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  • 1830
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“La parole est Ö monsieur, dit-il en indiquant le personnage Ö l’air paterne, et qui portait trois ou quatre gilets.

Julien trouva qu’il eñt ÇtÇ plus naturel de nommer le Monsieur aux gilets. Il prit du papier et Çcrivit beaucoup.

(Ici l’auteur eñt voulu placer une page de points. Cela aura mauvaise grÉce, dit l’Çditeur, et pour un Çcrit aussi frivole, manquer de grÉce, c’est mourir.

– La politique, reprend l’auteur, est une pierre attachÇe au cou de la littÇrature, et qui, en moins de six mois, la submerge. La politique au milieu des intÇràts d’imagination, c’est un coup de pistolet au mi lieu d’un concert. Ce bruit est dÇchirant sans àtre Çnergique. Il ne s’accorde avec le son d’aucun instrument. Cette politique va offenser mortellement une moitiÇ de lecteurs et ennuyer l’autre qui l’a trouvÇe bien autrement spÇciale et Çnergique dans le journal du matin…

– Si vos personnages ne parlent pas politique reprend l’Çditeur, ce ne sont plus les Franáais de 1830, et votre livre n’est plus un miroir, comme vous en avez la prÇtention…)

Le procäs-verbal de Julien avait vingt-six pages; voici un extrait bien pÉle, car il a fallu, comme toujours supprimer les ridicules dont l’excäs eñt semblÇ odieux oó peu vraisemblable. (Voir la Gazette des Tribunaux.)

L’homme aux gilets et Ö l’air paterne (c’Çtait un Çvàque peut-àtre) souriait souvent, et alors ses yeux, entourÇs de paupiäres flottantes, prenaient un brillant singulier et une expression moins indÇcise que de coutume. Ce personnage, que l’on faisait parler le premier devant le duc (“mais quel duc?”se disait Julien), apparemment pour exposer les opinions et faire les fonctions d’avocat gÇnÇral, parut Ö Julien tomber dans l’incertitude et l’absence de conclusions dÇcidÇes que l’on reproche souvent Ö ces magistrats. Dans le courant de la discussion, le duc alla màme jusqu’Ö le lui reprocher.

Apräs plusieurs phrases de morale et d’indulgente philosophie, l’homme aux gilets dit:

– La noble Angleterre, guidÇe par un grand homme, l’immortel Pitt, a dÇpensÇ quarante milliards de francs pour contrarier la rÇvolution. Si cette assemblÇe me permet d’aborder avec quelque franchise une idÇe triste, l’Angleterre ne comprit pas assez qu’avec un homme tel que Bonaparte, quand surtout on n’avait Ö lui opposer qu’une collection de bonnes intentions, il n’y avait de dÇcisif que les moyens personnels…

– Ah! encore l’Çloge de l’assassinat! dit le maÃ¥tre de la maison d un air inquiet.

– Faites-nous grÉce de vos homÇlies sentimentales, s’Çcria avec humeur le prÇsident, son oeil de sanglier brilla d’un Çclat fÇroce. Continuez, dit-il Ö l’homme aux gilets. Les joues et le front du prÇsident devinrent pourpres.

– La noble Angleterre, reprit le rapporteur, est ÇcrasÇe aujourd’hui; car chaque Anglais, avant de payer son pain, est obligÇ de payer l’intÇràt des quarante milliards de francs qui furent employÇs contre les jacobins. Elle n’a plus de Pitt…

– Elle a le duc de Wellington, dit un personnage militaire qui prit l’air fort important.

– De grÉce, silence, messieurs, s’Çcria le prÇsident; si nous disputons encore, il aura ÇtÇ inutile de faire entrer M. Sorel.

– On sait que monsieur a beaucoup d’idÇes, dit le duc d’un air piquÇ, en regardant l’interrupteur, ancien gÇnÇral de NapolÇon.

Julien vit que ce mot faisait allusion Ö quelque chose de personnel et de fort offensant. Tout le monde sourit; le gÇnÇral transfuge parut outrÇ de coläre.

– Il n’y a plus de Pitt, messieurs, reprit le rapporteur, de l’air dÇcouragÇ d’un homme qui dÇsespäre de faire entendre raison Ö ceux qui l’Çcoutent. Y eñt-il un nouveau Pitt en Angleterre, on ne mystifie pas deux fois une nation par les màmes moyens…

– C’est pourquoi un gÇnÇral vainqueur, un Bonaparte est dÇsormais impossible en France, s’Çcria l’interrupteur militaire.

Pour cette fois, ni le prÇsident ni le duc n’osärent se fÉcher. quoique Julien crñt lire dans leurs yeux qu’ils en avaient bonne envie. Ils baissärent les yeux, et le duc se contenta de soupirer de faáon Ö àtre entendu de tous.

Mais le rapporteur avait pris de l’humeur.

– On est pressÇ de me voir finir, dit-il avec feu, et en laissant tout Ö fait de cìtÇ cette politesse souriante et ce langage plein de mesure que Julien croyait l’expression de son caractäre, on est pressÇ de me voir finir, on ne me tient nul compte des efforts que je fais pour n’offenser les oreilles de personne, de quelque longueur qu’elles puissent àtre. Eh bien, messieurs, je serai bref.

“Et je vous dirai en paroles bien vulgaires: l’Angleterre n’a plus un sou au service de la bonne cause. Pitt lui-màme reviendrait, qu’avec tout son gÇnie il ne parviendrait pas Ö mystifier les petits propriÇtaires anglais car ils savent que la bräve campagne de Waterloo leur Ö coñtÇ, Ö elle seule, un milliard de francs. Puisque l’on veut des phrases nettes ajouta le rapporteur en s’animant de plus en plus, je vous dirai: Aidez-vous vous-màmes, car l’Angleterre n’a pas une guinÇe Ö votre service, et quand l’Angleterre ne paye pas, l’Autriche, la Russie, la Prusse, qui n’ont que du courage et pas d’argent, ne peuvent faire contre la France plus d’une campagne ou deux.

“L’on peut espÇrer que les jeunes soldats rassemblÇs par le jacobinisme seront battus Ö la premiäre campagne, Ö la seconde peut-àtre; mais Ö la troisiäme, dussÇ-je passer pour un rÇvolutionnaire Ö vos yeux prÇvenus, Ö la troisiäme vous aurez les soldats de 1794, qui n’Çtaient plus les paysans enrÇgimentÇs de 1792.

Ici l’interruption partit de trois ou quatre points Ö la fois.

– Monsieur, dit le prÇsident Ö Julien, allez mettre au net dans la piäce voisine le commencement de procäs-verbal que vous avez Çcrit. Julien sortit Ö son grand regret. Le rapporteur venait d’aborder des probabilitÇs qui faisaient le sujet de ses mÇditations habituelles.

“Ils ont peur que je ne me moque d’eux”, pensa-t-il. Quand on le rappela, M. de La Mole disait, avec un sÇrieux qui, pour Julien qui le connaissait, semblait bien plaisant:

– … Oui, messieurs, c’est surtout de ce malheureux peuple qu’on peut dire:

Sera-t-il dieu, table ou cuvette ?

“Il sera dieu! s’Çcrie le fabuliste. C’est Ö vous, messieurs que semble appartenir ce mot si noble et si profond. Agissez par vous-màmes et la noble France reparaÃ¥tra telle Ö peu präs que nos aãeux l’avaient faite et que nos regards l’ont encore vue avant la mort de Louis XVI.

“L’Angleterre, ses nobles lords du moins, exäcre autant que nous l’ignoble jacobinisme: sans l’or anglais, l’Autriche, la Russie, la Prusse ne peuvent livrer que deux ou trois batailles. Cela suffira-t-il pour amener une heureuse occupation, comme celle que M. de Richelieu 2 gaspilla si bàtement en 1817? Je ne le crois pas.

Ici il y eut interruption, mais ÇtouffÇe Far les chut de tout le monde. Elle partait encore de l’ancien gÇnÇral impÇrial, qui dÇsirait le cordon bleu, et voulait marquer parmi les rÇdacteurs de la note secräte.

– Je ne le crois pas, reprit M. de La Mole apräs le tumulte.

Il insista sur le Je, avec une insolence qui charma Julien.”VoilÖ du bien jouÇ”, se disait-il, tout en faisant voler sa plume presque aussi vite que la parole du marquis. Avec un mot bien dit, M. de La Mole anÇantit les vingt campagnes de ce transfuge.

– Ce n’est pas Ö l’Çtranger tout seul, continua le marquis du ton le plus mesurÇ, que nous pouvons devoir une nouvelle occupation militaire. Toute cette jeunesse, qui fait des articles incendiaires dans le Globe, vous donnera trois ou quatre mille jeunes capitaines, parmi lesquels peut se trouver un KlÇber, un Hoche, un Jourdan, un Pichegru, mais moins bien intentionnÇ.

– Nous n’avons pas su lui faire de la gloire, dit le prÇsident, il fallait le maintenir immortel.

– Il faut enfin qu’il y ait en France deux partis, reprit M. de La Mole, mais deux partis, non pas seulement de nom, deux partis bien nets bien tranchÇs. Sachons qui il faut Çcraser. D’un cìtÇ lÇs journalistes, les Çlecteurs l’opinion en un mot, la jeunesse et tout ce qui l’admire. Pendant qu’elle s’Çtourdit du bruit de ses vaines paroles, nous, nous avons l’avantage certain de consommer le budget.

Ici encore l’interruption.

– Vous. monsieur, dit M. de La Mole Ö l’interrupteur avec une hauteur et une aisance admirables, vous ne consommez pas, si le mot vous choque, vous dÇvorez quarante mille francs portÇs au budget de l’êtat, et quatre-vingt mille que vous recevez de la liste civile.

“Eh bien, monsieur, puisque vous m’y forcez, je vous prends hardiment pour exemple. Comme vos nobles aãeux qui suivirent saint Louis Ö la croisade, vous devriez pour ces cent vingt mille francs, nous montrer au moins un rÇgiment, une compagnie, que dis-je! une demi-compagnie, ne fñt-elle que de cinquante hommes pràts Ö combattre, et dÇvouÇs Ö la bonne cause, Ö la vie et Ö la mort. Vous n’avez que des laquais qui, en cas de rÇvolte, vous feraient peur Ö vous-màme.

“Le trìne, l’autel, la noblesse peuvent pÇrir demain, messieurs, tant que vous n’aurez pas crÇÇ dans chaque dÇpartement une force de cinq cents hommes dÇvouÇs mais je dis dÇvouÇs, non seulement avec toute la bravoure franáaise, mais aussi avec la constance espagnole.

“La moitiÇ de cette troupe devra se composer de nos enfants, de nos neveux de vrais gentilshommes enfin. Chacun d’eux aura Ö ses cìtÇs, non pas un petit bourgeois bavard, pràt Ö arborer la cocarde tricolore si 1815 se prÇsente de nouveau mais un bon paysan simple et franc comme Cathelineau; notre gentilhomme l’aura endoctrinÇ, ce sera son fräre de lait s’il se peut. Que chacun de nous sacrifie le cinquiäme de son revenu pour former cette petite troupe dÇvouÇe de cinq cents hommes par dÇpartement. Alors vous pourrez compter sur une occupation Çtrangäre. Jamais le soldat Çtranger ne pÇnÇtrera jusqu’Ö Dijon seulement, s’il n’est sñr de trouver cinq cents soldats amis dans chaque dÇpartement.

“Les rois Çtrangers ne vous Çcouteront que quand vous leur annoncerez vingt mille gentilshommes pràts Ö saisir les armes pour leur ouvrir les portes de la France. Ce service est pÇnible, direz-vous, messieurs, notre tàte est Ö ce prix. Entre la libertÇ de la presse et notre existence comme gentilshommes il y a guerre Ö mort. Devenez des manufacturiers, des paysans, ou prenez votre fusil. Soyez timides si vous voulez, mais ne soyez pas stupides; ouvrez les yeux.

“Formez vos bataillons, vous dirai-je avec la chanson des jacobins; alors il se trouvera quelque noble GUSTAVE-ADOLPHE, qui, touchÇ du pÇril imminent du principe monarchique, s’Çlancera Ö trois cents lieues de son pays, et fera pour vous ce que Gustave fit pour les princes protestants. Voulez-vous continuer Ö parler sans agir? Dans cinquante ans il n’y aura plus en Europe que des prÇsidents de rÇpublique, et pas un roi. Et avec ces trois lettres R, O, I s’en vont les pràtres et les gentilshommes. Je ne vois plus que des candidats faisant la cour Ö des majoritÇs crottÇes.

“Vous avez beau dire que la France n’a pas en ce moment un gÇnÇral accrÇditÇ, connu et aimÇ de tous, que l’armÇe n’est organisÇe que dans l’intÇràt du trìne et de l’autel, qu’on lui a ìtÇ tous les vieux troupiers, tandis que chacun des rÇgiments prussiens et autrichiens compte cinquante sous-officiers qui ont vu le feu.

“Deux cent mille jeunes gens appartenant Ö la petite bourgeoisie sont amoureux de la guerre…

– Tràve de vÇritÇs dÇsagrÇables, dit d’un ton suffisant un grave personnage, apparemment fort avant dans les dignitÇs ecclÇsiastiques, car M. de La Mole sourit agrÇablement au lieu de se fÉcher, ce qui fut un grand signe pour Julien.

“Tràve de vÇritÇs dÇsagrÇables, rÇsumons-nous, messieurs: l’homme Ö qui il est question de couper une jambe gangrenÇe serait mal venu de dire Ö son chirurgien: cette jambe malade est fort saine. Passez-moi l’expression, messieurs, le noble duc de*** est notre chirurgien…

“VoilÖ enfin le grand mot prononcÇ, pensa Julien, c’est vers le …… que je galoperai cette nuit.”

CHAPITRE XXIII

LE CLERGê, LES BOIS, LA LIBERTE

La premiäre loi de tout àtre, c’est de se conserver, c’est de vivre. Vous semez de la ciguâ et prÇtendez voir mñrir des Çpis! MACHIAVEL.

Le grave personnage continuait; on voyait qu’il savait; il exposait avec une Çloquence douce et modÇrÇe, qui plut infiniment Ö Julien, ces grandes vÇritÇs:

1¯ L’Angleterre n’a pas une guinÇe Ö notre service; l’Çconomie et Hume y sont Ö la mode. Les Saints màme ne nous donneront pas d’argent, et M. Brougham se moquera de nous.

2¯ Impossible d’obtenir plus de deux campagnes des rois de l’Europe, sans l’or anglais; et deux campagnes ne suffiront pas contre la petite bourgeoisie.

3¯ NÇcessitÇ de former un parti armÇ en France, sans quoi le principe monarchique d’Europe ne hasardera pas màme ces deux campagnes.

– Le quatriäme point que j’ose vous proposer comme Çvident est celui-ci:

“ImpossibilitÇ de former un parti armÇ en France sans le clergÇ. Je vous le dis hardiment, parce que je vais vous le prouver, messieurs. Il faut tout donner au clergÇ.

“1¯ Parce que s’occupant de son affaire nuit et jour, et guidÇ par des hommes de haute capacitÇ Çtablis loin des orages Ö trois cents lieues de vos frontiäres…

– Ah! Rome, Rome! s’Çcria le maÃ¥tre de la maison…

– Oui, monsieur, Rome! reprit le cardinal avec fiertÇ. Quelles que soient les plaisanteries plus ou moins ingÇnieuses qui furent Ö la mode quand vous Çtiez jeune, je dirai hautement, en 1830, que le clergÇ, guidÇ par Rome, parle seul au petit peuple.

“Cinquante mille pràtres rÇpätent les màmes paroles au jour indiquÇ par les chefs, et le peuple, qui, apräs tout, fournit les soldats, sera plus touchÇ de la voix de ses pràtres que de tous les petits vers du monde…

(Cette personnalitÇ excita des murmures.)

– Le clergÇ a un gÇnie supÇrieur au vìtre, reprit le cardinal en haussant la voix; tous les pas que vous avez faits vers ce point capital, avoir en France un parti armÇ, ont ÇtÇ faits par nous. Ici parurent des faits… Qui a envoyÇ quatre-vingt mille fusils en VendÇe?… etc., etc.

“Tant que le clergÇ n’a pas ses bois, il ne tient rien. A la premiäre guerre, le ministre des finances Çcrit Ö ses agents qu’il n’y a plus d’argent que pour les curÇs. Au fond, la France ne croit pas, et elle aime la guerre. Qui que ce soit qui la lui donne, il sera doublement populaire, car faire la guerre, c’est affamer les JÇsuites, pour parler comme le vulgaire, faire la guerre, c’est dÇlivrer ces monstres d’orgueil, les Franáais, de la menace de l’intervention Çtrangäre.

Le cardinal Çtait ÇcoutÇ avec faveur…

– Il faudrait, dit-il, que M. de Nerval quittÉt le ministäre, son nom irrite inutilement.

A ce mot, tout le monde se leva et parla Ö la fois.”On va me renvoyer encore”, pensa Julien, mais le sage prÇsident lui-màme avait oubliÇ la prÇsence et l’existence de Julien.

Tous les yeux cherchaient un homme que Julien reconnut. C’Çtait M. de Nerval, le premier ministre qu’il avait aperáu au bal de M. le duc de Retz.

Le dÇsordre fut Ö son comble, comme disent les journaux en parlant de la chambre. Au bout d’un gros quart d’heure, le silence se rÇtablit un peu.

Alors M. de Nerval se leva, et, prenant le ton d’un apìtre:

– Je ne vous affirmerai point, dit-il d’une voix singuliäre, que je ne tiens pas au ministäre.

“Il m’est dÇmontrÇ, messieurs, que mon nom double les forces des jacobins en dÇcidant contre nous beaucoup de modÇrÇs. Je me retirerais donc volontiers; mais les voies du Seigneur sont visibles Ö un petit nombre; mais ajouta-t-il en regardant fixement le cardinal, j’ai une mission; le ciel m’a dit: Tu porteras ta tàte sur un Çchafaud, ou tu rÇtabliras la monarchie en France, et rÇduiras les Chambres Ö ce qu’Çtait le parlement sous Louis XV, et cela, messieurs, je le ferai

Il se tut, se rassit, et il y eut un grand silence.

“VoilÖ un bon acteur, pensa Julien.”Il se trompait toujours comme Ö l’ordinaire, en supposant trop d’esprit aux gens. AnimÇ par les dÇbats d’une soirÇe aussi vive, et surtout par la sincÇritÇ de la discussion dans ce moment M. de Nerval croyait Ö sa mission. Avec un grand courage, cet homme n’avait pas de sens.

Minuit sonna pendant le silence qui suivit le beau mot je le ferai Julien trouva que le son de la pendule avait quelque chose d’imposant et de funäbre. Il Çtait Çmu.

La discussion reprit bientìt avec une Çnergie croissante, et surtout une incroyable naãvetÇ.”Ces gens-ci me feront empoisonner, pensait Julien dans de certains moments. Comment dit-on de telles choses devant un plÇbÇien?”

Deux heures sonnaient que l’on parlait encore. Le maÃ¥tre de la maison dormait depuis longtemps; M. de La Mole fut obligÇ de sonner pour faire renouveler les bougies. M. de Nerval, le ministre, Çtait sorti Ö une heure trois quarts, non sans avoir souvent ÇtudiÇ la figure de Julien dans une glace que le ministre avait Ö ses cìtÇs. Son dÇpart avait paru mettre Ö l’aise tout le monde.

Pendant qu’on renouvelait les bougies:

– Dieu sait ce que cet homme va dire au roi! dit tout bas Ö son voisin l’homme aux gilets. Il peut nous donner bien des ridicules et gÉter notre avenir.

“Il faut convenir qu’il y a chez lui suffisance bien rare et màme effronterie Ö se prÇsenter ici. Il y paraissait avant d’arriver au ministäre, mais le portefeuille change tout, noie tous les intÇràts d’un homme, il eñt dñ le sentir.

A peine le ministre sorti, le gÇnÇral de Bonaparte avait fermÇ les yeux. En ce moment, il parla de sa santÇ, de ses blessures, consulta sa montre et s’en alla.

– Je parierais. dit l’homme aux gilets. que le gÇnÇral court apräs le ministre; il va s’excuser de s’àtre trouvÇ ici, et prÇtendre qu’il nous mäne.

Quand les domestiques Ö demi endormis eurent terminÇ le renouvellement des bougies:

– DÇlibÇrons enfin, messieurs, dit le prÇsident, n’essayons plus de nous persuader les uns les autres. Songeons Ö la teneur de la note qui, dans quarante-huit heures, sera sous les yeux de nos amis du dehors. On a parlÇ des ministres. Nous pouvons le dire maintenant que M. de Nerval nous a quittÇs, que nous importent les ministres? nous les ferons vouloir.

Le cardinal approuva par un sourire fin.

– Rien de plus facile, ce me semble, que de rÇsumer notre position, dit le jeune Çvàque d’Agde, avec le feu concentrÇ et contraint du fanatisme le plus exaltÇ. Jusque-lÖ il avait gardÇ le silence son oeil, que Julien avait observÇ, d’abord doux et calme s’Çtait enflammÇ apräs la premiäre heure de discussion. Maintenant son Éme dÇbordait comme la lave du VÇsuve.

– De 1806 Ö 1814, l’Angleterre n’a eu qu’un tort, dit-il, c’est de ne pas agir directement et personnellement sur NapolÇon. Däs que cet homme eut fait des ducs et des chambellans däs qu’il eut rÇtabli le trìne, la mission que Dieu lui avait confiÇe Çtait finie; il n’Çtait plus bon qu’Ö immoler. Les saintes êcritures nous enseignent en plus d’un endroit la maniäre d’en finir avec les tyrans. (Ici il y eut plusieurs citations latines.)

“Aujourd’hui, messieurs, ce n’est plus un homme qu’il faut immoler, c’est Paris. Toute la France copie Paris. A quoi bon armer vos cinq cents hommes par dÇpartement? Entreprise hasardeuse et qui n’en finira pas. A quoi bon màler la France Ö la chose qui est personnelle Ö Paris? Paris seul avec ses journaux et ses salons a fait le mal, que la nouvelle Babylone pÇrisse.

