l’auberge. Il suivit alors un des chemins extÃrieurs, et, arrivant bientÃt â¡ un groupe d’habitations qu’il avait remarquÃes dans la matinÃe, il trouva aisÃment un logis de garÃon chez une brave femme qui << recevait des pensionnaires >>.
Mais on ne le vit pas, ce jeune ouvrier, aller aprÃs souper â¡ la recherche d’une brasserie. Il s’enferma dans sa chambre, tira de sa poche un fragment d’acier ramassà sans doute dans la salle de puddlage, et un fragment de terre â¡ creuset recueilli dans le secteur O ; puis, il les examina avec un soin singulier, â¡ la lueur d’une lampe fumeuse.
Il prit ensuite dans sa valise un gros cahier cartonnÃ, en feuilleta les pages chargÃes de notes, de formules et de calculs, et Ãcrivit ce qui suit en bon franÃais, mais, pour plus de prÃcautions, dans une langue chiffrÃe dont lui seul connaissait le chiffre :
<< 10 novembre. — _Stahlstadt._ — Il n’y a rien de particulier dans le mode de puddlage, si ce n’est, bien entendu, le choix de deux tempÃratures diffÃrentes et relativement basses pour la premiÃre chauffe et le rÃchauffage, selon les rÃgles dÃterminÃes par Chernoff. Quant â¡ la coulÃe, elle s’opÃre suivant le procÃdà Krupp, mais avec une Ãgalità de mouvements vÃritablement admirable. Cette prÃcision dans les manoeuvres est la grande force allemande. Elle procÃde du sentiment musical innà dans la race germanique. Jamais les Anglais ne pourront atteindre â¡ cette perfection : l’oreille leur manque, sinon la discipline. Des FranÃais peuvent y arriver aisÃment, eux qui sont les premiers danseurs du monde. Jusqu’ici donc, rien de mystÃrieux dans les succÃs si remarquables de cette fabrication. Les Ãchantillons de minerai que j’ai recueillis dans la montagne sont sensiblement analogues â¡ nos bons fers. Les spÃcimens de houille sont assurÃment trÃs beaux et de qualità Ãminemment mÃtallurgique, mais sans rien non plus d’anormal. Il n’est pas douteux que la fabrication Schultze ne prenne un soin spÃcial de dÃgager ces matiÃres premiÃres de tout mÃlange Ãtranger et ne les emploie qu’â¡ l’Ãtat de puretà parfaite. Mais c’est encore lâ¡ un rÃsultat facile â¡ rÃaliser. Il ne reste donc, pour Ãtre en possession de tous les ÃlÃments du problÃme, qu’â¡ dÃterminer la composition de cette terre rÃfractaire, dont sont faits les creusets et les tuyaux de coulÃe. Cet objet atteint et nos Ãquipes de fondeurs convenablement disciplinÃes, je ne vois pas pourquoi nous ne ferions pas ce qui se fait ici ! Avec tout cela, je n’ai encore vu que deux secteurs, et il y en a au moins vingt-quatre, sans compter l’organisme central, le dÃpartement des plans et des modÃles, le cabinet secret ! Que peuvent-ils bien machiner dans cette caverne ? Que ne doivent pas craindre nos amis aprÃs les menaces formulÃes par Herr Schultze, lorsqu’il est entrà en possession de son hÃritage ? >>
Sur ces points d’interrogation, Schwartz, assez fatiguà de sa journÃe, se dÃshabilla, se glissa dans un petit lit aussi inconfortable que peut l’Ãtre un lit allemand — ce qui est beaucoup dire –, alluma une pipe et se mit â¡ fumer en lisant un vieux livre. Mais sa pensÃe semblait Ãtre ailleurs. Sur ses lÃvres, les petits jets de vapeur odorante se succÃdaient en cadence et faisaient :
<< Peuh !… Peuh !… Peuh !… Peuh !… >>
Il finit par dÃposer son livre et resta songeur pendant longtemps, comme absorbà dans la solution d’un problÃme difficile.
<< Ah ! s’Ãcria-t-il enfin, quand le diable lui-mÃme s’en mÃlerait, je dÃcouvrirai le secret de Herr Schultze, et surtout ce qu’il peut mÃditer contre France-Ville ! >>
Schwartz s’endormit en prononÃant le nom du docteur Sarrasin ; mais, dans son sommeil, ce fut le nom de Jeanne, petite fille, qui revint sur ses lÃvres. Le souvenir de la fillette Ãtait restà entier, encore bien que Jeanne, depuis qu’il l’avait quittÃe, fËt devenue une jeune demoiselle. Ce phÃnomÃne s’explique aisÃment par les lois ordinaires de l’association des idÃes : l’idÃe du docteur renfermait celle de sa fille, association par contiguÃtÃ. Aussi, lorsque Schwartz, ou plutÃt Marcel Bruckmann, s’Ãveilla, ayant encore le nom de Jeanne â¡ la pensÃe, il ne s’en Ãtonna pas et vit dans ce fait une nouvelle preuve de l’excellence des principes psychologiques de Stuart Mill.
VI LE PUITS ALBRECHT
Madame Bauer, la bonne femme qui donnait l’hospitalità ⡠Marcel Bruckmann, suissesse de naissance, Ãtait la veuve d’un mineur tuà quatre ans auparavant dans un de ces cataclysmes qui font de la vie du houilleur une bataille de tous les instants. L’usine lui servait une petite pension annuelle de trente dollars, â¡ laquelle elle ajoutait le mince produit d’une chambre meublÃe et le salaire que lui apportait tous les dimanches son petit garÃon Carl.
Quoique â¡ peine âgà de treize ans, Carl Ãtait employà dans la houillÃre pour fermer et ouvrir, au passage des wagonnets de charbon, une de ces portes d’air qui sont indispensables â¡ la ventilation des galeries, en forÃant le courant â¡ suivre une direction dÃterminÃe. La maison tenue â¡ bail par sa mÃre, se trouvant trop loin du puits Albrecht pour qu’il pËt rentrer tous les soirs au logis, on lui avait donnà par surcroÃt une petite fonction nocturne au fond de la mine mÃme. Il Ãtait chargà de garder et de panser six chevaux dans leur Ãcurie souterraine, pendant que le palefrenier remontait au-dehors.
La vie de Carl se passait donc presque tout entiÃre â¡ cinq cents mÃtres au-dessous de la surface terrestre. Le jour, il se tenait en sentinelle auprÃs de sa porte d’air ; la nuit, il dormait sur la paille auprÃs de ses chevaux. Le dimanche matin seulement, il revenait â¡ la lumiÃre et pouvait pour quelques heures profiter de ce patrimoine commun des hommes : le soleil, le ciel bleu et le sourire maternel.
Comme on peut bien penser, aprÃs une pareille semaine, lorsqu’il sortait du puits, son aspect n’Ãtait pas prÃcisÃment celui d’un jeune << gommeux >>. Il ressemblait plutÃt â¡ un gnome de fÃerie, â¡ un ramoneur ou â¡ un NÃgre papou. Aussi dame Bauer consacrait-elle gÃnÃralement une grande heure â¡ le dÃbarbouiller â¡ grand renfort d’eau chaude et de savon. Puis, elle lui faisait revÃtir un bon costume de gros drap vert, taillà dans une dÃfroque paternelle qu’elle tirait des profondeurs de sa grande armoire de sapin, et, de ce moment jusqu’au soir, elle ne se lassait pas d’admirer son garÃon, le trouvant le plus beau du monde.
DÃpouillà de son sÃdiment de charbon, Carl, vraiment, n’Ãtait pas plus laid qu’un autre. Ses cheveux blonds et soyeux, ses yeux bleus et doux, allaient bien â¡ son teint d’une blancheur excessive ; mais sa taille Ãtait trop exiguà pour son âge. Cette vie sans soleil le rendait aussi anÃmique qu’une laitue, et il est vraisemblable que le compte-globules du docteur Sarrasin, appliquà au sang du petit mineur, y aurait rÃvÃlà une quantità tout â¡ fait insuffisante de monnaie hÃmatique.
Au moral, c’Ãtait un enfant silencieux, flegmatique, tranquille, avec une pointe de cette fiertà que le sentiment du pÃril continuel, l’habitude du travail rÃgulier et la satisfaction de la difficultà vaincue donnent â¡ tous les mineurs sans exception.
Son grand bonheur Ãtait de s’asseoir auprÃs de sa mÃre, â¡ la table carrÃe qui occupait le milieu de la salle basse, et de piquer sur un carton une multitude d’insectes affreux qu’il rapportait des entrailles de la terre. L’atmosphÃre tiÃde et Ãgale des mines a sa faune spÃciale, peu connue des naturalistes, comme les parois humides de la houille ont leur flore Ãtrange de mousses verdâtres, de champignons non dÃcrits et de flocons amorphes. C’est ce que l’ingÃnieur Maulesmulhe, amoureux d’entomologie, avait remarquÃ, et il avait promis un petit Ãcu pour chaque espÃce nouvelle dont Carl pourrait lui apporter un spÃcimen. Perspective dorÃe, qui avait d’abord amenà le garÃonnet â¡ explorer avec soin tous les recoins de la houillÃre, et qui, petit â¡ petit, avait fait de lui un collectionneur. Aussi, c’Ãtait pour son propre compte qu’il recherchait maintenant les insectes.
Au surplus, il ne limitait pas ses affections aux araignÃes et aux cloportes. Il entretenait, dans sa solitude, des relations intimes avec deux chauves-souris et avec un gros rat mulot. MÃme, s’il fallait l’en croire, ces trois animaux Ãtaient les bÃtes les plus intelligentes et les plus aimables du monde ; plus spirituelles encore que ses chevaux aux longs poils soyeux et â¡ la croupe luisante, dont Carl ne parlait pourtant qu’avec admiration.
Il y avait Blair-Athol, surtout, le doyen de l’Ãcurie, un vieux philosophe, descendu depuis six ans â¡ cinq cents mÃtres au-dessous du niveau de la mer, et qui n’avait jamais revu la lumiÃre du jour. Il Ãtait maintenant presque aveugle. Mais comme il connaissait bien son labyrinthe souterrain ! Comme il savait tourner â¡ droite ou â¡ gauche, en traÃnant son wagon, sans jamais se tromper d’un pas ! Comme il s’arrÃtait â¡ point devant les portes d’air, afin de laisser l’espace nÃcessaire â¡ les ouvrir ! Comme il hennissait amicalement, matin et soir, â¡ la minute exacte oË sa provende lui Ãtait due ! Et si bon, si caressant, si tendre !
<< Je vous assure, mÃre, qu’il me donne rÃellement un baiser en frottant sa joue contre la mienne, quand j’avance ma tÃte auprÃs de lui, disait Carl. Et c’est trÃs commode, savez vous, que Blair-Athol ait ainsi une horloge dans la tÃte ! Sans lui, nous ne saurions pas, de toute la semaine, s’il est nuit ou jour, soir ou matin ! >>
Ainsi bavardait l’enfant, et dame Bauer l’Ãcoutait avec ravissement. Elle aimait Blair-Athol, elle aussi, de toute l’affection que lui portait son garÃon, et ne manquait guÃre, â¡ l’occasion, de lui envoyer un morceau de sucre. Que n’aurait-elle pas donnà pour aller voir ce vieux serviteur, que son homme avait connu, et en mÃme temps visiter l’emplacement sinistre oË le cadavre du pauvre Bauer, noir comme de l’encre, carbonisà par le feu grisou, avait Ãtà retrouvà aprÃs l’explosion ?… Mais les femmes ne sont pas admises dans la mine, et il fallait se contenter des descriptions incessantes que lui en faisait son fils.
Ah ! elle la connaissait bien, cette houillÃre, ce grand trou noir d’oË son mari n’Ãtait pas revenu ! Que de fois elle avait attendu, auprÃs de cette gueule bÃante, de dix-huit pieds de diamÃtre, suivi du regard, le long du muraillement en pierres de taille, la double cage en chÃne dans laquelle glissaient les bennes accrochÃes â¡ leur câble et suspendues aux poulies d’acier, visità la haute charpente extÃrieure, le bâtiment de la machine â¡ vapeur, la cabine du marqueur, et le reste ! Que de fois elle s’Ãtait rÃchauffÃe au brasier toujours ardent de cette Ãnorme corbeille de fer oË les mineurs sÃchent leurs habits en Ãmergeant du gouffre, oË les fumeurs impatients allument leur pipe ! Comme elle Ãtait familiÃre avec le bruit et l’actività de cette porte infernale ! Les receveurs qui dÃtachent les wagons chargÃs de houille, les accrocheurs, les trieurs, les laveurs, les mÃcaniciens, les chauffeurs, elle les avait tous vus et revus â¡ la tâche !
Ce qu’elle n’avait pu voir et ce qu’elle voyait bien, pourtant, par les yeux du coeur, c’est ce qui se passait, lorsque la benne s’Ãtait engloutie, emportant la grappe humaine d’ouvriers, parmi eux son mari jadis, et maintenant son unique enfant !
Elle entendait leurs voix et leurs rires s’Ãloigner dans la profondeur, s’affaiblir, puis cesser. Elle suivait par la pensÃe cette cage, qui s’enfonÃait dans le boyau Ãtroit et vertical, â¡ cinq, six cents mÃtres, — quatre fois la hauteur de la grande pyramide !… Elle la voyait arriver enfin au terme de sa course, et les hommes s’empresser de mettre pied â¡ terre !
Les voilâ¡ se dispersant dans la ville souterraine, prenant l’un â¡ droite, l’autre â¡ gauche ; les rouleurs allant â¡ leur wagon ; les piqueurs, armÃs du pic de fer qui leur donne son nom, se dirigeant vers le bloc de houille qu’il s’agit d’attaquer ; les remblayeurs s’occupant â¡ remplacer par des matÃriaux solides les trÃsors de charbon qui ont Ãtà extraits, les boiseurs Ãtablissant les charpentes qui soutiennent les galeries non muraillÃes ; les cantonniers rÃparant les voies, posant les rails ; les maÃons assemblant les voËtes…
Une galerie centrale part du puits et aboutit comme un large boulevard â¡ un autre puits Ãloignà de trois ou quatre kilomÃtres. De lâ¡ rayonnent â¡ angles droits des galeries secondaires, et, sur les lignes parallÃles, les galeries de troisiÃme ordre. Entre ces voies se dressent des murailles, des piliers formÃs par la houille mÃme ou par la roche. Tout cela rÃgulier, carrÃ, solide, noir !…
Et dans ce dÃdale de rues, Ãgales de largeur et de longueur, toute une armÃe de mineurs demi-nus s’agitant, causant, travaillant â¡ la lueur de leurs lampes de sËretà !…
Voilâ¡ ce que dame Bauer se reprÃsentait souvent, quand elle Ãtait seule, songeuse, au coin de son feu.
