaires et si souvent absentes au moment du danger, et elles ont pour mission d’empÍcher la propagation de la maladie en mÍme temps qu’elles soignent le malade.

<< On ne finirait pas si l’on voulait ÈnumÈrer tous les perfectionnements hygiÈniques que les fondateurs de la ville nouvelle ont inaugurÈs. Chaque citoyen reÁoit ‡ son arrivÈe une petite brochure, o˘ les principes les plus importants d’une vie rÈglÈe selon la science sont exposÈs dans un langage simple et clair.

<< Il y voit que l’Èquilibre parfait de toutes ses fonctions est une des nÈcessitÈs de la santÈ ; que le travail et le repos sont Ègalement indispensables ‡ ses organes ; que la fatigue est nÈcessaire ‡ son cerveau comme ‡ ses muscles ; que les neuf dixiËmes des maladies sont dues ‡ la contagion transmise par l’air ou les aliments. Il ne saurait donc entourer sa demeure et sa personne de trop de “quarantaines” sanitaires. Eviter l’usage des poisons excitants, pratiquer les exercices du corps, accomplir consciencieusement tous les jours une t‚che fonctionnelle, boire de la bonne eau pure, manger des viandes et des lÈgumes sains et simplement prÈparÈs, dormir rÈguliËrement sept ‡ huit heures par nuit, tel est l’ABC de la santÈ.

<< Partis des premiers principes posÈs par les fondateurs, nous en sommes venus insensiblement ‡ parler de cette citÈ singuliËre comme d’une ville achevÈe. C’est qu’en effet, les premiËres maisons une fois b‚ties, les autres sont sorties de terre comme par enchantement. Il faut avoir visitÈ le Far West pour se rendre compte de ces efflorescences urbaines. Encore dÈsert au mois de janvier 1872, l’emplacement choisi comptait dÈj‡ six mille maisons en 1873. Il en possÈdait neuf mille et tous ses Èdifices au complet en 1874.

<< Il faut dire que la spÈculation a eu sa part dans ce succËs inouÔ. Construites en grand sur des terrains immenses et sans valeur au dÈbut, les maisons Ètaient livrÈes ‡ des prix trËs modÈrÈs et louÈes ‡ des conditions trËs modestes. L’absence de tout octroi, l’indÈpendance politique de ce petit territoire isolÈ, l’attrait de la nouveautÈ, la douceur du climat ont contribuÈ ‡ appeler l’Èmigration. A l’heure qu’il est, France-Ville compte prËs de cent mille habitants.

<< Ce qui vaut mieux et ce qui peut seul nous intÈresser, c’est que l’expÈrience sanitaire est des plus concluantes. Tandis que la mortalitÈ annuelle, dans les villes les plus favorisÈes de la vieille Europe ou du Nouveau Monde, n’est jamais sensiblement descendue au-dessous de trois pour cent, ‡ France-Ville la moyenne de ces cinq derniËres annÈes n’est que de un et demi. Encore ce chiffre est-il grossi par une petite ÈpidÈmie de fiËvre paludÈenne qui a signalÈ la premiËre campagne. Celui de l’an dernier, pris sÈparÈment, n’est que de un et quart. Circonstance plus importante encore : ‡ quelques exceptions prËs, toutes les morts actuellement enregistrÈes ont ÈtÈ dues ‡ des affections spÈcifiques et la plupart hÈrÈditaires. Les maladies accidentelles ont ÈtÈ ‡ la fois infiniment plus rares, plus limitÈes et moins dangereuses que dans aucun autre milieu. Quant aux ÈpidÈmies proprement dites, on n’en a point vu.

<< Les dÈveloppements de cette tentative seront intÈressants ‡ suivre. Il sera curieux, notamment, de rechercher si l’influence d’un rÈgime aussi scientifique sur toute la durÈe d’une gÈnÈration, ‡ plus forte raison de plusieurs gÈnÈrations, ne pourrait pas amortir les prÈdispositions morbides hÈrÈditaires.

<< “Il n’est assurÈment pas outrecuidant de l’espÈrer, a Ècrit un des fondateurs de cette Ètonnante agglomÈration, et, dans ce cas, quelle ne serait pas la grandeur du rÈsultat ! Les hommes vivant jusqu’‡ quatre- vingt-dix ou cent ans, ne mourant plus que de vieillesse, comme la plupart des animaux, comme les plantes ! ”

<< Un tel rÍve a de quoi sÈduire !

<< S’il nous est permis, toutefois, d’exprimer notre opinion sincËre, nous n’avons qu’une foi mÈdiocre dans le succËs dÈfinitif de l’expÈrience. Nous y apercevons un vice originel et vraisemblablement fatal, qui est de se trouver aux mains d’un comitÈ o˘ l’ÈlÈment latin domine et dont l’ÈlÈment germanique a ÈtÈ systÈmatiquement exclu. C’est l‡ un f‚cheux symptÙme. Depuis que le monde existe, il ne s’est rien fait de durable que par l’Allemagne, et il ne se fera rien sans elle de dÈfinitif. Les fondateurs de France-Ville auront bien pu dÈblayer le terrain, Èlucider quelques points spÈciaux ; mais ce n’est pas encore sur ce point de l’AmÈrique, c’est aux bords de la Syrie que nous verrons s’Èlever un jour la vraie citÈ modËle. >>

XI UN DINER CHEZ LE DOCTEUR SARRASIN

Le 13 septembre — quelques heures seulement avant l’instant fixÈ par Herr Schultze pour la destruction de France-Ville –, ni le gouverneur ni aucun des habitants ne se doutaient encore de l’effroyable danger qui les menaÁait.

Il Ètait sept heures du soir.

CachÈe dans d’Èpais massifs de lauriers-roses et de tamarins, la citÈ s’allongeait gracieusement au pied des Cascade-Mounts et prÈsentait ses quais de marbre aux vagues courtes du Pacifique, qui venaient les caresser sans bruit. Les rues, arrosÈes avec soin, rafraÓchies par la brise, offraient aux yeux le spectacle le plus riant et le plus animÈ. Les arbres qui les ombrageaient bruissaient doucement. Les pelouses verdissaient. Les fleurs des parterres, rouvrant leurs corolles, exhalaient toutes ‡ la fois leurs parfums. Les maisons souriaient, calmes et coquettes dans leur blancheur. L’air Ètait tiËde, le ciel bleu comme la mer, qu’on voyait miroiter au bout des longues avenues.

Un voyageur, arrivant dans la ville, aurait ÈtÈ frappÈ de l’air de santÈ des habitants, de l’activitÈ qui rÈgnait dans les rues. On fermait justement les acadÈmies de peinture, de musique, de sculpture, la bibliothËque, qui Ètaient rÈunies dans le mÍme quartier et o˘ d’excellents cours publics Ètaient organisÈs par sections peu nombreuses, — ce qui permettait ‡ chaque ÈlËve de s’approprier ‡ lui seul tout le fruit de la leÁon. La foule, sortant de ces Ètablissements, occasionna pendant quelques instants un certain encombrement ; mais aucune exclamation d’impatience, aucun cri ne se fit entendre. L’aspect gÈnÈral Ètait tout de calme et de satisfaction.

C’Ètait non au centre de la ville, mais sur le bord du Pacifique que la famille Sarrasin avait b‚ti sa demeure. L‡, tout d’abord — car cette maison fut construite une des premiËres –, le docteur Ètait venu s’Ètablir dÈfinitivement avec sa femme et sa fille Jeanne.

Octave, le millionnaire improvisÈ, avait voulu rester ‡ Paris, mais il n’avait plus Marcel pour lui servir de mentor.

Les deux amis s’Ètaient presque perdus de vue depuis l’Èpoque o˘ ils habitaient ensemble la rue du Roi-de-Sicile. Lorsque le docteur avait ÈmigrÈ avec sa femme et sa fille ‡ la cÙte de l’Oregon, Octave Ètait restÈ maÓtre de lui-mÍme. Il avait bientÙt ÈtÈ entraÓnÈ fort loin de l’Ècole, o˘ son pËre avait voulu lui faire continuer ses Ètudes, et il avait ÈchouÈ au dernier examen, d’o˘ son ami Ètait sorti avec le numÈro un.

Jusque-l‡, Marcel avait ÈtÈ la boussole du pauvre Octave, incapable de se conduire lui-mÍme. Lorsque le jeune Alsacien fut parti, son camarade d’enfance finit peu ‡ peu par mener ‡ Paris ce qu’on appelle la vie ‡ grandes guides. Le mot Ètait, dans le cas prÈsent, d’autant plus juste que la sienne se passait en grande partie sur le siËge ÈlevÈ d’un Ènorme coach ‡ quatre chevaux, perpÈtuellement en voyage entre l’avenue Marigny, o˘ il avait pris un appartement, et les divers champs de courses de la banlieue. Octave Sarrasin, qui, trois mois plus tÙt, savait ‡ peine rester en selle sur les chevaux de manËge qu’il louait ‡ l’heure, Ètait devenu subitement un des hommes de France les plus profondÈment versÈs dans les mystËres de l’hippologie. Son Èrudition Ètait empruntÈe ‡ un groom anglais qu’il avait attachÈ ‡ son service et qui le dominait entiËrement par l’Ètendue de ses connaissances spÈciales.

Les tailleurs, les selliers et les bottiers se partageaient ses matinÈes. Ses soirÈes appartenaient aux petits thÈ‚tres et aux salons d’un cercle, tout flambant neuf, qui venait de s’ouvrir au coin de la rue Tronchet, et qu’Octave avait choisi parce que le monde qu’il y trouvait rendait ‡ son argent un hommage que ses seuls mÈrites n’avaient pas rencontrÈ ailleurs. Ce monde lui paraissait l’idÈal de la distinction. Chose particuliËre, la liste, somptueusement encadrÈe, qui figurait dans le salon d’attente, ne portait guËre que des noms Ètrangers. Les titres foisonnaient, et l’on aurait pu se croire, du moins en les ÈnumÈrant, dans l’antichambre d’un collËge hÈraldique. Mais, si l’on pÈnÈtrait plus avant, on pensait plutÙt se trouver dans une exposition vivante d’ethnologie. Tous les gros nez et tous les teints bilieux des deux mondes semblaient s’Ítre donnÈ rendez-vous l‡. SupÈrieurement habillÈs, du reste, ces personnages cosmopolites, quoiqu’un go˚t marquÈ pour les Ètoffes blanch‚tres rÈvÈl‚t l’Èternelle aspiration des races jaune ou noire vers la couleur des << faces p‚les
>>.

Octave Sarrasin paraissait un jeune dieu au milieu de ces bimanes. On citait ses mots, on copiait ses cravates, on acceptait ses jugements comme articles de foi. Et lui, enivrÈ de cet encens, ne s’apercevait pas qu’il perdait rÈguliËrement tout son argent au baccara et aux courses. Peut-Ítre certains membres du club, en leur qualitÈ d’Orientaux, pensaient-ils avoir des droits ‡ l’hÈritage de la BÈgum. En tout cas, ils savaient l’attirer dans leurs poches par un mouvement lent, mais continu.

Dans cette existence nouvelle, les liens qui attachaient Octave ‡ Marcel Bruckmann s’Ètaient vite rel‚chÈs. A peine, de loin en loin, les deux camarades Èchangeaient-ils une lettre. Que pouvait-il y avoir de commun entre l’‚pre travailleur, uniquement occupÈ d’amener son intelligence ‡ un degrÈ supÈrieur de culture et de force, et le joli garÁon, tout gonflÈ de son opulence, l’esprit rempli de ses histoires de club et d’Ècurie ?

On sait comment Marcel quitta Paris, d’abord pour observer les agissements de Herr Schultze, qui venait de fonder Stahlstadt, une rivale de France-Ville, sur le mÍme terrain indÈpendant des Etats- Unis, puis pour entrer au service du Roi de l’Acier.

Pendant deux ans, Octave mena cette vie d’inutile et de dissipÈ. Enfin, l’ennui de ces choses creuses le prit, et, un beau jour, aprËs quelques millions dÈvorÈs, il rejoignit son pËre, — ce qui le sauva d’une ruine menaÁante, encore plus morale que physique. A cette Èpoque, il demeurait donc ‡ France-Ville dans la maison du docteur.

Sa soeur Jeanne, ‡ en juger du moins par l’apparence, Ètait alors une exquise jeune fille de dix-neuf ans, ‡ laquelle son sÈjour de quatre annÈes dans sa nouvelle patrie avait donnÈ toutes les qualitÈs amÈricaines, ajoutÈes ‡ toutes les gr‚ces franÁaises. Sa mËre disait parfois qu’elle n’avait jamais soupÁonnÈ, avant de l’avoir pour compagne de tous les instants, le charme de l’intimitÈ absolue.

Quant ‡ Mme Sarrasin, depuis le retour de l’enfant prodigue, son dauphin, le fils aÓnÈ de ses espÈrances, elle Ètait aussi complËtement heureuse qu’on peut l’Ítre ici-bas, car elle s’associait ‡ tout le bien que son mari pouvait faire et faisait, gr‚ce ‡ son immense fortune.

Ce soir-l‡, le docteur Sarrasin avait reÁu, ‡ sa table, deux de ses plus intimes amis, le colonel Hendon, un vieux dÈbris de la guerre de SÈcession, qui avait laissÈ un bras ‡ Pittsburgh et une oreille ‡ Seven- Oaks, mais qui n’en tenait pas moins sa partie tout comme un autre ‡ la table d’Èchecs ; puis M. Lentz, directeur gÈnÈral de l’enseignement dans la nouvelle citÈ.