“Entre l’autel et Paris, il faut en finir. Cette catastrophe est màme dans les intÇràts mondains du trìne. Pourquoi Paris n’a-t-il pas osÇ souffler sous Bonaparte? Demandez-le au canon de Saint-Roch…

……………………………………………………………………………………………………………………………………

Ce ne fut qu’Ö trois heures du matin que Julien sortit avec M. de La Mole.

Le marquis Çtait honteux et fatiguÇ. Pour la premiäre fois, en parlant Ö Julien, il y eut de la priäre dans son accent. Il lui demandait sa parole de ne jamais rÇvÇler les excäs de zäle, ce fut son mot, dont le hasard venait de le rendre tÇmoin.

– N’en parlez Ö notre ami de l’Çtranger que s’il insiste sÇrieusement pour connaÃ¥tre nos jeunes fous. Que leur importe que l’Çtat soit renversÇ? ils seront cardinaux, et se rÇfugieront Ö Rome. Nous, dans nos chÉteaux, nous serons massacrÇs par les paysans.

La note secräte que le marquis rÇdigea d’apräs le grand procäs-verbal de vingt-six pages, Çcrit par Julien, ne fut pràte qu’Ö quatre heures trois quarts.

– Je suis fatiguÇ Ö la mort, dit le marquis, et on le voit bien Ö cette note qui manque de nettetÇ vers la fin, j’en suis plus mÇcontent que d’aucune chose que j’aie faite en ma vie. Tenez, mon ami, ajouta-t-il, allez vous reposer quelques heures, et de peur qu’on ne vous enläve, moi je vais vous enfermer Ö clef dans votre chambre.

Le lendemain, le marquis conduisit Julien Ö un chÉteau isolÇ assez ÇloignÇ de Paris. LÖ se trouvärent des hìtes singuliers, que Julien jugea àtre pràtres On lui remit un passeport qui portait un nom suppose, mais Indiquait enfin le vÇritable but du voyage qu’il avait toujours feint d’ignorer. Il monta seul dans une caläche.

Le marquis n’avait aucune inquiÇtude sur sa mÇmoire Julien lui avait rÇcitÇ plusieurs fois la note secräte, mais il craignait tort qu’il ne fñt interceptÇ.

– Surtout n’ayez l’air que d’un fat qui voyage pour tuer le temps, lui dit-il avec amitiÇ, au moment oó il quittait le salon. Il y avait peut-àtre plus d’un faux fräre dans notre assemblÇe d’hier soir.

Le voyage fut rapide et fort triste. A peine Julien avait-il ÇtÇ hors de la vue du marquis qu’il avait oubliÇ et la note secräte et la mission, pour ne songer qu’aux mÇpris de Mathilde.

Dans un village Ö quelques lieues au-delÖ de Metz, le maÃ¥tre de poste vint lui dire qu’il n’y avait pas de chevaux. Il Çtait dix heures du soir; Julien, fort contrariÇ, demanda Ö souper. Il se promena devant la porte, et insensiblement, sans qu’il y parñt, passa dans la cour des Çcuries. Il n’y vit pas de chevaux.

“L’air de cet homme Çtait pourtant singulier, se disait Julien; son oeil grossier m’examinait.”

Il commenáait, comme on voit, Ö ne pas croire exactement tout ce qu’on lui disait. Il songeait Ö s’Çchapper apräs souper, et pour apprendre toujours quelque chose sur le pays, il quitta sa chambre pour aller se chauffer au feu de la cuisine. Quelle ne fut pas sa joie d’y trouver il signor Geronimo, le cÇläbre chanteur!

êtabli dans un fauteuil qu’il avait fait apporter präs du feu, le Napolitain gÇmissait tout haut, et parlait plus, Ö lui tout seul, que les vingt paysans allemands qui l’entouraient Çbahis.

– Ces gens-ci me ruinent, cria-t-il Ö Julien, j’ai promis de chanter demain Ö Mayence. Sept princes souverains, sont accourus pour m’entendre. Mais allons prendre l’air, ajouta-t-il d’un air significatif.

Quand il fut Ö cent pas sur la route, et hors de la possibilitÇ d’àtre entendu:

– Savez-vous de quoi il retourne? dit-il Ö Julien; ce maÃ¥tre de poste est un fripon. Tout en me promenant, j’ai donnÇ vingt sous Ö un petit polisson qui m’a tout dit. Il y a plus de douze chevaux dans une Çcurie Ö l’autre extrÇmitÇ du village. On veut retarder quelque courrier.

– Vraiment? dit Julien d’un air innocent.

Ce n’Çtait pas le tout que de dÇcouvrir la fraude, il fallait partir: c’est Ö quoi Geronimo et son ami ne purent rÇussir.

– Attendons le jour, dit enfin le chanteur, on se mÇfie de nous. C’est peut-àtre Ö vous ou Ö moi qu’on en veut. Demain matin nous commandons un bon dÇjeuner; pendant qu’on le prÇpare nous allons nous promener, nous nous Çchappons, nous louons des chevaux et gagnons la poste prochaine.

– Et vos effets? dit Julien, qui pensait que peut-àtre Geronimo lui-màme pouvait àtre envoyÇ pour l’intercepter.

Il fallut souper et se coucher. Julien Çtait encore dans le premier sommeil, quand il fut rÇveillÇ en sursaut par la voix de deux personnes qui parlaient dans sa chambre, sans trop se gàner.

Il reconnut le maÃ¥tre de poste, armÇ d’une lanterne sourde. La lumiäre Çtait dirigÇe vers le coffre de la caläche, que Julien avait fait monter dans sa chambre. A cìtÇ du maÃ¥tre de poste Çtait un homme qui fouillait tranquillement dans le coffre ouvert. Julien ne distinguait que les manches de son habit, qui Çtaient noires et fort serrÇes.

“C’est une soutane”, se dit-il, et il saisit doucement de petits pistolets qu’il avait placÇs sous son oreiller.

– Ne craignez pas qu’il se rÇveille, monsieur le curÇ, disait le maÃ¥tre de poste. Le vin qu’on leur a servi Çtait de celui que vous avez prÇparÇ vous-màme.

– Je ne trouve aucune trace de papiers, rÇpondait le curÇ. Beaucoup de linge, d’essences, de pommades, de futilitÇs, c’est un jeune homme du siäcle, occupÇ de ses plaisirs. L’Çmissaire sera plutìt l’autre, qui affecte de parler avec un accent italien.

Ces gens se rapprochärent de Julien pour fouiller dans les poches de son habit de voyage. Il Çtait bien tentÇ de les tuer comme voleurs. Rien de moins dangereux pour les suites. Il en eut bonne envie…”Je ne serais qu’un sot se dit-il, je compromettrais ma mission. >, Son habit fouillÇ:

– Ce n’est pas lÖ un diplomate, dit le pràtre: il s’Çloigna et fit bien.

“S’il me touche dans mon lit, malheur Ö lui! se disait Julien; il peut fort bien venir me poignarder, et c’est ce que Je ne souffrirai pas.”

Le curÇ tourna la tàte, Julien ouvrait les yeux Ö demi; quel ne fut pas son Çtonnement! c’Çtait l’abbÇ Castanäde! En effet, quoique les deux personnes voulussent parler assez bas, il lui avait semblÇ, däs l’abord, reconnaÃ¥tre une des voix. Julien fut saisi d’une envie dÇmesurÇe de purger la terre d’un de ses plus lÉches coquins…

“Mais ma mission!”se dit-il.

Le curÇ et son acolyte sortirent. Un quart d’heure apräs, Julien fit semblant de s’Çveiller. Il appela et rÇveilla toute la maison.

– Je suis empoisonnÇ, s’Çcriait-il, je souffre horriblement! Il voulait un prÇtexte pour aller au secours de Geronimo. Il le trouva Ö demi asphyxiÇ par le laudanum contenu dans le vin.

Julien craignant quelque plaisanterie de ce genre, avait soupÇ avec du chocolat apportÇ de Paris. Il ne put venir Ö bout de rÇveiller assez Geronimo pour le dÇcider Ö partir.

– On me donnerait tout le royaume de Naples disait le chanteur, que je ne renoncerais pas en ce moment Ö la voluptÇ de dormir.

– Mais les sept princes souverains!

– Qu’ils attendent.

Julien partit seul et arriva sans autre incident aupräs du grand personnage. Il perdit toute une matinÇe Ö solliciter en vain une audience. Par bonheur vers les quatre heures, le duc voulut prendre l’air. Julien le vit sortir Ö pied, il n’hÇsita pas Ö l’approcher et Ö lui demander l’aumìne. ArrivÇ Ö deux pas du grand personnage, il tira la montre du marquis de La Mole, et la montra avec affectation.

– Suivez-moi de loin, lui dit-on sans le regarder.

A un quart de lieue de lÖ le duc entra brusquement dans un petit CafÇ-hauss. Ce fut dans une chambre de cette auberge du dernier ordre que Julien eut l’honneur de rÇciter au duc ses quatre pages. Quand il eut fini:

– Recommencez et allez plus lentement, lui dit-on.

Le prince prit des notes.

– Gagnez Ö pied la poste voisine. Abandonnez ici vos effets et votre caläche. Allez Ö Strasbourg comme vous pourrez et le vingt-deux du mois (on Çtait au dix) trouvez-vous Ö midi et demi dans ce màme CafÇ-hauss N’en sortez que dans une demi-heure. Silence!

Telles furent les seules paroles que Julien entendit. Elles suffirent pour le pÇnÇtrer de la plus haute admiration.”C’est ainsi, pensa-t-il, qu’on traite les affaires, que dirait ce grand homme d’Etat, s’il entendait les bavards passionnÇs d’il y a trois jours?”

Julien en mit deux Ö gagner Strasbourg, il lui semblait qu’il n’avait rien Ö y faire. Il prit un grand dÇtour.”Si ce diable d’abbÇ Castanäde m’a reconnu, il n’est pas homme Ö perdre facilement ma trace. Et quel plaisir pour lui de se moquer de moi, et de faire Çchouer ma mission!”

L’abbÇ Castanäde, chef de la police de la congrÇgation, sur toute la frontiäre du nord, ne l’avait heureusement pas reconnu. Et les jÇsuites de Strasbourg, quoique träs zÇlÇs, ne songärent nullement Ö observer Julien, qui, avec sa croix et sa redingote bleue, avait l’air d’un jeune militaire fort occupÇ de sa personne.

CHAPITRE XXIV

STRASBOURG

Fascination! tu as de l’amour toute son Çnergie, toute sa puissance d’Çprouver le malheur. Ses plaisirs enchanteurs, ses douces jouissances sont seuls au-delÖ de ta sphäre. Je ne pouvais pas dire en la voyant dormir: elle est toute Ö moi, avec sa beautÇ d’ange et ses douces faiblesses! La voilÖ livrÇe Ö ma puissance, telle que le ciel la fit dans sa misÇricorde pour enchanter un coeur d’homme. Ode de SCHILLER

Force de passer huit jours Ö Strasbourg, Julien cherchait Ö se distraire par des idÇes de gloire militaire et de dÇvouement Ö la patrie. Etait-il donc amoureux? il n’en savait rien, il trouvait seulement dans son Éme bourrelÇe Mathilde maÃ¥tresse absolue de son bonheur comme de son imagination. Il avait besoin de toute l’Çnergie de son caractäre pour se maintenir au-dessus du dÇsespoir. Penser Ö ce qui n’avait pas quelque rapport Ö Mlle de La Mole Çtait hors de sa puissance. L’ambition, les simples succäs de vanitÇ le distrayaient autrefois des sentiments que Mme de Rànal lui avait inspirÇs. Mathilde avait tout absorbÇ, il la trouvait partout dans l’avenir.

De toutes parts, dans cet avenir, Julien voyait le manque de succäs. Cet àtre que l’on a vu Ö Verriäres si rempli de prÇsomption, si orgueilleux, Çtait tombÇ dans un excäs de modestie ridicule.

Trois jours auparavant il eñt tuÇ avec plaisir l’abbÇ Castanäde, et si, Ö Strasbourg, un enfant se fñt pris de querelle avec lui, il eñt donnÇ raison Ö l’enfant. En repensant aux adversaires, aux ennemis qu’il avait rencontrÇs dans sa vie, il trouvait toujours que lui, Julien, avait eu tort.

C’est qu’il avait maintenant pour implacable ennemie cette imagination puissante, autrefois sans cesse employÇe Ö lui peindre dans l’avenir des succäs si brillants.

La solitude absolue de la vie de voyageur augmentait l’empire de cette noire imagination. Quel trÇsor n’eñt pas ÇtÇ un ami!”Mais, se disait Julien, est-il donc un coeur qui batte pour moi? Et quand j’aurais un ami, l’honneur ne me commande-t-il pas un silence Çternel?”

Il se promenait Ö cheval tristement dans les environs de Kehl; c’est un bourg, sur le bord du Rhin, immortalisÇ par Desaix et Gouvion Saint-Cyr. Un paysan allemand lui montrait les petits ruisseaux, les chemins, les Ã¥lots du Rhin, auxquels le courage de ces grands gÇnÇraux a fait un nom. Julien, conduisant son cheval de la main gauche tenait dÇployÇe de la droite la superbe carte qui orne les MÇmoires du marÇchal Saint-Cyr. Une exclamation de gaietÇ lui fit lever la tàte.

C’Çtait le prince Korasoff cet ami de Londres, qui lui avait dÇvoilÇ quelques mois auparavant les premiäres rägles de la haute fatuitÇ. Fidäle Ö ce grand art, Korasoff arrivÇ de la veille Ö Strasbourg, depuis une heure Ö Kehl et qui de la vie n’avait lu une ligne sur le siäge de 1796, se mit Ö tout expliquer Ö Julien. Le paysan allemand le regardait ÇtonnÇ, car il savait assez de franáais pour distinguer les Çnormes bÇvues dans lesquelles tombait le prince. Julien Çtait Ö mille lieues des idÇes du paysan, il regardait avec Çtonnement ce beau jeune homme, il admirait sa grÉce Ö monter Ö cheval.

“L’heureux caractäre! se disait-il. Comme son pantalon va bien, avec quelle ÇlÇgance sont coupÇs ses cheveux! HÇlas! si j’eusse ÇtÇ ainsi, peut-àtre qu’apräs m’avoir aimÇ trois jours, elle ne m’eñt pas pris en aversion.”

Quand le prince eut fini son siäge de Kehl:

– Vous avez la mine d’un trappiste, dit-il Ö Julien, vous outrez le principe de la gravitÇ que je vous ai donnÇ Ö Londres. L’air triste ne peut àtre de bon ton, c’est l’air ennuyÇ qu’il faut. Si vous àtes triste, c’est donc quelque chose qui vous manque, quelque chose qui ne vous a pas rÇussi.

“C’est montrer soi infÇrieur. êtes-vous ennuyÇ, au contraire, c’est ce qui a essayÇ vainement de vous plaire qui est infÇrieur. Comprenez donc, mon cher, combien la mÇprise est grave.

Julien jeta un Çcu au paysan qui les Çcoutait bouche bÇante.

– Bien! dit le prince, il y a de la grÉce, un noble dÇdain! fort bien! et il mit son cheval au galop. Julien le suivit, rempli d’une admiration stupide.

“Ah! si j’eusse ÇtÇ ainsi, elle ne m’eñt pas prÇfÇrÇ Croisenois!”Plus sa raison Çtait choquÇe des ridicules du prince, plus il se mÇprisait de ne pas les admirer, et s’estimait malheureux de ne pas les avoir. Le dÇgoñt de soi-màme ne peut aller plus loin.

Le prince le trouvait dÇcidÇment triste:

– Ah! áÖ, mon cher, lui dit-il en rentrant Ö Strasbourg vous àtes de mauvaise compagnie, avez-vous perdu tout votre argent, ou seriez-vous amoureux de quelque petite actrice?

“Les Russes copient les moeurs franáaises, mais toujours Ö cinquante ans de distance. Ils en sont maintenant au siäcle de Louis XV.

Ces plaisanteries sur l’amour mirent des larmes dans les yeux de Julien:

“Pourquoi ne consulterais-je pas cet homme si aimable?”se dit-il tout Ö coup.

– Eh bien oui, mon cher, dit-il au prince, vous me voyez Ö Strasbourg fort amoureux et màme dÇlaissÇ. Une femme charmante, qui habite une ville voisine, m’a plantÇ lÖ apräs trois jours de passion, et ce changement me tue.

Il peignit au prince, sous des noms supposÇs, les actions et le caractäre de Mathilde.

– N’achevez pas, dit Korasoff: pour vous donner confiance en votre mÇdecin, je vais terminer la confidence. Le mari de cette jeune femme jouit d’une fortune Çnorme, ou bien plutìt elle appartient, elle Ö la plus haute noblesse du pays. Il faut qu’elle soit fiäre de quelque chose.

Julien fit un signe de tàte, il n’avait plus le courage de parler.

– Fort bien, dit le prince, voici trois drogues assez amäres que vous allez prendre sans dÇlai:

“1¯ Voir tous les jours Mme .., comment l’appelez-vous?

– Mme de Dubois.

– Quel nom! dit le prince en Çclatant de rire; mais pardon, il est sublime pour vous. Il s’agit de voir chaque jour Mme de Dubois, n’allez pas surtout paraÃ¥tre Ö ses yeux froid et piquÇ rappelez-vous le grand principe de votre siäcle: soyez lÇ contraire de ce Ö quoi l’on s’attend. Montrez-vous prÇcisÇment tel que vous Çtiez huit jours avant d’àtre honorÇ de ses bontÇs.

– Ah! j’Çtais tranquille alors, s’Çcria Julien avec dÇsespoir, je croyais la prendre en pitiÇ…

– Le papillon se brñle Ö la chandelle, continua le prince, comparaison vieille comme le monde.

“1¯ Vous la verrez tous les jours.

“2¯ Vous ferez la cour Ö une femme de sa sociÇtÇ mais sans vous donner les apparences de la passion, entendez-vous? Je ne vous le cache pas, votre rìle est difficile; vous jouez la comÇdie, et si l’on devine que vous la jouez, vous àtes perdu.

– Elle a tant d’esprit et moi si peu! Je suis perdu, dit Julien tristement.

– Non, vous àtes seulement plus amoureux que je ne le croyais. Mme de Dubois est profondÇment occupÇe d’elle-màme, comme toutes les femmes qui ont reáu du ciel ou trop de noblesse ou trop d’argent. Elle se regarde au lieu de vous regarder, donc elle ne vous connaÃ¥t pas. Pendant les deux ou trois accäs d’amour qu’elle s’est donnÇs en votre faveur, Ö grand effort d’imagination, elle voyait en vous le hÇros qu’elle avait ràvÇ, et non pas ce que vous àtes rÇellement.

“Mais que diable, ce sont lÖ les ÇlÇments, mon cher Sorel, àtes-vous tout Ö fait un Çcolier?…

“Parbleu! entrons dans ce magasin, voilÖ un col noir charmant, on le dirait fait par John Anderson, de Burlington-street; faites-moi le plaisir de le prendre, et de jeter bien loin cette ignoble corde noire que vous avez au cou.

“Ah! áÖ, continua le prince en sortant de la boutique du premier passementier de Strasbourg, quelle est la sociÇtÇ de Mme de Dubois? grand Dieu! quel nom! Ne vous fÉchez pas, mon cher Sorel, c’est plus fort que moi… A qui ferez-vous la cour?

– A une prude par excellence, fille d’un marchand de bas immensÇment riche. Elle a les plus beaux yeux du monde et qui me plaisent infiniment, elle tient sans doute le premier rang dans le pays; mais au milieu de toutes ses grandeurs, elle rougit au point de se dÇconcerter si quelqu’un vient Ö parler de commerce et de boutique. Et par malheur, son päre Çtait l’un des marchands les plus connus de Strasbourg.

– Ainsi si l’on parle d’industrie, dit le prince en riant vous àtes sñr que votre belle songe Ö elle et non pas Ö vous. Ce ridicule est divin et fort utile, il vous empàchera d’avoir le moindre moment de folie aupräs de ces beaux yeux. Le succäs est certain.

Julien songeait Ö Mme la marÇchale de Fervaques qui venait beaucoup Ö l’hìtel de La Mole. C’Çtait une belle Çtrangäre qui avait ÇpousÇ le marÇchal un an avant sa mort. Toute sa vie semblait n’avoir d’autre objet que de faire oublier qu’elle Çtait fille d’un industriel, et, pour àtre quelque chose Ö Paris, elle s’Çtait mise Ö la tàte de la vertu.

Julien admirait sincärement le prince; que n’eñt-il pas donnÇ pour avoir ses ridicules! La conversation entre les deux amis fut infinie; Korasoff Çtait ravi: jamais un Franáais ne l’avait ÇcoutÇ aussi longtemps.”Ainsi, j’en suis enfin venu, se disait le prince charmÇ Ö me faire Çcouter en donnant des leáons Ö mes maÃ¥tres!”

– Nous sommes bien d’accord, rÇpÇtait-il Ö Julien pour la dixiäme fois, pas l’ombre de passion quand vous parlerez Ö la jeune beautÇ, fille du marchand de bas de Strasbourg, en prÇsence de Mme de Dubois. Au contraire, passion brñlante en Çcrivant. Lire une lettre d’amour bien Çcrite est le souverain plaisir pour une prude; c’est un moment de relÉche. Elle ne joue pas la comÇdie, elle ose Çcouter son coeur donc deux lettres par jour.

– Jamais, jamais! dit Julien dÇcouragÇ; je me ferais plutìt piler dans un mortier que de composer trois phrases; je suis un cadavre, mon cher, n’espÇrez plus rien de moi. Laissez-moi mourir au bord de la route.

– Et qui vous parle de composer des phrases? J’ai dans mon nÇcessaire six volumes de lettres d’amour manuscrites. Il y en a pour tous les caractäres de femme, j’en ai pour la plus haute vertu. Est-ce que Kalisky n’a pas fait la cour Ö Richemond-la-Terrasse, vous savez, Ö trois lieues de Londres, Ö la plus jolie quakeresse de toute l’Angleterre?

Julien Çtait moins malheureux quand il quitta son ami Ö deux heures du matin.

Le lendemain le prince fit appeler un copiste, et, deux jours apräs, Julien eut cinquante-trois lettres d’amour bien numÇrotÇes, destinÇes Ö la vertu la plus sublime et la plus triste.