Dans cet entrecroisement de galeries, elle en voyait une surtout, une qu’elle connaissait mieux que les autres, dont son petit Carl ouvrait et refermait la porte.
Le soir venu, la bordÃe de jour remontait pour Ãtre remplacÃe par la bordÃe de nuit. Mais son garÃon, â¡ elle, ne reprenait pas place dans la benne. Il se rendait â¡ l’Ãcurie, il retrouvait son cher Blair-Athol, il lui servait son souper d’avoine et sa provision de foin ; puis il mangeait â¡ son tour le petit dÃner froid qu’on lui descendait de lâ¡-haut, jouait un instant avec son gros rat, immobile â¡ ses pieds, avec ses deux chauves- souris voletant lourdement autour de lui, et s’endormait sur la litiÃre de paille.
Comme elle savait bien tout cela, dame Bauer, et comme elle comprenait â¡ demi-mot tous les dÃtails que lui donnait Carl !
<< Savez-vous, mÃre, ce que m’a dit hier M. l’ingÃnieur Maulesmulhe ? Il a dit que, si je rÃpondais bien sur les questions d’arithmÃtique qu’il me posera un de ces jours, il me prendrait pour tenir la chaÃne d’arpentage, quand il lÃve des plans dans la mine avec sa boussole. Il paraÃt qu’on va percer une galerie pour aller rejoindre le puits Weber, et il aura fort â¡ faire pour tomber juste !
— Vraiment ! s’Ãcriait dame Bauer enchantÃe, M. l’ingÃnieur Maulesmulhe a dit cela ! >>
Et elle se reprÃsentait dÃjâ¡ son garÃon tenant la chaÃne, le long des galeries, tandis que l’ingÃnieur, carnet en main, relevait les chiffres, et, l’oeil fixà sur la boussole, dÃterminait la direction de la percÃe.
<< Malheureusement, reprit Carl, je n’ai personne pour m’expliquer ce que je ne comprends pas dans mon arithmÃtique, et j’ai bien peur de mal rÃpondre ! >>
Ici, Marcel, qui fumait silencieusement au coin du feu, comme sa qualità de pensionnaire de la maison lui en donnait le droit, se mÃla de la conversation pour dire â¡ l’enfant :
<< Si tu veux m’indiquer ce qui t’embarrasse, je pourrai peut-Ãtre te l’expliquer.
— Vous ? fit dame Bauer avec quelque incrÃdulitÃ.
— Sans doute, rÃpondit Marcel. Croyez-vous que je n’apprenne rien aux cours du soir, oË je vais rÃguliÃrement aprÃs souper ? Le maÃtre est trÃs content de moi et dit que je pourrais servir de moniteur ! >>
Ces principes posÃs, Marcel alla prendre dans sa chambre un cahier de papier blanc, s’installa auprÃs du petit garÃon, lui demanda ce qui l’arrÃtait dans son problÃme et le lui expliqua avec tant de clartÃ, que Carl, ÃmerveillÃ, n’y trouva plus la moindre difficultÃ.
A dater de ce jour, dame Bauer eut plus de considÃration pour son pensionnaire, et Marcel se prit d’affection pour son petit camarade.
Du reste il se montrait lui-mÃme un ouvrier exemplaire et n’avait pas tardà ⡠Ãtre promu d’abord â¡ la seconde, puis â¡ la premiÃre classe. Tous les matins, â¡ sept heures, il Ãtait â¡ la porte 0. Tous les soirs, aprÃs son souper, il se rendait au cours professà par l’ingÃnieur Trubner. GÃomÃtrie, algÃbre, dessin de figures et de machines, il abordait tout avec une Ãgale ardeur, et ses progrÃs Ãtaient si rapides, que le maÃtre en fut vivement frappÃ. Deux mois aprÃs Ãtre entrà ⡠l’usine Schultze, le jeune ouvrier Ãtait dÃjâ¡ notà comme une des intelligences les plus ouvertes, non seulement du secteur 0, mais de toute la Cità de l’Acier. Un rapport de son chef immÃdiat, expÃdià ⡠la fin du trimestre, portait cette mention formelle :
<< Schwartz (Johann), 26 ans, ouvrier fondeur de premiÃre classe. Je dois signaler ce sujet â¡ l’administration centrale, comme tout â¡ fait “hors ligne” sous le triple rapport des connaissances thÃoriques, de l’habiletà pratique et de l’esprit d’invention le plus caractÃrisÃ. >>
Il fallut nÃanmoins une circonstance extraordinaire pour achever d’appeler sur Marcel l’attention de ses chefs. Cette circonstance ne manqua pas de se produire, comme il arrive toujours tÃt ou tard : malheureusement, ce fut dans les conditions les plus tragiques.
Un dimanche matin, Marcel, assez Ãtonnà d’entendre sonner dix heures sans que son petit ami Carl eËt paru, descendit demander â¡ dame Bauer si elle savait la cause de ce retard. Il la trouva trÃs inquiÃte. Carl aurait dË Ãtre au logis depuis deux heures au moins. Voyant son anxiÃtÃ, Marcel s’offrit d’aller aux nouvelles, et partit dans la direction du puits Albrecht.
En route, il rencontra plusieurs mineurs, et ne manqua pas de leur demander s’ils avaient vu le petit garÃon ; puis, aprÃs avoir reÃu une rÃponse nÃgative et avoir Ãchangà avec eux ce _Gl¸ck auf !_ (<< Bonne
sortie ! >>) qui est le salut des houilleurs allemands, Marcel poursuivit sa promenade.
Il arriva ainsi vers onze heures au puits Albrecht. L’aspect n’en Ãtait pas tumultueux et animà comme il l’est dans la semaine. C’est â¡ peine si une jeune << modiste >> — c’est le nom que les mineurs donnent gaiement et par antiphrase aux trieuses de charbon –, Ãtait en train de bavarder avec le marqueur, que son devoir retenait, mÃme en ce jour fÃriÃ, â¡ la gueule du puits.
<< Avez-vous vu sortir le petit Carl Bauer, numÃro 41902 ? >> demanda Marcel â¡ ce fonctionnaire.
L’homme consulta sa liste et secoua la tÃte.
<< Est-ce qu’il y a une autre sortie de la mine ?
— Non, c’est la seule, rÃpondit le marqueur. La “fendue”, qui doit affleurer au nord, n’est pas encore achevÃe.
— Alors, le garÃon est en bas ?
— NÃcessairement, et c’est en effet extraordinaire, puisque, le dimanche, les cinq gardiens spÃciaux doivent seuls y rester.
— Puis-je descendre pour m’informer ?…
— Pas sans permission.
— Il peut y avoir eu un accident, dit alors la modiste.
— Pas d’accident possible le dimanche !
— Mais enfin, reprit Marcel, il faut que je sache ce qu’est devenu cet enfant !
— Adressez-vous au contremaÃtre de la machine, dans ce bureau… si toutefois il s’y trouve… >>
Le contremaÃtre, en grand costume du dimanche, avec un col de chemise aussi raide que du fer-blanc, s’Ãtait heureusement attardà ⡠ses comptes. En homme intelligent et humain, il partagea tout de suite l’inquiÃtude de Marcel.
<< Nous allons voir ce qu’il en est >>, dit-il.
Et, donnant l’ordre au mÃcanicien de service de se tenir prÃt â¡ filer du câble, il se disposa â¡ descendre dans la mine avec le jeune ouvrier.
<< N’avez-vous pas des appareils Galibert ? demanda celui-ci. Ils pourraient devenir utiles…
— Vous avez raison. On ne sait jamais ce qui se passe au fond du trou. >>
Le contremaÃtre prit dans une armoire deux rÃservoirs en zinc, pareils aux fontaines que les marchands de << coco >> portent â¡ Paris sur le
dos. Ce sont des caisses â¡ air comprimÃ, mises en communication avec les lÃvres par deux tubes de caoutchouc dont l’embouchure de corne se place entre les dents. On les remplit â¡ l’aide de soufflets spÃciaux, construits de maniÃre â¡ se vider complÃtement. Le nez serrà dans une pince de bois, on peut ainsi, muni d’une provision d’air, pÃnÃtrer impunÃment dans l’atmosphÃre la plus irrespirable.
Les prÃparatifs achevÃs, le contremaÃtre et Marcel s’accrochÃrent â¡ la benne, le câble fila sur les poulies et la descente commenÃa. EclairÃs par deux petites lampes Ãlectriques, tous deux causaient en s’enfonÃant dans les profondeurs de la terre.
<< Pour un homme qui n’est pas de la partie vous n’avez pas froid aux yeux, disait le contremaÃtre. J’ai vu des gens ne pas pouvoir se dÃcider â¡ descendre ou rester accroupis comme des lapins au fond de la benne !
— Vraiment ? rÃpondit Marcel. Cela ne me fait rien du tout. Il est vrai que je suis descendu deux ou trois fois dans les houillÃres. >>
On fut bientÃt au fond du puits. Un gardien, qui se trouvait au rond- point d’arrivÃe, n’avait point vu le petit Carl.
On se dirigea vers l’Ãcurie. Les chevaux y Ãtaient seuls et paraissaient mÃme s’ennuyer de tout leur coeur. Telle est du moins la conclusion qu’il Ãtait permis de tirer du hennissement de bienvenue par lequel Blair-Athol salua ces trois figures humaines. A un clou Ãtait pendu le sac de toile de Carl, et dans un petit coin, â¡ cÃtà d’une Ãtrille, son livre d’arithmÃtique.
Marcel fit aussitÃt remarquer que sa lanterne n’Ãtait plus lâ¡, nouvelle preuve que l’enfant devait Ãtre dans la mine.
<< Il peut avoir Ãtà pris dans un Ãboulement, dit le contremaÃtre, mais c’est peu probable ! Qu’aurait-il Ãtà faire dans les galeries d’exploitation, un dimanche ?
— Oh ! peut-Ãtre a-t-il Ãtà chercher des insectes avant de sortir ! rÃpondit le gardien. C’est une vraie passion chez lui ! >>
Le garÃon de l’Ãcurie, qui arriva sur ces entrefaites, confirma cette supposition. Il avait vu Carl partir avant sept heures avec sa lanterne.
Il ne restait donc plus qu’â¡ commencer des recherches rÃguliÃres. On appela â¡ coups de sifflet les autres gardiens, on se partagea la besogne sur un grand plan de la mine, et chacun, muni de sa lampe, commenÃa l’exploration des galeries de second et de troisiÃme ordre qui lui avaient Ãtà dÃvolues.
En deux heures, toutes les rÃgions de la houillÃre avaient Ãtà passÃes en revue, et les sept hommes se retrouvaient au rond-point. Nulle part, il n’y avait la moindre trace d’Ãboulement, mais nulle part non plus la moindre trace de Carl. Le contremaÃtre, peut-Ãtre influencà par un appÃtit grandissant, inclinait vers l’opinion que l’enfant pouvait avoir passà inaperÃu et se trouver tout simplement â¡ la maison ; mais Marcel, convaincu du contraire, insista pour faire de nouvelles recherches.
<< Qu’est-ce que cela ? dit-il en montrant sur le plan une rÃgion pointillÃe, qui ressemblait, au milieu de la prÃcision des dÃtails avoisinants, â¡ ces _terrae ignotae_ que les gÃographes marquent aux confins des continents arctiques.
— C’est la zone provisoirement abandonnÃe, â¡ cause de l’amincissement de la couche exploitable, rÃpondit le contremaÃtre.
— Il y a une zone abandonnÃe ?… Alors c’est lâ¡ qu’il faut chercher ! >> reprit Marcel avec une autorità que les autres hommes subirent.
Ils ne tardÃrent pas â¡ atteindre l’orifice de galeries qui devaient, en effet, â¡ en juger par l’aspect gluant et moisi de leurs parois, avoir Ãtà dÃlaissÃes depuis plusieurs annÃes. Ils les suivaient dÃjâ¡ depuis quelque temps sans rien dÃcouvrir de suspect, lorsque Marcel, les arrÃtant, leur dit :
<< Est-ce que vous ne vous sentez pas alourdis et pris de maux de tÃte ?
— Tiens ! c’est vrai ! rÃpondirent ses compagnons.
— Pour moi, reprit Marcel, il y a un instant que je me sens â¡ demi Ãtourdi. Il y a sËrement ici de l’acide carbonique !… Voulez-vous me permettre d’enflammer une allumette ? demanda-t-il au contremaÃtre.
— Allumez, mon garÃon, ne vous gÃnez pas. >>
Marcel tira de sa poche une petite boÃte de fumeur, frotta une allumette, et, se baissant, approcha de terre la petite flamme. Elle s’Ãteignit aussitÃt.
<< J’en Ãtais sËr… dit-il. Le gaz, Ãtant plus lourd que l’air, se maintient au ras du sol… Il ne faut pas rester ici — je parle de ceux qui n’ont pas d’appareils Galibert. Si vous voulez, maÃtre, nous poursuivrons seuls la recherche. >>
Les choses ainsi convenues, Marcel et le contremaÃtre prirent chacun entre leurs dents l’embouchure de leur caisse â¡ air, placÃrent la pince sur leurs narines et s’enfoncÃrent dans une succession de vieilles galeries.
Un quart d’heure plus tard, ils en ressortaient pour renouveler l’air des rÃservoirs ; puis, cette opÃration accomplie, ils repartaient.
A la troisiÃme reprise, leurs efforts furent enfin couronnÃs de succÃs. Une petite lueur bleuâtre, celle d’une lampe Ãlectrique, se montra au loin dans l’ombre. Ils y coururent…
Au pied de la muraille humide, gisait, immobile et dÃjâ¡ froid, le pauvre petit Carl. Ses lÃvres bleues, sa face injectÃe, son pouls muet, disaient, avec son attitude, ce qui s’Ãtait passÃ.
Il avait voulu ramasser quelque chose â¡ terre, il s’Ãtait baissà et avait Ãtà littÃralement noyà dans le gaz acide carbonique.
Tous les efforts furent inutiles pour le rappeler â¡ la vie. La mort remontait dÃjâ¡ â¡ quatre ou cinq heures. Le lendemain soir, il y avait une petite tombe de plus dans le cimetiÃre neuf de Stahlstadt, et dame Bauer, la pauvre femme, Ãtait veuve de son enfant comme elle l’Ãtait de son mari.
VII LE BLOC CENTRAL
Un rapport lumineux du docteur Echternach, mÃdecin en chef de la section du puits Albrecht, avait Ãtabli que la mort de Carl Bauer, n 41902, âgà de treize ans, << trappeur >> â¡ la galerie 228, Ãtait due â¡ l’asphyxie rÃsultant de l’absorption par les organes respiratoires d’une forte proportion d’acide carbonique.