La conversation roulait sur les projets de l’administration de la ville, sur les rÈsultats dÈj‡ obtenus dans les Ètablissements publics de toute nature, institutions, hÙpitaux, caisses de secours mutuel.

M. Lentz, selon le programme du docteur, dans lequel l’enseignement religieux n’Ètait pas oubliÈ, avait fondÈ plusieurs Ècoles primaires o˘ les soins du maÓtre tendaient ‡ dÈvelopper l’esprit de l’enfant en le soumettant ‡ une gymnastique intellectuelle, calculÈe de maniËre ‡ suivre l’Èvolution naturelle de ses facultÈs. On lui apprenait ‡ aimer une science avant de s’en bourrer, Èvitant ce savoir qui, dit Montaigne, << nage en la superficie de la cervelle >>, ne pÈnËtre pas l’entendement, ne rend ni plus sage ni meilleur. Plus tard, une intelligence bien prÈparÈe saurait, elle-mÍme, choisir sa route et la suivre avec fruit.

Les soins d’hygiËne Ètaient au premier rang dans une Èducation si bien ordonnÈe. C’est que l’homme, corps et esprit, doit Ítre Ègalement assurÈ de ces deux serviteurs ; si l’un fait dÈfaut, il en souffre, et l’esprit ‡ lui seul succomberait bientÙt.

A cette Èpoque, France-Ville avait atteint le plus haut degrÈ de prospÈritÈ, non seulement matÈrielle, mais intellectuelle. L‡, dans des congrËs, se rÈunissaient les plus illustres savants des deux mondes. Des artistes, peintres, sculpteurs, musiciens, attirÈs par la rÈputation de cette citÈ, y affluaient. Sous ces maÓtres Ètudiaient de jeunes Francevillais, qui promettaient d’illustrer un jour ce coin de la terre amÈricaine. Il Ètait donc permis de prÈvoir que cette nouvelle AthËnes, franÁaise d’origine, deviendrait avant peu la premiËre des citÈs.

Il faut dire aussi que l’Èducation militaire des ÈlËves se faisait dans les LycÈes concurremment avec l’Èducation civile. En en sortant, les jeunes gens connaissaient, avec le maniement des armes, les premiers ÈlÈments de stratÈgie et de tactique.

Aussi, le colonel Hendon, lorsqu’on fut sur ce chapitre, dÈclara-t-il qu’il Ètait enchantÈ de toutes ses recrues.

<< Elles sont, dit-il, dÈj‡ accoutumÈes aux marches forcÈes, ‡ la fatigue, ‡ tous les exercices du corps. Notre armÈe se compose de tous les citoyens, et tous, le jour o˘ il le faudra, se trouveront soldats aguerris et disciplinÈs. >>

France-Ville avait bien les meilleures relations avec tous les Etats voisins, car elle avait saisi toutes les occasions de les obliger ; mais l’ingratitude parle si haut, dans les questions d’intÈrÍt, que le docteur et ses amis n’avaient pas perdu de vue la maxime : Aide-toi, le Ciel t’aidera ! et ils ne voulaient compter que sur eux-mÍmes.

On Ètait ‡ la fin du dÓner ; le dessert venait d’Ítre enlevÈ, et, selon l’habitude anglo-saxonne qui avait prÈvalu, les dames venaient de quitter la table.

Le docteur Sarrasin, Octave, le colonel Hendon et M. Lentz continuaient la conversation commencÈe, et entamaient les plus hautes questions d’Èconomie politique, lorsqu’un domestique entra et remit au docteur son journal.

C’Ètait le _New York Herald_. Cette honorable feuille s’Ètait toujours montrÈe extrÍmement favorable ‡ la fondation puis au dÈveloppement de France-Ville, et les notables de la citÈ avaient l’habitude de chercher dans ses colonnes les variations possibles de l’opinion publique aux Etats-Unis ‡ leur Ègard. Cette agglomÈration de gens heureux, libres, indÈpendants, sur ce petit territoire neutre, avait fait bien des envieux, et si les Francevillais avaient en AmÈrique des partisans pour les dÈfendre, il se trouvait des ennemis pour les attaquer. En tout cas, le _New York Herald_ Ètait pour eux, et il ne cessait de leur donner des marques d’admiration et d’estime.

Le docteur Sarrasin, tout en causant, avait dÈchirÈ la bande du journal et jetÈ machinalement les yeux sur le premier article.

Quelle fut donc sa stupÈfaction ‡ la lecture des quelques lignes suivantes, qu’il lut ‡ voix basse d’abord, ‡ voix haute ensuite, pour la plus grande surprise et la plus profonde indignation de ses amis :

<< _New York, 8 septembre._ — Un violent attentat contre le droit des gens va prochainement s’accomplir. Nous apprenons de source certaine que de formidables armements se font ‡ Stahlstadt dans le but d’attaquer et de dÈtruire France-Ville, la citÈ d’origine franÁaise. Nous ne savons si les Etats-Unis pourront et devront intervenir dans cette lutte qui mettra encore aux prises les races latine et saxonne ; mais nous dÈnonÁons aux honnÍtes gens cet odieux abus de la force. Que France-Ville ne perde pas une heure pour se mettre en Ètat de dÈfense… etc. >>

XII LE CONSEIL

Ce n’Ètait pas un secret, cette haine du Roi de l’Acier pour l’oeuvre du docteur Sarrasin. On savait qu’il Ètait venu Èlever citÈ contre citÈ. Mais de l‡ ‡ se ruer sur une ville paisible, ‡ la dÈtruire par un coup de force, on devait croire qu’il y avait loin. Cependant, l’article du _New York Herald_ Ètait positif. Les correspondants de ce puissant journal avaient pÈnÈtrÈ les desseins de Herr Schultze, et — ils le disaient –, il n’y avait pas une heure ‡ perdre !

Le digne docteur resta d’abord confondu. Comme toutes les ‚mes honnÍtes, il se refusait aussi longtemps qu’il le pouvait ‡ croire le mal. Il lui semblait impossible qu’on p˚t pousser la perversitÈ jusqu’‡ vouloir dÈtruire, sans motif ou par pure fanfaronnade, une citÈ qui Ètait en quelque sorte la propriÈtÈ commune de l’humanitÈ.

<< Pensez donc que notre moyenne de mortalitÈ ne sera pas cette annÈe de un et quart pour cent ! s’Ècria-t-il naÔvement, que nous n’avons pas un garÁon de dix ans qui ne sache lire, qu’il ne s’est pas commis un meurtre ni un vol depuis la fondation de France-Ville ! Et des barbares viendraient anÈantir ‡ son dÈbut une expÈrience si heureuse ! Non ! Je ne peux pas admettre qu’un chimiste, qu’un savant, f˚t-il cent fois germain, en soit capable ! >>

Il fallut bien, cependant, se rendre aux tÈmoignages d’un journal tout dÈvouÈ ‡ l’oeuvre du docteur et aviser sans retard. Ce premier moment d’abattement passÈ, le docteur Sarrasin, redevenu maÓtre de lui-mÍme, s’adressa ‡ ses amis :

<< Messieurs, leur dit-il, vous Ítes membres du Conseil civique, et il vous appartient comme ‡ moi de prendre toutes les mesures nÈcessaires pour le salut de la ville. Qu’avons nous ‡ faire tout d’abord ?

— Y a-t-il possibilitÈ d’arrangement ? dit M. Lentz. Peut-on honorablement Èviter la guerre ?

— C’est impossible, rÈpliqua Octave. Il est Èvident que Herr Schultze la veut ‡ tout prix. Sa haine ne transigera pas !

— Soit ! s’Ècria le docteur. On s’arrangera pour Ítre en mesure de lui rÈpondre. Pensez-vous, colonel, qu’il y ait un moyen de rÈsister aux canons de Stahlstadt ?

— Toute force humaine peut Ítre efficacement combattue par une autre force humaine, rÈpondit le colonel Hendon, mais il ne faut pas songer ‡ nous dÈfendre par les mÍmes moyens et les mÍmes armes dont Herr Schultze se servira pour nous attaquer. La construction d’engins de guerre capables de lutter avec les siens exigerait un temps trËs long, et je ne sais, d’ailleurs, si nous rÈussirions ‡ les fabriquer, puisque les ateliers spÈciaux nous manquent. Nous n’avons donc qu’une chance de salut : empÍcher l’ennemi d’arriver jusqu’‡ nous, et rendre l’investissement impossible.

— Je vais immÈdiatement convoquer le Conseil >>, dit le docteur Sarrasin.

Le docteur prÈcÈda ses hÙtes dans son cabinet de travail.

C’Ètait une piËce simplement meublÈe, dont trois cÙtÈs Ètaient couverts par des rayons chargÈs de livres, tandis que le quatriËme prÈsentait, au-dessous de quelques tableaux et d’objets d’art, une rangÈe de pavillons numÈrotÈs, pareils ‡ des cornets acoustiques.

<< Gr‚ce au tÈlÈphone, dit-il, nous pouvons tenir conseil ‡ France-Ville en restant chacun chez soi. >>

Le docteur toucha un timbre avertisseur, qui communiqua instantanÈment son appel au logis de tous les membres du Conseil. En moins de trois minutes, le mot << prÈsent ! >> apportÈ successivement par chaque fil de communication, annonÁa que le Conseil Ètait en sÈance.

Le docteur se plaÁa alors devant le pavillon de son appareil expÈditeur, agita une sonnette et dit :

<< La sÈance est ouverte… La parole est ‡ mon honorable ami le colonel Hendon, pour faire au Conseil civique une communication de la plus haute gravitÈ. >>

Le colonel se plaÁa ‡ son tour devant le tÈlÈphone, et, aprËs avoir lu l’article du New York Herald, il demanda que les premiËres mesures fussent immÈdiatement prises.

A peine avait-il conclu que le numÈro 6 lui posa une question :

<< Le colonel croyait-il la dÈfense possible, au cas o˘ les moyens sur lesquels il comptait pour empÍcher l’ennemi d’arriver n’y auraient pas rÈussi ? >>

Le colonel Hendon rÈpondit affirmativement. La question et la rÈponse Ètaient parvenues instantanÈment ‡ chaque membre invisible du Conseil comme les explications qui les avaient prÈcÈdÈes.

Le numÈro 7 demanda combien de temps, ‡ son estime, les Francevillais avaient pour se prÈparer.

<< Le colonel ne le savait pas, mais il fallait agir comme s’ils devaient Ítre attaquÈs avant quinze jours.

Le numÈro 2 : << Faut-il attendre l’attaque ou croyez-vous prÈfÈrable de la prÈvenir ?

— Il faut tout faire pour la prÈvenir, rÈpondit le colonel, et, si nous sommes menacÈs d’un dÈbarquement, faire sauter les navires de Herr Schultze avec nos torpilles. >> Sur cette proposition, le docteur Sarrasin offrit d’appeler en conseil les chimistes les plus distinguÈs, ainsi que les officiers d’artillerie les plus expÈrimentÈs, et de leur confier le soin d’examiner les projets que le colonel Hendon avait ‡ leur soumettre.

Question du numÈro 1 :

<< Quelle est la somme nÈcessaire pour commencer immÈdiatement les travaux de dÈfense ?

— Il faudrait pouvoir disposer de quinze ‡ vingt millions de dollars. >>

Le numÈro 4 : << Je propose de convoquer immÈdiatement l’assemblÈe plÈniËre des citoyens. >>

Le prÈsident Sarrasin : << Je mets aux voix la proposition. >>

Deux coups de timbre, frappÈs dans chaque tÈlÈphone, annoncËrent qu’elle Ètait adoptÈe ‡ l’unanimitÈ.

Il Ètait huit heures et demie. Le Conseil civique n’avait pas durÈ dix- huit minutes et n’avait dÈrangÈ personne.

L’assemblÈe populaire fut convoquÈe par un moyen aussi simple et presque aussi expÈditif. A peine le docteur Sarrasin eut-il communiquÈ le vote du Conseil ‡ l’hÙtel de ville, toujours par l’intermÈdiaire de son tÈlÈphone, qu’un carillon Èlectrique se mit en mouvement au sommet de chacune des colonnes placÈes dans les deux cent quatre-vingts carrefours de la ville. Ces colonnes Ètaient surmontÈes de cadrans lumineux dont les aiguilles, mues par l’ÈlectricitÈ, s’Ètaient aussitÙt arrÍtÈes sur huit heures et demie, — heure de la convocation.

Tous les habitants, avertis ‡ la fois par cet appel bruyant qui se prolongea pendant plus d’un quart d’heure, s’empressËrent de sortir ou de lever la tÍte vers le cadran le plus voisin, et, constatant qu’un devoir national les appelait ‡ la halle municipale, ils s’empressËrent de s’y rendre.

A l’heure dite, c’est-‡-dire en moins de quarante-cinq minutes, l’assemblÈe Ètait au complet. Le docteur Sarrasin se trouvait dÈj‡ ‡ la place d’honneur, entourÈ de tout le Conseil. Le colonel Hendon attendait, au pied de la tribune, que la parole lui f˚t donnÈe.

La plupart des citoyens savaient dÈj‡ la nouvelle qui motivait le meeting. En effet, la discussion du Conseil civique, automatiquement stÈnographiÈe par le tÈlÈphone de l’hÙtel de ville, avait ÈtÈ immÈdiatement envoyÈe aux journaux, qui en avaient fait l’objet d’une Èdition spÈciale, placardÈe sous forme d’affiches.