– Il n’y en a pas cinquante-quatre, dit le prince, parce que Kalisky se fit Çconduire; mais que vous importe d’àtre maltraitÇ par la fille du marchand de bas, puisque vous ne voulez agir que sur le coeur de Mme de Dubois?

Tous les jours on montait Ö cheval: le prince Çtait fou de Julien, ne sachant comment lui tÇmoigner son amitiÇ soudaine, il finit par lui offrir la main d’une de ses cousines, riche hÇritiäre de Moscou.

– Et une fois mariÇ, ajouta-t-il, mon influence et la croix que vous avez lÖ vous font colonel en deux ans.

– Mais cette croix n’est pas donnÇe par NapolÇon, il s’en faut bien.

– Qu’importe, dit le prince, ne l’a-t-il pas inventÇe? Elle est encore de bien loin la premiäre en Europe.

Julien fut sur le point d’accepter; mais son devoir le rappelait aupräs du grand personnage, en quittant Korasoff, il promit d’Çcrire. Il reáut la rÇponse Ö la note secräte qu’il avait apportÇe, et courut vers Paris; mais Ö peine eut-il ÇtÇ seul deux jours de suite, que quitter la France et Mathilde lui parut un supplice pire que la mort. a Je n’Çpouserai pas les millions que m’offre Korasoff, se dit-il, mais je suivrai ses conseils.

“Apräs tout, l’art de sÇduire est son mÇtier, il ne songe qu’Ö cette seule affaire depuis plus de quinze ans, car il en a trente. On ne peut pas dire qu’il manque d’esprit; il est fin et cauteleux; l’enthousiasme, la poÇsie sont une impossibilitÇ dans ce caractäre: c’est un procureur ; raison de plus pour qu’il ne se trompe pas.

“Il le faut, je vais faire la cour Ö Mme de Fervaques.

“Elle m’ennuiera bien peut-àtre un peu, mais je regarderai ces yeux si beaux, et qui ressemblent tellement Ö ceux qui m’ont le plus aimÇ au monde.

“Elle est Çtrangäre; c’est un caractäre nouveau Ö observer.

“Je suis fou, je me noie, je dois suivre les conseils d’un ami et ne pas m’en croire moi màme.”

CHAPITRE XXV

LE MINISTERE DE LA VERTU

Mais si je prends de ce plaisir avec tant de prudence et de circonspection, ce ne sera plus un plaisir pour moi. LOPE DE VEGA.

A peine de retour Ö Paris, et au sortir du cabinet du marquis de La Mole, qui parut fort dÇconcertÇ des dÇpàches qu’on lui prÇsentait, notre hÇros courut chez le comte Altamira. A l’avantage d’àtre condamnÇ Ö mort, ce bel Çtranger rÇunissait beaucoup de gravitÇ et le bonheur d’àtre dÇvot; ces deux mÇrites, et, plus que tout, la haute naissance du comte, convenaient tout Ö fait Ö Mme de Fervaques, qui le voyait beaucoup.

Julien lui avoua gravement qu’il en Çtait fort amoureux.

– C’est la vertu la plus pure et la plus haute, rÇpondit Altamira, seulement un peu jÇsuitique et emphatique. Il est des jours oó je comprends chacun des mots dont elle se sert, mais je ne comprends pas la phrase tout entiäre. Elle me donne souvent l’idÇe que je ne sais pas le franáais aussi bien qu’on le dit. Cette connaissance fera prononcer votre nom, elle vous donnera du poids dans le monde. Mais allons chez Bustos, dit le comte Altamira, qui Çtait un esprit d’ordre; il a fait la cour Ö Mme la marÇchale.

Don Diego Bustos se fit longtemps expliquer l’affaire, sans rien dire, comme un avocat dans son cabinet. Il avait une grosse figure de moine avec des moustaches noires, et une gravitÇ sans pareille; du reste, bon carbonaro’.

– Je comprends, dit-il enfin Ö Julien. La marÇchale de Fervaques a-t-elle eu des amants, n’en a-t-elle pas eu? Avez-vous ainsi quelque espoir de rÇussir? voilÖ la question. C’est vous dire que, pour ma part, j’ai ÇchouÇ. Maintenant que je ne suis plus piquÇ, je me fais ce raisonnement: souvent elle a de l’humeur, et, comme je vous le raconterai bientìt, elle n’est pas mal vindicative.

“Je ne lui trouve pas ce tempÇrament bilieux qui est celui du gÇnie, et jette sur toutes les actions comme un vernis de passion. C’est au contraire Ö la faáon d’àtre flegmatique et tranquille des Hollandais qu’elle doit sa rare beautÇ et ses couleurs si fraÃ¥ches.

Julien s’impatientait de la lenteur et du flegme inÇbranlable de l’Espagnol; de temps en temps, malgrÇ lui, quelques monosyllabes lui Çchappaient.

– Voulez-vous m’Çcouter? lui dit gravement don Diego Bustos.

– Pardonnez Ö la furia francese; je suis tout oreilles, dit Julien.

– La marÇchale de Fervaques est donc fort adonnÇe Ö la haine; elle poursuit impitoyablement des gens qu’elle n’a jamais vus, des avocats, de pauvres diables d’hommes de lettres qui ont fait des chansons comme CollÇ. Vous savez?

J’ai la marotte
D’aimer Marote. etc.

Et Julien dut essuyer la citation tout entiäre. L’Espagnol Çtait bien aise de chanter en franáais.

Cette divine chanson ne fut jamais ÇcoutÇe avec plus d’impatience. Quand elle fut finie:

– La marÇchale, dit don Diego Bustos, a fait destituer l’auteur de cette chanson:

Un jour l’amour au cabaret…

Julien frÇmit qu’il ne voulñt la chanter. Il se contenta de l’analyser. RÇellement elle Çtait impie et peu dÇcente.

– Quand la marÇchale se prit de coläre contre cette chanson, dit Don Diego, je lui fis observer qu’une femme de son rang ne devait point lire toutes les sottises qu’on publie. Quelques progräs que fassent la piÇtÇ et la gravitÇ, il y aura toujours en France une littÇrature de cabaret. Quand Mme de Fervaques eut fait ìter Ö l’auteur, pauvre diable en demi-solde, une place de dix-huit cents francs: Prenez garde, lui dis-je, vous avez attaquÇ ce rimailleur avec vos armes, il peut vous rÇpondre avec ses rimes: il fera une chanson sur la vertu. Les salons dorÇs seront pour vous; les gens qui aiment Ö rire rÇpÇteront ses Çpigrammes. Savez-vous, monsieur, ce que la marÇchale me rÇpondit? — Pour l’intÇràt du Seigneur, tout Paris me verrait marcher au martyre; ce serait un spectacle nouveau en France. Le peuple apprendrait Ö respecter la qualitÇ. Ce serait le plus beau jour de ma vie. Jamais ses yeux ne furent plus beaux.

– Et elle les a superbes, s’Çcria Julien.

– Je vois que vous àtes amoureux… Donc, reprit gravement don Diego Bustos, elle n’a pas la constitution bilieuse qui porte Ö la vengeance. Si elle aime Ö nuire pourtant, c’est qu’elle est malheureuse, je soupáonne lÖ malheur intÇrieur. Ne serait-ce point une prude lasse de son mÇtier?

L’Espagnol le regarda en silence pendant une grande minute.

– VoilÖ toute la question, ajouta-t-il gravement, et c’est de lÖ que vous pouvez tirer quelque espoir. J’y ai beaucoup rÇflÇchi pendant les deux ans que je me suis portÇ son träs humble serviteur. Tout votre avenir, monsieur qui àtes amoureux, dÇpend de ce grand probläme: Est-ce une prude lasse de son mÇtier, et mÇchante parce qu’elle est malheureuse?

– Ou bien, dit Altamira sortant enfin de son profond silence, serait-ce ce que je t’ai dit vingt fois? tout simplement de la vanitÇ franáaise; c’est le souvenir de son päre, le fameux marchand de draps, qui fait le malheur de ce caractäre naturellement morne et sec. Il n’y aurait qu’un bonheur pour elle, celui d’habiter Toläde, et d’àtre tourmentÇe par un confesseur qui chaque jour lui montrerait l’enfer tout ouvert.

Comme Julien sortait:

– Altamira m’apprend que vous àtes des nìtres, lui dit Don Diego, toujours plus grave. Un jour vous nous aiderez Ö reconquÇrir notre libertÇ, ainsi veux-je vous aider dans ce petit amusement. Il est bon que vous connaissiez le style de la marÇchale; voici quatre lettres de sa main.

– Je vais les copier, s’Çcria Julien, et vous les rapporter.

– Et jamais personne ne saura par vous un mot de ce que nous avons dit?

– Jamais, sur l’honneur! s’Çcria Julien.

– Ainsi Dieu vous soit en aide! ajouta l’Espagnol, et il reconduisit silencieusement, jusque sur l’escalier, Altamira et Julien.

Cette scäne Çgaya un peu notre hÇros, il fut sur le point de sourire.”Et voilÖ le dÇvot Altamira, se disait-il, qui m’aide dans une entreprise d’adultäre!”

Pendant toute la grave conversation de don Diego Bustos, Julien avait ÇtÇ attentif aux heures sonnÇes par l’horloge de l’hìtel d’Aligre.

Celle du dÃ¥ner approchait, il allait donc revoir Mathilde! Il rentra, et s’habilla avec beaucoup de soin.

“Premiäre sottise, se dit-il en descendant l’escalier; il faut suivre Ö la lettre l’ordonnance du prince.”

Il remonta chez lui, et prit un costume de voyage on ne peut pas plus simple.

“Maintenant, pensa-t-il, il s’agit des regards.”Il n’Çtait que cinq heures et demie, et l’on dÃ¥nait Ö six. Il eut l’idÇe de descendre au salon, qu’il trouva solitaire. A la vue du canapÇ bleu, il se prÇcipita Ö genoux et baisa l’endroit oó Mathilde appuyait son bras, il rÇpandit des larmes, ses joues devinrent brñlantes.”Il faut user cette sensibilitÇ sotte, se dit-il avec coläre; elle me trahirait.”Il prit un journal pour avoir une contenance, et passa trois ou quatre fois du salon au jardin.

Ce ne fut qu’en tremblant et bien cachÇ par un grand chàne, qu’il osa lever les yeux jusqu’Ö la fenàtre de Mlle de La Mole. Elle Çtait hermÇtiquement fermÇe, il fut sur le point de tomber et resta longtemps appuyÇ contre le chàne; ensuite, d’un pas chancelant, il alla revoir l’Çchelle du jardinier.

Le chaÃ¥non, jadis forcÇ par lui en des circonstances hÇlas! si diffÇrentes, n’avait point ÇtÇ raccommodÇ. EmportÇ par un mouvement de folie, Julien le pressa contre ses lävres.

Apräs avoir errÇ longtemps du salon au jardin, Julien se trouva horriblement fatiguÇ; ce fut un premier succäs qu’il sentit vivement.”Mes regards seront Çteints et ne me trahiront pas!”Peu Ö peules convives arrivärent au salon, jamais la porte ne s’ouvrit sans jeter un trouble mortel dans le coeur de Julien.

On se mit Ö table. Enfin parut Mlle de La Mole, toujours fidäle Ö son habitude de se faire attendre. Elle rougit beaucoup en voyant Julien; on ne lui avait pas dit son arrivÇe. D’apräs la recommandation du prince Korasoff, Julien regarda ses mains, elles tremblaient. TroublÇ lui-màme au-delÖ de toute expression par cette dÇcouverte, il fut assez heureux pour ne paraÃ¥tre que fatiguÇ.

M. de La Mole fit son Çloge. La marquise lui adressa la parole un instant apräs, et lui fit compliment sur son air de fatigue. Julien se disait Ö chaque instant: “Je ne dois pas trop regarder Mlle de La Mole, mais mes regards non plus ne doivent point la fuir. Il faut paraÃ¥tre ce que j’Çtais rÇellement huit jours avant mon malheur…”Il eut lieu d’àtre satisfait du succäs et resta au salon. Attentif pour la premiäre fois envers la maÃ¥tresse de la maison, il fit tous ses efforts pour faire parler les hommes de sa sociÇtÇ et maintenir la conversation vivante.

Sa politesse fut rÇcompensÇe, sur les huit heures, on annonáa Mme la marÇchale de Fervaques. Julien s’Çchappa et reparut bientìt, vàtu avec le plus grand soin. Mme de La Mole lui sut un grÇ infini de cette marque de respect, et voulut lui tÇmoigner sa satisfaction, en parlant de son voyage Ö Mme de Fervaques. Julien s’Çtablit aupräs de la marÇchale, de faáon Ö ce que ses yeux ne fussent pas aperáus de Mathilde. PlacÇ ainsi, suivant toutes les rägles de l’art, Mme de Fervaques fut pour lui l’objet de l’admiration la plus Çbahie. C’est par une tirade sur ce sentiment que commenáait la premiäre des cinquante-trois lettres dont le prince Korasoff lui avait fait cadeau.

La marÇchale annonáa qu’elle allait Ö l’OpÇra-Buffa. Julien y courut; il trouva le chevalier de Beauvoisis, qui l’emmena dans une loge de messieurs les gentilshommes de la chambre, justement Ö cìtÇ de la loge de Mme de Fervaques. Julien la regarda constamment.”Il faut, se dit-il en rentrant Ö l’hìtel, que je tienne un journal de siäge; autrement j’oublierais mes attaques.”Il se foráa Ö Çcrire deux ou trois pages sur ce sujet ennuyeux, et parvint ainsi, chose admirable, Ö ne presque pas penser Ö Mlle de La Mole.

Mathilde l’avait presque oubliÇ pendant son voyage.”Ce n’est apräs tout qu’un àtre commun, pensait-elle son nom me rappellera toujours la plus grande tache dÇ ma vie. Il faut revenir de bonne foi aux idÇes vulgaires de sagesse et d’honneur; une femme a tout Ö perdre en les oubliant.”, Elle se montra disposÇe Ö permettre enfin la conclusion de l’arrangement avec le marquis de Croisenois, prÇpare depuis si longtemps. Il Çtait fou de joie; on l’eñt bien ÇtonnÇ en lui disant qu’il y avait de la rÇsignation au fond de cette maniäre de sentir de Mathilde, qui le rendait si fier.

Toutes les idÇes de Mlle de La Mole changärent en voyant Julien.”Au vrai, c’est lÖ mon mari, se dit-elle; si je reviens de bonne foi aux idÇes de sagesse, c’est Çvidemment lui que je dois Çpouser.”

Elle s’attendait Ö des importunitÇs, Ö des airs de malheur de la part de Julien; elle prÇparait ses rÇponses: car sans doute, au sortir du dÃ¥ner, il essaierait de lui adresser quelques mots. Loin de lÖ, il resta ferme au salon, ses regards ne se tournärent pas màme vers le jardin. Dieu sait avec quelle peine!”Il vaut mieux avoir tout de suite cette explication, se dit Mlle de La Mole”; elle alla seule au jardin, Julien n’y parut pas. Mathilde vint se promener präs des portes-fenàtres du salon; elle le vit fort occupÇ Ö dÇcrire Ö Mme de Fervaques les vieux chÉteaux en ruine qui couronnent les coteaux des bords du Rhin et leur donnent tant de physionomie. Il commenáait Ö ne pas mal se tirer de la phrase sentimentale et pittoresque qu’on appelle esprit dans certains salons.

Le prince Korasoff eñt ÇtÇ bien fier, s’il se fñt trouvÇ Ö Paris: cette soirÇe Çtait exactement ce qu’il avait prÇdit.

Il eñt approuvÇ la conduite que tint Julien les jours suivants.

Une intrigue parmi les membres du gouvernement occulte allait disposer de quelques cordons bleus; Mme la marÇchale de Fervaques exigeait que son grand oncle fñt chevalier de l’ordre. Le marquis de La Mole avait la màme prÇtention pour son beau-päre; ils rÇunirent leurs efforts, et la marÇchale vint presque tous les jours Ö l’hìtel de La Mole. Ce fut d’elle que Julien apprit que le marquis allait àtre ministre: il offrait Ö la Chamarilla un plan fort ingÇnieux pour anÇantir la Charte, sans commotion, en trois ans.

Julien pouvait espÇrer un ÇvàchÇ, si M. de La Mole arrivait au ministäre; mais, Ö ses yeux, tous ces grands intÇràts s’Çtaient comme recouverts d’un voile. Son imagination ne les apercevait plus que vaguement et pour ainsi dire dans le lointain. L’affreux malheur qui en faisait un maniaque lui montrait tous les intÇràts de la vie dans sa maniäre d’àtre avec Mlle de La Mole. Il calculait qu’apräs cinq ou six ans de soins, il parviendrait Ö s’en faire aimer de nouveau.

Cette tàte si froide Çtait, comme on voit, tombÇe Ö l’Çtat de dÇraison complet. De toutes les qualitÇs qui l’avaient distinguÇ autrefois il ne lui restait qu’un peu de fermetÇ. MatÇriellement fidäle au plan de conduite dictÇ par le prince Korasoff, chaque soir il se plaáait assez präs du fauteuil de Mme de Fervaques, mais il lui Çtait impossible de trouver un mot Ö dire.

L’effort qu’il s’imposait pour paraÃ¥tre guÇri aux yeux de Mathilde absorbait toutes les forces de son Éme, il restait aupräs de la marÇchale comme un àtre Ö peine animÇ; ses yeux màme, ainsi que dans l’extràme souffrance physique, avaient perdu tout leur feu.

Comme la maniäre de voir de Mme de La Mole n’Çtait jamais qu’une contre-Çpreuve des opinions de ce mari qui pouvait la faire duchesse, depuis quelques jours elle portait aux nues le mÇrite de Julien.

CHAPITRE XXVI

L’AMOUR MORAL

There also was of course in Adeline
That calm patrician polish in the address, Which ne’er can pass the equinoctial line Of any thing which Nature would express: Just as a Mandarin finds nothing fine,
At least his manner suffers not to guess That any thing he views can greatly please. Don Juan. C. XIII. stanza 84.

“Il y a un peu de folie dans la maniäre de voir de toute cette famille, pensait la marÇchale; ils sont engouÇs de leur jeune abbÇ, qui ne sait qu’Çcouter, avec d’assez beaux yeux, il est vrai.”

Julien, de son cìtÇ, trouvait dans les faáons de la marÇchale un exemple Ö peu präs parfait de ce calme patricien qui respire une politesse exacte et encore plus l’impossibilitÇ d’aucune vive Çmotion. L’imprÇvu dans les mouvements, le manque d’empire sur soi-màme, eñt scandalisÇ Mme de Fervaques presque autant que l’absence de majestÇ envers les infÇrieurs. Le moindre signe de sensibilitÇ eñt ÇtÇ Ö ses yeux comme une sorte d’ivresse morale dont il faut rougir, et qui nuit fort Ö ce qu’une personne d’un rang ÇlevÇ se doit Ö soi-màme. Son grand bonheur Çtait de parler de la derniäre chasse du roi, son livre favori les MÇmoires du duc de Saint-Simon, surtout pour la partie gÇnÇalogique.

Julien savait la place qui, d’apräs la disposition des lumiäres, convenait au genre de beautÇ de Mme de Fervaques. Il s’y trouvait d’avance, mais avait grand soin de tourner sa chaise de faáon Ö ne pas apercevoir Mathilde. êtonnÇe de cette constance Ö se cacher d’elle un jour elle quitta le canapÇ bleu et vint travailler aupräs d’une petite table voisine du fauteuil de la marÇchale. Julien la voyait d’assez präs par-dessous le chapeau de Mme de Fervaques. Ces yeux, qui disposaient de son sort, l’effrayärent d’abord, aperáus de si präs, ensuite le jetärent violemment hors de son apathie habituelle, il parla et fort bien.

Il adressait la parole Ö la marÇchale, mais son but unique Çtait d’agir sur l’Éme de Mathilde. Il s’anima de telle sorte que Mme de Fervaques arriva Ö ne plus comprendre ce qu’il disait.

C’Çtait un premier mÇrite. Si Julien eñt eu l’idÇe de le complÇter par quelques phrases de mysticitÇ allemande, de haute religiositÇ et de jÇsuitisme, la marÇchale l’eñt rangÇ d’emblÇe parmi les hommes supÇrieurs appelÇs Ö rÇgÇnÇrer le siäcle.

“Puisqu’il est d’assez mauvais goñt, se disait Mlle de La Mole, pour parler aussi longtemps et avec tant de feu Ö Mme de Fervaques, je ne l’Çcouterai plus.”Pendant toute la fin de cette soirÇe, elle tint parole, quoique avec peine.

A minuit, lorsqu’elle prit le bougeoir de sa märe pour l’accompagner Ö sa chambre, Mme de La Mole s’arràta sur l’escalier pour faire un Çloge complet de Julien. Mathilde acheva de prendre de l’humeur, elle ne pouvait trouver le sommeil Une idÇe la calma: “ce que je mÇprise peut encore faire un homme de grand mÇrite aux yeux de la marÇchale.”

Pour Julien, il avait agi, il Çtait moins malheureux; ses veux tombärent par hasard sur le portefeuille en cuir de Russie, oó le prince Korasoff avait enfermÇ les cinquante-trois lettres d’amour dont il lui avait fait cadeau. Julien vit en note, au bas de la premiäre lettre: On envoie le n¯ 1 huit jours apräs la premiäre vue.

“Je suis en retard! s’Çcria Julien, car il y a bien longtemps que je vois Mme de Fervaques.”Il se mit aussitìt Ö transcrire cette premiäre lettre d’amour c’Çtait une homÇlie remplie de phrases sur la vertu et ennuyeuse Ö pÇrir; Julien eut le bonheur de s’endormir Ö la seconde page.

Quelques heures apräs, le grand soleil le surprit appuyÇ sur sa table. Un des moments les plus pÇnibles de sa vie Çtait celui oó, chaque matin, en s’Çveillant, il s’apprenait son malheur. Ce jour-lÖ, il acheva la copie de sa lettre presque en riant.”Est-il possible, se disait-il, qu’il se soit trouvÇ un jeune homme pour Çcrire ainsi!”Il compta plusieurs phrases de neuf lignes. Au bas de l’original, il aperáut une note au crayon:

On porte ces lettres soi-màme: Ö cheval, cravate notre, redingote bleue. On remet la lettre au portier d’un air contrit; profonde mÇlancolie dans le regard Si l’on aperáoit quelque femme de chambre, essuyer ses yeux furtivement. Adresser la parole Ö la femme de chambre.