Un autre rapport non moins lumineux de l’ingÃnieur Maulesmulhe avait exposà la nÃcessità de comprendre dans un systÃme d’aÃration la zone B du plan XIV, dont les galeries laissaient transpirer du gaz dÃlÃtÃre par une sorte de distillation lente et insensible.
Enfin, une note du mÃme fonctionnaire signalait â¡ l’autorità compÃtente le dÃvouement du contremaÃtre Rayer et du fondeur de premiÃre classe Johann Schwartz.
Huit â¡ dix jours plus tard, le jeune ouvrier, en arrivant pour prendre son jeton de prÃsence dans la loge du concierge, trouva au clou un ordre imprimà ⡠son adresse :
<< Le nommà Schwartz se prÃsentera aujourd’hui â¡ dix heures au bureau du directeur gÃnÃral. Bloc central, porte et route A. Tenue d’extÃrieur. >>
<< Enfin !… pensa Marcel. Ils y ont mis le temps, mais ils y viennent ! >>
Il avait maintenant acquis, dans ses causeries avec ses camarades et dans ses promenades du dimanche autour de Stahlstadt, une connaissance de l’organisation gÃnÃrale de la cità suffisante pour savoir que l’autorisation de pÃnÃtrer dans le Bloc central ne courait pas les rues. De vÃritables lÃgendes s’Ãtaient rÃpandues â¡ cet Ãgard. On disait que des indiscrets, ayant voulu s’introduire par surprise dans cette enceinte rÃservÃe, n’avaient plus reparu ; que les ouvriers et employÃs y Ãtaient soumis, avant leur admission, â¡ toute une sÃrie de cÃrÃmonies maÃonniques, obligÃs de s’engager sous les serments les plus solennels â¡ ne rien rÃvÃler de ce qui se passait, et impitoyablement punis de mort par un tribunal secret s’ils violaient leur serment… Un chemin de fer souterrain mettait ce sanctuaire en communication avec la ligne de ceinture… Des trains de nuit y amenaient des visiteurs inconnus… Il s’y tenait parfois des conseils suprÃmes oË des personnages mystÃrieux venaient s’asseoir et participer aux dÃlibÃrations…
Sans ajouter plus de foi qu’il ne fallait â¡ tous ces rÃcits Marcel savait qu’ils Ãtaient, en somme, l’expression populaire d’un fait parfaitement rÃel : l’extrÃme difficultà qu’il y avait â¡ pÃnÃtrer dans la division centrale. De tous les ouvriers qu’il connaissait — et il avait des amis parmi les mineurs de fer comme parmi les charbonniers, parmi les affineurs comme parmi les employÃs des hauts fourneaux, parmi les brigadiers et les charpentiers comme parmi les forgerons –, pas un seul n’avait jamais franchi la porte A.
C’est donc avec un sentiment de curiosità profonde et de plaisir intime qu’il s’y prÃsenta â¡ l’heure indiquÃe. Il put bientÃt s’assurer que les prÃcautions Ãtaient des plus sÃvÃres.
Et d’abord, Marcel Ãtait attendu. Deux hommes revÃtus d’un uniforme gris, sabre au cÃtà et revolver â¡ la ceinture, se trouvaient dans la loge du concierge. Cette loge, comme celle de la soeur touriÃre d’un couvent cloÃtrÃ, avait deux portes, l’une â¡ l’extÃrieur, l’autre intÃrieure, qui ne s’ouvraient jamais en mÃme temps.
Le laissez-passer examinà et visÃ, Marcel se vit, sans manifester aucune surprise, prÃsenter un mouchoir blanc, avec lequel les deux acolytes en uniforme lui bandÃrent soigneusement les yeux.
Le prenant ensuite sous les bras, ils se mirent en marche avec lui sans mot dire.
Au bout de deux â¡ trois mille pas, on monta un escalier, une porte s’ouvrit et se referma, et Marcel fut autorisà ⡠retirer son bandeau.
Il se trouvait alors dans une salle trÃs simple, meublÃe de quelques chaises, d’un tableau noir et d’une large planche â¡ Ãpures, garnie de tous les instruments nÃcessaires au dessin linÃaire. Le jour venait par de hautes fenÃtres â¡ vitres dÃpolies.
Presque aussitÃt, deux personnages de tournure universitaire entrÃrent dans la salle.
<< Vous Ãtes signalà comme un sujet distinguÃ, dit l’un d’eux. Nous allons vous examiner et voir s’il y a lieu de vous admettre â¡ la division des modÃles. Etes-vous disposà ⡠rÃpondre â¡ nos questions ? >>
Marcel se dÃclara modestement prÃt â¡ l’Ãpreuve.
Les deux examinateurs lui posÃrent alors successivement des questions sur la chimie, sur la gÃomÃtrie et sur l’algÃbre. Le jeune ouvrier les satisfit en tous points par la clartà et la prÃcision de ses rÃponses. Les figures qu’il traÃait â¡ la craie sur le tableau Ãtaient nettes, aisÃes, ÃlÃgantes. Ses Ãquations s’alignaient menues et serrÃes, en rangs Ãgaux comme les lignes d’un rÃgiment d’Ãlite. Une de ses dÃmonstrations mÃme fut si remarquable et si nouvelle pour ses juges, qu’ils lui en exprimÃrent leur Ãtonnement en lui demandant oË il l’avait apprise.
<< A Schaffouse, mon pays, â¡ l’Ãcole primaire.
— Vous paraissez bon dessinateur ?
— C’Ãtait ma meilleure partie.
— L’Ãducation qui se donne en Suisse est dÃcidÃment bien remarquable ! dit l’un des examinateurs â¡ l’autre… Nous allons vous laisser deux heures pour exÃcuter ce dessin, reprit-il, en remettant au candidat une coupe de machine â¡ vapeur, assez compliquÃe. Si vous vous en acquittez bien, vous serez admis avec la mention : _Parfaitement satisfaisant et hors ligne_… >>
Marcel, restà seul, se mit â¡ l’ouvrage avec ardeur.
Quand ses juges rentrÃrent, â¡ l’expiration du dÃlai de rigueur, ils furent si ÃmerveillÃs de son Ãpure, qu’ils ajoutÃrent â¡ la mention promise : _Nous n’avons pas un autre dessinateur de talent Ãgal_.
Le jeune ouvrier fut alors ressaisi par les acolytes gris, et, avec le mÃme cÃrÃmonial, c’est-â¡-dire les yeux bandÃs, conduit au bureau du directeur gÃnÃral.
<< Vous Ãtes prÃsentà pour l’un des ateliers de dessin â¡ la division des modÃles, lui dit ce personnage. Etes-vous disposà ⡠vous soumettre aux conditions du rÃglement ?
— Je ne les connais pas, dit Marcel, mais je prÃsume qu’elles sont acceptables.
— Les voici : 1 Vous Ãtes astreint, pour toute la durÃe de votre engagement, â¡ rÃsider dans la division mÃme. Vous ne pouvez en sortir que sur autorisation spÃciale et tout â¡ fait exceptionnelle. — 2 Vous Ãtes soumis au rÃgime militaire, et vous devez obÃissance absolue, sous les peines militaires, â¡ vos supÃrieurs. Par contre, vous Ãtes assimilà aux sous-officiers d’une armÃe active, et vous pouvez, par un avancement rÃgulier, vous Ãlever aux plus hauts grades. — 3 Vous vous engagez par serment â¡ ne jamais rÃvÃler â¡ personne ce que vous voyez dans la partie de la division oË vous avez accÃs. — 4 Votre correspondance est ouverte par vos chefs hiÃrarchiques, â¡ la sortie comme â¡ la rentrÃe, et doit Ãtre limitÃe â¡ votre famille. >>
<< Bref, je suis en prison >>, pensa Marcel.
Puis, il rÃpondit trÃs simplement :
<< Ces conditions me paraissent justes et je suis prÃt â¡ m’y soumettre.
— Bien. Levez la main… PrÃtez serment… Vous Ãtes nommà dessinateur au 4e atelier… Un logement vous sera assignÃ, et, pour les repas, vous avez ici une cantine de premier ordre… Vous n’avez pas vos effets avec vous ?
— Non, monsieur. Ignorant ce qu’on me voulait, je les ai laissÃs chez mon hÃtesse.
— On ira vous les chercher, car vous ne devez plus sortir de la division. >>
<< J’ai bien fait, pensa Marcel, d’Ãcrire mes notes en langage chiffrà ! On n’aurait eu qu’â¡ les trouver !… >>
Avant la fin du jour, Marcel Ãtait Ãtabli dans une jolie chambrette, au quatriÃme Ãtage d’un bâtiment ouvert sur une vaste cour, et il avait pu prendre une premiÃre idÃe de sa vie nouvelle.
Elle ne paraissait pas devoir Ãtre aussi triste qu’il l’aurait cru d’abord. Ses camarades — il fit leur connaissance au restaurant — Ãtaient en gÃnÃral calmes et doux, comme tous les hommes de travail. Pour essayer de s’Ãgayer un peu, car la gaietà manquait â¡ cette vie automatique, plusieurs d’entre eux avaient formà un orchestre et faisaient tous les soirs d’assez bonne musique. Une bibliothÃque, un salon de lecture offraient â¡ l’esprit de prÃcieuses ressources au point de vue scientifique, pendant les rares heures de loisir. Des cours spÃciaux, faits par des professeurs de premier mÃrite, Ãtaient obligatoires pour tous les employÃs, soumis en outre â¡ des examens et â¡ des concours frÃquents. Mais la libertÃ, l’air manquaient dans cet Ãtroit milieu. C’Ãtait le collÃge avec beaucoup de sÃvÃritÃs en plus et â¡ l’usage d’hommes faits. L’atmosphÃre ambiante ne laissait donc pas de peser sur ces esprits, si faÃonnÃs qu’ils fussent â¡ une discipline de fer.
L’hiver s’acheva dans ces travaux, auxquels Marcel s’Ãtait donnà corps et âme. Son assiduitÃ, la perfection de ses dessins, les progrÃs extraordinaires de son instruction, signalÃs unanimement par tous les maÃtres et tous les examinateurs, lui avaient fait en peu de temps, au milieu de ces hommes laborieux, une cÃlÃbrità relative. Du consentement gÃnÃral, il Ãtait le dessinateur le plus habile, le plus ingÃnieux, le plus fÃcond en ressources. Y avait-il une difficultà ? C’est â¡ lui qu’on recourait. Les chefs eux-mÃmes s’adressaient â¡ son expÃrience avec le respect que le mÃrite arrache toujours â¡ la jalousie la plus marquÃe. Mais si le jeune homme avait comptÃ, en arrivant au coeur de la division des modÃles, en pÃnÃtrer les secrets intimes, il Ãtait loin de compte.
Sa vie Ãtait enfermÃe dans une grille de fer de trois cents mÃtres de diamÃtre, qui entourait le segment du Bloc central auquel il Ãtait attachÃ. Intellectuellement, son actività pouvait et devait s’Ãtendre aux branches les plus lointaines de l’industrie mÃtallurgique. En pratique, elle Ãtait limitÃe â¡ des dessins de machines â¡ vapeur. Il en construisait de toutes dimensions et de toutes forces, pour toutes sortes d’industries et d’usages, pour des navires de guerre et pour des presses â¡ imprimer ; mais il ne sortait pas de cette spÃcialitÃ. La division du travail poussÃe â¡ son extrÃme limite l’enserrait dans son Ãtau.
AprÃs quatre mois passÃs dans la section A, Marcel n’en savait pas plus sur l’ensemble des oeuvres de la Cità de l’Acier qu’avant d’y entrer. Tout au plus avait-il rassemblà quelques renseignements gÃnÃraux sur l’organisation dont il n’Ãtait — malgrà ses mÃrites — qu’un rouage presque infime. Il savait que le centre de la toile d’araignÃe figurÃe par Stahlstadt Ãtait la Tour du Taureau, sorte de construction cyclopÃenne, qui dominait tous les bâtiments voisins. Il avait appris aussi, toujours par les rÃcits lÃgendaires de la cantine, que l’habitation personnelle de Herr Schultze se trouvait â¡ la base de cette tour, et que le fameux cabinet secret en occupait le centre. On ajoutait que cette salle voËtÃe, garantie contre tout danger d incendie et blindÃe intÃrieurement comme un monitor l’est â¡ l’extÃrieur, Ãtait fermÃe par un systÃme de portes d’acier â¡ serrures mitrailleuses, dignes de la banque la plus soupÃonneuse. L’opinion gÃnÃrale Ãtait d’ailleurs que Herr Schultze travaillait â¡ l’achÃvement d’un engin de guerre terrible, d’un effet sans prÃcÃdent et destinà ⡠assurer bientÃt â¡ l’Allemagne la domination universelle
Pour achever de percer le mystÃre, Marcel avait vainement roulà dans sa tÃte les plans les plus audacieux d’escalade et de dÃguisement. Il avait dË s’avouer qu’ils n’avaient rien de praticable. Ces lignes de murailles sombres et massives, ÃclairÃes la nuit par des flots de lumiÃre, gardÃes par des sentinelles ÃprouvÃes, opposeraient toujours â¡ ses efforts un obstacle infranchissable. Parvint-il mÃme â¡ les forcer sur un point, que verrait-il ? Des dÃtails, toujours des dÃtails ; Jamais un ensemble !
N’importe. Il s’Ãtait jurà de ne pas cÃder ; il ne cÃderait pas. S’il fallait dix ans de stage, il attendrait dix ans. Mais l’heure sonnerait oË ce secret deviendrait le sien ! Il le fallait. France-Ville prospÃrait alors, cità heureuse, dont les institutions bienfaisantes favorisaient tous et chacun en montrant un horizon nouveau aux peuples dÃcouragÃs Marcel ne doutait pas qu’en face d’un pareil succÃs de la race latine,. Schultze ne fËt plus que jamais rÃsolu â¡ accomplir ses menaces. La Cità de l’Acier elle-mÃme et les travaux qu’elle avait pour but en Ãtaient une preuve.
Plusieurs mois s’ÃcoulÃrent ainsi.
Un jour, en mars, Marcel venait, pour la milliÃme fois, de se renouveler â¡ lui-mÃme ce serment d’Annibal, lorsqu’un des acolytes gris l’informa que le directeur gÃnÃral avait â¡ lui parler.