La halle municipale Ètait une immense nef ‡ toit de verre, o˘ l’air circulait librement, et dans laquelle la lumiËre tombait ‡ flots d’un cordon de gaz qui dessinait les arÍtes de la vo˚te.

La foule Ètait debout, calme, peu bruyante. Les visages Ètaient gais. La plÈnitude de la santÈ, l’habitude d’une vie pleine et rÈguliËre, la conscience de sa propre force mettaient chacun au-dessus de toute Èmotion dÈsordonnÈe d’alarme ou de colËre.

A peine le prÈsident eut-il touchÈ la sonnette, ‡ huit heures et demie prÈcises, qu’un silence profond s’Ètablit.

Le colonel monta ‡ la tribune.

L‡, dans une langue sobre et forte, sans ornements inutiles et prÈtentions oratoires — la langue des gens qui, sachant ce qu’ils disent, Ènoncent clairement les choses parce qu’ils les comprennent bien –, le colonel Hendon raconta la haine invÈtÈrÈe de Herr Schultze contre la France, contre Sarrasin et son oeuvre, les prÈparatifs formidables qu’annonÁait le New York Herald, destinÈs ‡ dÈtruire France-Ville et ses habitants.

<< C’Ètait ‡ eux de choisir le parti qu’ils croyaient le meilleur ‡ prendre, poursuivit-il. Bien des gens sans courage et sans patriotisme aimeraient peut-Ítre mieux cÈder le terrain, et laisser les agresseurs s’emparer de la patrie nouvelle. Mais le colonel Ètait s˚r d’avance que des propositions si pusillanimes ne trouveraient pas d’Ècho parmi ses concitoyens. Les hommes qui avaient su comprendre la grandeur du but poursuivi par les fondateurs de la citÈ modËle, les hommes qui avaient su en accepter les lois, Ètaient nÈcessairement des gens de coeur et d’intelligence. ReprÈsentants sincËres et militants du progrËs, ils voudraient tout faire pour sauver cette ville incomparable, monument glorieux ÈlevÈ ‡ l’art d’amÈliorer le sort de l’homme ! Leur devoir Ètait donc de donner leur vie pour la cause qu’ils reprÈsentaient. >>

Une immense salve d’applaudissements accueillit cette pÈroraison.

Plusieurs orateurs vinrent appuyer la motion du colonel Hendon.

Le docteur Sarrasin, ayant fait valoir alors la nÈcessitÈ de constituer sans dÈlai un Conseil de dÈfense, chargÈ de prendre toutes les mesures urgentes, en s’entourant du secret indispensable aux opÈrations militaires, la proposition fut adoptÈe.

SÈance tenante, un membre du Conseil civique suggÈra la convenance de voter un crÈdit provisoire de cinq millions de dollars, destinÈs aux premiers travaux. Toutes les mains se levËrent pour ratifier la mesure.

A dix heures vingt-cinq minutes, le meeting Ètait terminÈ, et les habitants de France-Ville, s’Ètant donnÈ des chefs, allaient se retirer, lorsqu’un incident inattendu se produisit.

La tribune, libre depuis un instant, venait d’Ítre occupÈe par un inconnu de l’aspect le plus Ètrange.

Cet homme avait surgi l‡ comme par magie. Sa figure Ènergique portait les marques d’une surexcitation effroyable, mais son attitude Ètait calme et rÈsolue. Ses vÍtements ‡ demi collÈs ‡ son corps et encore souillÈs de vase, son front ensanglantÈ, disaient qu’il venait de passer par de terribles Èpreuves.

A sa vue, tous s’Ètaient arrÍtÈs. D’un geste impÈrieux, l’inconnu avait commandÈ ‡ tous l’immobilitÈ et le silence.

Qui Ètait-il ? D’o˘ venait-il ? Personne, pas mÍme le docteur Sarrasin, ne songea ‡ le lui demander.

D’ailleurs, on fut bientÙt fixÈ sur sa personnalitÈ.

<< Je viens de m’Èchapper de Stahlstadt, dit-il. Herr Schultze m’avait condamnÈ ‡ mort. Dieu a permis que j’arrivasse jusqu’‡ vous assez ‡ temps pour tenter de vous sauver. Je ne suis pas un inconnu pour tout le monde ici. Mon vÈnÈrÈ maÓtre, le docteur Sarrasin, pourra vous dire, je l’espËre qu’en dÈpit de l’apparence qui me rend mÈconnaissable mÍme pour lui, on peut avoir quelque confiance dans Marcel Bruckmann !

– Marcel ! >> s’Ètaient ÈcriÈs ‡ la fois le docteur et Octave.

Tous deux allaient se prÈcipiter vers lui…

Un nouveau geste les arrÍta.

C’Ètait Marcel, en effet, miraculeusement sauvÈ. AprËs qu’il eut forcÈ la grille du canal, au moment o˘ il tombait presque asphyxiÈ, le courant l’avait entraÓnÈ comme un corps sans vie. Mais, par bonheur, cette grille fermait l’enceinte mÍme de Stahlstadt, et, deux minutes aprËs, Marcel Ètait jetÈ au-dehors, sur la berge de la riviËre, libre enfin, s’il revenait ‡ la vie !

Pendant de longues heures, le courageux jeune homme Ètait restÈ Ètendu sans mouvement, au milieu de cette sombre nuit, dans cette campagne dÈserte, loin de tout secours.

Lorsqu’il avait repris ses sens, il faisait jour. Il s’Ètait alors souvenu !… Gr‚ce ‡ Dieu, il Ètait donc enfin hors de la maudite Stahlstadt ! Il n’Ètait plus prisonnier. Toute sa pensÈe se concentra sur le docteur Sarrasin, ses amis, ses concitoyens !

<< Eux ! eux ! >> s’Ècria-t-il alors.

Par un suprÍme effort, Marcel parvint ‡ se remettre sur pied.

Dix lieues le sÈparaient de France-Ville, dix lieues ‡ faire, sans railway, sans voiture, sans cheval, ‡ travers cette campagne qui Ètait comme abandonnÈe autour de la farouche CitÈ de l’Acier. Ces dix lieues, il les franchit sans prendre un instant de repos, et, ‡ dix heures et quart, il arrivait aux premiËres maisons de la citÈ du docteur Sarrasin.

Les affiches qui couvraient les murs lui apprirent tout. Il comprit que les habitants Ètaient prÈvenus du danger qui les menaÁait ; mais il comprit aussi qu’ils ne savaient ni combien ce danger Ètait immÈdiat, ni surtout de quelle Ètrange nature il pouvait Ítre.

La catastrophe prÈmÈditÈe par Herr Schultze devait se produire ce soir-l‡, ‡ onze heures quarante-cinq… Il Ètait dix heures un quart.

Un dernier effort restait ‡ faire. Marcel traversa la ville tout d’un Èlan, et, ‡ dix heures vingt-cinq minutes, au moment o˘ l’assemblÈe allait se retirer, il escaladait la tribune.

<< Ce n’est pas dans un mois, mes amis, s’Ècria-t-il, ni mÍme dans huit jours, que le premier danger peut vous atteindre ! Avant une heure, une catastrophe sans prÈcÈdent, une pluie de fer et de feu va tomber sur votre ville. Un engin digne de l’enfer, et qui porte ‡ dix lieues, est, ‡ l’heure o˘ je parle, braquÈ contre elle. Je l’ai vu. Que les femmes et les enfants cherchent donc un abri au fond des caves qui prÈsentent quelques garanties de soliditÈ, ou qu’ils sortent de la ville ‡ l’instant pour chercher un refuge dans la montagne ! Que les hommes valides se prÈparent pour combattre le feu par tous les moyens possibles ! Le feu, voil‡ pour le moment votre seul ennemi ! Ni armÈes ni soldats ne marchent encore contre vous. L’adversaire qui vous menace a dÈdaignÈ les moyens d’attaque ordinaires. Si les plans, si les calculs d’un homme dont la puissance pour le mal vous est connue se rÈalisent, si Herr Schultze ne s’est pas pour la premiËre fois trompÈ, c’est sur cent points ‡ la fois que l’incendie va se dÈclarer subitement dans France-Ville ! C’est sur cent points diffÈrents qu’il s’agira de faire tout ‡ l’heure face aux flammes ! Quoi qu’il en doive advenir, c’est tout d’abord la population qu’il faut sauver, car enfin, celles de vos maisons, ceux de vos monuments qu’on ne pourra prÈserver, d˚t mÍme la ville entiËre Ítre dÈtruite, l’or et le temps pourront les reb‚tir ! >>

En Europe, on e˚t pris Marcel pour un fou. Mais ce n’est pas en AmÈrique qu’on s’aviserait de nier les miracles de la science, mÍme les plus inattendus. On Ècouta le jeune ingÈnieur, et, sur l’avis du docteur Sarrasin, on le crut.

La foule, subjuguÈe plus encore par l’accent de l’orateur que par ses paroles, lui obÈit sans mÍme songer ‡ les discuter. Le docteur rÈpondait de Marcel Bruckmann. Cela suffisait.

Des ordres furent immÈdiatement donnÈs, et des messagers partirent dans toutes les directions pour les rÈpandre.

Quant aux habitants de la ville, les uns, rentrant dans leur demeure, descendirent dans les caves, rÈsignÈs ‡ subir les horreurs d’un bombardement ; les autres, ‡ pied, ‡ cheval, en voiture, gagnËrent la campagne et tournËrent les premiËres rampes des Cascade-Mounts. Pendant ce temps et en toute h‚te, les hommes valides rÈunissaient sur la grande place et sur quelques points indiquÈs par le docteur tout ce qui pouvait servir ‡ combattre le feu, c’est-‡-dire de l’eau, de la terre, du sable.

Cependant, ‡ la salle des sÈances, la dÈlibÈration continuait ‡ l’Ètat de dialogue.

Mais il semblait alors que Marcel f˚t obsÈdÈ par une idÈe qui ne laissait place ‡ aucune autre dans son cerveau. Il ne parlait plus, et ses lËvres murmuraient ces seuls mots :

<< A onze heures quarante-cinq ! Est-ce bien possible que ce Schultze maudit ait raison de nous par son exÈcrable invention ?… >>

Tout ‡ coup, Marcel tira un carnet de sa poche. Il fit le geste d’un homme qui demande le silence, et, le crayon ‡ la main, il traÁa d’une main fÈbrile quelques chiffres sur une des pages de son carnet. Et alors, on vit peu ‡ peu son front s’Èclairer, sa figure devenir rayonnante :

<< Ah ! mes amis ! s’Ècria-t-il, mes amis ! Ou les chiffres que voici sont menteurs, ou tout ce que nous redoutons va s’Èvanouir comme un cauchemar devant l’Èvidence d’un problËme de balistique dont je cherchais en vain la solution ! Herr Schultze s’est trompÈ ! Le danger dont il nous menace n’est qu’un rÍve ! Pour une fois, sa science est en dÈfaut ! Rien de ce qu’il a annoncÈ n’arrivera, ne peut arriver ! Son formidable obus passera au-dessus de France-Ville sans y toucher, et, s’il reste ‡ craindre quelque chose, ce n’est que pour l’avenir ! >>

Que voulait dire Marcel ? On ne pouvait le comprendre !

Mais alors, le jeune Alsacien exposa le rÈsultat du calcul qu’il venait enfin de rÈsoudre. Sa voix nette et vibrante dÈduisit sa dÈmonstration de faÁon ‡ la rendre lumineuse pour les ignorants eux-mÍmes. C’Ètait la clartÈ succÈdant aux tÈnËbres, le calme ‡ l’angoisse. Non seulement le projectile ne toucherait pas ‡ la citÈ du docteur, mais il ne toucherait ‡ << rien du tout >>. Il Ètait destinÈ ‡ se perdre dans l’espace !

Le docteur Sarrasin approuvait du geste l’exposÈ des calculs de Marcel, lorsque, tout d’un coup, dirigeant son doigt vers le cadran lumineux de la salle :

<< Dans trois minutes, dit-il, nous saurons qui de Schultze ou de Marcel Bruckmann a raison ! Quoi qu’il en soit, mes amis, ne regrettons aucune des prÈcautions prises et ne nÈgligeons rien de ce qui peut dÈjouer les inventions de notre ennemi. Son coup, s’il doit manquer, comme Marcel vient de nous en donner l’espoir, ne sera pas le dernier ! La haine de Schultze ne saurait se tenir pour battue et s’arrÍter devant un Èchec !

– Venez ! >> s’Ècria Marcel.

Et tous le suivirent sur la grande place.

Les trois minutes s’ÈcoulËrent. Onze heures quarante-cinq sonnËrent ‡ l’horloge !…

Quatre secondes aprËs, une masse sombre passait dans les hauteurs du ciel, et, rapide comme la pensÈe, se perdait bien au-del‡ de la ville avec un sifflement sinistre.

<< Bon voyage ! s’Ècria Marcel, en Èclatant de rire. Avec cette vitesse initiale, l’obus de Herr Schultze qui a dÈpassÈ, maintenant, les limites de l’atmosphËre, ne peut plus retomber sur le sol terrestre ! >>

Deux minutes plus tard, une dÈtonation se faisait entendre, comme un bruit sourd, qu’on e˚t cru sorti des entrailles de la terre !

C’Ètait le bruit du canon de la Tour du Taureau, et ce bruit arrivait en retard de cent treize secondes sur le projectile qui se dÈplaÁait avec une vitesse de cent cinquante lieues ‡ la minute.