Tout cela fut exÇcutÇ fidälement.

“Ce que je fais est bien hardi, pensa Julien en sortant de l’hìtel de Fervaques, mais tant pis pour Korasoff. Oser Çcrire Ö une vertu si cÇläbre! Je vais en àtre traitÇ avec le dernier mÇpris, et rien ne m’amusera davantage. C’est, au fond, la seule comÇdie Ö laquelle je puisse àtre sensible. Oui couvrir de ridicule cet àtre si odieux, que j’appelle moi, m’amusera. Si je m’en croyais, je commettrais quelque crime pour me distraire.”

Depuis un mois, le plus beau moment de la vie de Julien Çtait celui oó il remettait son cheval Ö l’Çcurie. Korasoff avait expressÇment dÇfendu de regarder, sous quelque prÇtexte que ce fñt, la maÃ¥tresse qui l’avait quittÇ. Mais le pas de ce cheval qu’elle connaissait si bien, la maniäre avec laquelle Julien frappait de sa cravache Ö la porte de l’Çcurie pour appeler un homme attiraient quelquefois Mathilde derriäre le rideau de sa fenàtre. La mousseline Çtait si lÇgäre que Julien voyait au travers. En regardant d’une certaine faáon sous le bord de son chapeau, il apercevait la taille de Mathilde sans voir ses yeux.”Par consÇquent, se disait-il, elle ne peut voir les miens, et ce n’est point lÖ la regarder.”

Le soir, Mme de Fervaques fut pour lui exactement comme si elle n’eñt pas reáu la dissertation philosophique, mystique et religieuse que, le matin, il avait remise Ö son portier avec tant de mÇlancolie. La veille, le hasard avait rÇvÇlÇ Ö Julien le moyen d’àtre Çloquent; il s’arrangea de faáon Ö voir les yeux de Mathilde. Elle, de son cìtÇ, un instant apräs l’arrivÇe de la marÇchale, quitta le canapÇ bleu: c’Çtait dÇserter sa sociÇtÇ habituelle. M. de Croisenois parut consternÇ de ce nouveau caprice; sa douleur Çvidente ìta Ö Julien ce que son malheur avait de plus atroce.

Cet imprÇvu dans sa vie le fit parler comme un ange; et comme l’amour-propre se glisse màme dans les cours qui servent de temple Ö la vertu la plus auguste”Mme de La Mole a raison, se dit la marÇchale en remontant en voiture, ce jeune pràtre a de la distinction. Il faut que, les premiers jours, ma prÇsence l’ait intimidÇ. Dans le fait, tout ce que l’on rencontre dans cette maison est bien lÇger; je n’y vois que des vertus aidÇes par la vieillesse, et qui avaient grand besoin des glaces de l’Ége . Ce jeune homme aura su voir la diffÇrence, il Çcrit bien mais je crains fort que cette demande de l’Çclairer dÇ mes conseils, qu’il me fait dans sa lettre, ne soit au fond qu’un sentiment qui s’ignore soi-màme.

“Toutefois, que de conversions ont ainsi commencÇ! Ce qui me fait bien augurer de celle-ci, c’est la diffÇrence de son style avec celui des jeunes gens dont j’ai eu l’occasion de voir les lettres. Il est impossible de ne pas reconnaÃ¥tre de l’onction, un sÇrieux profond et beaucoup de conviction dans la prose de ce jeune lÇvite, il aura la doute vertu de Massillon.”

CHAPITRE XXVII

LES PLUS BELLES PLACES DE L’êGLISE

Des services! des talents! du mÇrite! bah! soyez d’une coterie. TêLêMAQUE.

Ainsi l’idÇe d’ÇvàchÇ Çtait pour la premiäre fois màlÇe avec celle de Julien dans la tàte d’une femme qui, tìt ou tard, devait distribuer les plus belles places de l’êglise de France. Cet avantage n’eñt guäre touchÇ Julien; en cet instant, sa pensÇe ne s’Çlevait Ö rien d’Çtranger Ö son malheur actuel: tout le redoublait, par exemple, la vue de sa chambre lui Çtait devenue insupportable. Le soir, quand il rentrait avec sa bougie, chaque meuble, chaque petit ornement lui semblait prendre une voix pour lui annoncer aigrement quelque nouveau dÇtail de son malheur.

“Ce jour-lÖ, j’ai un travail forcÇ, se dit-il en rentrant et avec une vivacitÇ que, depuis longtemps, il ne connaissait plus: espÇrons que la seconde lettre sera aussi ennuyeuse que la premiäre.”

Elle l’Çtait davantage. Ce qu’il copiait lui semblait si absurde, qu’il en vint Ö transcrire ligne par ligne, sans songer au sens.

“C’est encore plus emphatique, se disait-il, que les piäces officielles du traitÇ de MÅnster, que mon professeur de diplomatie me faisait copier Ö Londres.”

Il se souvint seulement alors des lettres de Mme de Fervaques dont il avait oubliÇ de rendre les originaux au grave Espagnol don Diego Bustos. Il les chercha; elles Çtaient rÇellement presque aussi amphigouriques que celles du jeune seigneur russe. Le vague Çtait complet. Cela voulait tout dire et ne rien dire.”C’est la harpe Çolienne du style, pensa Julien. Au milieu des plus hautes pensÇes sur le nÇant, sur la mort, sur l’infini, etc., je ne vois de rÇel qu’une peur abominable du ridicule.”

Le monologue que nous venons d’abrÇger fut rÇpÇtÇ pendant quinze jours de suite. S’endormir en transcrivant une sorte de commentaire de l’Apocalypse, le lendemain aller porter une lettre d’un air mÇlancolique, remettre le cheval Ö l’Çcurie avec l’espÇrance d’apercevoir la robe de Mathilde, travailler, le soir paraÃ¥tre Ö l’OpÇra quand Mme de Fervaques ne venait pas Ö l’hìtel de La Mole, tels Çtaient les ÇvÇnements monotones de la vie de Julien. Elle avait plus d’intÇràt quand Mme de Fervaques venait chez la marquise; alors il pouvait entrevoir les yeux de Mathilde sous une aile du chapeau de la marÇchale, et il Çtait Çloquent. Ses phrases pittoresques et sentimentales commenáaient Ö prendre une tournure plus frappante Ö la fois et plus ÇlÇgante.

Il sentait bien que ce qu’il disait Çtait absurde aux yeux de Mathilde, mais il voulait la frapper par l’ÇlÇgance de la diction.”Plus ce que je dis est faux, plus je dois lui plaire >>, pensait Julien, et alors, avec une hardiesse abominable, il exagÇrait certains aspects de la nature. Il s’aperáut bien vite que, pour ne pas paraÃ¥tre vulgaire aux yeux de la marÇchale il fallait surtout se bien garder des idÇes simples et raisonnables. Il continuait ainsi, ou abrÇgeait ses amplifications suivant qu’il voyait le succäs ou l’indiffÇrence dans les yeux des deux grandes dames auxquelles il fallait plaire.

Au total, sa vie Çtait moins affreuse que lorsque ses journÇes se passaient dans l’inaction.

“Mais, se disait-il un soir, me voici transcrivant la quinziäme de ces abominables dissertations; les quatorze premiäres ont ÇtÇ fidälement remises au suisse de la marÇchale. Je vais avoir l’honneur de remplir toutes les cases de son bureau. Et cependant elle me traite exactement comme si je n’Çcrivais pas! Quelle peut àtre la fin de tout ceci? Ma constance l’ennuierait-elle autant que moi? Il faut convenir que ce Russe, ami de Korasoff et amoureux de la belle quakeresse de Richemond, fut en son temps un homme terrible; on n’est pas plus assommant.”

Comme tous les àtres mÇdiocres que le hasard met en prÇsence des manoeuvres d’un grand gÇnÇral, Julien ne comprenait rien Ö l’attaque exÇcutÇe par le jeune Russe sur le coeur de la sÇväre Anglaise. Les quarante premiäres lettres n’Çtaient destinÇes qu’Ö se faire pardonner la hardiesse d’Çcrire. Il fallait faire contracter Ö cette douce personne, qui peut-àtre s’ennuyait infiniment, l’habitude de recevoir des lettres peut-àtre un peu moins insipides que sa vie de tous les jours.

Un matin, on remit une lettre Ö Julien; il reconnut les armes de Mme de Fervaques, et brisa le cachet avec un empressement qui lui eñt semblÇ bien impossible quelques jours auparavant: ce n’Çtait qu’une invitation Ö dÃ¥ner.

Il courut aux instructions du prince Korasoff. Malheureusement, le jeune Russe avait voulu àtre lÇger comme Dorat, lÖ oó il eñt fallu àtre simple et intelligible; Julien ne put deviner la position morale qu’il devait occuper au dÃ¥ner de la marÇchale.

Le salon Çtait de la plus haute magnificence, dorÇ comme la galerie de Diane aux Tuileries, avec des tableaux Ö l’huile au lambris. Il y avait des taches claires dans ces tableaux. Julien apprit plus tard que les sujets avaient semblÇ peu dÇcents Ö la maÃ¥tresse du logis, qui avait fait corriger les tableaux.”Siäcle moral!”pensa-t-il.

Dans ce salon, il remarqua trois des personnages qui avaient assistÇ Ö la rÇdaction de la note secräte. L’un d’eux, Mgr l’Çvoque de ***, oncle de la marÇchale, avait la feuille des bÇnÇfices et, disait-on, ne savait rien refuser Ö sa niäce.”Quel pas immense j’ai fait se dit Julien en souriant avec mÇlancolie, et combien ii m’est indiffÇrent! Me voici dÃ¥nant avec le fameux Çvàque de ***.”

Le dÃ¥ner fut mÇdiocre et la conversation impatientante.”C’est la table d’un mauvais livre, pensait Julien. Tous les plus grands sujets des pensÇes des hommes y sont fiärement abordÇs. êcoute-t-on trois minutes, on se demande ce qui l’emporte, de l’emphase du parleur ou de son abominable ignorance.”

Le lecteur a sans doute oubliÇ ce petit homme de lettres, nommÇ Tanbeau, neveu de l’acadÇmicien et futur professeur, qui, par ses basses calomnies, semblait chargÇ d’empoisonner le salon de l’hìtel de La Mole.

Ce fut par ce petit homme que Julien eut la premiäre idÇe qu’il se pourrait bien que Mme de Fervaques, tout en ne rÇpondant pas Ö ses lettres, vit avec indulgence le sentiment qui les dictait. L’Éme noire de M. Tanbeau Çtait dÇchirÇe en pensant aux succäs de Julien, mais comme d’un autre cìtÇ, un homme de mÇrite, pas plus qu’un sot ne peut àtre en deux endroits Ö la fois,”si Sorel devient l’amant de la sublime marÇchale se disait le futur professeur, elle le placera dans l’êglise de quelque maniäre avantageuse, et j’en serai dÇlivrÇ Ö l’hìtel de La Mole.”

M. l’abbÇ Pirard adressa aussi Ö Julien de longs sermons sur ses succäs Ö l’hìtel de Fervaques. Il y avait jalousie de secte entre l’austäre jansÇniste et le salon jÇsuitique, rÇgÇnÇrateur et monarchique de la vertueuse marÇchale.

CHAPITRE XXVTII

MANON LESCAUT

Or, une fois qu’il fut bien convaincu de la sottise et Énerie du prieur, il rÇussissait assez ordinairement en appelant noir ce qui Çtait blanc, et blanc ce qui Çtait noir. LICHTENBERG.

Les instructions russes prescrivaient impÇrieusement de ne jamais contredire de vive voix la personne Ö qui on Çcrivait. On ne devait s’Çcarter sous aucun prÇtexte, du rìle de l’admiration la plus extatique; les lettres partaient toujours de cette supposition.

Un soir, Ö l’OpÇra, dans la loge de Mme de Fervaques Julien portait aux nues le ballet de Manon Lescaut. Sa seule raison pour parler ainsi, c’est qu’il le trouvait insignifiant.

La marÇchale dit que ce ballet Çtait bien infÇrieur au roman de l’abbÇ PrÇvost.

“Comment! pensa Julien ÇtonnÇ et amusÇ, une personne d’une si haute vertu vanter un roman!”Mme de Fervaques faisait profession, deux ou trois fois la semaine, du mÇpris le plus complet pour les Çcrivains qui, au moyen de ces plats ouvrages, cherchent Ö corrompre une jeunesse qui n’est, hÇlas! que trop disposÇe aux erreurs des sens.

“Dans ce genre immoral et dangereux, Manon Lescaut continua la marÇchale, occupe, dit-on, un des premiers rangs. Les faiblesses et les angoisses mÇritÇes d’un coeur bien criminel y sont, dit-on, dÇpeintes avec une vÇritÇ qui a de la profondeur, ce qui n’empàche pas votre Bonaparte de prononcer Ö Sainte-HÇläne que c’est un roman Çcrit pour des laquais.”

Ce mot rendit toute son activitÇ Ö l’Éme de Julien.”On a voulu me perdre aupräs de la marÇchale; on lui a dit mon enthousiasme pour NapolÇon. Ce fait l’a assez piquÇe pour qu’elle cäde Ö la tentation de me le faire sentir. Cette dÇcouverte l’amusa toute la soirÇe, et le rendit amusant. Comme il prenait congÇ de la marÇchale sous le vestibule de l’OpÇra:

– Souvenez-vous, monsieur, lui dit-elle, qu’il ne faut pas aimer Bonaparte quand on m’aime; on peut tout au plus l’accepter comme une nÇcessitÇ imposÇe par la Providence. Du reste, cet homme n’avait pas l’Éme assez flexible pour sentir les chefs-d’oeuvre des arts.

“Quand on m’aime! se rÇpÇtait Julien, cela ne veut rien dire, ou veut tout dire. VoilÖ des secrets de langage qui manquent Ö nos pauvres provinciaux.”Et il songea beaucoup Ö Mme de Rànal, en copiant une lettre immense destinÇe Ö la marÇchale.

– Comment se fait-il, lui dit-elle le lendemain d’un air d’indiffÇrence qu’il trouva mal jouÇ, que vous me parliez de Londres et de Richemond dans une lettre que vous avez Çcrite hier soir, Ö ce qu’il semble, au sortir de l’OpÇra?

Julien fut träs embarrassÇ, il avait copiÇ ligne par ligne, sans songer Ö ce qu’il Çcrivait, et apparemment avait oubliÇ de substituer aux mots Londres et Richemond, qui se trouvaient dans l’original, ceux de Paris et Saint-Cloud II commenáa deux ou trois phrases, mais sans possibilitÇ de les achever il se sentait sur le point de cÇder au rire fou. Enfin en cherchant ses mots il parvint Ö cette idÇe: “ExaltÇ par la discussion des plus sublimes, des plus grands intÇràts de l’Éme humaine, la mienne, en vous Çcrivant, a pu avoir une distraction.

“Je produis une impression se dit-il donc je puis m’Çpargner l’ennui du reste dÇ la soirÇe.”Il sortit en courant de l’hìtel de Fervaques. Le soir, en revoyant l’original de la lettre par lui copiÇe la veille, il arriva bien vite Ö l’endroit fatal oó le jeune Russe parlait de Londres et de Richemond. Julien fut bien ÇtonnÇ de trouver cette lettre presque tendre.

C’Çtait le contraste de l’apparente lÇgäretÇ de ses propos, avec la profondeur sublime et presque apocalyptique de ses lettres qui l’avait fait distinguer. La longueur des phrases plaisait surtout Ö la marÇchale; ce n’est pas lÖ ce style sautillant mis Ö la mode par Voltaire, cet homme immoral! Quoique notre hÇros fÃ¥t tout au monde pour bannir toute espäce de bon sens de sa conversation, elle avait encore une couleur antimonarchique et impie qui n’Çchappait pas Ö Mme de Fervaques. EnvironnÇe de personnages Çminemment moraux, mais qui souvent n’avaient pas une idÇe par soirÇe cette dame Çtait profondÇment frappÇe de tout ce qui ressemblait Ö une nouveautÇ, mais en màme temps, elle croyait se devoir Ö elle-màme d’en àtre offensÇe. Elle appelait ce dÇfaut, garder l’empreinte de la lÇgäretÇ du siäcle…

Mais de tels salons ne sont bons Ö voir que quand on sollicite. Tout l’ennui de cette vie sans intÇràt que menait Julien est sans doute partagÇ par le lecteur. Ce sont lÖ les landes de notre voyage.

Pendant tout le temps usurpÇ dans la vie de Julien par l’Çpisode Fervaques, Mlle de La Mole avait besoin de prendre sur elle pour ne pas songer Ö lui. Son Éme Çtait en proie Ö de violents combats: quelquefois elle se flattait de mÇpriser ce jeune homme si triste; mais, malgrÇ elle, sa conversation la captivait. Ce qui l’Çtonnait surtout, c’Çtait sa faussetÇ parfaite, il ne disait pas un mot Ö la marÇchale qui ne fñt un mensonge, ou du moins un dÇguisement abominable de sa faáon de penser, que Mathilde connaissait si parfaitement sur presque tous!es sujets. Ce machiavÇlisme la frappait.”Quelle profondeur! se disait-elle; quelle diffÇrence avec les nigauds emphatiques ou les fripons communs, tels que M. Tanbeau, qui tiennent le màme langage!”

Toutefois, Julien avait des JournÇes affreuses. C’Çtait pour accomplir le plus pÇnible des devoirs qu’il paraissait chaque jour dans le salon de la marÇchale. Ses efforts pour jouer un rìle achevaient d’ìter toute force Ö son Éme. Souvent, la nuit, en traversant la cour immense de l’hìtel de Fervaques ce n’Çtait qu’Ö force de caractäre et de raisonnement qu’il parvenait Ö se maintenir un peu au-dessus du dÇsespoir.

a J’ai vaincu le dÇsespoir au sÇminaire, se disait-il: pourtant quelle affreuse perspective j’avais alors! Je faisais ou je manquais ma fortune, dans l’un comme dans l’autre cas, je me voyais obligÇ de passer toute ma vie en sociÇtÇ intime avec ce qu’il y a sous le ciel de plus mÇprisable et de plus dÇgoñtant. Le printemps suivant onze petits mois apräs seulement, j’Çtais le plus heureux peut-àtre des jeunes gens de mon Ége.”

Mais bien souvent, tous ces beaux raisonnements Çtaient sans effet contre l’affreuse rÇalitÇ. Chaque jour il voyait Mathilde au dÇjeuner et Ö dÃ¥ner. D’apräs les lettres nombreuses que lui dictait M. de La Mole, il la savait Ö la veille d’Çpouser M. de Croisenois. DÇjÖ cet aimable jeune homme paraissait deux fois par jour Ö l’hìtel de La Mole: l’oeil jaloux d’un amant dÇlaissÇ ne perdait pas une seule de ses dÇmarches.

Quand il avait cru voir que Mlle de La Mole traitait bien son prÇtendu, en rentrant chez lui, Julien ne pouvait s’empàcher de regarder ses pistolets avec amour.

“Ah! que je serais plus sage, se disait-il, de dÇmarquer mon linge, et d’aller dans quelque foràt solitaire, Ö vingt lieues de Paris, finir cette exÇcrable vie! Inconnu dans le pays, ma mort serait cachÇe pendant quinze jours, et qui songerait Ö moi apräs quinze jours! >.

Ce raisonnement Çtait fort sage. Mais le lendemain, le bras de Mathilde, entrevu entre la manche de sa robe et son gant, suffisait pour plonger notre jeune philosophe dans des souvenirs cruels, et qui cependant l’attachaient Ö la vie.”Eh bien! se disait-il alors, je suivrai jusqu’au bout cette politique russe. Comment cela finira-t-il?

“A l’Çgard de la marÇchale, certes, apräs avoir transcrit ces cinquante-trois lettres, je n’en Çcrirai pas d’autres.

“A l’Çgard de Mathilde, ces six semaines de comÇdie si pÇnible, ou ne changeront rien Ö sa coläre, ou m’obtiendront un instant de rÇconciliation. Grand Dieu! j’en mourrais de bonheur! Et il ne pouvait achever sa pensÇe.”

Quand, apräs une longue ràverie, il parvenait Ö reprendre son raisonnement: “Donc, se disait-il, j’obtiendrais un jour de bonheur, apräs quoi recommenceraient ses rigueurs fondÇes, hÇlas! sur le peu de pouvoir que j’ai de lui plaire et il ne me resterait plus aucune ressource, je serais ruinÇ, perdu Ö jamais…

“Quelle garantie peut-elle me donner avec son caractäre? HÇlas! mon peu de mÇrite rÇpond Ö tout. Je manquerai d’ÇlÇgance dans mes maniäres, ma faáon de parler sera lourde et monotone. Grand Dieu! Pourquoi suis-je moi?”

CHAPITRE XXIX

L’ENNUI

Se sacrifier Ö ses passions, passe: mais Ö des passions qu’on n’a pas! O triste dix-neuviäme siäcle! GIRODET.

Apräs avoir lu sans plaisir d’abord les longues lettres de Julien, Mme de Fervaques commenáait Ö en àtre occupÇe; mais une chose la dÇsolait: “quel dommage que M. Sorel ne soit pas dÇcidÇment pràtre! On pourrait l’admettre Ö une sorte d’intimitÇ; avec cette croix et cet habit presque bourgeois, on est exposÇ Ö des questions cruelles, et que rÇpondre?” Elle n’achevait pas sa pensÇe: “quelque amie maligne peut supposer et màme rÇpandre que c’est un petit cousin subalterne, parent de mon päre, quelque marchand dÇcorÇ par la garde nationale.”

Jusqu’au moment oó elle avait vu Julien, le plus grand plaisir de Mme de Fervaques avait ÇtÇ d’Çcrire le mot marÇchale Ö cìtÇ de son nom. Ensuite une vanitÇ de parvenue, maladive et qui s’offensait de tout, combattit un commencement d’intÇràt.