<< Je reÃois de Herr Schultze, lui dit ce haut fonctionnaire, l’ordre de lui envoyer notre meilleur dessinateur. C’est vous. Veuillez faire vos paquets pour passer au cercle interne. Vous Ãtes promu au grade de lieutenant. >>
Ainsi, au moment mÃme oË il dÃsespÃrait presque du succÃs, l’effet logique et naturel d’un travail hÃroÃque lui procurait cette admission tant dÃsirÃe ! Marcel en fut si pÃnÃtrà de joie, qu’il ne put contenir l’expression de ce sentiment sur sa physionomie.
<< Je suis heureux d’avoir â¡ vous annoncer une si bonne nouvelle, reprit le directeur, et je ne puis que vous engager a persister dans la voie que vous suivez si courageusement. L’avenir le plus brillant vous est offert. Allez, monsieur. >>
Enfin, Marcel, aprÃs une si longue Ãpreuve, entrevoyait le but qu’il s’Ãtait jurà d’atteindre !
Entasser dans sa valise tous ses vÃtements, suivre les hommes gris, franchir enfin cette derniÃre enceinte dont l’entrÃe unique, ouverte sur la route A, aurait pu si longtemps encore lui rester interdite, tout cela fut l’affaire de quelques minutes pour Marcel.
Il Ãtait au pied de cette inaccessible Tour du Taureau dont il n’avait encore aperÃu que la tÃte sourcilleuse perdue au loin dans les nuages.
Le spectacle qui s’Ãtendait devant lui Ãtait assurÃment des plus imprÃvus. Qu’on imagine un homme transporte subitement, sans transition, du milieu d’un atelier europÃen, bruyant et banal, au fond d’une forÃt vierge de la zone torride. Telle Ãtait la surprise qui attendait Marcel au centre de Stahlstadt.
Encore une forÃt vierge gagne-t-elle beaucoup a Ãtre vu â¡ travers les descriptions des grands Ãcrivains, tandis que le parc de Herr Schultze Ãtait le mieux peignà des Jardins d’agrÃment. Les palmiers les plus ÃlancÃs, les bananiers les plus touffus, les cactus les plus obÃses en formaient les massifs. Des lianes s’enroulaient ÃlÃgamment aux grÃles eucalyptus, se drapaient en festons verts ou retombaient en chevelures opulentes. Les plantes grasses les plus invraisemblables fleurissaient en pleine terre. Les ananas et les goyaves mËrissaient auprÃs des oranges. Les colibris et les oiseaux de paradis Ãtalaient en plein air les richesses de leur plumage. Enfin, la tempÃrature mÃme Ãtait aussi tropicale que la vÃgÃtation.
Marcel cherchait des yeux les vitrages et les calorifÃres qui produisaient ce miracle, et, Ãtonnà de ne voir que le ciel bleu, il resta un instant stupÃfait.
Puis, il se rappela qu’il y avait non loin de lâ¡ une houillÃre en combustion permanente, et il comprit que Herr Schultze avait ingÃnieusement utilisà ces trÃsors de chaleur souterraine pour se faire servir par des tuyaux mÃtalliques une tempÃrature constante de serre chaude.
Mais cette explication, que se donna la raison du jeune Alsacien, n’empÃcha pas ses yeux d’Ãtre Ãblouis et charmÃs du vert des pelouses, et ses narines d’aspirer avec ravissement les arÃmes qui emplissaient l’atmosphÃre. AprÃs six mois passÃs sans voir un brin d’herbe, il prenait sa revanche. Une allÃe sablÃe le conduisit par une pente insensible au pied d’un beau degrà de marbre, dominà par une majestueuse colonnade. En arriÃre se dressait la masse Ãnorme d’un grand bâtiment carrà qui Ãtait comme le piÃdestal de la Tour du Taureau. Sous le pÃristyle, Marcel aperÃut sept â¡ huit valets en livrÃe rouge, un suisse â¡ tricorne et hallebarde ; il remarqua entre les colonnes de riches candÃlabres de bronze, et, comme il montait le degrÃ, un lÃger grondement lui rÃvÃla que le chemin de fer souterrain passait sous ses pieds.
Marcel se nomma et fut aussitÃt admis dans un vestibule qui Ãtait un vÃritable musÃe de sculpture. Sans avoir le temps de s’y arrÃter, il traversa un salon rouge et or, puis un salon noir et or, et arriva â¡ un salon jaune et or oË le valet de pied le laissa seul cinq minutes. Enfin, il fut introduit dans un splendide cabinet de travail vert et or.
Herr Schultze en personne, fumant une longue pipe de terre â¡ cÃtà d’une chope de biÃre, faisait au milieu de ce luxe l’effet d’une tache de boue sur une botte vernie.
Sans se lever, sans mÃme tourner la tÃte, le Roi de l’Acier dit froidement et simplement :
<< Vous Ãtes le dessinateur
— Oui, monsieur.
— J’ai vu de vos Ãpures. Elles sont trÃs bien. Mais vous ne savez donc faire que des machines â¡ vapeur ?
— On ne m’a jamais demandà autre chose.
— Connaissez-vous un peu la partie de la balistique ?
— Je l’ai ÃtudiÃe â¡ mes moments perdus et pour mon plaisir. >>
Cette rÃponse alla au coeur de Herr Schultze. Il daigna regarder alors son employÃ.
<< Ainsi, vous vous chargez de dessiner un canon avec moi ?… Nous verrons un peu comment vous vous en tirerez !… Ah ! vous aurez de la peine â¡ remplacer cet imbÃcile de Sohne, qui s’est tuà ce matin en maniant un sachet de dynamite !… L’animal aurait pu nous faire sauter tous ! >>
Il faut bien l’avouer ; ce manque d’Ãgards ne semblait pas trop rÃvoltant dans la bouche de Herr Schultze !
VIII LA CAVERNE DU DRAGON
Le lecteur qui a suivi les progrÃs de la fortune du jeune Alsacien ne sera probablement pas surpris de le trouver parfaitement Ãtabli, au bout de quelques semaines, dans la familiarità de Herr Schultze. Tous deux Ãtaient devenus insÃparables. Travaux, repas, promenades dans le parc, longues pipes fumÃes sur des mooss de biÃre — ils prenaient tout en commun. Jamais l’ex-professeur d’IÃna n’avait rencontrà un collaborateur qui fËt aussi bien selon son coeur, qui le comprÃt pour ainsi dire â¡ demi-mot, qui sËt utiliser aussi rapidement ses donnÃes thÃoriques.
Marcel n’Ãtait pas seulement d’un mÃrite transcendant dans toutes les branches du mÃtier, c’Ãtait aussi le plus charmant compagnon, le travailleur le plus assidu, l’inventeur le plus modestement fÃcond.
Herr Schultze Ãtait ravi de lui. Dix fois par jour, il se disait in petto :
<< Quelle trouvaille ! Quelle perle que ce garÃon ! >> La vÃrità est que Marcel avait pÃnÃtrà du premier coup d’oeil le caractÃre de son terrible patron. Il avait vu que sa facultà maÃtresse Ãtait un ÃgoÃsme immense, omnivore, manifestà au-dehors par une vanità fÃroce, et il s’Ãtait religieusement attachà ⡠rÃgler lâ¡-dessus sa conduite de tous les instants.
En peu de jours, le jeune Alsacien avait si bien appris le doigtà spÃcial de ce clavier, qu’il Ãtait arrivà ⡠jouer du Schultze comme on joue du piano. Sa tactique consistait simplement â¡ montrer autant que possible son propre mÃrite, mais de maniÃre â¡ laisser toujours â¡ l’autre une occasion de rÃtablir sa supÃriorità sur lui. Par exemple, achevait-il un dessin, il le faisait parfait — moins un dÃfaut facile â¡ voir comme â¡ corriger, et que l’ex-professeur signalait aussitÃt avec exaltation.
Avait-il une idÃe thÃorique, il cherchait â¡ la faire naÃtre dans la conversation, de telle sorte que Herr Schultze pËt croire l’avoir trouvÃe. Quelquefois mÃme il allait plus loin, disant par exemple :
<< J’ai tracà le plan de ce navire â¡ Ãperon dÃtachable, que vous m’avez demandÃ.
— Moi ? rÃpondait Herr Schultze, qui n’avait jamais songà ⡠pareille chose.
— Mais oui ! Vous l’avez donc oublià ?… Un Ãperon dÃtachable, laissant dans le flanc de l’ennemi une torpille en fuseau, qui Ãclate aprÃs un intervalle de trois minutes !
— Je n’en avais plus aucun souvenir. J’ai tant d’idÃes en tÃte ! >>
Et Herr Schultze empochait consciencieusement la paternità de la nouvelle invention.
Peut-Ãtre, aprÃs tout, n’Ãtait-il qu’â¡ demi dupe de cette manoeuvre. Au fond, il est probable qu’il sentait Marcel plus fort que lui. Mais, par une de ces mystÃrieuses fermentations qui s’opÃrent dans les cervelles humaines, il en arrivait aisÃment â¡ se contenter de << paraÃtre >>
supÃrieur, et surtout de faire illusion â¡ son subordonnÃ.
<< Est-il bÃte, avec tout son esprit, ce mâtin-lâ¡ ! >> se disait il parfois en dÃcouvrant silencieusement dans un rire muet les trente-deux << dominos >> de sa mâchoire.
D’ailleurs, sa vanità avait bientÃt trouvà une Ãchelle de compensation. Lui seul au monde pouvait rÃaliser ces sortes de rÃves industriels !… Ces rÃves n’avaient de valeur que par lui et pour lui !… Marcel, au bout du compte, n’Ãtait qu’un des rouages de l’organisme que lui, Schultze, avait su crÃer, etc.
Avec tout cela, il ne se dÃboutonnait pas, comme on dit. AprÃs cinq mois de sÃjour â¡ la Tour du Taureau, Marcel n’en savait pas beaucoup plus sur les mystÃres du Bloc central. A la vÃritÃ, ses soupÃons Ãtaient devenus des quasi-certitudes. Il Ãtait de plus en plus convaincu que Stahlstadt recelait un secret, et que Herr Schultze avait encore un bien autre but que celui du gain. La nature de ses prÃoccupations, celle de son industrie mÃme rendaient infiniment vraisemblable l’hypothÃse qu’il avait inventà quelque nouvel engin de guerre.
Mais le mot de l’Ãnigme restait toujours obscur.
Marcel en Ãtait bientÃt venu â¡ se dire qu’il ne l’obtiendrait pas sans une crise. Ne la voyant pas venir, il se dÃcida â¡ la provoquer.
C’Ãtait un soir, le 5 septembre, â¡ la fin du dÃner. Un an auparavant, jour pour jour, il avait retrouvà dans le puits Albrecht le cadavre de son petit ami Carl. Au loin, l’hiver si long et si rude de cette Suisse amÃricaine couvrait encore toute la campagne de son manteau blanc. Mais, dans le parc de Stahlstadt, la tempÃrature Ãtait aussi tiÃde qu’en juin, et la neige, fondue avant de toucher le sol, se dÃposait en rosÃe au lieu de tomber en flocons.
<< Ces saucisses â¡ la choucroute Ãtaient dÃlicieuses, n’est-ce pas ? fit remarquer Herr Schultze, que les millions de la BÃgum n’avaient pas lassà de son mets favori.
— DÃlicieuses >>, rÃpondit Marcel, qui en mangeait hÃroÃquement tous les soirs, quoiqu’il eËt fini par avoir ce plat en horreur.
Les rÃvoltes de son estomac achevÃrent de le dÃcider â¡ tenter l’Ãpreuve qu’il mÃditait.
<< Je me demande mÃme, comment les peuples qui n’ont ni saucisses, ni choucroute, ni biÃre, peuvent tolÃrer l’existence ! reprit Herr Schultze avec un soupir.
— La vie doit Ãtre pour eux un long supplice, rÃpondit Marcel. Ce sera vÃritablement faire preuve d’humanità que de les rÃunir au Vaterland.
-Eh ! eh !… cela viendra… cela viendra ! s’Ãcria le Roi de l’Acier. Nous voici dÃjâ¡ installÃs au coeur de l’AmÃrique. Laissez-nous prendre une Ãle ou deux aux environs du Japon, et vous verrez quelles enjambÃes nous saurons faire autour du globe ! >>
Le valet de pied avait apportà les pipes. Herr Schultze bourra la sienne et l’alluma. Marcel avait choisi avec prÃmÃditation ce moment quotidien de complÃte bÃatitude.
<< Je dois dire, ajouta-t-il aprÃs un instant de silence, que je ne crois pas beaucoup â¡ cette conquÃte !
— Quelle conquÃte ? demanda Herr Schultze, qui n’Ãtait dÃjâ¡ plus au sujet de la conversation.
— La conquÃte du monde par les Allemands. >>
L’ex-professeur pensa qu’il avait mal entendu.
<< Vous ne croyez pas â¡ la conquÃte du monde par les Allemands ?
— Non.
— Ah ! par exemple, voilâ¡ qui est fort !… Et je serais curieux de connaÃtre les motifs de ce doute !
— Tout simplement parce que les artilleurs franÃais finiront par faire mieux et par vous enfoncer. Les Suisses, mes compatriotes, qui les connaissent bien, ont pour idÃe fixe qu’un FranÃais averti en vaut deux. 1870 est une leÃon qui se retournera contre ceux qui l’ont donnÃe. Personne n’en doute dans mon petit pays, monsieur, et, s’il faut tout vous dire, c’est l’opinion des hommes les plus forts en Angleterre. >>
Marcel avait profÃrà ces mots d’un ton froid, sec et tranchant, qui doubla, s’il est possible, l’effet qu’un tel blasphÃme, lancà de but en blanc, devait produire sur le Roi de l’Acier.
Herr Schultze en resta suffoquÃ, hagard, anÃanti. Le sang lui monta â¡ la face avec une telle violence, que le jeune homme craignit d’Ãtre allà trop loin. Voyant toutefois que sa victime, aprÃs avoir failli Ãtouffer de rage, n’en mourait pas sur le coup, il reprit :
<< Oui, c’est fâcheux â¡ constater, mais c’est ainsi. Si nos rivaux ne font plus de bruit, ils font de la besogne. Croyez-vous donc qu’ils n’ont rien appris depuis la guerre ? Tandis que nous en sommes bÃtement â¡ augmenter le poids de nos canons, tenez pour certain qu’ils prÃparent du nouveau et que nous nous en apercevrons â¡ la premiÃre occasion !
— Du nouveau ! du nouveau ! balbutia Herr Schultze. Nous en faisons aussi, monsieur !
— Ah ! oui, parlons-en ! Nous refaisons en acier ce que nos prÃdÃcesseurs ont fait en bronze, voilâ¡ tout ! Nous doublons les proportions et la portÃe de nos piÃces !
— Doublons !… riposta Herr Schultze d’un ton qui signifiait : En vÃrità ! nous faisons mieux que doubler !