XIII MARCEL BRUCKMANN AU PROFESSEUR SCHULTZE, STAHLSTADT

<< France-Ville, 14 septembre.

<< Il me paraÓt convenable d’informer le Roi de l’Acier que j’ai passÈ fort heureusement, avant-hier soir, la frontiËre de ses possessions, prÈfÈrant mon salut ‡ celui du modËle du canon Schultze.

<< En vous prÈsentant mes adieux, je manquerais ‡ tous mes devoirs, si je ne vous faisais pas connaÓtre, ‡ mon tour, mes secrets ; mais, soyez tranquille, vous n’en paierez pas la connaissance de votre vie.

<< Je ne m’appelle pas Schwartz, et je ne suis pas suisse. Je suis alsacien. Mon nom est Marcel Bruckmann. Je suis un ingÈnieur passable, s’il faut vous en croire, mais, avant tout, je suis franÁais. Vous vous Ítes fait l’ennemi implacable de mon pays, de mes amis, de ma famille. Vous nourrissiez d’odieux projets contre tout ce que j’aime. J’ai tout osÈ, j’ai tout fait pour les connaÓtre ! Je ferai tout pour les dÈjouer.

<< Je m’empresse de vous faire savoir que votre premier coup n’a pas portÈ, que votre but, gr‚ce ‡ Dieu, n’a pas ÈtÈ atteint, et qu’il ne pouvait pas l’Ítre ! Votre canon n’en est pas moins un canon archi- merveilleux, mais les projectiles qu’il lance sous une telle charge de poudre, et ceux qu’il pourrait lancer, ne feront de mal ‡ personne ! Ils ne tomberont jamais nulle part. Je l’avais pressenti, et c’est aujourd’hui, ‡ votre plus grande gloire, un fait acquis, que Herr Schultze a inventÈ un canon terrible… entiËrement inoffensif.

<< C’est donc avec plaisir que vous apprendrez que nous avons vu votre obus trop perfectionnÈ passer hier soir, ‡ onze heures quarante-cinq minutes et quatre secondes, au-dessus de notre ville. Il se dirigeait vers l’ouest, circulant dans le vide, et il continuera ‡ graviter ainsi jusqu’‡ la fin des siËcles. Un projectile, animÈ d’une vitesse initiale vingt fois supÈrieure ‡ la vitesse actuelle, soit dix mille mËtres ‡ la seconde, ne peut plus “tomber” ! Son mouvement de translation, combinÈ avec l’attraction terrestre, en fait un mobile destinÈ ‡ toujours circuler autour de notre globe.

<< Vous auriez d˚ ne pas l’ignorer.

<< J’espËre, en outre, que le canon de la Tour du Taureau est absolument dÈtÈriorÈ par ce premier essai ; mais ce n’est pas payer trop cher, deux cent mille dollars, l’agrÈment d’avoir dotÈ le monde planÈtaire d’un nouvel astre, et la Terre d’un second satellite.

<< Marcel BRUCKMANN. >>

Un exprËs partit immÈdiatement de France-Ville pour Stahlstadt. On pardonnera ‡ Marcel de n’avoir pu se refuser la satisfaction gouailleuse de faire parvenir sans dÈlai cette lettre ‡ Herr Schultze.

Marcel avait en effet raison lorsqu’il disait que le fameux obus, animÈ de cette vitesse et circulant au-del‡ de la couche atmosphÈrique, ne tomberait plus sur la surface de la terre, — raison aussi quant il espÈrait que, sous cette Ènorme charge de pyroxyle, le canon de la Tour du Taureau devait Ítre hors d’usage.

Ce fut une rude dÈconvenue pour Herr Schultze, un Èchec terrible ‡ son indomptable amour-propre, que la rÈception de cette lettre. En la lisant, il devint livide, et, aprËs l’avoir lue, sa tÍte tomba sur sa poitrine comme s’il avait reÁu un coup de massue. Il ne sortit de cet Ètat de prostration qu’au bout d’un quart d’heure, mais par quelle colËre !

Arminius et Sigimer seuls auraient pu dire ce qu’en furent les Èclats !

Cependant, Herr Schultze n’Ètait pas homme ‡ s’avouer vaincu. C’est une lutte sans merci qui allait s’engager entre lui et Marcel. Ne lui restait-il pas ses obus chargÈs d’acide carbonique liquide, que des canons moins puissants, mais plus pratiques, pourraient lancer ‡ courte distance ?

ApaisÈ par un effort soudain, le Roi de l’Acier Ètait rentrÈ dans son cabinet et avait repris son travail.

Il Ètait clair que France-Ville, plus menacÈe que jamais, ne devait rien nÈgliger pour se mettre en Ètat de dÈfense.

XIV BRANLE-BAS DE COMBAT

Si le danger n’Ètait plus imminent, il Ètait toujours grave. Marcel fit connaÓtre au docteur Sarrasin et ‡ ses amis tout ce qu’il savait des prÈparatifs de Herr Schultze et de ses engins de destruction. DËs le lendemain, le Conseil de dÈfense, auquel il prit part, s’occupa de discuter un plan de rÈsistance et d’en prÈparer l’exÈcution.

En tout ceci, Marcel fut bien secondÈ par Octave, qu’il trouva moralement changÈ et bien ‡ son avantage.

Quelles furent les rÈsolutions prises ? Personne n’en sut le dÈtail. Les principes gÈnÈraux furent seuls systÈmatiquement communiquÈs ‡ la presse et rÈpandus dans le public. Il n’Ètait pas malaisÈ d’y reconnaÓtre la main pratique de Marcel.

<< Dans toute dÈfense, se disait-on par la ville, la grande affaire est de bien connaÓtre les forces de l’ennemi et d’adapter le systËme de rÈsistance ‡ ces forces mÍmes. Sans doute, les canons de Herr Schultze sont formidables. Mieux vaut pourtant avoir en face de soi ces canons, dont on sait le nombre, le calibre, la portÈe et les effets, que d’avoir ‡ lutter contre des engins mal connus. >>

Le tout Ètait d’empÍcher l’investissement de la ville, soit par terre, soit par mer.

C’est cette question qu’Ètudiait avec activitÈ le Conseil de dÈfense, et, le jour o˘ une affiche annonÁa que le problËme Ètait rÈsolu, personne n’en douta. Les citoyens accoururent se proposer en masse pour exÈcuter les travaux nÈcessaires. Aucun emploi n’Ètait dÈdaignÈ, qui devait contribuer ‡ l’oeuvre de dÈfense. Des hommes de tout ‚ge, de toute position, se faisaient simples ouvriers en cette circonstance. Le travail Ètait conduit rapidement et gaiement. Des approvisionnements de vivres suffisants pour deux ans furent emmagasinÈs dans la ville. La houille et le fer arrivËrent aussi en quantitÈs considÈrables : le fer, matiËre premiËre de l’armement ; la houille, rÈservoir de chaleur et de mouvement, indispensables ‡ la lutte.

Mais, en mÍme temps que la houille et le fer, s’entassaient sur les places, des piles gigantesques de sacs de farine et de quartiers de viande fumÈe, des meules de fromages, des montagnes de conserves alimentaires et de lÈgumes dessÈchÈs s’amoncelaient dans les halles transformÈes en magasins. Des troupeaux nombreux Ètaient parquÈs dans les jardins qui faisaient de France-Ville une vaste pelouse.

Enfin, lorsque parut le dÈcret de mobilisation de tous les hommes en Ètat de porter les armes, l’enthousiasme qui l’accueillit tÈmoigna une fois de plus des excellentes dispositions de ces soldats citoyens. EquipÈs simplement de vareuses de laine, pantalons de toile et demi- bottes, coiffÈs d’un bon chapeau de cuir bouilli, armÈs de fusils Werder, ils manoeuvraient dans les avenues.

Des essaims de coolies remuaient la terre, creusaient des fossÈs, Èlevaient des retranchements et des redoutes sur tous les points favorables. La fonte des piËces d’artillerie avait commencÈ et fut poussÈe avec activitÈ. Une circonstance trËs favorable ‡ ces travaux Ètait qu’on put utiliser le grand nombre de fourneaux fumivores que possÈdait la ville et qu’il fut aisÈ de transformer en fours de fonte.

Au milieu de ce mouvement incessant, Marcel se montrait infatigable. Il Ètait partout, et partout ‡ la hauteur de sa t‚che. Qu’une difficultÈ thÈorique ou pratique se prÈsent‚t, il savait immÈdiatement la rÈsoudre. Au besoin, il retroussait ses manches et montrait un procÈdÈ expÈditif, un tour de main rapide. Aussi son autoritÈ Ètait-elle acceptÈe sans murmure et ses ordres toujours ponctuellement exÈcutÈs.

AuprËs de lui, Octave faisait de son mieux. Si, tout d’abord, il s’Ètait promis de bien garnir son uniforme de galons d’or, il y renonÁa, comprenant qu’il ne devait rien Ítre, pour commencer, qu’un simple soldat.

Aussi prit-il rang dans le bataillon qu’on lui assigna et sut-il s’y conduire en soldat modËle. A ceux qui firent d’abord mine de le plaindre :

<< A chacun selon ses mÈrites, rÈpondit-il. Je n’aurais peut-Ítre pas su commander !… C’est le moins que j’apprenne ‡ obÈir ! >>

Une nouvelle — fausse il est vrai — vint tout ‡ coup imprimer aux travaux de dÈfense une impulsion plus vive encore. Herr Schultze, disait-on, cherchait ‡ nÈgocier avec des compagnies maritimes pour le transport de ses canons. A partir de ce moment, les << canards >> se
succÈdËrent tous les jours. C’Ètait tantÙt la flotte schultzienne qui avait mis le cap sur France-Ville, tantÙt le chemin de fer de Sacramento qui avait ÈtÈ coupÈ par des << uhlans >>, tombÈs du ciel
apparemment.

Mais ces rumeurs, aussitÙt contredites, Ètaient inventÈes ‡ plaisir par des chroniqueurs aux abois dans le but d’entretenir la curiositÈ de leurs lecteurs. La vÈritÈ, c’est que Stahlstadt ne donnait pas signe de vie.

Ce silence absolu, tout en laissant ‡ Marcel le temps de complÈter ses travaux de dÈfense, n’Ètait pas sans l’inquiÈter quelque peu dans ses rares instants de loisir.

<< Est-ce que ce brigand aurait changÈ ses batteries et me prÈparerait quelque nouveau tour de sa faÁon ? >> se demandait-il parfois.

Mais le plan, soit d’arrÍter les navires ennemis, soit d’empÍcher l’investissement, promettait de rÈpondre ‡ tout, et Marcel, en ses moments d’inquiÈtude, redoublait encore d’activitÈ.

Son unique plaisir et son unique repos, aprËs une laborieuse journÈe, Ètait l’heure rapide qu’il passait tous les soirs dans le salon de Mme Sarrasin.

Le docteur avait exigÈ, dËs les premiers jours, qu’il vÓnt habituellement dÓner chez lui, sauf dans le cas o˘ il en serait empÍchÈ par un autre engagement ; mais, par un phÈnomËne singulier, le cas d’un engagement assez sÈduisant pour que Marcel renonÁ‚t ‡ ce privilËge ne s’Ètait pas encore prÈsentÈ. L’Èternelle partie d’Èchecs du docteur avec le colonel Hendon n’offrait cependant pas un intÈrÍt assez palpitant pour expliquer cette assiduitÈ. Force est donc de penser qu’un autre charme agissait sur Marcel, et peut-Ítre pourra-t- on en soupÁonner la nature, quoique, assurÈment, il ne la soupÁonn‚t pas encore lui-mÍme, en observant l’intÈrÍt que semblaient avoir pour lui ses causeries du soir avec Mme Sarrasin et Mlle Jeanne, lorsqu’ils Ètaient tous trois assis prËs de la grande table sur laquelle les deux vaillantes femmes prÈparaient ce qui pouvait Ítre nÈcessaire au service futur des ambulances.

<< Est-ce que ces nouveaux boulons d’acier vaudront mieux que ceux dont vous nous aviez montrÈ le dessin ? demandait Jeanne, qui s’intÈressait ‡ tous les travaux de la dÈfense.

— Sans nul doute, mademoiselle, rÈpondait Marcel.

— Ah ! j’en suis bien heureuse ! Mais que le moindre dÈtail industriel reprÈsente de recherche et de peine !… Vous me disiez que le gÈnie a creusÈ hier cinq cents nouveaux mËtres de fossÈs ? C’est beaucoup, n’est-ce pas ?

— Mais non, ce n’est mÍme pas assez ! De ce train-l‡ nous n’aurons pas terminÈ l’enceinte ‡ la fin du mois.

— Je voudrais bien la voir finie, et que ces affreux Schultziens arrivassent ! Les hommes sont bien heureux de pouvoir agir et se rendre utiles. L’attente est ainsi moins longue pour eux que pour nous, qui ne sommes bonnes ‡ rien.

— Bonnes ‡ rien ! s’Ècriait Marcel, d’ordinaire plus calme, bonnes ‡ rien. Et pour qui donc, selon vous, ces braves gens, qui ont tout quittÈ pour devenir soldats, pour qui donc travaillent-ils, sinon pour assurer le repos et le bonheur de leurs mËres, de leurs femmes, de leurs fiancÈes ? Leur ardeur, ‡ tous, d’o˘ leur vient-elle, sinon de vous, et ‡ qui ferez vous remonter cet amour du sacrifice, sinon… >>

Sur ce mot, Marcel, un peu confus, s’arrÍta. Mlle Jeanne n’insista pas, et ce fut la bonne Mme Sarrasin qui fut obligÈe de fermer la discussion, en disant au jeune homme que l’amour du devoir suffisait sans doute ‡ expliquer le zËle du plus grand nombre.