“Il me serait si facile, se disait la marÇchale, d’en faire un grand vicaire dans quelque diocäse voisin de Paris! Mais M. Sorel tout court, et encore petit secrÇtaire de M. de La Mole! c’est dÇsolant.”

Pour la premiäre fois, cette Éme qui craignait tant, Çtait Çmue d’un intÇràt Çtranger Ö ses prÇtentions de rang et de supÇrioritÇ sociale. Son vieux portier remarqua que lorsqu’il apportait une lettre de ce beau jeune homme qui avait l’air si triste, il Çtait sñr de voir disparaÃ¥tre l’air distrait et mÇcontent que la marÇchale avait toujours soin de prendre Ö l’arrivÇe d’un de ses gens.

L’ennui d’une faáon de vivre toute ambitieuse d’effet sur le public, sans qu’il y eñt au fond du coeur jouissance rÇelle pour ce genre de succäs, Çtait devenu si intolÇrable depuis qu’on pensait Ö Julien, que pour que les femmes de chambre ne fussent pas maltraitÇes de toute une journÇe, il suffisait que, pendant la soirÇe de la veille, on eñt passe une heure avec ce Jeune homme singulier. Son crÇdit naissant rÇsista Ö des lettres anonymes, fort bien faites. En vain le petit Tanbeau fournit Ö MM. de Luz, de Croisenois, de Caylus deux ou trois calomnies fort adroites, et que ces messieurs prirent plaisir Ö rÇpandre sans trop se rendre compte de la vÇritÇ des accusations. La marÇchale, dont l’esprit n’Çtait pas fait pour rÇsister Ö ces moyens vulgaires, racontait ses doutes Ö Mathilde, et toujours Çtait consolÇe.

Un jour, apräs avoir demandÇ trois fois s’il y avait des lettres, Mme de Fervaques se dÇcida subitement Ö rÇpondre Ö Julien. Ce fut une victoire de l’ennui. A la seconde lettre, la marÇchale fut presque arràtÇe par l’inconvenance d’Çcrire de sa main une adresse aussi vulgaire: A M. Sorel, chez M. le marquis de La Mole.

– Il faut, dit-elle le soir Ö Julien d’un air fort sec, que vous m’apportiez des enveloppes sur lesquelles il y aura votre adresse.

“Me voilÖ constituÇ amant valet de chambre”, pensa Julien, et il s’inclina en prenant plaisir Ö se grimer comme Arsäne, le vieux valet de chambre du marquis.

Le màme soir, il apporta des enveloppes, et le lendemain, de fort bonne heure, il eut une troisiäme lettre: il en lut cinq ou six lignes au commencement, et deux ou trois vers la fin. Elle avait quatre pages d’une petite Çcriture fort serrÇe.

Peu Ö peu on prit la douce habitude d’Çcrire presque tous les jours. Julien rÇpondait par des copies fidäles des lettres russes, et tel est l’avantage du style emphatique: Mme de Fervaques n’Çtait point ÇtonnÇe du peu de rapport des rÇponses avec ses lettres.

Quelle n’eñt pas ÇtÇ l’irritation de son orgueil, si le petit Tanbeau, qui s’Çtait constituÇ espion volontaire des dÇmarches de Julien, eñt pu lui apprendre que toutes ses lettres non dÇcachetÇes Çtaient jetÇes au hasard dans le tiroir de Julien.

Un matin, le portier lui apportait dans la bibliothäque une lettre de la marÇchale, Mathilde rencontra cet homme, vit la lettre et l’adresse de l’Çcriture de Julien. Elle entra dans la bibliothäque comme le portier en sortait, la lettre Çtait encore sur le bord de la table

Julien, fort occupÇ Ö Çcrire, ne l’avait pas placÇe dans son tiroir.

– VoilÖ ce que je ne puis souffrir, s’Çcria Mathilde en s’emparant de la lettre; vous m’oubliez tout Ö fait, moi qui suis votre Çpouse. Votre conduite est affreuse, Monsieur

A ces mots, son orgueil, ÇtonnÇ de l’effroyable inconvenance de sa dÇmarche, la suffoqua; elle fondit en larmes, et bientìt parut Ö Julien hors d’Çtat de respirer.

Surpris, confondu, Julien ne distinguait pas bien tout ce que cette scäne avait d’admirable et d’heureux pour lui. Il aida Mathilde Ö s’asseoir; elle s’abandonnait presque dans ses bras.

Le premier instant oó il s’aperáut de ce mouvement fut de joie extràme. Le second fut une pensÇe pour Korasoff: je puis tout perdre par un seul mot.

Ses bras se raidirent, tant l’effort imposÇ par la politique Çtait pÇnible.”Je ne dois pas màme me permettre de presser contre mon coeur ce corps souple et charmant, ou elle me mÇprise et me maltraite. Quel affreux caractäre!”

Et en maudissant le caractäre de Mathilde, il l’en aimait cent fois plus; il lui semblait avoir dans ses bras une reine.

L’impassible froideur de Julien redoubla le malheur d’orgueil qui dÇchirait l’Éme de Mlle de La Mole. Elle Çtait loin d’avoir le sang-froid nÇcessaire pour chercher Ö deviner dans ses yeux ce qu’il sentait pour elle en cet instant. Elle ne put se rÇsoudre Ö le regarder; elle tremblait de rencontrer l’expression du mÇpris.

Assise sur le divan de la bibliothäque immobile et la tàte tournÇe du cìtÇ opposÇ Ö Julien, elle Çtait en proie aux plus vives douleurs que l’orgueil et l’amour puissent faire Çprouver Ö une Éme humaine. Dans quelle atroce dÇmarche elle venait de tomber!

“Il m’Çtait rÇservÇ, malheureuse que je suis! de voir repousser les avances les plus indÇcentes! et repoussÇes par qui? ajoutait l’orgueil fou de douleur, repoussÇes par un domestique de mon päre.”

– C’est ce que je ne souffrirai pas, dit-elle Ö haute voix.

Et, se levant avec fureur, elle ouvrit le tiroir de la table de Julien placÇe Ö deux pas devant elle. Elle resta comme glacÇe d’horreur en y voyant huit ou dix lettres non ouvertes, semblables en tout Ö celle que le portier venait de monter. Sur toutes les adresses, elle reconnaissait l’Çcriture de Julien, plus ou moins contrefaite.

– Ainsi, s’Çcria-t-elle hors d’elle-màme, non seulement vous àtes bien avec elle, mais encore vous la mÇprisez. Vous, un homme de rien, mÇpriser Mme la marÇchale de Fervaques!

“Ah! pardon, mon ami, ajouta-t-elle en se jetant Ö ses genoux, mÇprise-moi si tu veux, mais aime-moi, je ne puis plus vivre privÇe de ton amour. Et elle tomba tout Ö fait Çvanouie.

“La voilÖ donc, cette orgueilleuse, Ö mes pieds!”se dit Julien.

CHAPITRE. XXX

UNE LOGE AUX BOUFFES

As the blackest sky
Foretells the heaviest tempest.
Don Juan, C. 1, st. 75.

Au milieu de tous ces grands mouvements, Julien Çtait plus ÇtonnÇ qu’heureux. Les injures de Mathilde lui montraient combien la politique russe Çtait sage.”Peu parler peu agir, voilÖ mon unique moyen de salut.”

Il releva Mathilde, et sans mot dire la replaáa sur le divan. Peu Ö peu les larmes la gagnärent.

Pour se donner une contenance, elle prit dans ses mains les lettres de Mme de Fervaques; elle les dÇcachetait lentement. Elle eut un mouvement nerveux bien marquÇ, quand elle reconnut l’Çcriture de la marÇchale. Elle tournait sans les lire les feuilles de ces lettres; la plupart avaient six pages.

– RÇpondez-moi, du moins, dit enfin Mathilde du ton de voix le plus suppliant, mais sans oser regarder Julien. Vous savez bien que j’ai de l’orgueil; c’est le malheur de ma position et màme de mon caractäre, je l’avouerai

Mme de Fervaques m’a donc enlevÇ votre coeur… A-t-elle fait pour vous tous les sacrifices oó ce fatal amour m’a entraÃ¥nÇe?

Un morne silence fut toute la rÇponse de Julien.”De quel droit pensait-il, me demande-t-elle une indiscrÇtion indigne d un honnàte homme?”

Mathilde essaya de lire les lettres; ses yeux remplis de larmes lui en ìtaient la possibilitÇ.

Depuis un mois elle Çtait malheureuse, mais cette Éme hautaine Çtait loin de s’avouer ses sentiments. Le hasard tout seul avait amenÇ cette explosion. Un instant la jalousie et l’amour l’avaient emportÇ sur l’orgueil. Elle Çtait placÇe sur le divan et fort präs de Julien. Il voyait ses cheveux et son cou d’albÉtre, un moment il oublia tout ce qu’il se devait; il passa le bras autour de sa taille, et la serra presque contre sa poitrine.

Elle tourna la tàte vers lui lentement: il fut ÇtonnÇ de l’extràme douleur qui Çtait dans ses yeux, c’Çtait Ö ne pas reconnaÃ¥tre leur physionomie habituelle.

Julien sentit ses forces l’abandonner, tant Çtait mortellement pÇnible l’acte de courage qu’il s’imposait.

“Ces yeux n’exprimeront bientìt que le plus froid dÇdain, se dit Julien, si je me laisse entraÃ¥ner au bonheur de l’aimer.”Cependant, d’une voix Çteinte et avec des paroles qu’elle avait Ö peine la force d’achever, elle lui rÇpÇtait, en ce moment l’assurance de tous ses regrets pour des dÇmarches que trop d’orgueil avait pu conseil

– J’ai aussi de l’orgueil, lui dit Julien d’une voix Ö peine formÇe, et ses traits peignaient le point extràme de l’abattement physique.

Mathilde se retourna vivement vers lui. Entendre sa voix Çtait un bonheur Ö l’espÇrance duquel elle avait presque renoncÇ. En ce moment elle ne se souvenait de sa hauteur que pour la maudire, elle eñt voulu trouver des dÇmarches insolites, incroyables, pour lui prouver jusqu’Ö quel point elle l’adorait et se dÇtestait elle-màme.

– C’est probablement Ö cause de cet orgueil, continua Julien, que vous m’avez distinguÇ un instant; c’est certainement Ö cause de cette fermetÇ courageuse et qui convient Ö un homme, que vous m’estimez en ce moment. Je puis avoir de l’amour pour la marÇchale…

Mathilde tressaillit; ses yeux prirent une expression Çtrange. Elle allait entendre prononcer son arràt. Ce mouvement n’Çchappa point Ö Julien; il sentit faiblir son courage.

“Ah! se disait-il en Çcoutant le son des vaines paroles que prononáait sa bouche, comme il eñt fait un bruit Çtranger; si je pouvais couvrir de baisers ces joues si pÉles, et que tu ne le sentisses pas!”

– Je puis avoir de l’amour pour la marÇchale, continuait-il… et sa voix s’affaiblissait toujours; mais certainement, je n’ai de son intÇràt pour moi aucune preuve dÇcisive…

Mathilde le regarda; il soutint ce regard, du moins il espÇra que sa physionomie ne l’avait pas trahi. Il se sentait pÇnÇtrÇ d’amour jusque dans les replis les plus intimes de son coeur. Jamais il ne l’avait adorÇe Ö ce point, il Çtait presque aussi fou que Mathilde. Si elle se fñt trouvÇ assez de sang-froid et de courage pour manoeuvrer, il fñt tombÇ Ö ses pieds, en abjurant toute vaine comÇdie. Il eut assez de force pour pouvoir continuer Ö parler. a Ah! Korasoff, s’Çcria-t-il intÇrieurement, que n’àtes-vous ici! quel besoin j’aurais d’un mot pour diriger ma conduite!”Pendant ce temps sa voix disait:

– A dÇfaut de tout autre sentiment la reconnaissance suffirait pour m’attacher Ö la marÇchale; elle m’a montrÇ de l’indulgence, elle m’a consolÇ quand on me mÇprisait … Je puis ne pas avoir une foi illimitÇe en de certaines apparences extràmement flatteuses sans doute, mais peut-àtre aussi bien peu durables.

– Ah! grand Dieu! s’Çcria Mathilde.

– Eh bien! quelle garantie me donnerez-vous? reprit Julien avec un accent vif et ferme, et qui semblait abandonner pour un instant les formes prudentes de la diplomatie. Quelle garantie, quel dieu me rÇpondra que la position que vous semblez disposÇe Ö me rendre en cet instant vivra plus de deux jours?

– L’excäs de mon amour et de mon malheur si vous ne m’aimez plus, lui dit-elle en lui prenant les mains et se tournant vers lui.

Le mouvement violent qu’elle venait de faire avait un peu dÇplacÇ sa pälerine; Julien apercevait ses Çpaules charmantes. Ses cheveux un peu dÇrangÇs lui rappelärent un souvenir dÇlicieux…

Il allait cÇder.”Un mot imprudent, se dit-il, et je fais recommencer cette longue suite de journÇes passÇes dans le dÇsespoir. Mme de Rànal trouvait des raisons pour faire ce que son coeur lui dictait: cette jeune fille du grand monde ne laisse son coeur s’Çmouvoir que lorsqu’elle s’est prouvÇ par bonnes raisons qu’il doit àtre Çmu.”

Il vit cette vÇritÇ en un clin d’oeil et, en un clin d’oeil aussi, retrouva du courage.

Il retira ses mains que Mathilde pressait dans les siennes et, avec un respect marquÇ, s’Çloigna un peu d’elle. Un courage d’homme ne peut aller plus loin. Il s’occupa ensuite Ö rÇunir toutes les lettres de Mme de Fervaques qui Çtaient Çparses sur le divan, et ce fut avec l’apparence d ‘un e politesse extràme et si cruelle en ce moment qu’il ajouta:

– Mademoiselle de La Mole daignera me permettre de rÇflÇchir sur tout ceci.

Il s’Çloigna rapidement et quitta la bibliothäque; elle l’entendit refermer successivement toutes les portes.

“Le monstre n’est point troublÇ, se dit-elle.

“Mais que dis-je, monstre! il est sage, prudent, bon; c’est moi qui ai plus de torts qu’on ne pourrait imaginer.”

Cette maniäre de voir dura. Mathilde fut presque heureuse ce jour-lÖ, car elle fut toute Ö l’amour; on eñt dit que jamais cette Éme n’avait ÇtÇ agitÇe par l’orgueil, et quel orgueil!

Elle tressaillit d’horreur quand, le soir au salon, un laquais annonáa Mme de Fervaques, la voix de cet homme lui parut sinistre. Elle ne put soutenir la vue de la marÇchale et s’Çloigna bien vite. Julien, peu enorgueilli de sa pÇnible victoire, avait craint ses propres regards, et n’avait pas dÃ¥nÇ Ö l’hìtel de La Mole.

Son amour et son bonheur augmentaient rapidement Ö mesure qu’il s’Çloignait du moment de la bataille; il en Çtait dÇjÖ Ö se blÉmer.”Comment ai-je pu lui rÇsister! se disait-il, si elle allait ne plus m’aimer! un moment peut changer cette Éme altiäre, et il faut convenir que je l’ai traitÇe d’une faáon affreuse.”

Le soir, il sentit bien qu’il fallait absolument paraÃ¥tre aux Bouffes, dans la loge de Mme de Fervaques. Elle l’avait expressÇment invitÇ: Mathilde ne manquerait pas de savoir sa prÇsence ou son absence impolie. MalgrÇ l’Çvidence de ce raisonnement, il n’eut pas la force, au commencement de la soirÇe, de se plonger dans la sociÇtÇ. En parlant, il allait perdre la moitiÇ de son bonheur.

Dix heures sonnärent: il fallut absolument se montrer.

Par bonheur, il trouva la loge de la marÇchale remplie de femmes et fut relÇguÇ präs de la porte, et tout Ö fait cachÇ par les chapeaux. Cette position lui sauva un ridicule; les accents divins du dÇsespoir de Caroline dans le Matrimonio segreto le firent fondre en larmes. Mme de Fervaques vit ces larmes, elles faisaient un tel contraste avec fa mÉle fermetÇ de sa physionomie habituelle, que cette Éme de grande dame, däs longtemps saturÇe de tout ce que la fiertÇ de parvenue a de plus corrodant, en fut touchÇe. Le peu qui restait chez elle d’un coeur de femme la porta Ö parler. Elle voulut jouir du son de sa voix en ce moment.

– Avez-vous vu les dames de La Mole, lui dit-elle, elles sont aux troisiämes. A l’instant, Julien se pencha dans la salle en s’appuyant assez impoliment sur le devant de la loge: il vit Mathilde; ses yeux Çtaient brillants de larmes.

“Et cependant ce n’est pas leur jour d’opÇra, pensa Julien, quel empressement!”

Mathilde avait dÇcidÇ sa märe Ö venir aux Bouffes, malgrÇ l’inconvenance du rang de la loge qu’une complaisante de la maison s’Çtait empressÇe de leur offrir. Elle voulait voir si Julien passerait cette soirÇe avec la marÇchale.

CHAPITRE XXXI

LUI FAIRE PEUR

VoilÖ donc le beau miracle de votre civilisation! De l’amour vous avez fait une affaire ordinaire. BARNAVE.

Julien courut dans la loge de Mme de La Mole. Ses regards renconträrent d’abord les yeux en larmes de Mathilde; elle pleurait sans nulle retenue, il n’y avait lÖ que des personnages subalternes, l’amie qui avait pràtÇ la loge et des hommes de sa connaissance. Mathilde posa sa main sur celle de Julien; elle avait comme oubliÇ toute crainte de sa märe. Presque ÇtouffÇe par ses larmes, elle ne lui dit que ce seul mot:

– Des garanties!

“Au moins, que je ne lui parle pas”, se disait Julien fort Çmu lui-màme, et se cachant tant bien que mal les yeux avec la main, sous prÇtexte du lustre qui Çblouit le troisiäme rang de loges.”Si je parle, elle ne peut plus douter de l’excäs de mon Çmotion, le son de ma voix me trahira, tout peut àtre perdu encore.”

Ses combats Çtaient bien plus pÇnibles que le matin, son Éme avait eu le temps de s’Çmouvoir. Il craignait de voir Mathilde se piquer de vanitÇ. Ivre d’amour et de voluptÇ, il prit sur lui de ne pas lui parler.

C’est, selon moi, l’un des plus beaux traits de son caractäre, un àtre capable d’un tel effort sur lui-màme peut aller loin, si fata sinant.

Mlle de La Mole insista pour ramener Julien Ö l’hìtel. Heureusement il pleuvait beaucoup. Mais la marquise le fit placer vis-Ö-vis d’elle, lui parla constamment et empàcha qu’il ne pñt dire un mot Ö sa fille. On eñt pensÇ que la marquise soignait le bonheur de Julien; ne craignant plus de tout perdre par l’excäs de son Çmotion, il s’y livrait avec folie.

Oserai-je dire qu’en rentrant dans sa chambre, Julien se jeta Ö genoux et couvrit de baisers les lettres d’amour donnÇes par le prince Korasoff?

“O grand homme! que ne te dois-je pas?”s’Çcria-t-il dans sa folie.

Peu Ö peu quelque sang-froid lui revint. Il se compara Ö un gÇnÇral qui vient de gagner Ö demi une grande bataille.”L’avantage est certain, immense, se dit-il; mais que se passera-t-il demain? Un instant peut tout perdre.”

Il ouvrit d’un mouvement passionnÇ les MÇmoires dictÇs Ö Sainte-HÇläne par NapolÇon, et pendant deux longues heures se foráa Ö les lire, ses yeux seuls lisaient n’importe, il s’y foráait. Pendant cette singuliäre lecture sa tàte et son coeur montÇs au niveau de tout ce qu’il y Ö de plus grand, travaillaient Ö son insu.”Ce coeur est bien diffÇrent de celui de Mme de Rànal”, se disait-il, mais il n’allait pas plus loin.

“LUI FAIRE PEUR s’Çcria-t-il tout Ö coup en jetant le livre au loin. L’ennemi ne m’obÇira qu’autant que je lui ferai peur, alors il n’osera me mÇpriser.”

Il se promenait dans sa petite chambre ivre de joie. A la vÇritÇ, ce bonheur Çtait plus d’orgueil que d’amour.

“Lui faire peur!”se rÇpÇtait-il fiärement, et il avait raison d’àtre fier.”Màme dans ses moments les plus heureux, Mme de Rànal doutait toujours que mon amour fñt Çgal au sien. Ici, c’est un dÇmon que je subjugue, donc il faut subjuguer.”

Il savait bien que le lendemain däs huit heures du matin, Mathilde serait Ö la bibliothäque; il n’y parut qu’Ö neuf heures, brñlant d’amour, mais sa tàte dominait son coeur. Une seule minute peut-àtre ne se passa pas sans qu’il ne se rÇpÇtÉt: “la tenir toujours occupÇe de ce grand doute, m’aime-t-il?”Sa brillante position, les flatteries de tout ce qui lui parle la portent un peu trop Ö se rassurer.

Il la trouva pÉle, calme, assise sur le divan, mais hors d’Çtat apparemment de faire un seul mouvement. Elle lui tendit la main:

– Ami, je t’ai offensÇ, il est vrai; tu peux àtre fÉchÇ contre moi.

Julien ne s’attendait pas Ö ce ton si simple. Il fut sur le point de se trahir.

– Vous voulez des garanties, mon ami, ajouta-t-elle apräs un silence qu’elle avait espÇrÇ voir rompre; il est juste. Enlevez-moi, partons pour Londres’… Je serai perdue Ö jamais, dÇshonorÇe…

Elle eut le courage de retirer sa main Ö Julien pour s’en couvrir les yeux. Tous les sentiments de retenue et de vertu fÇminine Çtaient rentrÇs dans cette Éme…

– Eh bien! dÇshonorez-moi, dit-elle enfin avec un soupir; c’est une garantie.