— Mais au fond, reprit Marcel, nous ne sommes que des plagiaires. Tenez, voulez-vous que je vous dise la vÃrità ? La facultà d’invention nous manque. Nous ne trouvons rien, et les FranÃais trouvent, eux, soyez-en sËr ! >>
Herr Schultze avait repris un peu de calme apparent. Toutefois, le tremblement de ses lÃvres, la pâleur qui avait succÃdà ⡠la rougeur apoplectique de sa face montraient assez les sentiments qui l’agitaient.
Fallait-il en arriver â¡ ce degrà d’humiliation ? S’appeler Schultze, Ãtre le maÃtre absolu de la plus grande usine et de la premiÃre fonderie de canons du monde entier, voir â¡ ses pieds les rois et les parlements, et s’entendre dire par un petit dessinateur suisse qu’on manque d’invention, qu’on est au-dessous d’un artilleur franÃais !… Et cela quand on avait prÃs de soi, derriÃre l’Ãpaisseur d’un mur blindÃ, de quoi confondre mille fois ce drÃle impudent, lui fermer la bouche, anÃantir ses sots arguments ? Non, il n’Ãtait pas possible d’endurer un pareil supplice !
Herr Schultze se leva d’un mouvement si brusque, qu’il en cassa sa pipe. Puis, regardant Marcel d’un oeil chargà d’ironie, et, serrant les dents, il lui dit, ou plutÃt il siffla ces mots :
<< Suivez-moi, monsieur, je vais vous montrer si moi, Herr Schultze, je manque d’invention ! >>
Marcel avait jouà gros jeu, mais il avait gagnÃ, grâce â¡ la surprise produite par un langage si audacieux et si inattendu, grâce â¡ la violence du dÃpit qu’il avait provoquÃ, la vanità Ãtant plus forte chez l’ex-professeur que la prudence. Schultze avait soif de dÃvoiler son secret, et, comme malgrà lui, pÃnÃtrant dans son cabinet de travail, dont il referma la porte avec soin, il marcha droit â¡ sa bibliothÃque et en toucha un des panneaux. AussitÃt, une ouverture, masquÃe par des rangÃes de livres, apparut dans la muraille. C’Ãtait l’entrÃe d’un passage Ãtroit qui conduisait, par un escalier de pierre, jusqu’au pied mÃme de la Tour du Taureau.
Lâ¡, une porte de chÃne fut ouverte â¡ l’aide d’une petite clef qui ne quittait jamais le patron du lieu. Une seconde porte apparut, fermÃe par un cadenas syllabique, du genre de ceux qui servent pour les coffres-forts. Herr Schultze forma le mot et ouvrit le lourd battant de fer, qui Ãtait intÃrieurement armà d’un appareil compliquà d’engins explosibles, que Marcel, sans doute par curiosità professionnelle, aurait bien voulu examiner. Mais son guide ne lui en laissa pas le temps.
Tous deux se trouvaient alors devant une troisiÃme porte, sans serrure apparente, qui s’ouvrit sur une simple poussÃe, opÃrÃe, bien entendu, selon des rÃgles dÃterminÃes.
Ce triple retranchement franchi, Herr Schultze et son compagnon eurent â¡ gravir les deux cents marches d’un escalier de fer, et ils arrivÃrent au sommet de la Tour du Taureau, qui dominait toute la cità de Stahlstadt.
Sur cette tour de granit, dont la solidità Ãtait â¡ toute Ãpreuve, s’arrondissait une sorte de casemate, percÃe de plusieurs embrasures. Au centre de la casemate s’allongeait un canon d’acier.
<< Voilâ¡ ! >> dit le professeur, qui n’avait pas soufflà mot depuis le trajet.
C’Ãtait la plus grosse piÃce de siÃge que Marcel eËt jamais vue. Elle devait peser au moins trois cent mille kilogrammes, et se chargeait par la culasse. Le diamÃtre de sa bouche mesurait un mÃtre et demi. MontÃe sur un affËt d’acier et roulant sur des rubans de mÃme mÃtal, elle aurait pu Ãtre manoeuvrÃe par un enfant, tant les mouvements en Ãtaient rendus faciles par un systÃme de roues dentÃes. Un ressort compensateur, Ãtabli en arriÃre de l’affËt, avait pour effet d’annuler le recul ou du moins de produire une rÃaction rigoureusement Ãgale, et de replacer automatiquement la piÃce, aprÃs chaque coup, dans sa position premiÃre.
<< Et quelle est la puissance de perforation de cette piÃce ? demanda Marcel, qui ne put se retenir d’admirer un pareil engin.
— A vingt mille mÃtres, avec un projectile plein, nous perÃons une plaque de quarante pouces aussi aisÃment que si c’Ãtait une tartine de beurre !
— Quelle est donc sa portÃe ?
— Sa portÃe ! s’Ãcria Schultze, qui s’enthousiasmait Ah ! vous disiez tout â¡ l’heure que notre gÃnie imitateur n’avait rien obtenu de plus que de doubler la portÃe des canons actuels ! Eh bien, avec ce canon- lâ¡, je me charge d’envoyer, avec une prÃcision suffisante, un projectile â¡ la distance de dix lieues !
— Dix lieues ! s’Ãcria Marcel. Dix lieues ! Quelle poudre nouvelle employez-vous donc ?
— Oh ! je puis tout vous dire, maintenant ! rÃpondit Herr Schultze d’un ton singulier. Il n’y a plus d’inconvÃnient â¡ vous dÃvoiler mes secrets ! La poudre â¡ gros grains a fait son temps. Celle dont je me sers est le fulmicoton, dont la puissance expansive est quatre fois supÃrieure â¡ celle de la poudre ordinaire, puissance que je quintuple encore en y mÃlant les huit dixiÃmes de son poids de nitrate de potasse !
— Mais, fit observer Marcel, aucune piÃce, mÃme faite du meilleur acier, ne pourra rÃsister â¡ la dÃflagration de ce pyroxyle ! Votre canon, aprÃs trois, quatre, cinq coups, sera dÃtÃriorà et mis hors d’usage !
— Ne tirât-il qu’un coup, un seul, ce coup suffirait !
— Il coËterait cher !
— Un million, puisque c’est le prix de revient de la piÃce !
— Un coup d’un million !…
— Qu’importe, s’il peut dÃtruire un milliard !
— Un milliard ! >> s’Ãcria Marcel.
Cependant, il se contint pour ne pas laisser Ãclater l’horreur mÃlÃe d’admiration que lui inspirait ce prodigieux agent de destruction. Puis, il ajouta :
<< C’est assurÃment une Ãtonnante et merveilleuse piÃce d’artillerie, mais qui, malgrà tous ses mÃrites, justifie absolument ma thÃse : des perfectionnements, de l’imitation, pas d’invention !
— Pas d’invention ! rÃpondit Herr Schultze en haussant les Ãpaules. Je vous rÃpÃte que je n’ai plus de secrets pour vous ! Venez donc ! >>
Le Roi de l’Acier et son compagnon, quittant alors la casemate, redescendirent â¡ l’Ãtage infÃrieur, qui Ãtait mis en communication avec la plate-forme par des monte-charge hydrauliques. Lâ¡ se voyaient une certaine quantità d’objets allongÃs, de forme cylindrique, qui auraient pu Ãtre pris â¡ distance pour d’autres canons dÃmontÃs. << Voilâ¡ nos
obus >>, dit Herr Schultze.
Cette fois, Marcel fut obligà de reconnaÃtre que ces engins ne ressemblaient â¡ rien de ce qu’il connaissait. C’Ãtaient d’Ãnormes tubes de deux mÃtres de long et d’un mÃtre dix de diamÃtre, revÃtus extÃrieurement d’une chemise de plomb propre â¡ se mouler sur les rayures de la piÃce, fermÃs â¡ l’arriÃre par une plaque d’acier boulonnÃe et â¡ l’avant par une pointe d’acier ogivale, munie d’un bouton de percussion.
Quelle Ãtait la nature spÃciale de ces obus ? C’est ce que rien dans leur aspect ne pouvait indiquer. On pressentait seulement qu’ils devaient contenir dans leurs flancs quelque explosion terrible, dÃpassant tout ce qu’on avait jamais fait ans ce genre.
<< Vous ne devinez pas ? demanda Herr Schultze, voyant Marcel rester silencieux.
— Ma foi non, monsieur ! Pourquoi un obus si long et si lourd, – au moins en apparence ?
— L’apparence est trompeuse, rÃpondit Herr Schultze, et le poids ne diffÃre pas sensiblement de ce qu’il serait pour un obus ordinaire de mÃme calibre… Allons, il faut tout vous dire ! . . Obus-fusÃe de verre, revÃtu de bois de chÃne, chargÃ, â¡ soixante-douze atmosphÃres de pression intÃrieure acide carbonique liquide. La chute dÃtermine l’explosion de l’enveloppe et le retour du liquide â¡ l’Ãtat gazeux. ConsÃquence : un froid d’environ cent degrÃs au-dessous de zÃro dans toute la zone avoisinante, en mÃme temps mÃlange d’un Ãnorme volume de gaz acide carbonique â¡ l’air ambiant. Tout Ãtre vivant qui se trouve dans un rayon de trente mÃtres du centre d’explosion est en mÃme temps congelà et asphyxiÃ. Je dis trente mÃtres pour prendre une base de calcul, mais l’action s’Ãtend vraisemblablement beaucoup plus loin, peut-Ãtre â¡ cent et deux cents mÃtres de rayon ! Circonstance plus avantageuse encore, le gaz acide carbonique restant trÃs longtemps dans les couches infÃrieures de l’atmosphÃre, en raison de son poids qui est supÃrieur â¡ celui de l’air, la zone dangereuse conserve ses propriÃtÃs septiques plusieurs heures aprÃs l’explosion, et tout Ãtre qui tente d’y pÃnÃtrer pÃrit infailliblement. C’est un coup de canon â¡ effet â¡ la fois instantanà et durable !… Aussi, avec mon systÃme pas de blessÃs, rien que des morts ! >>
Herr Schultze Ãprouvait un plaisir manifeste â¡ dÃvelopper les mÃrites de son invention. Sa bonne humeur Ãtait venue, il Ãtait rouge d’orgueil et montrait toutes ses dents.
<< Voyez-vous d’ici, ajouta-t-il, un nombre suffisant de mes bouches â¡ feu braquÃes sur une ville assiÃgÃe ! Supposons une piÃce pour un hectare de surface, soit, pour une ville de mille hectares, cent batteries de dix piÃces convenablement Ãtablies. Supposons ensuite toutes nos piÃces en position, chacune avec son tir rÃglÃ, une atmosphÃre calme et favorable, enfin le signal gÃnÃral donnà par un fil Ãlectrique… En une minute, il ne restera pas un Ãtre vivant sur une superficie de mille hectares ! Un vÃritable ocÃan d’acide carbonique aura submergà la ville ! C’est pourtant une idÃe qui m’est venue l’an dernier en lisant le rapport mÃdical sur la mort accidentelle d’un petit mineur du puits Albrecht ! J’en avais bien eu la premiÃre inspiration â¡ Naples, lorsque je visitai la grotte du Chien [La grotte du Chien, aux environs de Naples, emprunte son nom â¡ la propriÃtà curieuse que possÃde son atmosphÃre d’asphyxier un chien ou un quadrupÃde quelconque bas sur jambes, sans faire de mal â¡ un homme debout, — propriÃtà due â¡ une couche de gaz acide carbonique de soixante centimÃtres environ que son poids spÃcifique maintient au ras de terre.]. Mais il a fallu ce dernier fait pour donner â¡ ma pensÃe l’essor dÃfinitif. Vous saisissez bien le principe, n’est-ce pas ? Un ocÃan artificiel d’acide carbonique pur ! Or, une proportion d’un cinquiÃme de ce gaz suffit â¡ rendre l’air irrespirable. >>
Marcel ne disait pas un mot. Il Ãtait vÃritablement rÃduit au silence. Herr Schultze sentit si vivement son triomphe, qu’il ne voulut pas en abuser.
<< Il n’y a qu’un dÃtail qui m’ennuie, dit-il.
— Lequel donc ? demanda Marcel.
— C’est que je n’ai pas rÃussi â¡ supprimer le bruit de l’explosion. Cela donne trop d’analogie â¡ mon coup de canon avec le coup du canon vulgaire. Pensez un peu â¡ ce que ce serait, si j’arrivais â¡ obtenir un tir silencieux ! Cette mort subite, arrivant sans bruit â¡ cent mille hommes â¡ la fois, par une nuit calme et sereine ! >>
L’idÃal enchanteur qu’il Ãvoquait rendit Herr Schultze tout rÃveur, et peut-Ãtre sa rÃverie, qui n’Ãtait qu’une immersion profonde dans un bain d’amour-propre, se fut-elle longtemps prolongÃe, si Marcel ne l’eËt interrompue par cette observation :
<< TrÃs bien, monsieur, trÃs bien ! mais mille canons de ce genre c’est du temps et de l’argent.
— L’argent ? Nous en regorgeons ! Le temps ?… Le temps est â¡ nous ! >>
Et, en vÃritÃ, ce Germain, le dernier de son Ãcole, croyait ce qu’il disait !
<< Soit, rÃpondit Marcel. Votre obus, chargà d’acide carbonique, n’est pas absolument nouveau, puisqu’il dÃrive des projectiles asphyxiants, connus depuis bien des annÃes ; mais il peut Ãtre Ãminemment destructeur, je n’en disconviens pas. Seulement…
— Seulement ?…
— Il est relativement lÃger pour son volume, et si celui-lâ¡ va jamais â¡ dix lieues !…
— Il n’est fait que pour aller â¡ deux lieues, rÃpondit Herr Schultze en souriant. Mais, ajouta-t-il en montrant un autre obus, voici un projectile en fonte. Il est plein, celui-lâ¡ et contient cent petits canons symÃtriquement disposÃs encastrÃs les uns dans les autres comme les tubes d’une lunette, et qui, aprÃs avoir Ãtà lancÃs comme projectiles redeviennent canons, pour vomir â¡ leur tour de petits obus chargÃs de matiÃres incendiaires. C’est comme une batterie que je lance dans l’espace et qui peut porter l’incendie et la mort sur toute une ville en la couvrant d’une averse de feux inextinguibles ! Il a le poids voulu pour franchir les dix lieues dont j’ai parlà ! Et, avant peu, l’expÃrience en sera faite de telle maniÃre, que les incrÃdules pourront toucher du doigt cent mille cadavres qu’il aura couchÃs â¡ terre ! >>
Les dominos brillaient â¡ ce moment d’un si insupportable Ãclat dans la bouche de Herr Schultze, que Marcel eut la plus violente envie d’en briser une douzaine. Il eut pourtant la force de se contenir encore. Il n’Ãtait pas au bout de ce qu’il devait entendre.