Et lorsque Marcel, rappelÈ par la t‚che impitoyable, pressÈ d’aller achever un projet ou un devis, s’arrachait ‡ regret ‡ cette douce causerie, il emportait avec lui l’inÈbranlable rÈsolution de sauver France-Ville et le moindre de ses habitants.

Il ne s’attendait guËre ‡ ce qui allait arriver, et, cependant, c’Ètait la consÈquence naturelle, inÈluctable, de cet Ètat de choses contre nature, de cette concentration de tous en un seul, qui Ètait la loi fondamentale de la CitÈ de l’Acier.

XV LA BOURSE DE SAN FRANCISCO

La Bourse de San Francisco, expression condensÈe et en quelque sorte algÈbrique d’un immense mouvement industriel et commercial, est l’une des plus animÈes et des plus Ètranges du monde. Par une consÈquence naturelle de la position gÈographique de la capitale de la Californie, elle participe du caractËre cosmopolite, qui est un de ses traits les plus marquÈs. Sous ses portiques de beau granit rouge, le Saxon aux cheveux blonds, ‡ la taille ÈlevÈe, coudoie le Celte au teint mat, aux cheveux plus foncÈs, aux membres plus souples et plus fins. Le NËgre y rencontre le Finnois et l’Indu. Le PolynÈsien y voit avec surprise le Groenlandais. Le Chinois aux yeux obliques, ‡ la natte soigneusement tressÈe, y lutte de finesse avec le Japonais, son ennemi historique. Toutes les langues, tous les dialectes, tous les jargons s’y heurtent comme dans une Babel moderne.

L’ouverture du marchÈ du 12 octobre, ‡ cette Bourse unique au monde, ne prÈsenta rien d’extraordinaire. Comme onze heures approchaient, on vit les principaux courtiers et agents d’affaires s’aborder gaiement ou gravement, selon leurs tempÈraments particuliers, Èchanger des poignÈes de main, se diriger vers la buvette et prÈluder, par des libations propitiatoires, aux opÈrations de la journÈe. Ils allËrent, un ‡ un, ouvrir la petite porte de cuivre des casiers numÈrotÈs qui reÁoivent, dans le vestibule, la correspondance des abonnÈs, en tirer d’Ènormes paquets de lettres et les parcourir d’un oeil distrait.

BientÙt, les premiers cours du jour se formËrent, en mÍme temps que la foule affairÈe grossissait insensiblement. Un lÈger brouhaha s’Èleva des groupes, de plus en plus nombreux.

Les dÈpÍches tÈlÈgraphiques commencËrent alors ‡ pleuvoir de tous les points du globe. Il ne se passait guËre de minute sans qu’une bande de papier bleu, lue ‡ tue-tÍte au milieu de la tempÍte des voix, vÓnt s’ajouter sur la muraille du nord ‡ la collection des tÈlÈgrammes placardÈs par les gardes de la Bourse.

L’intensitÈ du mouvement croissait de minute en minute. Des commis entraient en courant, repartaient, se prÈcipitaient vers le bureau tÈlÈgraphique, apportaient des rÈponses. Tous les carnets Ètaient ouverts, annotÈs, raturÈs, dÈchirÈs. Une sorte de folie contagieuse semblait avoir pris possession de la foule, lorsque, vers une heure, quelque chose de mystÈrieux sembla passer comme un frisson ‡ travers ces groupes agitÈs.

Une nouvelle Ètonnante, inattendue, incroyable, venait d’Ítre apportÈe par l’un des associÈs de la Banque du Far West et circulait avec la rapiditÈ de l’Èclair.

Les uns disaient :

<< Quelle plaisanterie !… C’est une manoeuvre ! Comment admettre une bourde pareille ?

— Eh ! eh ! faisaient les autres, il n’y a pas de fumÈe sans feu !

— Est-ce qu’on sombre dans une situation comme celle-l‡ ?

— On sombre dans toutes les situations !

— Mais, monsieur, les immeubles seuls et l’outillage reprÈsentent plus de quatre-vingts millions de dollars ! s’Ècriait celui-ci.

— Sans compter les fontes et aciers, approvisionnements et produits fabriquÈs ! rÈpliquait celui-l‡.

— Parbleu ! c’est ce que je disais ! Schultze est bon pour quatre-vingt- dix millions de dollars, et je me charge de les rÈaliser quand on voudra sur son actif !

— Enfin, comment expliquez-vous cette suspension de paiements ?

— Je ne me l’explique pas du tout !… Je n’y crois pas !

— Comme si ces choses-l‡ n’arrivaient pas tous les jours et aux maisons rÈputÈes les plus solides !

— Stahlstadt n’est pas une maison, c’est une ville !

— AprËs tout, il est impossible que ce soit fini ! Une compagnie ne peut manquer de se former pour reprendre ses affaires !

— Mais pourquoi diable Schultze ne l’a-t-il pas formÈe, avant de se laisser protester ?

— Justement, monsieur, c’est tellement absurde que cela ne supporte pas l’examen ! C’est purement et simplement une fausse nouvelle, probablement lancÈe par Nash, qui a terriblement besoin d’une hausse sur les aciers !

— Pas du tout une fausse nouvelle ! Non seulement Schultze est en faillite, mais il est en fuite !

— Allons donc !

— En fuite, monsieur. Le tÈlÈgramme qui le dit vient d’Ítre placardÈ ‡ l’instant ! >>

Une formidable vague humaine roula vers le cadre des dÈpÍches. La derniËre bande de papier bleu Ètait libellÈe en ces termes :

<< _New York_, 12 heures 10 minutes. — Central-Bank. Usine Stahlstadt. Paiements suspendus. Passif connu : quarante-sept millions de dollars. Schultze disparu. >>

Cette fois, il n’y avait plus ‡ douter, quelque surprenante que f˚t la nouvelle, et les hypothËses commencËrent ‡ se donner carriËre.

A deux heures, les listes de faillites secondaires entraÓnÈes par celle de Herr Schultze, commencËrent ‡ inonder la place. C’Ètait la Mining-Bank de New York qui perdait le plus ; la maison Westerley et fils, de Chicago, qui se trouvait impliquÈe pour sept millions de dollars ; la maison Milwaukee, de Buffalo, pour cinq millions ; la Banque industrielle, de San Francisco, pour un million et demi ; puis le menu fretin des maisons de troisiËme ordre.

D’autre part, et sans attendre ces nouvelles, les contrecoups naturels de l’ÈvÈnement se dÈchaÓnaient avec fureur.

Le marchÈ de San Francisco, si lourd le matin, ‡ dire d’experts, ne l’Ètait certes pas ‡ deux heures ! Quels soubresauts ! quelles hausses ! quel dÈchaÓnement effrÈnÈ de la spÈculation !

Hausse sur les aciers, qui montent de minute en minute ! Hausse sur les houilles ! Hausse sur les actions de toutes les fonderies de l’Union amÈricaine ! Hausse sur les produits fabriquÈs de tout genre de l’industrie du fer ! Hausse aussi sur les terrains de France-Ville. TombÈs ‡ zÈro, disparus de la cote, depuis la dÈclaration de guerre, ils se trouvËrent subitement portÈs ‡ cent quatre-vingts dollars l’‚cre demandÈ !

DËs le soir mÍme, les boutiques ‡ nouvelles furent prises d’assaut. Mais le _Herald_ comme la _Tribune_, l’_Alto_ comme le _Guardian_, l’_Echo_ comme le _Globe_, eurent beau inscrire en caractËres gigantesques les maigres informations qu’ils avaient pu recueillir, ces informations se rÈduisaient, en somme, presque ‡ nÈant.

Tout ce qu’on savait, c’est que, le 25 septembre, une traite de huit millions de dollars, acceptÈe par Herr Schultze, tirÈe par Jackson, Elder & Co, de Buffalo, ayant ÈtÈ prÈsentÈe ‡ Schring, Strauss & Co, banquiers du Roi de l’Acier, ‡ New York, ces messieurs avaient constatÈ que la balance portÈe au crÈdit de leur client Ètait insuffisante pour parer ‡ cet Ènorme paiement, et lui avaient immÈdiatement donnÈ avis tÈlÈgraphique du fait, sans recevoir de rÈponse ; qu’ils avaient alors recouru ‡ leurs livres et constatÈ avec stupÈfaction que, depuis treize jours, aucune lettre et aucune valeur ne leur Ètaient parvenues de Stahlstadt ; qu’‡ dater de ce moment les traites et les chËques tirÈs par Herr Schultze sur leur caisse s’Ètaient accumulÈs quotidiennement pour subir le sort commun et retourner ‡ leur lieu d’origine avec la mention << No effects >> (pas de fonds).

Pendant quatre jours, les demandes de renseignements les tÈlÈgrammes inquiets, les questions furieuses, s’Ètaient abattus d’une part sur la maison de banque, de l’autre sur Stahlstadt.

Enfin, une rÈponse dÈcisive Ètait arrivÈe.

<< Herr Schultze disparu depuis le 17 septembre, disait le tÈlÈgramme. Personne ne peut donner la moindre lueur sur ce mystËre. Il n’a pas laissÈ d’ordres, et les caisses de secteur sont vides. >>

DËs lors, il n’avait plus ÈtÈ possible de dissimuler la vÈritÈ. Des crÈanciers principaux avaient pris peur et dÈposÈ leurs effets au tribunal de commerce. La dÈconfiture s’Ètait dessinÈe en quelques heures avec la rapiditÈ de la foudre, entraÓnant avec elle son cortËge de ruines secondaires. A midi, le 13 octobre, le total des crÈances connues Ètait de quarante-sept millions de dollars. Tout faisait prÈvoir que, avec les crÈances complÈmentaires, le passif approcherait de soixante millions.

Voil‡ ce qu’on savait et ce que tous les journaux racontaient, ‡ quelques amplifications prËs. Il va sans dire qu’ils annonÁaient tous pour le lendemain les renseignements les plus inÈdits et les plus spÈciaux.

Et, de fait, il n’en Ètait pas un qui n’e˚t dËs la premiËre heure expÈdiÈ ses correspondants sur les routes de Stahlstadt.

DËs le 14 octobre au soir, la CitÈ de l’Acier s’Ètait vue investie par une vÈritable armÈe de reporters, le carnet ouvert et le crayon au vent. Mais cette armÈe vint se briser comme une vague contre l’enceinte extÈrieure de Stahlstadt. La consigne Ètait toujours maintenue, et les reporters eurent beau mettre en oeuvre tous les moyens possibles de sÈduction, il leur fut impossible de la faire plier.

Ils purent, toutefois, constater que les ouvriers ne savaient rien et que rien n’Ètait changÈ dans la routine de leur section. Les contremaÓtres avaient seulement annoncÈ la veille, par ordre supÈrieur, qu’il n’y avait plus de fonds aux caisses particuliËres, ni d’instructions venues du Bloc central, et qu’en consÈquence les travaux seraient suspendus le samedi suivant, sauf avis contraire.

Tout cela, au lieu d’Èclairer la situation, ne faisait que la compliquer. Que Herr Schultze e˚t disparu depuis prËs d’un mois, cela ne faisait doute pour personne. Mais quelle Ètait la cause et la portÈe de cette disparition, c’est ce que personne ne savait. Une vague impression que le mystÈrieux personnage allait reparaÓtre d’une minute ‡ l’autre dominait encore obscurÈment les inquiÈtudes.

A l’usine, pendant les premiers jours, les travaux avaient continuÈ comme ‡ l’ordinaire, en vertu de la vitesse acquise. Chacun avait poursuivi sa t‚che partielle dans l’horizon limitÈ de sa section. Les caisses particuliËres avaient payÈ les salaires tous les samedis. La caisse principale avait fait face jusqu’‡ ce jour aux nÈcessitÈs locales. Mais la centralisation Ètait poussÈe ‡ Stahlstadt ‡ un trop haut degrÈ de perfection, le maÓtre s’Ètait rÈservÈ une trop absolue surintendance de toutes les affaires, pour que son absence n’entraÓn‚t pas, dans un temps trËs court, un arrÍt forcÈ de la machine. C’est ainsi que, du 17 septembre, jour o˘ pour la derniËre fois, le Roi de l’Acier avait signÈ des ordres, jusqu’au 13 octobre, o˘ la nouvelle de la suspension des paiements avait ÈclatÈ comme un coup de foudre, des milliers de lettres — un grand nombre contenaient certainement des valeurs considÈrables –, passÈes par la poste de Stahlstadt, avaient ÈtÈ dÈposÈes ‡ la boÓte du Bloc central, et, sans nul doute, Ètaient arrivÈes au cabinet de Herr Schultze. Mais lui seul se rÈservait le droit de les ouvrir, de les annoter d’un coup de crayon rouge et d’en transmettre le contenu au caissier principal.

Les fonctionnaires les plus ÈlevÈs de l’usine n’auraient jamais songÈ seulement ‡ sortir de leurs attributions rÈguliËres. Investis en face de leurs subordonnÈs d’un pouvoir presque absolu, ils Ètaient chacun, vis-‡-vis de Herr Schultze — et mÍme vis-‡-vis de son souvenir –, comme autant d’instruments sans autoritÈ, sans initiative, sans voix au chapitre. Chacun s’Ètait donc cantonnÈ dans la responsabilitÈ Ètroite de son mandat, avait attendu, temporisÈ, << vu venir >> les ÈvÈnements.