“Hier j’ai ÇtÇ heureux, parce que j’ai eu le courage d’àtre sÇväre avec moi-màme”, pensa Julien. Apräs un petit moment de silence, il eut assez d’empire sur son coeur pour dire d’un ton glacial:

– Une fois en route pour Londres, une fois dÇshonorÇe, pour me servir de vos expressions, qui me rÇpond que vous m’aimerez? que ma prÇsence dans la chaise de poste ne vous semblera point importune? Je ne suis pas un monstre, vous avoir perdue dans l’opinion ne sera pour moi qu’un malheur de plus. Ce n’est pas votre position avec le monde qui fait obstacle, c’est par malheur votre caractäre. Pouvez-vous vous rÇpondre Ö vous-màme que vous m’aimerez huit jours?

“Ah! qu’elle m’aime huit jours, huit jours seulement, se disait tout bas Julien, et j’en mourrai de bonheur. Que m’importe l’avenir, que m’importe la vie? et ce bonheur divin peut commencer en cet instant si je veux, il ne dÇpend que de moi!”

Mathilde le vit pensif.

– Je suis donc tout Ö fait indigne de vous, dit-elle en lui prenant la main.

Julien l’embrassa, mais Ö l’instant la main de fer du devoir saisit son coeur.”Si elle voit combien je l’adore, je la perds.”Et, avant de quitter ses bras, il avait repris toute la dignitÇ qui convient Ö un homme.

Ce jour-lÖ et les suivants, il sut cacher l’excäs de sa fÇlicitÇ; il y eut des moments oó il se refusait jusqu’au plaisir de la serrer dans ses bras.

Dans d’autres instants, le dÇlire du bonheur l’emportait sur tous les conseils de la prudence.

C’Çtait aupräs d’un berceau de chävrefeuilles disposÇ pour cacher l’Çchelle, dans le jardin, qu’il avait coutume d’aller se placer pour regarder de loin la persienne de Mathilde, et pleurer son inconstance. Un fort grand chàne Çtait tout präs, et le tronc de cet arbre l’empàchait d’àtre vu des indiscrets.

Passant avec Mathilde dans ce màme lieu qui lui rappelait si vivement l’excäs de son malheur, le contraste du dÇsespoir passÇ et de la fÇlicitÇ prÇsente fut trop fort pour son caractäre; des larmes inondärent ses yeux, et, portant Ö ses lävres la main de son amie:

– Ici, je vivais en pensant Ö vous; ici, je regardais cette persienne, j’attendais des heures entiäres le moment fortunÇ oó je verrais cette main l’ouvrir…

Sa faiblesse fut compläte. Il lui peignit, avec ces couleurs vraies qu’on n’invente point, l’excäs de son dÇsespoir d’alors. De courtes interjections tÇmoignaient de son bonheur actuel qui avait fait cesser cette peine atroce…

“Que fais-je, grand Dieu! se dit Julien revenant Ö lui tout Ö coup. Je me perds.”

Dans l’excäs de son alarme, il crut dÇjÖ voir moins d’amour dans les yeux de Mlle de La Mole. C’Çtait une illusion, mais la figure de Julien changea rapidement et se couvrit d’une pÉleur mortelle. Ses yeux s’Çteignirent un instant, et l’expression d’une hauteur non exempte de mÇchancetÇ succÇda bientìt Ö celle de l’amour le plus vrai et le plus abandonnÇ.

– Qu’avez-vous donc mon ami? lui dit Mathilde avec tendresse et inquiÇtude.

– Je mens, dit Julien avec humeur, et je mens Ö vous. Je me le reproche, et cependant Dieu sait que je vous estime assez pour ne pas mentir. Vous m’aimez, vous m’àtes dÇvouÇe, et je n’ai pas besoin de faire des phrases pour vous plaire.

– Grand Dieu! ce sont des phrases que tout ce que vous me dites de ravissant depuis dix minutes?

– Et je me les reproche vivement, chäre amie. Je les ai composÇes autrefois pour une femme qui m’aimait et m’ennuyait… C’est le dÇfaut de mon caractäre, je me dÇnonce moi-màme Ö vous, pardonnez-moi.

Des larmes amäres inondaient les joues de Mathilde.

– Däs que par quelque nuance qui m’a choquÇ, j’ai un moment de ràverie forcÇe, continuait Julien, mon exÇcrable mÇmoire, que je maudis en ce moment, m’offre une ressource et j’en abuse.

– Je viens donc de tomber Ö mon insu dans quelque action qui vous aura dÇplu, dit Mathilde avec une naãvetÇ charmante.

– Un jour, je m’en souviens, passant präs de ces chävrefeuilles, vous avez cueilli une fleur, M. de Luz vous l’a prise, et vous la lui avez laissÇe. J’Çtais Ö deux pas.

– M. de Luz? c’est impossible, reprit Mathilde, avec la hauteur qui lui Çtait si naturelle: je n’ai point ces faáons.

– J’en suis sñr, rÇpliqua vivement Julien.

– Eh bien! il est vrai, mon ami, dit Mathilde en baissant les yeux tristement.

Elle savait positivement que, depuis bien des mois, elle n’avait pas permis une telle action Ö M. de Luz.

Julien la regarda avec une tendresse inexprimable: “Non, se dit-il, elle ne m’aime pas moins.”

Elle lui reprocha le soir, en riant, son goñt pour Mme de Fervaques:

– Un bourgeois aimer une parvenue! Les cours de cette espäce sont peut-àtre les seuls que mon Julien ne puisse rendre fous. Elle avait fait de vous un vrai dandy, disait-elle en jouant avec ses cheveux.

Dans le temps qu’il se croyait mÇprisÇ de Mathilde, Julien Çtait devenu l’un des hommes les mieux mis de Paris. Mais encore avait-il un avantage sur les gens de cette espäce; une fois sa toilette arrangÇe, il n’y songeait plus.

Une chose piquait Mathilde, Julien continuait Ö copier les lettres russes, et Ö les envoyer Ö la marÇchale.

CHAPITRE XXXII

LE TIGRE

HÇlas! pourquoi ces choses et non pas d’autres? BEAUMARCHAIS.

Un voyageur anglais raconte l’intimitÇ oó il vivait avec un tigre; il n’avait ÇlevÇ et le caressait, mais toujours sur sa table tenait un pistolet armÇ.

Julien ne s’abandonnait Ö l’excäs de son bonheur que dans les instants oó Mathilde ne pouvait en lire l’expression dans ses yeux. Il s’acquittait avec exactitude du devoir de lui dire de temps Ö autre quelque mot dur.

Quand la douceur de Mathilde, qu’il observait avec Çtonnement, et l’excäs de son dÇvouement Çtaient sur le point de lui ìter tout empire sur lui-màme, il avait le courage de la quitter brusquement.

Pour la premiäre fois Mathilde aima.

La vie, qui toujours pour elle s’Çtait traÃ¥nÇe Ö pas de tortue, volait maintenant.

Comme il fallait cependant que l’orgueil se fÃ¥t jour de quelque faáon, elle voulait s’exposer avec tÇmÇritÇ Ö tous les dangers que son amour pouvait lui faire courir.

C’Çtait Julien qui avait de la prudence, et c’Çtait seulement quand il Çtait question de danger qu’elle ne cÇdait”as Ö sa volontÇ; mais soumise et presque humble avec lui, elle n’en montrait que plus de hauteur envers tout ce qui dans la maison l’approchait, parents ou valets.

Le soir au salon, au milieu de soixante personnes, elle appelait Julien pour lui parler en particulier et longtemps.

Le petit Tanbeau s’Çtablissant un jour Ö cìtÇ d’eux, elle le pria d’aller lui chercher dans la bibliothäque le volume de Smollett oó se trouve la rÇvolution de 16882; et comme il hÇsitait:

– Que rien ne vous presse, ajouta-t-elle avec une expression d’insultante hauteur qui fut un baume pour l’Éme de Julien

– Avez-vous remarquÇ le regard de ce petit monstre? lui dit-il.

– Son oncle a dix ou douze ans de service dans ce salon, sans quoi je le ferais chasser Ö l’instant.

Sa conduite envers MM. de Croisenois, de Luz, etc., parfaitement polie pour la forme, n’Çtait guäre moins provocante au fond. Mathilde se reprochait vivement toutes les confidences faites jadis Ö Julien, et d’autant plus qu’elle n’osait lui avouer qu’elle avait exagÇrÇ les marques d’intÇràt presque tout Ö fait innocentes dont ces messieurs avaient ÇtÇ l’objet.

MalgrÇ les plus belles rÇsolutions, sa fiertÇ de femme l’empàchait tous les jours de dire Ö Julien:

– C’est parce que je parlais Ö vous que je trouvais du plaisir Ö dÇcrire la faiblesse que j’avais de ne pas retirer ma main, lorsque M. de Croisenois posant la sienne sur une table de marbre, venait Ö l’effleurer un peu.

Aujourd’hui, Ö peine un de ces messieurs lui parlait-il quelques instants, qu’elle se trouvait avoir une question Ö faire Ö Julien, et c’Çtait un prÇtexte pour le retenir aupräs d elle.

Elle se trouva enceinte et l’apprit avec joie Ö Julien.

– Main tenant douterez-vous de moi? N’est-ce pas une garantie? Je suis votre Çpouse Ö jamais.

Cette annonce frappa Julien d’un Çtonnement profond. Il fut sur le point d’oublier le principe de sa conduite. Comment àtre volontairement froid et offensant envers cette pauvre jeune fille qui se perd pour moi? Avait-elle l’air un peu souffrant, màme les jours oó la sagesse faisait entendre sa voix terrible, il ne se trouvait plus le courage de lui adresser un de ces mots cruels si indispensables selon son expÇrience, Ö la durÇe de leur amour.

– Je veux Çcrire Ö mon päre, lui dit un jour Mathilde; c’est plus qu’un päre pour moi, c’est un ami: comme tel, je trouverais indigne de vous et de moi de chercher Ö le tromper, ne fñt-ce qu’un instant.

– Grand Dieu! qu’allez-vous faire? dit Julien effrayÇ.

– Mon devoir, rÇpondit-elle avec des yeux brillants de joie.

Elle se trouvait plus magnanime que son amant.

– Mais il me chassera avec ignominie!

– C’est son droit, il faut le respecter. Je vous donnerai le bras et nous sortirons par la porte cochäre, en plein midi.

Julien ÇtonnÇ la pria de diffÇrer d’une semaine.

– Je ne puis, rÇpondit-elle l’honneur parle, j’ai vu le devoir, il faut le suivre, et Ö l’instant.

– Eh bien! je vous ordonne de diffÇrer, dit enfin Julien. Votre honneur est Ö couvert, je suis votre Çpoux. Notre Çtat Ö tous les deux va àtre changÇ par cette dÇmarche capitale. Je suis aussi dans mon droit. C’est aujourd’hui mardi; mardi prochain c’est le jour du duc de Retz, le soir, quand M. de La Mole rentrera, le portier lui remettra la lettre fatale… Il ne pense qu’Ö vous faire duchesse, j’en suis certain, jugez de son malheur!

– Voulez-vous dire: jugez de sa vengeance?

– Je puis avoir pitiÇ de mon bienfaiteur, àtre navrÇ de lui nuire; mais je ne crains et ne craindrai jamais personne.

Mathilde se soumit. Depuis qu’elle avait annoncÇ son nouvel Çtat Ö Julien, c’Çtait la premiäre fois qu’il lui parlait avec autoritÇ; jamais il ne l’avait tant aimÇe. C’Çtait avec bonheur que la partie tendre de son Éme saisissait le prÇtexte de l’Çtat oó se trouvait Mathilde pour se dispenser de lui adresser des mots cruels. L’aveu Ö M. de La Mole l’agita profondÇment. Allait-il àtre sÇparÇ de Mathilde? et avec quelque douleur qu’elle le vÃ¥t partir, un mois apräs son dÇpart, songerait-elle Ö lui?

Il avait une horreur presque Çgale des justes reproches que le marquis pouvait lui adresser.

Le soir, il avoua Ö Mathilde ce second sujet de chagrin, et ensuite, ÇgarÇ par son amour, il fit l’aveu du premier.

Elle changea de couleur.

– RÇellement, lui dit-elle, six mois passÇs loin de moi seraient un malheur pour vous!

– Immense, le seul au monde que je voie avec terreur.

Mathilde fut bien heureuse. Julien avait suivi son rìle avec tant d’application, qu’il Çtait parvenu Ö lui faire penser qu’elle Çtait celle des deux qui avait le plus d’amour.

Le mardi fatal arriva bien vite. A minuit, en rentrant, le marquis trouva une lettre avec l’adresse qu’il fallait pour qu’il l’ouvrÃ¥t lui-màme, et seulement quand il serait sans tÇmoins.

“MON PERE,

“Tous les liens sociaux sont rompus entre nous, il ne reste plus que ceux de la nature. Apräs mon mari, vous àtes et serez toujours l’àtre qui me sera le plus cher. Mes yeux se remplissent de larmes, je songe Ö la peine que je vous cause; mais pour que ma honte ne soit pas publique, pour vous laisser le temps de dÇlibÇrer et d’agir, je n’ai pu diffÇrer plus longtemps l’aveu que je vous dois. Si votre amitiÇ, que je sais àtre extràme pour moi, veut m’accorder une petite pension, j’irai m’Çtablir oó vous voudrez, en Suisse par exemple, avec mon mari. Son nom est tellement obscur, que personne ne reconnaÃ¥tra votre fille dans Mme Sorel, belle-fille d’un charpentier de Verriäres. VoilÖ ce nom qui m”a fait tant de peine Ö Çcrire. Je redoute pour Julien votre coläre, si juste en apparence. Je ne serai pas duchesse, mon päre; mais je le savais en l’aimant car c’est moi qui l’ai aimÇ la premiäre, c’est moi qui l’ai sÇduit. Je tiens de vous et de nos aãeux une Éme trop ÇlevÇe pour arràter mon attention Ö ce qui est ou me semble vulgaire. C’est en vain que, dans le dessein de vous plaire, j’ai songÇ Ö M. de Croisenois. Pourquoi aviez-vous placÇ le vrai mÇrite sous mes yeux? vous me l’avez dit vous-màme Ö mon retour d’Hyäres: ce jeune Sorel est le seul àtre qui m’amuse; le pauvre garáon est aussi affligÇ que moi, s’il est possible, de la peine que vous fait cette lettre. Je ne puis empàcher que vous ne soyez irritÇ comme päre; mais aimez-moi toujours comme ami.

“Julien me respectait. S’il me parlait quelquefois, c’Çtait uniquement Ö cause de sa profonde reconnaissance pour vous: car la hauteur naturelle de son caractäre le porte Ö ne jamais rÇpondre qu’officiellement Ö tout ce qui est tellement au-dessus de lui. Il a un sentiment vif et innÇ de la diffÇrence des positions sociales. C’est moi, je l’avoue, en rougissant, Ö mon meilleur ami, et jamais un tel aveu ne sera fait Ö un autre, c’est moi qui un jour au jardin lui ai serrÇ le bras.

“Apräs vingt-quatre heures, pourquoi seriez-vous irritÇ contre lui? Ma faute est irrÇparable. Si vous l’exigez, c’est par moi que passeront les assurances de son profond respect et de son dÇsespoir de vous dÇplaire. Vous ne le verrez jamais, mais J’irai le rejoindre oó il voudra. C’est son droit, c’est mon devoir, il est le päre de mon enfant. Si votre bontÇ veut bien nous accorder six mille francs pour vivre, je les recevrai avec reconnaissance: sinon Julien compte s’Çtablir Ö Besanáon oó il commencera le mÇtier de maÃ¥tre de latin et de littÇrature. De quelque bas degrÇ qu’il parte, j’ai la certitude qu’il s’Çlävera. Avec lui, je ne crains pas l’obscuritÇ. S’il y a rÇvolution, je suis sñre pour lui d’un premier rìle. Pourriez-vous en dire autant d’aucun de ceux qui ont demandÇ ma main? Ils ont de belles terres! Je ne puis trouver dans cette seule circonstance une raison pour admirer. Mon Julien atteindrait une haute position màme sous le rÇgime actuel, s’il avait un million et la protection de mon päre…”

Mathilde, qui savait que le marquis Çtait un homme tout de premier mouvement, avait Çcrit huit pages.

“Que faire? se disait Julien, en se promenant Ö minuit dans le jardin pendant que M. de La Mole lisait cette lettre, oó est 1¯ mon devoir, 2¯ mon intÇràt? Ce que je lui dois est immense: j’eusse ÇtÇ sans lui un coquin subalterne, et pas assez coquin pour n’àtre point haã et persÇcutÇ par les autres. Il m’a fait un homme du monde. Mes coquineries nÇcessaires seront 1¯ plus rares, 2¯ moins ignobles. Cela est plus que s’il m’eñt donnÇ un million. Je lui dois cette croix et l’apparence de services diplomatiques qui me tirent du pair.

“S’il tenait la plume pour prescrire ma conduite, qu’est-ce qu’il Çcrirait?…”

Julien fut brusquement interrompu par le vieux valet de chambre de M. de La Mole.

– Le marquis vous demande Ö l’instant, vàtu ou non vàtu.

Le valet ajouta Ö voix basse, en marchant Ö cìtÇ de Julien:

– M. le marquis est hors de lui, prenez garde Ö vous.

CHAPITRE XXXIII

L’ENFER DE LA FAIBLESSE

En taillant ce diamant un lapidaire malhabile lui a ìtÇ quelques-unes de ses plus vives Çtincelles. Au Moyen Age, que dis-je? encore sous Richelieu, le Franáais avait la force de vouloir. MIRABEAU.

Julien trouva le marquis furieux: pour la premiäre fois de sa vie, peut-àtre, ce seigneur fut de mauvais ton; il accabla Julien de toutes les injures qui lui vinrent Ö la bouche. Notre hÇros fut ÇtonnÇ, impatientÇ, mais sa reconnaissance n’en fut point ÇbranlÇe.”Que de beaux projets depuis longtemps chÇris au fond de sa pensÇe e pauvre homme voit crouler en un instant! Mais je lui dois de lui rÇpondre, mon silence augmenterait sa coläre.”La rÇponse fut fournie par le rìle de Tartuffe.

– Je ne suis pas un ange.. Je vous ai bien servi, vous m’avez payÇ avec gÇnÇrositÇ… J’Çtais reconnaissant, mais j’ai vingt-deux ans… Dans cette maison, ma pensÇe n’Çtait comprise que de vous et de cette personne aimable…

– Monstre! s’Çcria le marquis. Aimable! aimable! Le jour oó vous l’avez trouvÇe aimable, vous deviez fuir.

– Je l’ai tentÇ; alors, je vous demandai de partir pour le Languedoc.

Las de se promener avec fureur, le marquis, domptÇ par la douleur, se jeta dans un fauteuil; Julien l’entendit se dire Ö demi-voix: “Ce n’est point lÖ un mÇchant homme.”

– Non, je ne le suis pas pour vous, s’Çcria Julien en tombant Ö ses genoux.

Mais il eut une honte extràme de ce mouvement et se releva bien vite.

Le marquis Çtait rÇellement ÇgarÇ. A la vue de ce mouvement, il recommenáa Ö l’accabler d’injures atroces et dignes d’un cocher de fiacre. La nouveautÇ de ces jurons Çtait peut-àtre une distraction.

– Quoi! ma fille s’appellera Mme Sorel! quoi! ma fille ne sera pas duchesse! Toutes les fois que ces deux idÇes se prÇsentaient aussi nettement, M. de La Mole Çtait torturÇ et les mouvements de son Éme n’Çtaient plus volontaires. Julien craignit d’àtre battu.

Dans les intervalles lucides, et lorsque le marquis commenáait Ö s’accoutumer Ö son malheur, il adressait Ö Julien des reproches assez raisonnables:

– Il fallait fuir, monsieur, lui disait-il… Votre devoir Çtait de fuir… Vous àtes le dernier des hommes…

Julien s’approcha de la table et Çcrivit:

“Depuis longtemps ta vie m’est insupportable, j’y mets un terme. le prie monsieur le marquis d’agrÇer, avec l’expression d’une reconnaissance sans bornes, mes excuses de l’embarras que ma mort dans son hìtel peut causer.”

– Que monsieur le marquis daigne parcourir ce papier… Tuez-moi, dit Julien, ou faites-moi tuer par votre valet de chambre. Il est une heure du matin, je vais me promener au jardin vers le mur du fond.

– Allez Ö tous les diables, lui cria le marquis comme il s’en allait.

“Je comprends, pensa Julien; il ne serait pas fÉchÇ de me voir Çpargner la faáon de ma mort Ö son valet de chambre… Qu’il me tue, Ö la bonne heure c’est une satisfaction que je lui offre… Mais, parbleu, j’aime la vie… Je me dois Ö mon fils.”

Cette idÇe qui, pour la premiäre fois, paraissait aussi nettement Ö son imagination, l’occupa tout entier apräs les premiäres minutes de promenade donnÇes au sentiment du danger.

Cet intÇràt si nouveau en fit un àtre prudent.”Il me faut des conseils pour me conduire avec cet homme fougueux… Il n’a aucune raison, il est capable de tout. FouquÇ est trop ÇloignÇ, d’ailleurs il ne comprendrait pas les sentiments d’un coeur tel que celui du marquis.

“Le comte Altamira… Suis-je sñr d’un silence Çternel? Il ne faut pas que ma demande de conseils soit une action et complique ma position. HÇlas! il ne me reste que le sombre abbÇ Pirard… Son esprit est rÇtrÇci par le jansÇnisme… Un coquin de jÇsuite connaÃ¥trait le monde, et serait mieux mon fait… M. Pirard est capable de me battre, au seul ÇnoncÇ du crime.”

Le gÇnie de Tartuffe vint au secours de Julien: “Eh bien j’irai me confesser Ö lui.”Telle fut la derniäre rÇsolution qu’il prit au jardin, apräs s’àtre prononcÇ deux grandes heures. Il ne pensait plus qu’il pouvait àtre surpris par un coup de fusil; le sommeil le gagnait.

Le lendemain, de träs grand matin, Julien Çtait Ö plusieurs lieues de Paris, frappant Ö la porte du sÇväre jansÇniste. Il trouva, Ö son grand Çtonnement, qu’il n’Çtait point trop surpris de sa confidence.

– J’ai peut-àtre des reproches Ö me faire, se disait l’abbÇ plus soucieux qu’irritÇ. J’avais cru deviner cet amour… Mon amitiÇ pour vous, petit malheureux, m’a empàchÇ d’avertir le päre …

– Que va-t-il faire? lui dit vivement Julien.