En effet, Herr Schultze reprit :
<< Je vous ai dit qu’avant peu, une expÃrience dÃcisive serait tentÃe !
— Comment ? OË ?… s’Ãcria Marcel.
— Comment ? Avec un de ces obus, qui franchira la chaÃne des Cascade-Mounts, lancà par mon canon de la plate-forme !… OË ? Sur une cità dont dix lieues au plus nous sÃparent, qui ne peut s’attendre â¡ ce coup de tonnerre, et qui s’y attendÃt-elle, n’en pourrait parer les foudroyants rÃsultats ! Nous sommes au 5 septembre !… Eh bien, le 13 â¡ onze heures quarante-cinq minutes du soir, France-Ville disparaÃtra du sol amÃricain ! L’incendie de Sodome aura eu son pendant ! Le professeur Schultze aura dÃchaÃnà tous les feux du ciel â¡ son tour ! >>
Cette fois, â¡ cette dÃclaration inattendue, tout le sang de Marcel lui reflua au coeur ! Heureusement, Herr Schultze ne vit rien de ce qui se passait en lui.
<< Voilâ¡ ! reprit-il du ton le plus dÃgagÃ. Nous faisons ici le contraire de ce que font les inventeurs de France-Ville ! Nous cherchons le secret d’abrÃger la vie des hommes tandis qu’ils cherchent, eux, le moyen de l’augmenter. Mais leur oeuvre est condamnÃe, et c’est de la mort, semÃe par nous, que doit naÃtre la vie. Cependant, tout a son but dans la nature, et le docteur Sarrasin, en fondant une ville isolÃe, a mis sans s’en douter â¡ ma portÃe le plus magnifique champ d’expÃriences. >>
Marcel ne pouvait croire â¡ ce qu’il venait d’entendre.
<< Mais, dit-il, d’une voix dont le tremblement involontaire parut attirer un instant l’attention du Roi de l’Acier, les habitants de France- Ville ne vous ont rien fait, monsieur ! Vous n’avez, que je sache, aucune raison de leur chercher querelle ?
— Mon cher, rÃpondit Herr Schultze, il y a dans votre cerveau, bien organisà sous d’autres rapports, un fonds d’idÃes celtiques qui vous nuiraient beaucoup, si vous deviez vivre longtemps ! Le droit, le bien, le mal, sont choses purement relatives et toutes de convention. Il n’y a d’absolu que les grandes lois naturelles. La loi de concurrence vitale l’est au mÃme titre que celle de la gravitation. Vouloir s’y soustraire, c’est chose insensÃe ; s’y ranger et agir dans le sens qu’elle nous indique, c’est chose raisonnable et sage, et voilâ¡ pourquoi je dÃtruirai la cità du docteur Sarrasin. Grâce â¡ mon canon, mes cinquante mille Allemands viendront facilement â¡ bout des cent mille rÃveurs qui constituent lâ¡-bas un groupe condamnà ⡠pÃrir. >>
Marcel, comprenant l’inutilità de vouloir raisonner avec Herr Schultze, ne chercha plus â¡ le ramener.
Tous deux quittÃrent alors la chambre des obus, dont les portes â¡ secret furent refermÃes, et ils redescendirent â¡ la salle â¡ manger.
De l’air le plus naturel du monde, Herr Schultze reporta son mooss de biÃre â¡ sa bouche, toucha un timbre, se fit donner une autre pipe pour remplacer celle qu’il avait cassÃe, et s’adressant au valet de pied :
<< Arminius et Sigimer sont-ils lâ¡ ? demanda-t-il.
— Oui, monsieur.
— Dites-leur de se tenir â¡ portÃe de ma voix. >>
Lorsque le domestique eut quittà la salle â¡ manger, le Roi de l’Acier, se tournant vers Marcel, le regarda bien en face.
Celui-ci ne baissa pas les yeux devant ce regard qui avait pris une duretà mÃtallique.
<< RÃellement, dit-il, vous exÃcuterez ce projet ?
— RÃellement. Je connais, â¡ un dixiÃme de seconde prÃs en longitude et en latitude, la situation de France-Ville, et le 13 septembre, â¡ onze heures quarante-cinq du soir, elle aura vÃcu.
— Peut-Ãtre auriez-vous dË tenir ce plan absolument secret !
— Mon cher, rÃpondit Herr Schultze, dÃcidÃment vous ne serez jamais logique. Ceci me fait moins regretter que vous deviez mourir jeune. >>
Marcel, sur ces derniers mots, s’Ãtait levÃ.
<< Comment n’avez-vous pas compris, ajouta froidement Herr Schultze, que je ne parle jamais de mes projets que devant ceux qui ne pourront plus les redire ? >>
Le timbre rÃsonna. Arminius et Sigimer, deux gÃants, apparurent â¡ la porte de la salle.
<< Vous avez voulu connaÃtre mon secret, dit Herr Schultze, vous le connaissez !… Il ne vous reste plus qu’â¡ mourir. >>
Marcel ne rÃpondit pas.
<< Vous Ãtes trop intelligent, reprit Herr Schultze, pour supposer que je puisse vous laisser vivre, maintenant que vous savez â¡ quoi vous en tenir sur mes projets. Ce serait une lÃgÃretà impardonnable, ce serait illogique. La grandeur de mon but me dÃfend d’en compromettre le succÃs pour une considÃration d’une valeur relative aussi minime que la vie d’un homme, — mÃme d’un homme tel que vous, mon cher, dont j’estime tout particuliÃrement la bonne organisation cÃrÃbrale. Aussi, je regrette vÃritablement qu’un petit mouvement d’amour-propre m’ait entraÃnà trop loin et me mette â¡ prÃsent dans la nÃcessità de vous supprimer. Mais, vous devez le comprendre, en face des intÃrÃts auxquels je me suis consacrÃ, il n’y a plus de question de sentiment. Je puis bien vous le dire, c’est d’avoir pÃnÃtrà mon secret que votre prÃdÃcesseur Sohne est mort, et non pas par l’explosion d’un sachet de dynamite !… La rÃgle est absolue, il faut qu’elle soit inflexible ! Je n’y puis rien changer. >>
Marcel regardait Herr Schultze. Il comprit, au son de sa voix, â¡ l’entÃtement bestial de cette tÃte chauve, qu’il Ãtait perdu. Aussi ne se donna-t-il mÃme pas la peine de protester.
<< Quand mourrai-je et de quelle mort ? demanda-t-il.
— Ne vous inquiÃtez pas de ce dÃtail, rÃpondit tranquillement Herr Schultze. Vous mourrez, mais la souffrance vous sera ÃpargnÃe. Un matin, vous ne vous rÃveillerez pas. Voilâ¡ tout. >>
Sur un signe du Roi de l’Acier, Marcel se vit emmenà et consignà dans sa chambre, dont la porte fut gardÃe par les deux gÃants.
Mais, lorsqu’il se retrouva seul, il songea, en frÃmissant d’angoisse et de colÃre, au docteur, â¡ tous les siens, â¡ tous ses compatriotes, â¡ tous ceux qu’il aimait !
<< La mort qui m’attend n’est rien, se dit-il. Mais le danger qui les menace, comment le conjurer ! >>
IX << P.P.C. >>
La situation, en effet, Ãtait excessivement grave. Que pouvait faire Marcel, dont les heures d’existence Ãtaient maintenant comptÃes, et qui voyait peut-Ãtre arriver sa derniÃre nuit avec le coucher du soleil ?
Il ne dormit pas un instant — non par crainte de ne plus se rÃveiller, ainsi que l’avait dit Herr Schultze –, mais parce que sa pensÃe ne parvenait pas â¡ quitter France-Ville, sous le coup de cette imminente catastrophe !
<< Que tenter ? se rÃpÃtait-il. DÃtruire ce canon ? Faire sauter la tour qui le porte ? Et comment le pourrais-je ? Fuir ! fuir, lorsque ma chambre est gardÃe par ces deux colosses ! Et puis, quand je parviendrais, avant cette date du 13 septembre, â¡ quitter Stahlstadt, comment empÃcherais-je ?… Mais si ! A dÃfaut de notre chÃre citÃ, je pourrais au moins sauver ses habitants, arriver jusqu’â¡ eux, leur crier : “Fuyez sans retard ! Vous Ãtes menacÃs de pÃrir par le feu, par le fer ! Fuyez tous !” >>
Puis, les idÃes de Marcel se jetaient dans un autre courant.
<< Ce misÃrable Schultze ! pensait-il. En admettant mÃme qu’il ait exagÃrà les effets destructeurs de son obus, et qu’il ne puisse couvrir de ce feu inextinguible la ville tout entiÃre il est certain qu’il peut d’un seul coup en incendier une partie considÃrable ! C’est un engin effroyable qu’il a imaginà lâ¡, et, malgrà la distance qui sÃpare les deux villes, ce formidable canon saura bien y envoyer son projectile ! Une vitesse initiale vingt fois supÃrieure â¡ la vitesse obtenue jusqu’ ici ! Quelque chose comme dix mille mÃtres, deux lieues et demie â¡ la seconde ! Mais c’est presque le tiers de la vitesse de translation de la terre sur son orbite ! Est-ce donc possible ?… Oui, oui !… si son canon n’Ãclate pas au premier coup !… Et il n’Ãclatera pas, car il est fait d’un mÃtal dont la rÃsistance â¡ l’Ãclatement est presque infinie ! Le coquin connaÃt trÃs exactement la situation de France-Ville Sans sortir de son antre, il pointera son canon avec une prÃcision mathÃmatique, et, comme il l’a dit, l’obus ira tomber sur le centre mÃme de la cità ! Comment en prÃvenir les infortunÃs habitants ! >>
Marcel n’avait pas fermà l’oeil, quand le jour reparut. Il quitta alors le lit sur lequel il s’Ãtait vainement Ãtendu pendant toute cette insomnie fiÃvreuse.
<< Allons, se dit-il, ce sera pour la nuit prochaine ! Ce bourreau, qui veut bien m’Ãpargner la souffrance, attendra sans doute que le sommeil, l’emportant sur l’inquiÃtude, se soit emparà de moi ! Et alors !… Mais quelle mort me rÃserve-t-il donc ? Songe-t-il â¡ me tuer avec quelque inhalation d’acide prussique pendant que je dormirai ? Introduira-t-il dans ma chambre de ce gaz acide carbonique qu’il a â¡ discrÃtion ? N’emploiera-t-il pas plutÃt ce gaz â¡ l’Ãtat liquide tel qu’il le met dans ses obus de verre, et dont le subit retour â¡ l’Ãtat gazeux dÃterminera un froid de cent degrÃs ! Et le lendemain, â¡ la place de “moi”, de ce corps vigoureux bien constituÃ, plein de vie, on ne retrouverait plus qu’une momie dessÃchÃe, glacÃe, racornie !… Ah ! le misÃrable ! Eh bien, que mon coeur se sÃche, s’il le faut, que ma vie se refroidisse dans cette insoutenable tempÃrature, mais que mes amis, que le docteur Sarrasin, sa famille, Jeanne, ma petite Jeanne, soient sauvÃs ! Or, pour cela, il faut que je fuie… Donc, je fuirai ! >>
En prononÃant ce dernier mot, Marcel, par un mouvement instinctif, bien qu’il dËt se croire renfermà dans sa chambre, avait mis la main sur la serrure de la porte.
A son extrÃme surprise, la porte s’ouvrit, et il put descendre, comme d’habitude, dans le jardin oË il avait coutume de se promener.
<< Ah ! fit-il, je suis prisonnier dans le Bloc central, mais je ne le suis pas dans ma chambre ! C’est dÃjâ¡ quelque chose ! >> Seulement, â¡ peine Marcel fut-il dehors, qu’il vit bien que, quoique libre en apparence, il ne pourrait plus faire un pas sans Ãtre escortà des deux personnages qui rÃpondaient aux noms historiques, ou plutÃt prÃhistoriques, d’Arminius et de Sigimer.
Il s’Ãtait dÃjâ¡ demandà plus d’une fois, en les rencontrant sur son passage, quelle pouvait bien Ãtre la fonction de ces deux colosses en casaque grise, au cou de taureau, aux biceps herculÃens, aux faces rouges embroussaillÃes de moustaches Ãpaisses et de favoris buissonnants !
Leur fonction, il la connaissait maintenant. C’Ãtaient les exÃcuteurs des hautes oeuvres de Herr Schultze, et provisoirement ses gardes du corps personnels.
Ces deux gÃants le tenaient â¡ vue, couchaient â¡ la porte de sa chambre, emboÃtaient le pas derriÃre lui s’il sortait dans le parc. Un formidable armement de revolvers et de poignards, ajoutà ⡠leur uniforme, accentuait encore cette surveillance.
Avec cela, muets comme des poissons. Marcel ayant voulu, dans un but diplomatique, lier conversation avec eux, n’avait obtenu en rÃponse que des regards fÃroces. MÃme l’offre d’un verre de biÃre, qu’il avait quelque raison de croire irrÃsistible, Ãtait restÃe infructueuse. AprÃs quinze heures d’observation, il ne leur connaissait qu’un vice — un seul –, la pipe, qu’ils prenaient la libertà de fumer sur ses talons. Cet unique vice, Marcel pourrait-il l’exploiter au profit de son propre salut ? Il ne le savait pas, il ne pouvait encore l’imaginer, mais il s’Ãtait jurà ⡠lui-mÃme de fuir, et rien ne devait Ãtre nÃgligà de ce qui pouvait amener son Ãvasion. Or, cela pressait. Seulement, comment s’y prendre ?
Au moindre signe de rÃvolte ou de fuite, Marcel Ãtait sËr de recevoir deux balles dans la tÃte. En admettant qu’il fËt manquÃ, il se trouvait au centre mÃme d’une triple ligne fortifiÃe, bordÃe d’un triple rang de sentinelles.
Selon son habitude, l’ancien ÃlÃve de l’Ecole centrale s’Ãtait correctement posà le problÃme en mathÃmaticien.
<< Soit un homme gardà ⡠vue par des gaillards sans scrupules, individuellement plus forts que lui, et de plus armÃs jusque aux dents. Il s’agit d’abord, pour cet homme, d’Ãchapper â¡ la vigilance de ses argousins. Ce premier point acquis il lui reste â¡ sortir d’une place forte dont tous les abords sont rigoureusement surveillÃs… >>
Cent fois, Marcel rumina cette double question et cent fois il se buta â¡ une impossibilitÃ.
Enfin, l’extrÃme gravità de la situation donna-t-elle â¡ ses facultÃs d invention le coup de fouet suprÃme ? Le hasard dÃcida-t-il seul de la trouvaille ? Ce serait difficile â¡ dire.