A la fin, les ÈvÈnements Ètaient venus. Cette situation singuliËre s’Ètait prolongÈe jusqu’au moment o˘ les principales maisons intÈressÈes, subitement saisies d’alarme, avaient tÈlÈgraphiÈ, sollicitÈ une rÈponse, rÈclamÈ, protestÈ, enfin pris leurs prÈcautions lÈgales. Il avait fallu du temps pour en arriver l‡. On ne se dÈcida pas aisÈment ‡ soupÁonner une prospÈritÈ si notoire de n’avoir que des pieds d’argile. Mais le fait Ètait maintenant patent : Herr Schultze s’Ètait dÈrobÈ ‡ ses crÈanciers.

C’est tout ce que les reporters purent arriver ‡ savoir. Le cÈlËbre Meiklejohn lui-mÍme, illustre pour avoir rÈussi ‡ soutirer des aveux politiques au prÈsident Grant l’homme le plus taciturne de son siËcle, l’infatigable Blunderbuss, fameux pour avoir le premier, lui simple correspondant du _World_, annoncÈ au tsar la grosse nouvelle de la capitulation de Plewna, ces grands hommes du reportage n’avaient pas ÈtÈ cette fois plus heureux que leurs confrËres. Ils Ètaient obligÈs de s’avouer ‡ eux-mÍmes que la _Tribune_ et le _World_ ne pourraient encore donner le dernier mot de la faillite Schultze.

Ce qui faisait de ce sinistre industriel un ÈvÈnement presque unique, c’Ètait cette situation bizarre de Stahlstadt, cet Ètat de ville indÈpendante et isolÈe qui ne permettait aucune enquÍte rÈguliËre et lÈgale. La signature de Herr Schultze Ètait, il est vrai, protestÈe ‡ New York, et ses crÈanciers avaient toute raison de penser que l’actif reprÈsentÈ par l’usine pouvait suffire dans une certaine mesure ‡ les indemniser. Mais ‡ quel tribunal s’adresser pour en obtenir la saisie ou la mise sous sÈquestre ? Stahlstadt Ètait restÈe un territoire spÈcial, non classÈ encore, o˘ tout appartenait ‡ Herr Schultze. Si seulement il avait laissÈ un reprÈsentant, un conseil d’administration, un substitut ! Mais rien, pas mÍme un tribunal, pas mÍme un conseil judiciaire ! Il Ètait ‡ lui seul le roi, le grand juge, le gÈnÈral en chef, le notaire, l’avouÈ, le tribunal de commerce de sa ville. Il avait rÈalisÈ en sa personne l’idÈal de la centralisation. Aussi, lui absent, on se trouvait en face du nÈant pur et simple, et tout cet Èdifice formidable s’Ècroulait comme un ch‚teau de cartes.

En toute autre situation, les crÈanciers auraient pu former un syndicat, se substituer ‡ Herr Schultze, Ètendre la main sur son actif, s’emparer de la direction des affaires. Selon toute apparence, ils auraient reconnu qu’il ne manquait, pour faire fonctionner la machine, qu’un peu d’argent peut-Ítre et un pouvoir rÈgulateur.

Mais rien de tout cela n’Ètait possible. L’instrument lÈgal faisait dÈfaut pour opÈrer cette substitution. On se trouvait arrÍtÈ par une barriËre morale, plus infranchissable, s’il est possible, que les circonvallations ÈlevÈes autour de la CitÈ de l’Acier. Les infortunÈs crÈanciers voyaient le gage de leur crÈance, et ils se trouvaient dans l’impossibilitÈ de le saisir.

Tout ce qu’ils purent faire fut de se rÈunir en assemblÈe gÈnÈrale, de se concerter et d’adresser une requÍte au CongrËs pour lui demander de prendre leur cause en main, d’Èpouser les intÈrÍts de ses nationaux, de prononcer l’annexion de Stahlstadt au territoire amÈricain et de faire rentrer ainsi cette crÈation monstrueuse dans le droit commun de la civilisation. Plusieurs membres du CongrËs Ètaient personnellement intÈressÈs dans l’affaire ; la requÍte, par plus d’un cÙtÈ, sÈduisait le caractËre amÈricain, et il y avait lieu de penser qu’elle serait couronnÈe d’un plein succËs. Malheureusement, le CongrËs n’Ètait pas en session, et de longs dÈlais Ètaient ‡ redouter avant que l’affaire p˚t lui Ítre soumise.

En attendant ce moment, rien n’allait plus ‡ Stahlstadt et les fourneaux s’Èteignaient un ‡ un.

Aussi la consternation Ètait-elle profonde dans cette population de dix mille familles qui vivaient de l’usine. Mais que faire ? Continuer le travail sur la foi d’un salaire qui mettrait peut-Ítre six mois ‡ venir, ou qui ne viendrait pas du tout ? Personne n’en Ètait d’avis. Quel travail, d’ailleurs ? La source des commandes s’Ètait tarie en mÍme temps que les autres. Tous les clients de Herr Schultze attendaient pour reprendre leurs relations, la solution lÈgale. Les chefs de section, ingÈnieurs et contremaÓtres, privÈs d’ordres, ne pouvaient agir.

Il y eut des rÈunions, des meetings, des discours, des projets. Il n’y eut pas de plan arrÍtÈ, parce qu’il n’y en avait pas de possible. Le chÙmage entraÓna bientÙt avec lui son cortËge de misËres, de dÈsespoirs et de vices. L’atelier vide, le cabaret se remplissait. Pour chaque cheminÈe qui avait cessÈ de fumer ‡ l’usine, on vit naÓtre un cabaret dans les villages d’alentour.

Les plus sages des ouvriers, les plus avisÈs, ceux qui avaient su prÈvoir les jours difficiles, Èpargner une rÈserve, se h‚tËrent de fuir avec armes et bagages, — les outils, la literie, chËre au coeur de la mÈnagËre, et les enfants joufflus, ravis par le spectacle du monde qui se rÈvÈlait ‡ eux par la portiËre du wagon. Ils partirent, ceux-l‡, s’ÈparpillËrent aux quatre coins de l’horizon, eurent bientÙt retrouvÈ, l’un ‡ l’est, celui-ci au sud, celui-l‡ au nord, une autre usine, une autre enclume, un autre foyer…

Mais pour un, pour dix qui pouvaient rÈaliser ce rÍve, combien en Ètait-il que la misËre clouait ‡ la glËbe ! Ceux-l‡ restËrent, l’oeil cave et le coeur navrÈ !

Ils restËrent, vendant leurs pauvres hardes ‡ cette nuÈe d’oiseaux de proie ‡ face humaine qui s’abat d’instinct sur tous les grands dÈsastres, acculÈs en quelques jours aux expÈdients suprÍmes, bientÙt privÈs de crÈdit comme de salaire, d’espoir comme de travail, et voyant s’allonger devant eux, noir comme l’hiver qui allait s’ouvrir, un avenir de misËre !

XVI DEUX FRAN«AIS CONTRE UNE VILLE

Lorsque la nouvelle de la disparition de Schultze arriva ‡ France-Ville, le premier mot de Marcel avait ÈtÈ :

<< Si ce n’Ètait qu’une ruse de guerre ? >>

Sans doute, ‡ la rÈflexion, il s’Ètait bien dit que les rÈsultats d’une telle ruse eussent ÈtÈ si graves pour Stahlstadt, qu’en bonne logique l’hypothËse Ètait inadmissible. Mais il s’Ètait dit encore que la haine ne raisonne pas, et que la haine exaspÈrÈe d’un homme tel que Herr Schultze devait, ‡ un moment donnÈ, le rendre capable de tout sacrifier ‡ sa passion. Quoi qu’il en p˚t Ítre, cependant, il fallait rester sur le qui-vive.

A sa requÍte, le Conseil de dÈfense rÈdigea immÈdiatement une proclamation pour exhorter les habitants ‡ se tenir en garde contre les fausses nouvelles semÈes par l’ennemi dans le but d’endormir sa vigilance.

Les travaux et les exercices poussÈs avec plus d’ardeur que jamais, accentuËrent la rÈplique que France-Ville jugea convenable d’adresser ‡ ce qui pouvait ‡ toute force n’Ítre qu’une manoeuvre de Herr Schultze. Mais les dÈtails, vrais ou faux, apportÈs par les journaux de San Francisco, de Chicago et de New York, les consÈquences financiËres et commerciales de la catastrophe de Stahlstadt, tout cet ensemble de preuves insaisissables, sÈparÈment sans force, si puissantes par leur accumulation, ne permit plus de doute…

Un beau matin, la citÈ du docteur se rÈveilla dÈfinitivement sauvÈe, comme un dormeur qui Èchappe ‡ un mauvais rÍve par le simple fait de son rÈveil. Oui ! France-Ville Ètait Èvidemment hors de danger, sans avoir eu ‡ coup fÈrir, et ce fut Marcel, arrivÈ ‡ une conviction absolue, qui lui en donna la nouvelle par tous les moyens de publicitÈ dont il disposait.

Ce fut alors un mouvement universel de dÈtente et de soulagement. On se serrait les mains, on se fÈlicitait, on s’invitait ‡ dÓner. Les femmes exhibaient de fraÓches toilettes, les hommes se donnaient momentanÈment congÈ d’exercices, de manoeuvres et de travaux. Tout le monde Ètait rassurÈ, satisfait, rayonnant. On aurait dit une ville de convalescents.

Mais, le plus content de tous, c’Ètait sans contredit le docteur Sarrasin. Le digne homme se sentait responsable du sort de tous ceux qui Ètaient venus avec confiance se fixer sur son territoire et se mettre sous sa protection. Depuis un mois, la crainte de les avoir entraÓnÈs ‡ leur perte, lui qui n’avait en vue que leur bonheur, ne lui avait pas laissÈ un moment de repos. Enfin, il Ètait dÈchargÈ d’une si terrible inquiÈtude et respirait ‡ l’aise.

Cependant, le danger commun avait uni plus intimement tous les citoyens. Dans toutes les classes, on s’Ètait rapprochÈ davantage, on s’Ètait reconnus frËres, animÈs de sentiments semblables, touchÈs par les mÍmes intÈrÍts. Chacun avait senti s’agiter dans son coeur un Ítre nouveau. DÈsormais, pour les habitants de France-Ville, la << patrie >>
Ètait nÈe. On avait craint, on avait souffert pour elle ; on avait mieux senti combien on l’aimait.

Les rÈsultats matÈriels de la mise en Ètat de dÈfense furent aussi tout ‡ l’avantage de la citÈ. On avait appris ‡ connaÓtre ses forces. On n’aurait plus ‡ les improviser. On Ètait plus s˚r de soi. A l’avenir, ‡ tout ÈvÈnement, on serait prÍt.

Enfin, jamais le sort de l’oeuvre du docteur Sarrasin ne s’Ètait annoncÈ si brillant. Et, chose rare, on ne se montra pas ingrat envers Marcel. Encore bien que le salut de tous n’e˚t pas ÈtÈ son ouvrage, des remerciements publics furent votÈs au jeune ingÈnieur comme ‡ l’organisateur de la dÈfense, ‡ celui au dÈvouement duquel la ville aurait d˚ de ne pas pÈrir, si les projets de Herr Schultze avaient ÈtÈ mis ‡ exÈcution.

Marcel, cependant, ne trouvait pas que son rÙle f˚t terminÈ. Le mystËre qui environnait Stahlstadt pouvait encore receler un danger, pensait-il. Il ne se tiendrait pour satisfait qu’aprËs avoir portÈ une lumiËre complËte au milieu mÍme des tÈnËbres qui enveloppaient encore la CitÈ de l’Acier.

Il rÈsolut donc de retourner ‡ Stahlstadt, et de ne reculer devant rien pour avoir le dernier mot de ses derniers secrets.

Le docteur Sarrasin essaya bien de lui reprÈsenter que l’entreprise serait difficile, hÈrissÈe de dangers, peut-Ítre ; qu’il allait faire l‡ une sorte de descente aux enfers ; qu’il pouvait trouver on ne sait quels abÓmes cachÈs sous chacun de ses pas… Herr Schultze, tel qu’il le lui avait dÈpeint, n’Ètait pas homme ‡ disparaÓtre impunÈment pour les autres, ‡ s’ensevelir seul sous les ruines de toutes ses espÈrances… On Ètait en droit de tout redouter de la derniËre pensÈe d’un tel personnage… Elle ne pouvait rappeler que l’agonie terrible du requin !…

<< C’est prÈcisÈment parce que je pense, cher docteur, que tout ce que vous imaginez est possible, lui rÈpondit Marcel, que je crois de mon devoir d’aller ‡ Stahlstadt. C’est une bombe dont il m’appartient d’arracher la mËche avant qu’elle n’Èclate, et je vous demanderai mÍme la permission d’emmener Octave avec moi.

— Octave ! s’Ècria le docteur.

— Oui ! C’est maintenant un brave garÁon, sur lequel on peut compter, et je vous assure que cette promenade lui fera du bien !

— Que Dieu vous protËge donc tous les deux ! >> rÈpondit le vieillard Èmu en l’embrassant.

Le lendemain matin, une voiture, aprËs avoir traversÈ les villages abandonnÈs, dÈposait Marcel et Octave ‡ la porte de Stahlstadt. Tous deux Ètaient bien ÈquipÈs, bien armÈs, et trËs dÈcidÈs ‡ ne pas revenir sans avoir Èclairci ce sombre mystËre.