(Il aimait l’abbÇ en ce moment, et une scäne lui eñt ÇtÇ fort pÇnible.)

– Je vois trois partis, continua Julien: 1¯ M. de La Mole peut me faire donner la mort, et il raconta la lettre de suicide qu’il avait laissÇe au marquis. 2¯ Me faire tirer au blanc par le comte Norbert, qui me demanderait un duel.

– Vous accepteriez? dit l’abbÇ furieux, et se levant.

– Vous ne me laissez pas achever. Certainement je ne tirerai jamais sur le fils de mon bienfaiteur.

“3¯ Il peut m’Çloigner. S’il me dit: Allez Ö Edimbourg, Ö New York, j’obÇirai. Alors on peut cacher la position dÇ Mlle de La Mole; mais je ne souffrirai point qu’on supprime mon fils.

– Ce sera lÖ, n’en doutez point, la premiäre idÇe de cet homme corrompu …

A Paris, Mathilde Çtait au dÇsespoir. Elle avait vu son päre vers les sept heures. Il lui avait montrÇ la lettre de Julien. elle tremblait qu’il n’eñt trouvÇ noble de mettre fin Ö sa vie: “Et sans ma permission?”se disait-elle avec une douleur qui Çtait de la coläre.

– S’il est mort, je mourrai, dit-elle Ö son päre. C’est vous qui serez cause de sa mort… Vous vous en rÇjouirez peut-àtre… Mais je le jure Ö ses mÉnes, d’abord je prendrai le deuil, et serai publiquement Mme veuve Sorel ; j’enverrai mes billets de faire-part, comptez lÖ-dessus… Vous ne me trouverez ni pusillanime ni lÉche.

Son amour allait jusqu’Ö la folie. A son tour, M. de La Mole fut interdit.

Il commenáa Ö voir les ÇvÇnements avec quelque raison. Au dÇjeuner, Mathilde ne parut point. Le marquis fut dÇlivrÇ d’un poids immense et surtout flattÇ, quand il s’aperáut qu’elle n’avait rien dit Ö sa märe.

Vers les midi Julien arriva. On entendit le pas du cheval retentir dans la cour. Julien descendit. Mathilde le fit appeler, et se jeta dans ses bras presque Ö la vue de sa femme de chambre. Julien ne fut pas träs reconnaissant de ce transport, il sortait fort diplomate et fort calculateur de sa longue confÇrence avec l’abbÇ Pirard. Son imagination Çtait Çteinte par le calcul des possibles. Mathilde, les larmes aux yeux, lui apprit qu’elle avait vu sa lettre de suicide.

– Mon päre peut se raviser; faites-moi le plaisir de partir Ö l’instant màme pour Villequier. Remontez Ö cheval, sortez de l’hìtel avant qu’on ne se läve de table.

Comme Julien ne quittait point l’air ÇtonnÇ et froid elle eut un accäs de larmes.

– Laisse-moi conduire nos affaires, s’Çcria-t-elle avec transport, et en le serrant dans ses bras. Tu sais bien que ce n’est pas volontairement que je me sÇpare de toi. Ecris sous le couvert de ma femme de chambre, que l’adresse soit d’une main Çtrangäre, moi je t’Çcrirai des volumes. Adieu! fuis.

Ce dernier mot blessa Julien, il obÇit cependant.”Il est fatal, pensait-il, que, màme dans leurs meilleurs moments, ces gens-lÖ trouvent le secret de me choquer.”

Mathilde rÇsista avec fermetÇ Ö tous les projets prudents de son päre. Elle ne voulut jamais Çtablir la nÇgociation sur d’autres bases que celles-ci: Elle serait Mme Sorel, et vivrait pauvrement avec son mari en Suisse, ou chez son päre Ö Paris. Elle repoussait bien loin la proposition d’un accouchement clandestin.

– Alors commencerait pour moi la possibilitÇ de la calomnie et du dÇshonneur. Deux mois apräs le mariage, j’irai voyager avec mon mari, et il nous sera facile de supposer que mon fils est nÇ Ö une Çpoque convenable.

D’abord accueillie par des transports de coläre, cette fermetÇ finit par donner des doutes au marquis.

Dans un moment d’attendrissement:

– Tiens! dit-il Ö sa fille voilÖ une inscription de dix mille livres de rente, envoie-la Ö ton Julien, et qu’il me mette bien vite dans l’impossibilitÇ de la reprendre.

Pour obÇir Ö Mathilde, dont il connaissait l’amour pour le commandement Julien avait fait quarante lieues inutiles: il Çtait Ö Villequier, rÇglant les comptes des fermiers; ce bienfait du marquis fut l’occasion de son retour. Il alla demander asile Ö l’abbÇ Pirard, qui, pendant son absence, Çtait devenu l’alliÇ le plus utile de Mathilde. Toutes les fois qu’il Çtait interrogÇ par le marquis, il lui prouvait que tout autre parti que le mariage public serait un crime aux yeux de Dieu.

– Et par bonheur, ajoutait l’abbÇ, la sagesse du monde est ici d’accord avec la religion. Pourrait-on compter un instant, avec le caractäre fougueux de Mlle de La Mole, sur le secret qu’elle ne se serait pas imposÇ Ö elle-màme? Si l’on n’admet pas la marche franche d’un mariage public la sociÇtÇ s’occupera beaucoup plus longtemps de cette mÇsalliance Çtrange. Il faut tout dire en une fois, sans apparence ni rÇalitÇ du moindre mystäre.

– Il est vrai, dit le marquis pensif. Dans ce systäme, parler de ce mariage apräs trois jours, devient un rabÉchage d’homme qui n’a pas d’idÇes. Il faudrait profiter de quelque grande mesure anti-jacobine du gouvernement et se glisser incognito Ö la suite.

Deux ou trois amis de M. de La Mole pensaient comme l’abbÇ Pirard. Le grand obstacle, Ö leurs yeux, Çtait le caractäre dÇcidÇ de Mathilde. Mais apräs tant de beaux raisonnements, l’Éme du marquis ne pouvait s’accoutumer Ö renoncer Ö l’espoir du tabouret pour sa fille.

Sa mÇmoire et son imagination Çtaient nourries des roueries et des faussetÇs de tous genres qui Çtaient encore possibles dans sa jeunesse. CÇder Ö la nÇcessitÇ, avoir peur de la loi lui semblait chose absurde et dÇshonorante pour un homme de son rang. Il payait cher maintenant ces ràveries enchanteresses qu’il se permettait depuis dix ans sur l’avenir de cette fille chÇrie.

“Qui l’eñt ou prÇvoir? se disait-il. Une fille d’un caractäre si altier, d’un gÇnie si ÇlevÇ, plus fiäre que moi du nom qu’elle porte! dont la main m’Çtait demandÇe d’avance par tout ce qu’il y a de plus illustre en France!

“Il faut renoncer Ö toute prudence. Ce siäcle est fait pour tout confondre! nous marchons vers le chaos.”

CHAPITRE XXXIV

UN HOMME D’ESPRIT

Le prÇfet cheminant sur son cheval se disait: Pourquoi ne serais-je pas ministre, prÇsident du conseil, duc? Voici comment je ferais la guerre… Par ce moyen je jetterais les novateurs dans les fers… LE GLOBE

Aucun argument ne vaut pour dÇtruire l’empire de dix annÇes de ràveries agrÇables. Le marquis ne trouvait pas raisonnable de se fÉcher, mais ne pouvait se rÇsoudre Ö pardonner.”Si ce Julien pouvait mourir par accident!”se disait-il quelquefois. C est ainsi que cette imagination attristÇe trouvait quelque soulagement Ö poursuivre les chimäres les plus absurdes. Elles paralysaient l’influence des sages raisonnements de l’abbÇ Pirard. Un mois se passa ainsi sans que le nÇgociation fÃ¥t un pas.

Dans cette affaire de famille, comme dans celles de la politique, le marquis avait des aperáus brillants dont il s’enthousiasmait pendant trois jours. Alors, un plan de conduite ne lui plaisait pas parce qu’il Çtait ÇtayÇ par de bons raisonnements; mais les raisonnements ne trouvaient grÉce Ö ses yeux qu’autant qu’ils appuyaient son plan favori. Pendant trois jours, il travaillait avec toute l’ardeur et l’enthousiasme d’un poäte, Ö amener les choses Ö une certaine position; le lendemain, il n’y songeait plus.

D’abord Julien fut dÇconcertÇ des lenteurs du marquis; mais, apräs quelques semaines, il commenáa Ö deviner que M. de La Mole n’avait, dans cette affaire, aucun plan arràtÇ.

Mme de La Mole et toute la maison croyaient que Julien voyageait en province pour l’administration de s’terres, il Çtait cachÇ au presbytäre de l’abbÇ Pirard, et voyait Mathilde presque tous les jours; elle, chaque matin, allait passer une heure avec son päre, mais quelquefois ils Çtaient des semaines entiäres sans parler de l’affaire qui occupait toutes leurs pensÇes.

– Je ne veux pas savoir oó est cet homme, lui dit un jour le marquis; envoyez-lui cette lettre. Mathilde lut:

“Les terres de Languedoc rendent 20.600 fr. Je donne 10.600 fr. Ö ma fille, et 10.000 fr. Ö M. Julien Sorel. Je donne les terres màmes, bien entendu. Dites au notaire de dresser deux actes de donation sÇparÇs, et de me les apporter demain; apräs quoi, plus de relations entre nous. Ah! Monsieur, devais-je m’attendre Ö tout ceci?

“Le marquis DE LA MOLE.”

– Je vous remercie beaucoup, dit Mathilde gaiement. Nous allons nous fixer au chÉteau d’Aiguillon, entre Agen et Marmande. On dit que c’est un pays aussi beau que l’Italie.

Cette donation surprit extràmement Julien. Il n’Çtait plus l’homme sÇväre et froid que nous avons connu. La destinÇe de son fils absorbait d’avance toutes ses pensÇes. Cette fortune imprÇvue et assez considÇrable pour un homme si pauvre en fit un ambitieux. Il se voyait, Ö sa femme ou Ö lui 36.000 livres de rente. Pour Mathilde, tous ses sentiments Çtaient absorbÇs dans son adoration pour son mari, car c’est ainsi que son orgueil appelait toujours Julien. Sa grande, son unique ambition Çtait de faire reconnaÃ¥tre son mariage. Elle passait sa vie Ö s’exagÇrer la haute prudence qu’elle avait montrÇe en liant son sort Ö celui d’un homme supÇrieur. Le mÇrite personnel Çtait Ö la mode dans sa tàte.

L’absence presque continue, la multiplicitÇ des affaires, le peu de temps que l’on avait pour parler d’amour, vinrent complÇter le bon effet de la sage politique autrefois inventÇe par Julien.

Mathilde finit par s’impatienter de voir si peu l’homme qu’elle Çtait parvenue Ö aimer rÇellement.

Dans un moment d’humeur, elle Çcrivit Ö son päre, et commenáa sa lettre comme Othello:

“Que j’aie prÇfÇrÇ Julien aux agrÇments que la sociÇtÇ offrait Ö la fille de M. le marquis de La Mole, mon choix le prouve assez. Ces plaisirs de considÇration et de petite vanitÇ sont nuls pour moi. Voici bientìt six semaines que je vis sÇparÇe de mon mari. C’est assez pour vous tÇmoigner mon respect. Avant jeudi prochain, je quitterai la maison paternelle. Vos bienfaits nous ont enrichis. Personne ne connaÃ¥t mon secret, que le respectable abbÇ Pirard. J’irai chez lui, il nous mariera, et une heure apräs la cÇrÇmonie, nous serons en route pour le Languedoc, et ne reparaÃ¥trons jamais Ö Paris que d’apräs vos ordres. Mais ce qui me perce le coeur, c’est que tout ceci va faire anecdote piquante contre moi, contre vous. Les Çpigrammes d’un public sot ne peuvent-elles pas obliger notre excellent Norbert Ö chercher querelle Ö Julien? Dans cette circonstance, je le connais, je n’aurais aucun empire sur lui. Nous trouverions dans son Éme du plÇbÇien rÇvoltÇ. Je vous en conjure Ö genoux, ì mon päre! venez assister Ö mon mariage, dans l’Çglise de M. Pirard, jeudi prochain. Le piquant de l’anecdote maligne sera adouci, et la vie de votre fils unique, celle de mon mari seront assurÇes, etc., etc.”

L’Éme du marquis fut jetÇe par cette lettre dans un Çtrange embarras. Il fallait donc Ö la fin prendre un parti Toutes les petites habitudes, tous les amis vulgaires avaient perdu leur influence.

Dans cette Çtrange circonstance, les grands traits du caractäre, imprimÇs par les ÇvÇnements de la jeunesse, reprirent tout leur empire. Les malheurs de l’Çmigration en avaient fait un homme Ö imagination. Apräs avoir joui pendant deux ans d’une fortune immense et de toutes les distinctions de la cour, 1790 l’avait jetÇ dans les affreuses misäres des ÇmigrÇs. Cette dure Çcole avait changÇ une Éme de vingt-deux ans. Au fond, il Çtait campÇ au milieu de ses richesses actuelles, plus qu’il n’en Çtait dominÇ. Mais cette màme imagination qui avait prÇservÇ son Éme de la gangräne de l’or, l’avait jetÇ en proie Ö une folle passion pour voir sa tille dÇcorÇe d’un beau titre. Pendant les six semaines qui venaient de s’Çcouler, tantìt poussÇ par un caprice, le marquis avait voulu enrichir Julien, la pauvretÇ lui semblait ignoble, dÇshonorante pour lui M. de La Mole, impossible chez l’Çpoux de sa fille; il jetait l’argent. Le lendemain, son imagination prenant un autre cours, il lui semblait que Julien allait entendre le langage muet de cette gÇnÇrositÇ d’argent, changer de nom, s’exiler en AmÇrique, Çcrire Ö Mathilde qu’il Çtait mort pour elle… M. de La Mole supposait cette lettre Çcrite, il suivait son effet sur le caractäre de sa fille…

Le jour oó il fut tirÇ de ces songes si jeunes par la lettre rÇelle de Mathilde apräs avoir pensÇ longtemps Ö tuer Julien ou Ö le faire disparaÃ¥tre, il ràvait Ö lui bÉtir une brillante fortune. Il lui faisait prendre le nom d’une de ses terres, et pourquoi ne lui ferait-il pas passer sa pairie? M. le duc de Chaulnes, son beau-päre, lui avait parlÇ plusieurs fois, depuis que son fils unique avait ÇtÇ tuÇ en Espagne, du dÇsir de transmettre son titre Ö Norbert…

“L’on ne peut refuser Ö Julien une singuliäre aptitude aux affaires, de la hardiesse, peut-àtre màme du brillant se disait le marquis… mais au fond de ce caractäre, je trouve quelque chose d’effrayant. C’est l’impression qu’il produit sur tout le monde. Donc il y a lÖ quelque chose de rÇel”(plus ce point rÇel Çtait difficile Ö saisir, plus il effrayait l’Éme imaginative du vieux marquis).

“Ma fille me le disait fort adroitement l’autre jour (dans une lettre supprimÇe): “Julien ne s’est affiliÇ Ö aucun salon, Ö aucune coterie.”Il ne s’est mÇnagÇ aucun appui contre moi, pas la plus petite ressource si je l’abandonne… Mais est-ce lÖ ignorance de l’Çtat actuel de la sociÇtÇ?… Deux ou trois fois je lui ai dit: Il n’y a de candidature rÇelle et profitable, que celle des salons…

“Non, il n’a pas le gÇnie adroit et cauteleux d’un procureur qui ne perd ni une minute ni une opportunitÇ… Ce n’est point un caractäre Ö la Louis XI. D’un autre cìtÇ, je lui vois les maximes les plus antigÇnÇreuses… Je m’y perds… Se rÇpÇterait-il ces maximes, pour servir de digue Ö ses passions?

“Du reste, une chose surnage: il est impatient du mÇpris, je le tiens par lÖ.

“Il n’a pas la religion de la haute naissance, il est vrai, il ne nous respecte pas d’instinct… C’est un tort, mais enfin, l’Éme d un sÇminariste devrait n’àtre impatiente que du manque de jouissance et d’argent. Lui, bien diffÇrent, ne peut supporter le mÇpris Ö aucun prix.”

PressÇ par la lettre de sa fille, M. de La Mole vit la nÇcessitÇ de se dÇcider: “Enfin, voici la grande question: l’audace de Julien est-elle allÇe jusqu’Ö entreprendre de faire la cour Ö ma fille, parce qu’il sait que je l’aime avant tout, et que j’ai cent mille Çcus de rente?

“Mathilde proteste du contraire… Non, mon Julien, voilÖ un point sur lequel je ne veux pas me laisser faire illusion.

“Y a-t-il eu amour vÇritable, imprÇvu? ou bien dÇsir vulgaire de s’Çlever Ö une belle position? Mathilde est clairvoyante, elle a senti d’abord que ce soupáon peut le perdre aupräs de moi, de lÖ cet aveu: c’est elle qui s’est avisÇe de l’aimer la premiäre…

“Une fille d’un caractäre si altier se serait oubliÇe jusqu’Ö faire des avances matÇrielles!… Lui serrer le bras au jardin, un soir, quelle horreur! comme si elle n’avait pas eu cent moyens moins indÇcents de lui faire connaÃ¥tre qu’elle le distinguait.

Qui s’excuse s’accuse; je me dÇfie de Mathilde…”Ce jour-lÖ, les raisonnements du marquis Çtaient plus concluants qu’Ö l’ordinaire. Cependant l’habitude l’emporta il rÇsolut de gagner du temps et d’Çcrire Ö sa fille. Car on s’Çcrivait d’un cìtÇ de l’hìtel Ö l’autre; M. de La Mole n’osait discuter avec Mathilde et lui tenir tàte. Il avait peur de tout finir par une concession subite.

LETTRE

“Gardez-vous de faire de nouvelles folies voici un brevet de lieutenant de hussards, pour M. le chevalier Julien Sorel de La Vernaye. Vous voyez ce que je fais pour lui. Ne me contrariez pas, ne m’interrogez pas. Qu’il parte dans vingt-quatre heures, pour se faire recevoir Ö Strasbourg, oó est son rÇgiment. Voici un mandat sur mon banquier; qu’on m’obÇisse.”

L’amour et la joie de Mathilde n’eurent plus de bornes; elle voulut profiter de la victoire, et rÇpondit Ö l’instant:

“M. de La Vernaye serait Ö vos pieds, Çperdu de reconnaissance, s’il savait tout ce que vous daignez faire pour lui. Mais au milieu de cette gÇnÇrositÇ, mon päre m’a oubliÇe, l’honneur de votre fille est en danger. Une indiscrÇtion peut faire une tache Çternelle et que vingt mille Çcus de rente ne rÇpareraient pas. Je n’enverrai le brevet Ö M. de La Vernaye que si vous me donnez votre parole que, dans le courant du mois prochain, mon mariage sera cÇlÇbrÇ en public, Ö Villequier. Bientìt apräs cette Çpoque, que je vous supplie de ne pas outrepasser, votre fille ne pourra paraÃ¥tre en public qu’avec le nom de Mme de La Vernaye. Que je vous remercie, cher papa, de m’avoir sauvÇe de ce nom de Sorel, etc., etc.”

Le rÇponse fut imprÇvue.

“ObÇissez, ou je me rÇtracte de tout. Tremblez, jeune imprudente. Je ne sais pas encore ce que c’est que votre Julien, et vous-màme vous le savez moins que moi. Qu’il parte pour Strasbourg, et songe Ö marcher droit. Je ferai connaÃ¥tre mes volontÇs d’ici Ö quinze jours.”

Cette rÇponse si ferme Çtonna Mathilde. Je ne connais pas Julien; ce mot la jeta dans une ràverie, qui bientìt finit par les suppositions les plus enchanteresses; mais elle les croyait la vÇritÇ.”L’esprit de mon Julien n’a pas revàtu le petit uniforme mesquin des salons, et mon päre ne croit pas Ö sa supÇrioritÇ, prÇcisÇment Ö cause de ce qui la prouve…

“Toutefois, si je n’obÇis pas Ö cette vellÇitÇ de caractäre, je vois la possibilitÇ d’une scäne publique; un Çclat abaisse ma position dans le monde, et peut me rendre moins aimable aux yeux de Julien. Apräs l’Çclat… pauvretÇ pour dix ans; et la folie de choisir un mari Ö cause de son mÇrite ne peut se sauver du ridicule que par la plus brillante opulence. Si je vis loin de mon päre, Ö son Ége, il peut m’oublier… Norbert Çpousera une femme aimable adroite: le vieux Louis XIV fut sÇduit par la duchesse de Bourgogne…”

Elle se dÇcida Ö obÇir, mais se garda de communiquer la lettre de son päre Ö Julien, ce caractäre farouche eñt pu àtre portÇ Ö quelque folie.

Le soir, lorsqu’elle apprit Ö Julien qu’il Çtait lieutenant de hussards, sa joie fut sans bornes. On peut se la figurer par l’ambition de toute sa vie, et par la passion qu’il avait maintenant pour son fils. Le changement de nom le frappait d’Çtonnement.

“Apräs tout, pensait-il, mon roman est fini, et Ö moi seul tout le mÇrite. J’ai su me faire aimer de ce monstre d’orgueil, ajoutait-il en regardant Mathilde; son päre ne peut vivre sans elle, et elle sans moi.”

CHAPITRE XXXV

UN ORAGE

Mon Dieu, donnez-moi la mÇdiocritÇ! MIRABEAU.

Son Éme Çtait absorbÇe, il ne rÇpondait qu’Ö demi Ö la vive tendresse qu’elle lui tÇmoignait. Il restait silencieux et sombre. Jamais il n’avait paru si grand, si adorable aux yeux de Mathilde. Elle redoutait quelque subtilitÇ de son orgueil qui viendrait dÇranger toute la position.

Presque tous les matins, elle voyait l’abbÇ Pirard arriver Ö l’hìtel. Par lui, Julien ne pouvait-il pas avoir pÇnÇtrÇ quelque chose des intentions de son päre? Le marquis lui-màme, dans un moment de caprice, ne pouvait-il pas lui avoir Çcrit? Apräs un aussi grand bonheur comment expliquer l’air sÇväre de Julien? Elle n’osa l’interroger.