Toujours est-il que, le lendemain, pendant que Marcel se promenait dans le parc, ses yeux s’arrÃtÃrent, au bord d’un parterre, sur un arbuste dont l’aspect le frappa.
C’Ãtait une plante de triste mine, herbacÃe, â¡ feuilles alternes, ovales, aiguÃs et gÃminÃes, avec de grandes fleurs rouges en forme de clochettes monopÃtales et soutenues par un pÃdoncule axillaire.
Marcel, qui n’avait jamais fait de botanique qu’en amateur, crut pourtant reconnaÃtre dans cet arbuste la physionomie caractÃristique de la famille des solanacÃes. A tout hasard, il en cueillit une petite feuille et la mâcha lÃgÃrement en poursuivant sa promenade.
Il ne s’Ãtait pas trompÃ. Un alourdissement de tous ses membres, accompagnà d’un commencement de nausÃes 1’avertit bientÃt qu’il avait sous la main un laboratoire naturel de belladone, c’est-â¡-dire du plus actif des narcotiques.
Toujours flânant, il arriva jusqu’au petit lac artificiel qui s’Ãtendait vers le sud du parc pour aller alimenter, â¡ l’une de ses extrÃmitÃs, une cascade assez servilement copiÃe sur celle du bois de Boulogne.
<< OË donc se dÃgage l’eau de cette cascade ? >> se demanda Marcel.
C’Ãtait d’abord dans le lit d’une petite riviÃre, qui, aprÃs avoir dÃcrit une douzaine de courbes, disparaissait sur la limite du parc.
Il devait donc se trouver lâ¡ un dÃversoir, et, selon toute apparence, la riviÃre s’Ãchappait en l’emplissant â¡ travers un des canaux souterrains qui allaient arroser la plaine en dehors de Stahlstadt.
Marcel entrevit lâ¡ une porte de sortie. Ce n’Ãtait pas une porte cochÃre Ãvidemment, mais c’Ãtait une porte.
<< Et si le canal Ãtait barrà par des grilles de fer ! objecta tout d’abord la voix de la prudence.
— Qui ne risque rien n’a rien ! Les limes n’ont pas Ãtà inventÃes pour roder les bouchons, et il y en a d’excellentes dans le laboratoire ! >> rÃpliqua une autre voix ironique, celle qui dicte les rÃsolutions hardies.
En deux minutes, la dÃcision de Marcel fut prise. Une idÃe — ce qu’on appelle une idÃe ! — lui Ãtait venue, idÃe irrÃalisable, peut-Ãtre, mais qu’il tenterait de rÃaliser, si la mort ne le surprenait pas auparavant.
Il revint alors sans affectation vers l’arbuste â¡ fleurs rouges, il en dÃtacha deux ou trois feuilles, de telle sorte que ses gardiens ne pussent manquer de le voir.
Puis, une fois rentrà dans sa chambre, il fit, toujours ostensiblement, sÃcher ces feuilles devant le feu, les roula dans ses mains pour les Ãcraser, et les mÃla â¡ son tabac.
Pendant les six jours qui suivirent, Marcel, â¡ son extrÃme surprise, se rÃveilla chaque matin. Herr Schultze, qu’il ne voyait plus, qu’il ne rencontrait jamais pendant ses promenades, avait-il donc renoncà ⡠ce projet de se dÃfaire de lui ? Non, sans doute, pas plus qu’au projet de dÃtruire la ville du docteur Sarrasin.
Marcel profita donc de la permission qui lui Ãtait laissÃe de vivre, et, chaque jour, il renouvela sa manoeuvre. Il prenait soin, bien entendu, de ne pas fumer de belladone, et, â¡ cet effet, il avait deux paquets de tabac, l’un pour son usage personnel, l’autre pour sa manipulation quotidienne. Son but Ãtait simplement d’Ãveiller la curiosità d’Arminius et de Sigimer. En fumeurs endurcis qu’ils Ãtaient, ces deux brutes devaient bientÃt en venir â¡ remarquer l’arbuste dont il cueillait les feuilles, â¡ imiter son opÃration et â¡ essayer du goËt que ce mÃlange communiquait au tabac.
Le calcul Ãtait juste, et le rÃsultat prÃvu se produisit pour ainsi dire mÃcaniquement.
DÃs le sixiÃme jour — c’Ãtait la veille du fatal 13 septembre –, Marcel, en regardant derriÃre lui du coin de l’oeil, sans avoir l’air d’y songer, eut la satisfaction de voir ses gardiens faire leur petite provision de feuilles vertes.
Une heure plus tard, il s’assura qu’ils les faisaient sÃcher â¡ la chaleur du feu, les roulaient dans leurs grosses mains calleuses, les mÃlaient â¡ leur tabac. Ils semblaient mÃme se pourlÃcher les lÃvres â¡ l’avance !
Marcel se proposait-il donc seulement d’endormir Arminius et Sigimer ? Non. Ce n’Ãtait pas assez d’Ãchapper â¡ leur surveillance. Il fallait encore trouver la possibilità de passer par le canal, â¡ travers la masse d’eau qui s’y dÃversait, mÃme si ce canal mesurait plusieurs kilomÃtres de long. Or, ce moyen, Marcel l’avait imaginÃ. Il avait, il est vrai, neuf chances sur dix de pÃrir, mais le sacrifice de sa vie, dÃjâ¡ condamnÃe, Ãtait fait depuis longtemps.
Le soir arriva, et, avec le soir, l’heure du souper, puis l’heure de la derniÃre promenade. L’insÃparable trio prit le chemin du parc.
Sans hÃsiter, sans perdre une minute, Marcel se dirigea dÃlibÃrÃment vers un bâtiment Ãlevà dans un massif, et qui n’Ãtait autre que l’atelier des modÃles. Il choisit un banc ÃcartÃ, bourra sa pipe et se mit â¡ la fumer.
AussitÃt, Arminius et Sigimer, qui tenaient leurs pipes toutes prÃtes, s’installÃrent sur le banc voisin et commencÃrent â¡ aspirer des bouffÃes Ãnormes.
L’effet du narcotique ne se fit pas attendre.
Cinq minutes ne s’Ãtaient pas ÃcoulÃes, que les deux lourds Teutons bâillaient et s’Ãtiraient â¡ l’envi comme des ours en cage. Un nuage voila leurs yeux ; leurs oreilles bourdonnÃrent ; leurs faces passÃrent du rouge clair au rouge cerise ; leurs bras tombÃrent inertes ; leurs tÃtes se renversÃrent sur le dossier du banc.
Les pipes roulÃrent â¡ terre.
Finalement, deux ronflements sonores vinrent se mÃler en cadence au gazouillement des oiseaux, qu’un Ãtà perpÃtuel retenait au parc de Stahlstadt.
Marcel n’attendait que ce moment. Avec quelle impatience, on le comprendra, puisque, le lendemain soir, â¡ onze heures quarante-cinq, France-Ville, condamnÃe par Herr Schultze, aurait cessà d’exister.
Marcel s’Ãtait prÃcipità dans l’atelier des modÃles. Cette vaste salle renfermait tout un musÃe. RÃductions de machines hydrauliques, locomotives, machines â¡ vapeur, locomobiles, pompes d’Ãpuisement, turbines, perforatrices, machines marines, coques de navire, il y avait lâ¡ pour plusieurs millions de chefs-d’oeuvre. C’Ãtaient les modÃles en bois de tout ce qu’avait fabriquà l’usine Schultze depuis sa fondation, et l’on peut croire que les gabarits de canons, de torpilles ou d’obus, n’y manquaient pas.
La nuit Ãtait noire, consÃquemment propice au projet hardi que le jeune Alsacien comptait mettre â¡ exÃcution. En mÃme temps qu’il allait prÃparer son suprÃme plan d’Ãvasion, il voulait anÃantir le musÃe des modÃles de Stahlstadt. Ah ! s’il avait aussi pu dÃtruire, avec la casemate et le canon qu’elle abritait, l’Ãnorme et indestructible Tour du Taureau ! Mais il n’y fallait pas songer.
Le premier soin de Marcel fut de prendre une petite scie d’acier, propre â¡ scier le fer, qui Ãtait pendue â¡ un des râteliers d’outils, et de la glisser dans sa poche. Puis, frottant une allumette qu’il tira de sa boÃte, sans que sa main hÃsitât un instant, il porta la flamme dans un coin de la salle oË Ãtaient entassÃs des cartons d’Ãpures et de lÃgers modÃles en bois de sapin.
Puis, il sortit.
Un instant aprÃs, l’incendie, alimentà par toutes ces matiÃres combustibles, projetait d’intenses flammes â¡ travers les fenÃtres de la salle. AussitÃt, la cloche d’alarme sonnait, un courant mettait en mouvement les carillons Ãlectriques des divers quartiers de Stahlstadt, et les pompiers, traÃnant leurs engins â¡ vapeur, accouraient de toutes parts.
Au mÃme moment, apparaissait Herr Schultze, dont la prÃsence Ãtait bien faite pour encourager tous ces travailleurs.
En quelques minutes, les chaudiÃres â¡ vapeur avaient Ãtà mises en pression, et les puissantes pompes fonctionnaient avec rapiditÃ. C’Ãtait un dÃluge d’eau qu’elles dÃversaient sur les murs et jusque sur les toits du musÃe des modÃles. Mais le feu, plus fort que cette eau, qui, pour ainsi dire, se vaporisait â¡ son contact au lieu de l’Ãteindre, eut bientÃt attaquà toutes les parties de l’Ãdifice â¡ la fois. En cinq minutes, il avait acquis une intensità telle, que l’on devait renoncer â¡ tout espoir de s’en rendre maÃtre. Le spectacle de cet incendie Ãtait grandiose et terrible.
Marcel, blotti dans un coin, ne perdait pas de vue Herr Schultze, qui poussait ses hommes comme â¡ l’assaut d’une ville. Il n’y avait pas, d’ailleurs, â¡ faire la part du feu. Le musÃe des modÃles Ãtait isolà dans le parc, et il Ãtait maintenant certain qu’il serait consumà tout entier.
A ce moment, Herr Schultze, voyant qu’on ne pourrait rien prÃserver du bâtiment lui-mÃme, fit entendre ces mots jetÃs d’une voix Ãclatante :
<< Dix mille dollars â¡ qui sauvera le modÃle n 3175, enfermà sous la vitrine du centre ! >>
Ce modÃle Ãtait prÃcisÃment le gabarit du fameux canon perfectionnà par Schultze, et plus prÃcieux pour lui qu’aucun des autres objets enfermÃs dans le musÃe.
Mais, pour sauver ce modÃle, il s’agissait de se jeter sous une pluie de feu, â¡ travers une atmosphÃre de fumÃe noire qui devait Ãtre irrespirable. Sur dix chances, il y en avait neuf d’y rester ! Aussi, malgrà l’appât des dix mille dollars, personne ne rÃpondait â¡ l’appel de Herr Schultze.
Un homme se prÃsenta alors.
C’Ãtait Marcel.
<< J’irai, dit-il.
— Vous ! s’Ãcria Herr Schultze.
— Moi !
— Cela ne vous sauvera pas, sachez-le, de la sentence de mort prononcÃe contre vous !
— Je n’ai pas la prÃtention de m’y soustraire, mais d’arracher â¡ la destruction ce prÃcieux modÃle !
— Va donc, rÃpondit Herr Schultze, et je te jure que, si tu rÃussis, les dix mille dollars seront fidÃlement remis â¡ tes hÃritiers.
— J’y compte bien >>, rÃpondit Marcel.
On avait apportà plusieurs de ces appareils Galibert, toujours prÃparÃs en cas d’incendie, et qui permettent de pÃnÃtrer dans les milieux irrespirables. Marcel en avait dÃjâ¡ fait usage, lorsqu’il avait tentà d’arracher â¡ la mort le petit Carl, l’enfant de dame Bauer.
Un de ces appareils, chargà d’air sous une pression de plusieurs atmosphÃres, fut aussitÃt placà sur son dos. La pince fixÃe â¡ son nez, l’embouchure des tuyaux â¡ sa bouche, il s’ÃlanÃa dans la fumÃe.
<< Enfin ! se dit-il. J’ai pour un quart d’heure d’air dans le rÃservoir !… Dieu veuille que cela me suffise ! >>
On l’imagine aisÃment, Marcel ne songeait en aucune faÃon â¡ sauver le gabarit du canon Schultze. Il ne fit que traverser, au pÃril de sa vie, la salle emplie de fumÃe, sous une averse de brandons ignescents, de poutres calcinÃes, qui, par miracle, ne l’atteignirent pas, et, au moment oË le toit s’effondrait au milieu d’un feu d’artifice d’Ãtincelles, que le vent emportait jusqu’aux nuages, il s’Ãchappait par une porte opposÃe qui s’ouvrait sur le parc.
Courir vers la petite riviÃre, en descendre la berge jusqu’au dÃversoir inconnu qui l’entraÃnait au-dehors de Stahlstadt, s’y plonger sans hÃsitation, ce fut pour Marcel l’affaire de quelques secondes.
Un rapide courant le poussa alors dans une masse d’eau qui mesurait sept â¡ huit pieds de profondeur. Il n’avait pas besoin de s’orienter, car le courant le conduisait comme s’il eËt tenu un fil d’Ariane. Il s’aperÃut presque aussitÃt qu’il Ãtait entrà dans un Ãtroit canal, sorte de boyau, que le trop-plein de la riviÃre emplissait tout entier.
<< Quelle est la longueur de ce boyau ? se demanda Marcel. Tout est lâ¡ ! Si je ne l’ai pas franchi en un quart d’heure, l’air me manquera, et je suis perdu ! >>
Marcel avait conservà tout son sang-froid. Depuis dix minutes, le courant le poussait ainsi, quand il se heurta ⡠un obstacle.
C’Ãtait une grille de fer, montÃe sur gonds, qui fermait le canal.
<< Je devais le craindre ! >> se dit simplement Marcel.
Et, sans perdre une seconde, il tira la scie de sa poche, et commenÃa â¡ scier le pÃne â¡ l’affleurement de la gâche.
Cinq minutes de travail n’avaient pas encore dÃtachà ce pÃne. La grille restait obstinÃment fermÃe. DÃjâ¡ Marcel ne respirait plus qu’avec une difficultà extrÃme. L’air, trÃs rarÃfià dans le rÃservoir, ne lui arrivait qu’en une insuffisante quantitÃ. Des bourdonnements aux oreilles, le sang aux yeux, la congestion le prenant â¡ la tÃte, tout indiquait qu’une imminente asphyxie allait le foudroyer ! Il rÃsistait, cependant, il retenait sa respiration afin de consommer le moins possible de cet oxygÃne que ses poumons Ãtaient impropres â¡ dÃgager de ce milieu !… mais le pÃne ne cÃdait pas, quoique largement entamà !