Ils marchaient cÙte ‡ cÙte sur le chemin de ceinture extÈrieur qui faisait le tour des fortifications, et la vÈritÈ, dont Marcel s’Ètait obstinÈ ‡ douter jusqu’‡ ce moment, se dessinait maintenant devant lui.

L’usine Ètait complËtement arrÍtÈe, c’Ètait Èvident. De cette route qu’il longeait avec Octave, sous le ciel noir, sans une Ètoile au ciel, il aurait aperÁu, jadis, la lumiËre du gaz, l’Èclair parti de la baÔonnette d’une sentinelle, mille signes de vie dÈsormais absents. Les fenÍtres illuminÈes des secteurs se seraient montrÈes comme autant de verriËres Ètincelantes. Maintenant, tout Ètait sombre et muet. La mort seule semblait planer sur la citÈ, dont les hautes cheminÈes se dressaient ‡ l’horizon comme des squelettes. Les pas de Marcel et de son compagnon sur la chaussÈe rÈsonnaient dans le vide. L’expression de solitude et de dÈsolation Ètait si forte, qu’Octave ne put s’empÍcher de dire :

<< C’est singulier, je n’ai jamais entendu un silence pareil ‡ celui-ci ! On se croirait dans un cimetiËre ! >>

Il Ètait sept heures, lorsque Marcel et Octave arrivËrent au bord du fossÈ, en face de la principale porte de Stahlstadt. Aucun Ítre vivant ne se montrait sur la crÍte de la muraille, et, des sentinelles qui autrefois s’y dressaient de distance en distance, comme autant de poteaux humains, il n’y avait plus la moindre trace. Le pont-levis Ètait relevÈ, laissant devant la porte un gouffre large de cinq ‡ six mËtres.

Il fallut plus d’une heure pour rÈussir ‡ amarrer un bout de c‚ble, en le lanÁant ‡ tour de bras ‡ l’une des poutrelles. AprËs bien des peines pourtant, Marcel y parvint, et Octave, se suspendant ‡ la corde, put se hisser ‡ la force des poignets jusqu’au toit de la porte. Marcel lui fit alors passer une ‡ une les armes et munitions ; puis, il prit ‡ son tour le mÍme chemin.

Il ne resta plus alors qu’‡ ramener le c‚ble de l’autre cÙtÈ de la muraille, ‡ faire descendre tous les _impedimenta_ comme on les avait hissÈs, et, enfin, ‡ se laisser glisser en bas.

Les deux jeunes gens se trouvËrent alors sur le chemin de ronde que Marcel se rappelait avoir suivi le premier jour de son entrÈe ‡ Stahlstadt. Partout la solitude et le silence le plus complet. Devant eux s’Èlevait, noire et muette, la masse imposante des b‚timents, qui, de leurs mille fenÍtres vitrÈes, semblaient regarder ces intrus comme pour leur dire :

<< Allez-vous-en !… Vous n’avez que faire de vouloir pÈnÈtrer nos secrets ! >>

Marcel et Octave tinrent conseil.

<< Le mieux est d’attaquer la porte O, que je connais >>, dit Marcel.

Ils se dirigËrent vers l’ouest et arrivËrent bientÙt devant l’arche monumentale qui portait ‡ son front la lettre O. Les deux battants massifs de chÍne, ‡ gros clous d’acier, Ètaient fermÈs. Marcel s’en approcha, heurta ‡ plusieurs reprises avec un pavÈ qu’il ramassa sur la chaussÈe.

L’Ècho seul lui rÈpondit.

<< Allons ! ‡ l’ouvrage ! >> cria-t-il ‡ Octave.

Il fallut recommencer le pÈnible travail du lancement de l’amarre par- dessus la porte, afin de rencontrer un obstacle o˘ elle p˚t s’accrocher solidement. Ce fut difficile. Mais, enfin, Marcel et Octave rÈussirent ‡ franchir la muraille, et se trouvËrent dans l’axe du secteur O.

<< Bon ! s’Ècria Octave, ‡ quoi bon tant de peines ? Nous voil‡ bien avancÈs ! Quand nous avons franchi un mur, nous en trouvons un autre devant nous !

— Silence dans les rangs ! rÈpondit Marcel… Voil‡ justement mon ancien atelier. Je ne serai pas f‚chÈ de le revoir et d’y prendre certains outils dont nous aurons certainement besoin, sans oublier quelques sachets de dynamite. >>

C’Ètait la grande halle de coulÈe o˘ le jeune Alsacien avait ÈtÈ admis lors de son arrivÈe ‡ l’usine. Qu’elle Ètait lugubre, maintenant, avec ses fourneaux Èteints, ses rails rouillÈs, ses grues poussiÈreuses qui levaient en l’air leurs grands bras ÈplorÈs comme autant de potences ! Tout cela donnait froid au coeur, et Marcel sentait la nÈcessitÈ d’une diversion.

<< Voici un atelier qui t’intÈressera davantage >>, dit-il ‡ Octave en le prÈcÈdant sur le chemin de la cantine.

Octave fit un signe d’acquiescement, qui devint un signe de satisfaction, lorsqu’il aperÁut, rangÈs en bataille sur une tablette de bois, un rÈgiment de flacons rouges, jaunes et verts. Quelques boÓtes de conserve montraient aussi leurs Ètuis de fer-blanc, poinÁonnÈs aux meilleures marques. Il y avait l‡ de quoi faire un dÈjeuner dont le besoin, d’ailleurs, se faisait sentir. Le couvert fut donc mis sur le comptoir d’Ètain, et les deux jeunes gens reprirent des forces pour continuer leur expÈdition.

Marcel, tout en mangeant, songeait ‡ ce qu’il avait ‡ faire. Escalader la muraille du Bloc central, il n’y avait pas ‡ y songer. Cette muraille Ètait prodigieusement haute, isolÈe de tous les autres b‚timents, sans une saillie ‡ laquelle on p˚t accrocher une corde. Pour en trouver la porte — porte probablement unique –, il aurait fallu parcourir tous les secteurs, et ce n’Ètait pas une opÈration facile. Restait l’emploi de la dynamite, toujours bien chanceux, car il paraissait impossible que Herr Schultze e˚t disparu sans semer d’emb˚ches le terrain qu’il abandonnait, sans opposer des contre-mines aux mines que ceux qui voudraient s’emparer de Stahlstadt ne manqueraient pas d’Ètablir. Mais rien de tout cela n’Ètait pour faire reculer Marcel.

Voyant Octave refait et reposÈ, Marcel se dirigea avec lui vers le bout de la rue qui formait l’axe du secteur, jusqu’au pied de la grande muraille en pierre de taille.

<< Que dirais-tu d’un boyau de mine l‡-dedans ? demandat-il. — Ce sera dur, mais nous ne sommes pas des fainÈants ! >> rÈpondit Octave, prÍt ‡ tout tenter.

Le travail commenÁa. Il fallut dÈchausser la base de la muraille, introduire un levier dans l’interstice de deux pierres, en dÈtacher une, et enfin, ‡ l’aide d’un foret, opÈrer la percÈe de plusieurs petits boyaux parallËles. A dix heures, tout Ètait terminÈ, les saucissons de dynamite Ètaient en place, et la mËche fut allumÈe.

Marcel savait qu’elle durerait cinq minutes, et comme il avait remarquÈ que la cantine, situÈe dans un sous-sol, formait une vÈritable cave vo˚tÈe, il vint s’y rÈfugier avec Octave.

Tout ‡ coup, l’Èdifice et la cave mÍme furent secouÈs comme par l’effet d’un tremblement de terre. Une dÈtonation formidable, pareille ‡ celle de trois ou quatre batteries de canons tonnant ‡ la fois, dÈchira les airs, suivant de prËs la secousse. Puis, aprËs deux ‡ trois secondes, une avalanche de dÈbris projetÈs de tous les cÙtÈs retomba sur le sol.

Ce fut, pendant quelques instants, un roulement continu de toits s’effondrant, de poutres craquant, de murs s’Ècroulant, au milieu des cascades claires des vitres cassÈes.

Enfin, cet horrible vacarme prit fin. Octave et Marcel quittËrent alors leur retraite.

Si habituÈ qu’il f˚t aux prodigieux effets des substances explosives, Marcel fut ÈmerveillÈ des rÈsultats qu’il constata. La moitiÈ du secteur avait sautÈ, et les murs dÈmantelÈs de tous les ateliers voisins du Bloc central ressemblaient ‡ ceux d’une ville bombardÈe. De toutes parts les dÈcombres amoncelÈs, les Èclats de verre et les pl‚tres couvraient le sol, tandis que des nuages de poussiËre, retombant lentement du ciel o˘ l’explosion les avait projetÈs, s’Ètalaient comme une neige sur toutes ces ruines.

Marcel et Octave coururent ‡ la muraille intÈrieure. Elle Ètait dÈtruite aussi sur une largeur de quinze ‡ vingt mËtres, et, de l’autre cÙtÈ de la brËche, l’ex-dessinateur du Bloc central aperÁut la cour, ‡ lui bien connue, o˘ il avait passÈ tant d’heures monotones.

Du moment o˘ cette cour n’Ètait plus gardÈe, la grille de fer qui l’entourait n’Ètait pas infranchissable… Elle fut bientÙt franchie.

Partout le mÍme silence.

Marcel passa en revue les ateliers o˘ jadis ses camarades admiraient ses Èpures. Dans un coin, il retrouva, ‡ demi ÈbauchÈ sur sa planche, le dessin de machine ‡ vapeur qu’il avait commencÈ, lorsqu’un ordre de Herr Schultze l’avait appelÈ au parc. Au salon de lecture, il revit les journaux et les livres familiers.

Toutes choses avaient gardÈ la physionomie d’un mouvement suspendu, d’une vie interrompue brusquement.

Les deux jeunes gens arrivËrent ‡ la limite intÈrieure du Bloc central et se trouvËrent bientÙt au pied de la muraille qui devait, dans la pensÈe de Marcel, les sÈparer du parc.

<< Est-ce qu’il va falloir encore faire danser ces moellons-l‡ ? lui demanda Octave.

— Peut-Ítre… mais, pour entrer, nous pourrions d’abord chercher une porte qu’une simple fusÈe enverrait en l’air. >>

Tous deux se mirent ‡ tourner autour du parc en longeant la muraille. De temps ‡ autre, ils Ètaient obligÈs de faire un dÈtour, de doubler un corps de b‚timent qui s’en dÈtachait comme un Èperon, ou d’escalader une grille. Mais ils ne la perdaient jamais de vue, et ils furent bientÙt rÈcompensÈs de leurs peines. Une petite porte, basse et louche, qui interrompait le muraillement, leur apparut.

En deux minutes, Octave eut percÈ un trou de vrille ‡ travers les planches de chÍne. Marcel, appliquant aussitÙt son oeil ‡ cette ouverture, reconnut, ‡ sa vive satisfaction, que, de l’autre cÙtÈ, s’Ètendait le parc tropical avec sa verdure Èternelle et sa tempÈrature de printemps.

<< Encore une porte ‡ faire sauter, et nous voil‡ dans la place ! dit-il ‡ son compagnon.

— Une fusÈe pour ce carrÈ de bois, rÈpondit Octave, ce serait trop d’honneur ! >>

Et il commenÁa d’attaquer la poterne ‡ grands coups de pic.

Il l’avait ‡ peine ÈbranlÈe, qu’on entendit une serrure intÈrieure grincer sous l’effort d’une clef, et deux verrous glisser dans leurs gardes.

La porte s’entrouvrit, retenue en dedans par une grosse chaÓne.

<< _Wer da ?_ >> (Qui va l‡ ?) dit une voix rauque.

XVII EXPLICATIONS A COUPS DE FUSIL

Les deux jeunes gens ne s’attendaient ‡ rien moins qu’‡ une pareille question. Ils en furent plus surpris vÈritablement qu’ils ne l’auraient ÈtÈ d’un coup de fusil.

De toutes les hypothËses que Marcel avait imaginÈes au sujet de cette ville en lÈthargie, la seule qui ne se f˚t pas prÈsentÈe ‡ son esprit, Ètait celle-ci : un Ítre vivant lui demandant tranquillement compte de sa visite. Son entreprise, presque lÈgitime, si l’on admettait que Stahlstadt f˚t complËtement dÈserte, revÍtait une tout autre physionomie, du moment o˘ la citÈ possÈdait encore des habitants. Ce qui n’Ètait, dans le premier cas, qu’une sorte d’enquÍte archÈologique, devenait, dans le second, une attaque ‡ main armÈe avec effraction.

Toutes ces idÈes se prÈsentËrent ‡ l’esprit de Marcel avec tant de force, qu’il resta d’abord comme frappÈ de mutisme.

<< _Wer da ?_ >> rÈpÈta la voix, avec un peu d’impatience.

L’impatience n’Ètait Èvidemment pas tout ‡ fait dÈplacÈe. Franchir pour arriver ‡ cette porte des obstacles si variÈs, escalader des murailles et faire sauter des quartiers de ville, tout cela pour n’avoir rien ‡ rÈpondre lorsqu’on vous demande simplement :

<< Qui va l‡ ? >> cela ne laissait pas d’Ítre surprenant.