A ce moment, la scie lui Ãchappa.
<< Dieu ne peut Ãtre contre moi ! >> pensa-t-il.
Et, secouant la grille â¡ deux mains, il le fit avec cette vigueur que donne le suprÃme instinct de la conservation.
La grille s’ouvrit. Le pÃne Ãtait brisÃ, et le courant emporta l’infortunà Marcel, presque entiÃrement suffoquÃ, et qui s’Ãpuisait â¡ aspirer les derniÃres molÃcules d’air du rÃservoir !
….
Le lendemain, lorsque les gens de Herr Schultze pÃnÃtrÃrent dans l’Ãdifice entiÃrement dÃvorà par l’incendie, ils ne trouvÃrent ni parmi les dÃbris, ni dans les cendres chaudes, rien qui restât d’un Ãtre humain. Il Ãtait donc certain que le courageux ouvrier avait Ãtà victime de son dÃvouement. Cela n’Ãtonnait pas ceux qui l’avaient connu dans les ateliers de l’usine.
Le modÃle si prÃcieux n’avait donc pas pu Ãtre sauvÃ, mais l’homme qui possÃdait les secrets du Roi de l’Acier Ãtait mort.
<< Le Ciel m’est tÃmoin que je voulais lui Ãpargner la souffrance, se dit tout bonnement Herr Schultze ! En tout cas c’est une Ãconomie de dix mille dollars ! >>
Et ce fut toute l’oraison funÃbre du jeune Alsacien !
X UN ARTICLE DE L’_UNSERE CENTURIE_, REVUE ALLEMANDE
Un mois avant l’Ãpoque â¡ laquelle se passaient les ÃvÃnements qui ont Ãtà racontÃs ci-dessus, une revue â¡ couverture saumon, intitulÃe _Unsere Centurie_ (Notre SiÃcle), publiait l’article suivant au sujet de France-Ville, article qui fut particuliÃrement goËtà par les dÃlicats de l’Empire germanique, peut-Ãtre parce qu’il ne prÃtendait Ãtudier cette cità qu’â¡ un point de vue exclusivement matÃriel.
<< Nous avons dÃjâ¡ entretenu nos lecteurs du phÃnomÃne extraordinaire qui s’est produit sur la cÃte occidentale des Etats-Unis. La grande rÃpublique amÃricaine, grâce â¡ la proportion considÃrable d’Ãmigrants que renferme sa population, a de longue date habituà le monde â¡ une succession de surprises. Mais la derniÃre et la plus singuliÃre est vÃritablement celle d’une cità appelÃe France-Ville, dont l’idÃe mÃme n’existait pas il y a cinq ans, aujourd’hui florissante et subitement arrivÃe au plus haut degrà de prospÃritÃ.
<< Cette merveilleuse cità s’est ÃlevÃe comme par enchantement sur la rive embaumÃe du Pacifique. Nous n’examinerons pas si, comme on l’assure, le plan primitif et l’idÃe premiÃre de cette entreprise appartiennent â¡ un FranÃais, le docteur Sarrasin. La chose est possible, Ãtant donnà que ce mÃdecin peut se targuer d’une parentà ÃloignÃe avec notre illustre Roi de l’Acier. MÃme, soit dit en passant, on ajoute que la captation d’un hÃritage considÃrable, qui revenait lÃgitimement â¡ Herr Schultze, n’a pas Ãtà ÃtrangÃre â¡ la fondation de France-Ville. Partout oË il se fait quelque bien dans le monde, on peut Ãtre certain de trouver une semence germanique ; c’est une vÃrità que nous sommes fiers de constater â¡ l’occasion. Mais, quoi qu’il en soit, nous devons â¡ nos lecteurs des dÃtails prÃcis et authentiques sur cette vÃgÃtation spontanÃe d’une cità modÃle.
<< Qu’on n’en cherche pas le nom sur la carte. MÃme le grand atlas en trois cent soixante-dix-huit volumes in-folio de notre Ãminent Tuchtigmann, oË sont indiquÃs avec une exactitude rigoureuse tous les buissons et bouquets d’arbres de l’Ancien et du Nouveau Monde, mÃme ce monument gÃnÃreux de la science gÃographique appliquÃe â¡ l’art du tirailleur, ne porte pas encore la moindre trace de France- Ville. A la place oË s’ÃlÃve maintenant la cità nouvelle s’Ãtendait encore, il y a cinq ans, une lande dÃserte. C’est le point exact indiquà sur la carte par le 43e degrà 11′ 3” de latitude nord, et le 124e degrà 41′ 17″ de longitude â¡ l’ouest de Greenwich. Il se trouve, comme on voit, au bord de l’ocÃan Pacifique et au pied de la chaÃne secondaire des montagnes Rocheuses qui a reÃu le nom de Monts-des-Cascades, â¡ vingt lieues au nord du cap Blanc, Etat d’Oregon, AmÃrique septentrionale.
<< L’emplacement le plus avantageux avait Ãtà recherchà avec soin et choisi entre un grand nombre d’autres sites favorables. Parmi les raisons qui en ont dÃterminà l’adoption, on fait valoir spÃcialement sa latitude tempÃrÃe dans l’hÃmisphÃre Nord, qui a toujours Ãtà ⡠la tÃte de la civilisation terrestre – sa position au milieu d’une rÃpublique fÃdÃrative et dans un Etat encore nouveau, qui lui a permis de se faire garantir provisoirement son indÃpendance et des droits analogues â¡ ceux que possÃde en Europe la principautà de Monaco, sous la condition de rentrer aprÃs un certain nombre d’annÃes dans l’Union ; — sa situation sur l’OcÃan, qui devient de plus en plus la grande route du globe ; — la nature accidentÃe, fertile et Ãminemment salubre du sol ; — la proximità d’une chaÃne de montagnes qui arrÃte â¡ la fois les vents du nord, du midi et de l’est, en laissant â¡ la brise du Pacifique le soin de renouveler l’atmosphÃre de la citÃ, — la possession d’une petite riviÃre dont l’eau fraÃche, douce lÃgÃre, oxygÃnÃe par des chutes rÃpÃtÃes et par la rapidità de son cours, arrive parfaitement pure â¡ la mer ; — enfin, un port naturel trÃs aisà ⡠dÃvelopper par des jetÃes et formà par un long promontoire recourbà en crochet.
<< On indique seulement quelques avantages secondaires : proximità de belles carriÃres de marbre et de pierre, gisements de kaolin, voire mÃme des traces de pÃpites aurifÃres. En fait, ce dÃtail a manquà faire abandonner le territoire ; les fondateurs de la ville craignaient que la fiÃvre de 1’or vÃnt se mettre â¡ la traverse de leurs projets. Mais, par bonheur, les pÃpites Ãtaient petites et rares.
<< Le choix du territoire, quoique dÃterminà seulement par des Ãtudes sÃrieuses et approfondies, n’avait d’ailleurs pris que peu de jours et n’avait pas nÃcessità d’expÃdition spÃciale. La science du globe est maintenant assez avancÃe pour qu’on puisse, sans sortir de son cabinet, obtenir sur les rÃgions les plus lointaines des renseignements exacts et prÃcis.
<< Ce point dÃcidÃ, deux commissaires du comità d’organisation ont pris â¡ Liverpool le premier paquebot en partance, sont arrivÃs en onze jours â¡ New York, et sept jours plus tard â¡ San Francisco, oË ils ont nolisà un steamer, qui les dÃposait en dix heures au site dÃsignÃ.
<< S’entendre avec la lÃgislature d’Oregon, obtenir une concession de terre allongÃe du bord de la mer â¡ la crÃte des Cascade-Mounts, sur une largeur de quatre lieues, dÃsintÃresser, avec quelques milliers de dollars, une demi-douzaine de planteurs qui avaient sur ces terres des droits rÃels ou supposÃs, tout cela n’a pas pris plus d’un mois.
<< En janvier 1872, le territoire Ãtait dÃjâ¡ reconnu, mesurÃ, jalonnÃ, sondÃ, et une armÃe de vingt mille coolies chinois, sous la direction de cinq cents contremaÃtres et ingÃnieurs europÃens, Ãtait â¡ l’oeuvre. Des affiches placardÃes dans tout l’Etat de Californie, un wagon-annonce ajoutà en permanence au train rapide qui part tous les matins de San Francisco pour traverser le continent amÃricain, et une rÃclame quotidienne dans les vingt-trois journaux de cette ville, avaient suffi pour assurer le recrutement des travailleurs. Il avait mÃme Ãtà inutile d’adopter le procÃdà de publicità en grand, par voie de lettres gigantesques sculptÃes sur les pics des montagnes Rocheuses, qu’une compagnie Ãtait venue offrir â¡ prix rÃduits. Il faut dire aussi que l’affluence des coolies chinois dans l’AmÃrique occidentale jetait â¡ ce moment une perturbation grave sur le marchà des salaires. Plusieurs Etats avaient dË recourir, pour protÃger les moyens d’existence de leurs propres habitants et pour empÃcher des violences sanglantes, â¡ une expulsion en masse de ces malheureux. La fondation de France- Ville vint â¡ point pour les empÃcher de pÃrir. Leur rÃmunÃration uniforme fut fixÃe â¡ un dollar par jour, qui ne devait leur Ãtre payà qu’aprÃs l’achÃvement des travaux, et â¡ des vivres en nature distribuÃs par l’administration municipale. On Ãvita ainsi le dÃsordre et les spÃculations ÃhontÃes qui dÃshonorent trop souvent ces grands dÃplacements de population. Le produit des travaux Ãtait dÃposà toutes les semaines, en prÃsence des dÃlÃguÃs, â¡ la grande Banque de San Francisco, et chaque coolie devait s’engager, en le touchant, â¡ ne plus revenir. PrÃcaution indispensable pour se dÃbarrasser d’une population jaune, qui n’aurait pas manquà de modifier d’une maniÃre assez fâcheuse le type et le gÃnie de la Cità nouvelle. Les fondateurs s’Ãtant d’ailleurs rÃservà le droit d’accorder ou de refuser le permis de sÃjour, l’application de la mesure a Ãtà relativement aisÃe.
<< La premiÃre grande entreprise a Ãtà l’Ãtablissement d’un embranchement ferrÃ, reliant le territoire de la ville nouvelle au tronc du Pacific-Railroad et tombant â¡ la ville de Sacramento. On eut soin d’Ãviter tous les bouleversements de terres ou tranchÃes profondes qui auraient pu exercer sur la salubrità une influence fâcheuse. Ces travaux et ceux du port furent poussÃs avec une actività extraordinaire. DÃs le mois d’avril, le premier train direct de New York amenait en gare de France-Ville les membres du comitÃ, jusqu’â¡ ce jour restÃs en Europe.
<< Dans cet intervalle, les plans gÃnÃraux de la ville, le dÃtail des habitations et des monuments publics avaient Ãtà arrÃtÃs.
<< Ce n’Ãtaient pas les matÃriaux qui manquaient : dÃs les premiÃres nouvelles du projet, l’industrie amÃricaine s’Ãtait empressÃe d’inonder les quais de France-Ville de tous les ÃlÃments imaginables de construction. Les fondateurs n’avaient que l’embarras du choix. Ils dÃcidÃrent que la pierre de taille serait rÃservÃe pour les Ãdifices nationaux et pour l’ornementation gÃnÃrale, tandis que les maisons seraient faites de briques. Non pas, bien entendu, de ces briques grossiÃrement moulÃes avec un gâteau de terre plus ou moins bien cuit, mais de briques lÃgÃres, parfaitement rÃguliÃres de forme, de poids et de densitÃ, transpercÃes dans le sens de leur longueur d’une sÃrie de trous cylindriques et parallÃles. Ces trous, assemblÃs bout â¡ bout, devaient former dans l’Ãpaisseur de tous les murs des conduits ouverts â¡ leurs deux extrÃmitÃs, et permettre ainsi â¡ l’air de circuler librement dans l’enveloppe extÃrieure des maisons, comme dans les cloisons internes.[Ces prescriptions, aussi bien que l’idÃe gÃnÃrale du Bien-Etre, sont empruntÃes au savant docteur Benjamin Ward Richardson, membre de la SociÃtà royale de Londres.] Cette disposition avait en mÃme temps le prÃcieux avantage d’amortir les sons et de procurer â¡ chaque appartement une indÃpendance complÃte.
<< Le comità ne prÃtendait pas d’ailleurs imposer aux constructeurs un type de maison. Il Ãtait plutÃt l’adversaire de cette uniformità fatigante et insipide ; il s’Ãtait contentà de poser un certain nombre de rÃgles fixes, auxquelles les architectes Ãtaient tenus de se plier :
<< 1 Chaque maison sera isolÃe dans un lot de terrain plantà d’arbres, de gazon et de fleurs. Elle sera affectÃe â¡ une seule famille.
<< 2Â Aucune maison n’aura plus de deux Ãtages ; l’air et la lumiÃre ne doivent pas Ãtre accaparÃs par les uns au dÃtriment des autres.
<< 3 Toutes les maisons seront en faÃade â¡ dix mÃtres en arriÃre de la rue, dont elles seront sÃparÃes par une grille â¡ hauteur d’appui. L’intervalle entre la grille et la faÃade sera amÃnagà en parterre.
<< 4 Les murs seront faits de briques tubulaires brevetÃes, conformes au modÃle. Toute libertà est laissÃe aux architectes pour l’ornementation.
<< 5Â Les toits seront en terrasses, lÃgÃrement inclinÃs dans les quatre sens, couverts de bitume, bordÃs d’une galerie assez haute pour rendre les accidents impossibles, et soigneusement canalisÃs pour l’Ãcoulement immÃdiat des eaux de pluie.
<< 6 Toutes les maisons seront bâties sur une voËte de fondations, ouverte de tous cÃtÃs, et formant sous le premier plan d’habitation un sous-sol d’aÃration en mÃme temps qu’une halle. Les conduits â¡ eau et les dÃcharges y seront â¡ dÃcouvert, appliquÃs au pilier central de la voËte, de telle sorte qu’il soit toujours aisà d’en vÃrifier l’Ãtat, et, en cas d’incendie, d’avoir immÃdiatement l’eau nÃcessaire. L’aire de cette halle, ÃlevÃe de cinq â¡ six centimÃtres au-dessus du niveau de la rue, sera proprement sablÃe. Une porte et un escalier spÃcial la mettront en communication directe avec les cuisines ou offices, et toutes les transactions mÃnagÃres pourront s’opÃrer lâ¡ sans blesser la