Une demi-minute suffit ‡ Marcel pour se rendre compte de la faussetÈ de sa position, et aussitÙt, s’exprimant en allemand :

<< Ami ou ennemi ‡ votre grÈ ! rÈpondit-il. Je demande ‡ parler ‡ Herr Schultze. >>

Il n’avait pas articulÈ ces mots qu’une exclamation de surprise se fit entendre ‡ travers la porte entreb‚illÈe :

<< _Ach !_ >>

Et, par l’ouverture, Marcel put apercevoir un coin de favoris rouges, une moustache hÈrissÈe, un oeil hÈbÈtÈ, qu’il reconnut aussitÙt. Le tout appartenait ‡ Sigimer, son ancien garde du corps.

<< Johann Schwartz ! s’Ècria le gÈant avec une stupÈfaction mÍlÈe de joie. Johann Schwartz ! >>

Le retour inopinÈ de son prisonnier paraissait l’Ètonner presque autant qu’il avait d˚ l’Ítre de sa disparition mystÈrieuse. << Puis-je parler
‡ Herr Schultze ? >> rÈpÈta Marcel, voyant qu’il ne recevait d’autre rÈponse que cette exclamation.

Sigimer secoua la tÍte.

<< Pas d’ordre ! dit-il. Pas entrer ici sans ordre !

— Pouvez-vous du moins faire savoir ‡ Herr Schultze que je suis l‡ et que je dÈsire l’entretenir ?

— Herr Schultze pas ici ! Herr Schultze parti ! rÈpondit le gÈant avec une nuance de tristesse.

— Mais o˘ est-il ? Quand reviendra-t-il ?

— Ne sais ! Consigne pas changÈe ! Personne entrer sans ordre ! >>

Ces phrases entrecoupÈes furent tout ce que Marcel put tirer de Sigimer, qui, ‡ toutes les questions, opposa un entÍtement bestial.

Octave finit par s’impatienter.

<< A quoi bon demander la permission d’entrer ? dit-il. Il est bien plus simple de la prendre ! >>

Et il se rua contre la porte pour essayer de la forcer. Mais la chaÓne rÈsista, et une poussÈe, supÈrieure ‡ la sienne, eut bientÙt refermÈ le battant, dont les deux verrous furent successivement tirÈs.

<< Il faut qu’ils soient plusieurs derriËre cette planche ! >> s’Ècria Octave, assez humiliÈ de ce rÈsultat.

Il appliqua son oeil au trou de vrille, et, presque aussitÙt, il poussa un cri de surprise :

<< Il y a un second gÈant !

— Arminius ? >> rÈpondit Marcel.

Et il regarda ‡ son tour par le trou de vrille.

<< Oui ! c’est Arminius, le collËgue de Sigimer ! >>

Tout ‡ coup, une autre voix, qui semblait venir du ciel, fit lever la tÍte ‡ Marcel.

<< _Wer da ?_ >> disait la voix.

C’Ètait celle d’Arminius, cette fois.

La tÍte du gardien dÈpassait la crÍte de la muraille, qu’il devait avoir atteinte ‡ l’aide d’une Èchelle.

<< Allons, vous le savez bien, Arminius ! rÈpondit Marcel. Voulez-vous ouvrir, oui ou non ? >>

Il n’avait pas achevÈ ces mots que le canon d’un fusil se montra sur la crÍte du mur. Une dÈtonation retentit, et une balle vint raser le bord du chapeau d’Octave.

<< Eh bien, voil‡ pour te rÈpondre ! >> s’Ècria Marcel, qui, introduisant un saucisson de dynamite sous la porte, la fit voler en Èclats.

A peine la brËche Ètait-elle faite, que Marcel et Octave, la carabine au poing et le couteau aux dents, s’ÈlancËrent dans le parc.

Contre le pan du mur, lÈzardÈ par l’explosion, qu’ils venaient de franchir, une Èchelle Ètait encore dressÈe, et, au pied de cette Èchelle, on voyait des traces de sang. Mais ni Sigimer ni Arminius n’Ètaient l‡ pour dÈfendre le passage.

Les jardins s’ouvraient devant les deux assiÈgeants dans toute la splendeur de leur vÈgÈtation. Octave Ètait ÈmerveillÈ.

<< C’Ètait magnifique !… dit-il. Mais attention !… DÈployons nous en tirailleurs !… Ces mangeurs de choucroute pourraient bien s’Ítre tapis derriËre les buissons ! >>

Octave et Marcel se sÈparËrent, et, prenant chacun l’un des cÙtÈs de l’allÈe qui s’ouvrait devant eux ils avancËrent avec prudence, d’arbre en arbre, d’obstacle en obstacle, selon les principes de la stratÈgie individuelle la plus ÈlÈmentaire.

La prÈcaution Ètait sage. Ils n’avaient pas fait cent pas, qu’un second coup de fusil Èclata. Une balle fit sauter l’Ècorce d’un arbre que Marcel venait ‡ peine de quitter.

<< Pas de bÍtises !… Ventre ‡ terre ! >> dit Octave ‡ demi voix.

Et, joignant l’exemple au prÈcepte, il rampa sur les genoux et sur les coudes jusqu’‡ un buisson Èpineux qui bordait le rond-point au centre duquel s’Èlevait la Tour du Taureau. Marcel, qui n’avait pas suivi assez promptement cet avis, essuya un troisiËme coup de feu et n’eut que le temps de se jeter derriËre le tronc d’un palmier pour en Èviter un quatriËme.

<< Heureusement que ces animaux-l‡ tirent comme des conscrits ! cria Octave ‡ son compagnon, sÈparÈ de lui par une trentaine de pas.

— Chut ! rÈpondit Marcel des yeux autant que des lËvres. Vois-tu la fumÈe qui sort de cette fenÍtre, au rez-de-chaussÈe ?… C’est l‡ qu’ils sont embusquÈs, les bandits !… Mais je veux leur jouer un tour de ma faÁon ! >>

En un clin d’oeil, Marcel eut coupÈ derriËre le buisson un Èchalas de longueur raisonnable ; puis, se dÈbarrassant de sa vareuse, il la jeta sur ce b‚ton, qu’il surmonta de son chapeau, et il fabriqua ainsi un mannequin prÈsentable. Il le planta alors ‡ la place qu’il occupait, de maniËre ‡ laisser visibles le chapeau et les deux manches, et, se glissant vers Octave, il lui siffla dans l’oreille :

<< Amuse-les par ici en tirant sur la fenÍtre, tantÙt de ta place, tantÙt de la mienne ! Moi, je vais les prendre ‡ revers ! >>

Et Marcel, laissant Octave tirailler, se coula discrËtement dans les massifs qui faisaient le tour du rond-point.

Un quart d’heure se passa, pendant lequel une vingtaine de balles furent ÈchangÈes sans rÈsultat.

La veste de Marcel et son chapeau Ètaient littÈralement criblÈs ; mais, personnellement, il ne s’en trouvait pas plus mal. Quant aux persiennes du rez-de-chaussÈe, la carabine d’Octave les avait mises en miettes.

Tout ‡ coup, le feu cessa, et Octave entendit distinctement ce cri ÈtouffÈ :

<< A moi !… Je le tiens !… >>

Quitter son abri, s’Èlancer ‡ dÈcouvert dans le rond-point, monter ‡ l’assaut de la fenÍtre, ce fut pour Octave l’affaire d’une demi-minute. Un instant aprËs, il tombait dans le salon.

Sur le tapis, enlacÈs comme deux serpents, Marcel et Sigimer luttaient dÈsespÈrÈment. Surpris par l’attaque soudaine de son adversaire, qui avait ouvert ‡ l’improviste une porte intÈrieure, le gÈant n’avait pu faire usage de ses armes. Mais sa force herculÈenne en faisait un redoutable adversaire, et, quoique jetÈ ‡ terre, il n’avait pas perdu l’espoir de reprendre le dessus. Marcel, de son cÙtÈ, dÈployait une vigueur et une souplesse remarquables.

La lutte e˚t nÈcessairement fini par la mort de l’un des combattants, si l’intervention d’Octave ne fat arrivÈe ‡ point pour amener un rÈsultat moins tragique. Sigimer, pris par les deux bras et dÈsarmÈ, se vit attachÈ de maniËre ‡ ne pouvoir plus faire un mouvement.

<< Et l’autre ? >> demanda Octave.

Marcel montra au bout de l’appartement un sofa sur lequel Arminius Ètait Ètendu tout sanglant.

<< Est-ce qu’il a reÁu une balle ? demanda Octave.

— Oui >>, rÈpondit Marcel.

Puis il s’approcha d’Arminius.

<< Mort ! dit-il.

— Ma foi, le coquin ne l’a pas volÈ ! s’Ècria Octave.

— Nous voil‡ maÓtres de la place ! rÈpondit Marcel. Nous allons procÈder ‡ une visite sÈrieuse. D’abord le cabinet de Herr Schultze ! >>

Du salon d’attente o˘ venait de se passer le dernier acte du siËge, les deux jeunes gens suivirent l’enfilade d’appartements qui conduisait au sanctuaire du Roi de l’Acier.

Octave Ètait en admiration devant toutes ces splendeurs.

Marcel souriait en le regardant et ouvrait une ‡ une les portes qu’il rencontrait devant lui jusqu’au salon vert et or.

Il s’attendait bien ‡ y trouver du nouveau, mais rien d’aussi singulier que le spectacle qui s’offrit ‡ ses yeux. On eut dit que le bureau central des postes de New York ou de Paris, subitement dÈvalisÈ, avait ÈtÈ jetÈ pÍle-mÍle dans ce salon. Ce n’Ètaient de tous cÙtÈs que lettres et paquets cachetÈs, sur le bureau, sur les meubles, sur le tapis. On enfonÁait jusqu’‡ mi-jambe dans cette inondation. Toute la correspondance financiËre, industrielle et personnelle de Herr Schultze, accumulÈe de jour en jour dans la boÓte extÈrieure du parc, et fidËlement relevÈe par Arminius et Sigimer, Ètait l‡ dans le cabinet du maÓtre.

Que de questions, de souffrances, d’attentes anxieuses, de misËres, de larmes enfermÈes dans ces plis muets ‡ l’adresse de Herr Schultze ! Que de millions aussi, sans doute, en papier, en chËques, en mandats, en ordres de tout genre !… Tout cela dormait l‡, immobilisÈ par l’absence de la seule main qui eut le droit de faire sauter ces enveloppes fragiles mais inviolables.

<< Il s’agit maintenant, dit Marcel, de retrouver la porte secrËte du laboratoire ! >>

Il commenÁa donc ‡ enlever tous les livres de la bibliothËque. Ce fut en vain. Il ne parvint pas ‡ dÈcouvrir le passage masquÈ qu’il avait un jour franchi en compagnie de Herr Schultze. En vain il Èbranla un ‡ un tous les panneaux, et, s’armant d’une tige de fer qu’il prit dans la cheminÈe, il les fit sauter l’un aprËs l’autre ! En vain il sonda la muraille avec l’espoir de l’entendre sonner le creux ! Il fut bientÙt Èvident que Herr Schultze, inquiet de n’Ítre plus seul ‡ possÈder le secret de la porte de son laboratoire, l’avait supprimÈe.

Mais il avait nÈcessairement d˚ en faire ouvrir une autre.

<< O˘ ?… se demandait Marcel. Ce ne peut Ítre qu’ici, puisque c’est ici qu’Arminius et Sigimer ont apportÈ les lettres ! C’est donc dans cette salle que Herr Schultze a continuÈ de se tenir aprËs mon dÈpart ! Je connais assez ses habitudes pour savoir qu’en faisant murer l’ancien passage, il aura voulu en avoir un autre ‡ sa portÈe, ‡ l’abri des regards indiscrets !… Serait-ce une trappe sous le tapis ? >>

Le tapis ne montrait aucune trace de coupure. Il n’en fut pas moins dÈclouÈ et relevÈ. Le parquet, examinÈ feuille ‡ feuille, ne prÈsentait rien de suspect.

<< Qui te dit que l’ouverture est dans cette piËce ? demanda Octave.

— J’en suis moralement s˚r ! rÈpondit Marcel.

— Alors il ne me reste plus qu’‡ explorer le plafond >>, dit Octave en montant sur une chaise.

Son dessein Ètait de grimper jusque sur le lustre et de sonder le tour de la rosace centrale ‡ coups de crosse de fusil.

Mais Octave ne fut pas plus tÙt suspendu au candÈlabre dorÈ, qu’‡ son extrÍme surprise, il le vit s’abaisser sous sa main. Le plafond bascula et laissa ‡ dÈcouvert un trou bÈant, d’o˘ une lÈgËre Èchelle d’acier descendit automatiquement jusqu’au ras du parquet.

C’Ètait comme une invitation ‡ monter.

<< Allons donc ! Nous y voil‡ ! >> dit tranquillement Marcel ; et il s’ÈlanÁa aussitÙt sur l’Èchelle, suivi de prËs par son compagnon.

XVIII L’AMANDE DU NOYAU

L’Èchelle d’acier s’accrochait par son dernier Èchelon au parquet mÍme d’une vaste salle circulaire, sans communication avec l’extÈrieur. Cette salle e˚t ÈtÈ plongÈe dans l’obscuritÈ la plus complËte, si une Èblouissante lumiËre blanch‚tre n’e˚t filtrÈ ‡ travers l’Èpaisse vitre d’un oeil-de-boeuf, encastrÈ au centre de son plancher de chÍne. On e˚t dit le disque lunaire, au moment o˘ dans son opposition avec le soleil, il apparaÓt dans toute sa puretÈ.

Le silence Ètait absolu entre ces murs sourds et aveugles, qui ne pouvaient ni voir ni entendre. Les deux jeunes gens se crurent dans l’antichambre d’un monument funÈraire.