Elle n’osa! elle, Mathilde! Il y eut, däs ce moment, dans son sentiment pour Julien, du vague, de l’imprÇvu, presque de la terreur. Cette Éme säche sentit de la passion tout ce qui en est possible dans un àtre ÇlevÇ au milieu de cet excäs de civilisation que Paris admire.

Le lendemain de grand matin, Julien Çtait au presbytäre de l’abbÇ Pirard. Des chevaux de poste arrivaient dans la cour avec une chaise dÇlabrÇe, louÇe Ö la poste voisine.

– Un tel Çquipage n’est plus de saison, lui dit le sÇväre abbÇ d’un air rechignÇ. Voici vingt mille francs, dont M. de La Mole vous fait cadeau; il vous engage Ö les dÇpenser dans l’annÇe, mais en tÉchant de vous donner le moins de ridicules possibles. (Dans une somme aussi forte, jetÇe Ö un jeune homme, le pràtre ne voyait qu’une occasion de pÇcher.)

“Le marquis ajoute: M. Julien de La Vernaye aura reáu cet argent de son päre, qu’il est inutile de dÇsigner autrement. M. de La Vernaye jugera peut-àtre convenable de faire un cadeau Ö M. Sorel, charpentier Ö Verriäres, qui soigna son enfance… Je pourrai me charger de cette partie de la commission, ajouta l’abbÇ; j’ai enfin dÇterminÇ M. de La Mole Ö transiger avec cet abbÇ de Frilair, si jÇsuite. Son crÇdit est dÇcidÇment trop fort pour le nìtre. La reconnaissance implicite de votre haute naissance par cet homme qui gouverne Besanáon, sera une des conditions tacites de l’arrangement.

Julien ne fut plus maÃ¥tre de son transport, il embrassa l’abbÇ, il se voyait reconnu.

– Fi donc! dit M. Pirard en le repoussant, que veut dire cette vanitÇ mondaine?… Quant Ö Sorel et Ö ses fils, je leur offrirai, en mon nom, une pension annuelle, de cinq cents francs, qui leur sera payÇe Ö chacun, tant que je serai content d’eux.

Julien Çtait dÇjÖ froid et hautain. Il remercia, mais en termes träs vagues et n’engageant Ö rien.”Serait-il bien possible, se disait-il que je fusse le fils naturel de quelque grand seigneur exilÇ dans nos montagnes par le terrible NapolÇon?”A chaque instant, cette idÇe lui semblait moins improbable…”Ma haine pour mon päre serait une preuve… Je ne serais plus un monstre!”

Peu de jours apräs ce monologue, le quinziäme rÇgiment de hussards, l’un des plus brillants de l’armÇe, Çtait en bataille sur la place d’armes de Strasbourg. M. le chevalier de La Vernaye montait le plus beau cheval de l’Alsace, qui lui avait coñtÇ six mille francs. Il Çtait reáu lieutenant, sans avoir jamais ÇtÇ sous-lieutenant que sur les contrìles d’un rÇgiment dont jamais il n’avait ouã parler.

Son air impassible, ses yeux sÇväres et presque mÇchants, sa pÉleur, son inaltÇrable sang-froid commencärent sa rÇputation däs le premier jour. Peu apräs, sa politesse parfaite et pleine de mesure, son adresse au pistolet et aux armes, qu’il fit connaÃ¥tre sans trop d’affectation, Çloignärent l’idÇe de plaisanter Ö haute voix sur son compte. Apräs cinq ou six jours d’hÇsitation, l’opinion publique du rÇgiment se dÇclara en sa faveur. Il y a tout dans ce jeune homme, disaient les vieux officiers goguenards, exceptÇ de la jeunesse.

De Strasbourg, Julien Çcrivit Ö M. ChÇlan, l’ancien curÇ de Verriäres, qui touchait maintenant aux bornes de l’extràme vieillesse.

“Vous aurez appris avec une joie, dont je ne doute pas les ÇvÇnements qui ont portÇ ma famille Ö m’enrichir. Voici cinq cents francs que je vous prie de distribuer sans bruit, ni mention aucune de mon nom, aux malheureux, pauvres maintenant comme je le fus autrefois, et que sans doute vous secourez comme autrefois vous m’avez secouru.

Julien Çtait ivre d’ambition et non pas de vanitÇ toutefois il donnait une grande part de son attention Ö l’apparence extÇrieure. Ses chevaux, ses uniformes, les livrÇes de ses gens Çtaient tenus avec une correction qui aurait fait honneur Ö la ponctualitÇ d’un grand seigneur anglais. A peine lieutenant, par faveur et depuis deux jours, il calculait dÇjÖ que, pour commander en chef Ö trente ans, au plus tard, comme tous les grands gÇnÇraux il fallait Ö vingt-trois àtre plus que lieutenant. Il nÇ pensait qu’Ö la gloire et Ö son fils.

Ce fut au milieu des transports de l’ambition la plus effrÇnÇe qu’il fut surpris par un jeune valet de pied de l’hìtel de La Mole, qui arrivait en courrier.

“Tout est perdu, lui Çcrivait Mathilde, accourez le plus vite possible, sacrifiez tout, dÇsertez s’il le faut. A peine arrivÇ, attendez-moi dans un fiacre, präs la petite porte du jardin, au n¯… de la rue… J’irai vous parler, peut-àtre pourrai-je vous introduire dans le jardin. Tout est perdu, et je le crains, sans ressource; comptez sur moi, vous me trouverez dÇvouÇe et ferme dans l’adversitÇ. Je vous aime.

En quelques minutes, Julien obtint une permission du colonel, et partit de Strasbourg Ö franc Çtrier; mais l’affreuse inquiÇtude qui le dÇvorait ne lui permit pas de continuer cette faáon de voyager au-delÖ de Metz. Il se jeta dans une chaise de poste; et ce fut avec une rapiditÇ presque incroyable qu’il arriva au lieu indiquÇ, präs la petite porte du jardin de l’hìtel de La Mole. Cette porte s’ouvrit, et Ö l’instant Mathilde, oubliant tout respect humain, se prÇcipita dans ses bras. Heureusement il n’Çtait que cinq heures du matin, et la rue Çtait encore dÇserte.

– Tout est perdu; mon päre, craignant mes larmes, est parti dans la nuit de jeudi. Pour oó? personne ne le sait. Voici sa lettre, lisez. Et elle monta dans le fiacre avec Julien.

“Je pouvais tout pardonner, exceptÇ le projet de vous sÇduire parce que vous àtes riche. VoilÖ, malheureuse fille, l’affreuse vÇritÇ. Je vous donne ma parole d’honneur que je ne consentirai jamais Ö un mariage avec cet homme. Je lui assure dix mille livres de rente s’il veut vivre au loin, hors des frontiäres de France, ou mieux”encore en AmÇrique. Lisez la lettre que je reáois en rÇponse aux renseignements que j’avais demandÇs. L’impudent m’avait engagÇ lui-màme Ö Çcrire Ö Mme de Rànal. Jamais je ne lirai une ligne de vous relative Ö cet homme. Je prends en horreur Paris et vous. Je vous engage Ö recouvrir du plus grand secret ce qui doit arriver. Renoncez franchement Ö un homme vil, et vous retrouverez un päre.”

– Oó est la lettre de Mme de Rànal? dit froidement Julien.

– La voici. Je n’ai voulu te la montrer qu’apräs que tu aurais ÇtÇ prÇparÇ.

LETTRE

“Ce que je dois Ö la cause sacrÇe de la religion et de la morale m’oblige, monsieur, a la dÇmarche pÇnible que je viens accomplir aupräs de vous; une rägle qui ne peut faillir m’ordonne de nuire en ce moment Ö mon prochain, mais afin d’Çviter un plus grand scandale. La douleur que j’Çprouve doit àtre surmontÇe par le sentiment du devoir. Il n’est que trop vrai, monsieur, la conduite de la personne au sujet de laquelle vous me demandez toute la vÇritÇ, a pu sembler inexplicable ou màme honnàte. On a pu croire convenable de cacher ou de dÇguiser une partie de la rÇalitÇ, la prudence le voulait aussi bien que la religion. Mais cette conduite que vous dÇsirez connaÃ¥tre, a ÇtÇ dans le fait extràmement condamnable et plus que je ne puis le dire. Pauvre et avide, c’est Ö l’aide de l’hypocrisie la plus consommÇe, et par la sÇduction d’une femme faible et malheureuse, que cet homme a cherchÇ Ö se faire un Çtat et Ö devenir quelque chose. C’est une partie de”mon pÇnible devoir d’ajouter que je suis obligÇe de croire que M. J… n’a aucun principe de religion. En”conscience, je suis contrainte de penser qu’un de ses moyens pour rÇussir dans une maison est de chercher Ö sÇduire la femme qui a le principal crÇdit. Couvert par une apparence de dÇsintÇressement et par des phrases de roman, son grand et unique objet est de parvenir Ö disposer du maÃ¥tre de la maison et de sa fortune. Il laisse apräs lui le malheur et des regrets Çternels, etc., etc., etc.”

Cette lettre, extràmement longue et Ö demi effacÇe par des larmes Çtait bien de la main de Mme de Rànal elle Çtait màme Çcrite avec plus de soin qu’Ö l’ordinaire.

– Je ne puis blÉmer M. de La Mole, dit Julien apräs l’avoir finie; il est juste et prudent. Quel päre voudrait donner sa fille chÇrie Ö un tel homme! Adieu!

Julien sauta Ö bas du fiacre et courut Ö sa chaise de poste arràtÇe au bout de la rue. Mathilde, qu’il semblait avoir oubliÇe, fit quelques pas pour le suivre; mais les regards des marchands qui s’avanáaient sur la porte de leurs boutiques, et desquels elle Çtait connue, la forcärent Ö rentrer prÇcipitamment au jardin.

Julien Çtait parti pour Verriäres. Dans cette route rapide, il ne put Çcrire Ö Mathilde comme il en avait le projet, sa main ne formait sur le papier que des traits illisibles.

Il arriva Ö Verriäres un dimanche matin. Il entra chez l’armurier du pays qui l’accabla de compliments sur sa rÇcente fortune. C’Çtait la nouvelle du pays.

Julien eut beaucoup de peine Ö lui faire comprendre qu’il voulait une paire de pistolets. L’armurier sur sa demande chargea les pistolets.

Les trois coups sonnaient; c’est un signal bien connu dans les villages de France, et qui, apräs les diverses sonneries de la matinÇe, annonce le commencement immÇdiat de la messe.

Julien entra dans l’Çglise neuve de Verriäres. Toutes les fenàtres hautes de l’Çdifice Çtaient voilÇes avec des rideaux cramoisis. Julien se trouva Ö quelques pas derriäre le banc de Mme de Rànal. Il lui sembla qu’elle priait avec ferveur. La vue de cette femme qui l’avait tant aimÇ fit trembler le bras de Julien d’une telle faáon, qu’il ne put d’abord exÇcuter son dessein. Je ne le puis, se disait-il Ö lui-màme; physiquement, je ne le puis.

En ce moment, le jeune clerc qui servait la messe sonna pour l’ÇlÇvation. Mme de Rànal baissa la tàte qui un instant se trouva presque entiärement cachÇe par les plis de son chÉle. Julien ne la reconnaissait plus aussi bien; il tira sur elle un coup de pistolet et la manqua; il tira un second coup, elle tomba.

CHAPITRE XXXVI

DêTAILS TRISTES

Ne vous attendez point de ma part Ö de la faiblesse. Je me suis vengÇ. J’ai mÇritÇ la mort et me voici. Priez pour mon Éme. SCHILLER

Julien resta immobile, il ne voyait plus. Quand il revint un peu Ö lui, il aperáut tous les fidäles qui s’enfuyaient de l’Çglise; le pràtre avait quittÇ l’autel. Julien se mit Ö suivre d’un pas assez lent quelques femmes qui s’en allaient en criant. Une femme, qui voulait fuir plus vite que les autres, le poussa rudement, il tomba. Ses pieds s’Çtaient embarrassÇs dans une chaise renversÇe par la foule; en se relevant, il se sentit le cou serrÇ; c’Çtait un gendarme en grande tenue qui l’arràtait. Machinalement Julien voulut avoir recours Ö ses petits pistolets; mais un second gendarme s’emparait de ses bras.

Il fut conduit Ö la prison. On entra dans une chambre, on lui mit les fers aux mains, on le laissa seul, la porte se ferma sur lui Ö double tour; tout cela fut exÇcutÇ träs vite, et il y fut insensible.

“Ma foi, tout est fini, dit-il tout haut en revenant Ö lui… Oui, dans quinze jours la guillotine… ou se tuer d’ici lÖ.”

Son raisonnement n’allait pas plus loin il se sentait la tàte comme si elle eñt ÇtÇ serrÇe avec violence. Il regarda pour voir si quelqu’un le tenait. Apräs quelques instants, il s’endormit profondÇment.

Mme de Rànal n’Çtait pas blessÇe mortellement. La premiäre balle avait percÇ son chapeau; comme elle se retournait le second coup Çtait parti. La balle l’avait frappÇe Ö l’Çpaule et, chose Çtonnante, avait ÇtÇ renvoyÇe par l’os de l’Çpaule, que pourtant elle cassa, contre un pilier gothique, dont elle dÇtacha un Çnorme Çclat de pierre.

Quand, apräs un pansement long et douloureux, le chirurgien, homme grave, dit Ö Mme de Rànal: je rÇponds de votre vie comme de la mienne, elle fut profondÇment affligÇe.

Depuis longtemps, elle dÇsirait sincärement la mort. La lettre qui lui avait ÇtÇ imposÇe par son confesseur actuel, et qu’elle avait Çcrite Ö M. de La Mole, avait donnÇ le dernier coup Ö cet àtre affaibli par un malheur trop constant. Ce malheur Çtait l’absence de Julien; elle l’appelait, elle, le remords. Le directeur, jeune ecclÇsiastique vertueux et fervent, nouvellement arrivÇ de Dijon, ne s’y trompait pas.

“Mourir ainsi, mais non de ma main, ce n’est point un pÇchÇ, pensait Mme de Rànal. Dieu me pardonnera peut-àtre de me rÇjouir de ma mort. Elle n’osait ajouter: Et mourir de la main de Julien, c’est le comble des fÇlicitÇs”

A peine fut-elle dÇbarrassÇe de la prÇsence du chirurgien et de tous les amis accourus en foule, qu’elle fit appeler êlisa sa femme de chambre

– Le geìlier, lui dit-elle en rougissant beaucoup, est un homme cruel. Sans doute il va le maltraiter, croyant en cela faire une chose agrÇable pour moi… Cette idÇe m’est insupportable. Ne pourriez-vous pas aller comme de vous-màme remettre au geìlier ce petit paquet qui contient quelques louis? Vous lui direz que la religion ne permet pas qu’il le maltraite… Il faut surtout qu’if n’aille pas parler de cet envoi d’argent.

C’est Ö la circonstance dont nous venons de parler que Julien dut l’humanitÇ du geìlier de Verriäres; c’Çtait toujours ce M. Noiroud, ministÇriel parfait, auquel nous avons vu la prÇsence de M. Appert faire une si belle peur.

Un juge parut dans la prison.

– J’ai donnÇ la mort avec prÇmÇditation, lui dit Julien; j’ai achetÇ et fait charger les pistolets chez un tel, l’armurier. L’article 1342 du code pÇnal est clair, je mÇrite la mort et je l’attends.

Le petit esprit du juge ne comprenant pas cette franchise, il multipliait les questions pour faire en sorte que l’accusÇ se coupÉt dans ses rÇponses.

– Mais ne voyez-vous pas, lui dit Julien en souriant, que je me fais aussi coupable que vous pouvez le dÇsirer? Allez, monsieur, vous ne manquerez pas la proie que vous poursuivez. Vous aurez le plaisir de condamner. Epargnez-moi votre prÇsence.

Il me reste un ennuyeux devoir Ö remplir, pensa Julien, il faut Çcrire Ö Mlle de La Mole.

“Je me suis vengÇ, lui disait-il. Malheureusement, mon nom paraÃ¥tra dans les journaux, et je ne puis m’Çchapper de ce monde incognito. Je vous en demande pardon. Je mourrai dans deux mois. La vengeance a ÇtÇ atroce, comme la douleur d’àtre sÇparÇ de vous. De ce moment, je m’interdis d’Çcrire et de prononcer votre nom. Ne parlez jamais de moi, màme Ö mon fils: le silence est la seule faáon de m’honorer. Pour le commun des hommes, je serai un assassin vulgaire… Permettez-moi la vÇritÇ en ce moment supràme: vous m’oublierez. Cette grande catastrophe dont je vous conseille de ne jamais ouvrir la bouche Ö àtre vivant, aura ÇpuisÇ pour plusieurs annÇes tout ce que je voyais de romanesque et de trop aventureux dans votre caractäre. Vous Çtiez faite pour vivre avec les hÇros du moyen Ége; montrez en cette occurrence leur ferme caractäre. Que ce qui doit se passer soit accompli en secret et sans vous compromettre. Vous prendrez un faux nom, et n’aurez pas de confident. Sil vous faut absolument le secours d’un ami, je vous lägue l’abbÇ Pirard.

“Ne parlez Ö nul autre, surtout pas de gens de votre”classe: les de Luz, les Caylus.

“Un an apräs ma mort, Çpousez M. de Croisenois, je vous en prie, je vous l’ordonne comme votre Çpoux. Ne m’Çcrivez point, je ne rÇpondrais pas. Bien moins mÇchant que Iago, Ö ce qu’il me semble, je vais dire comme lui: From this time forth I never will speak word.

“On ne me verra ni parler ni Çcrire; vous aurez eu”mes derniäres paroles comme mes derniäres adorations.

J. S.”

Ce fut apräs avoir fait partir cette lettre que, pour la premiäre fois Julien, un peu revenu Ö lui, fut träs malheureux. Chacune des espÇrances de l’ambition dut àtre arrachÇe successivement de son coeur par ce grand mot: “Je mourrai, il faut mourir.”La mort en elle-màme n’Çtait pas horrible Ö ses yeux. Toute sa vie n’avait ÇtÇ qu’une longue prÇparation au malheur, et il n’avait eu garde d’oublier celui qui passe pour le plus grand de tous.

“Quoi donc! se disait-il, si dans soixante jours je devais me battre en duel avec un homme träs fort sur les armes, est-ce que j’aurais la faiblesse d’y penser sans cesse, et la terreur dans l’Éme?”il passa plus d’une heure Ö chercher Ö se bien connaÃ¥tre sous ce rapport.

Quand il eut vu clair dans son Éme, et que la vÇritÇ parut devant ses yeux aussi nettement qu’un des piliers de sa prison, il pensa au remords.

“Pourquoi en aurais-je? J’ai ÇtÇ offensÇ d’une maniäre atroce; j ai tuÇ, je mÇrite la mort, mais voilÖ tout. Je meurs apräs avoir soldÇ mon compte envers l’humanitÇ. Je ne laisse aucune obligation non remplie, je ne dois rien Ö personne; ma mort n’a rien de honteux que l’instrument: cela seul, il est vrai, suffit richement pour ma honte aux yeux des bourgeois de Verriäres, mais sous le rapport intellectuel, quoi de plus mÇprisable! Il me reste un moyen d’àtre considÇrable Ö leurs yeux: c’est de jeter au peuple des piäces d’or en allant au supplice. Ma mÇmoire, liÇe Ö l’idÇe de l’or, sera resplendissante pour eux.”

Apräs ce raisonnement, qui au bout d’une minute lui sembla Çvident: “Je n’ai plus rien Ö faire sur la terre”, se dit Julien, et il s’endormit profondÇment.

Vers les neuf heures du soir, le geìlier le rÇveilla en lui apportant Ö souper.

– Que dit-on dans Verriäres?

– Monsieur Julien, le serment que j’ai pràtÇ devant le crucifix, Ö la cour royale, le jour que je fus installÇ dans ma place, m’oblige au silence.

Il se taisait, mais restait. La vue de cette hypocrisie vulgaire amusa Julien.”Il faut, pensa-t-il, que je lui fasse attendre longtemps les cinq francs qu’il dÇsire pour me vendre sa conscience.”

Quand le geìlier vit le repas finir sans tentative de sÇduction:

– L’amitiÇ que j’ai pour vous, monsieur Julien, dit-il d’un air faux et doux, m’oblige Ö parler, quoiqu’on dise que c’est contre l’intÇràt de la justice, parce que cela peut vous servir Ö arranger votre dÇfense… Monsieur Julien, qui est bon garáon, sera bien content si je lui apprends que Mme de Rànal va mieux.

– Quoi! elle n’est pas morte? s’Çcria Julien en se levant de table hors de lui.

– Quoi! vous ne saviez rien! dit le geìlier d’un air stupide qui bientìt devint de la cupiditÇ heureuse. Il sera bien juste que monsieur donne quelque chose au chirurgien qui, d apräs la loi et justice, ne devait pas parler. Mais pour faire plaisir Ö monsieur, je suis allÇ chez lui, et il m’a tout contÇ…

– Enfin, la blessure n’est pas mortelle, lui dit Julien impatientÇ en s’avanáant vers lui, tu m’en rÇponds sur ta vie?

Le geìlier, gÇant de six pieds de haut eut peur et se retira vers la porte. Julien vit qu’il prenait une mauvaise route pour arriver Ö la vÇritÇ, il se rassit et jeta un napolÇon Ö M. Noiroud.

A mesure que le rÇcit de cet homme prouvait Ö Julien que la blessure de Mme de Rànal n’Çtait pas mortelle, il se sentait gagnÇ par les larmes.

– Sortez! lui dit-il brusquement.

Le geìlier obÇit. A peine la porte fut-elle fermÇe: “Grand Dieu! elle n’est pas morte!”s’Çcria Julien, et il tomba Ö genoux, pleurant Ö chaudes larmes.

Dans ce moment supràme, il Çtait croyant. Qu’importent les hypocrisies des pràtres? peuvent-elles ìter quelque chose Ö la vÇritÇ et Ö la sublimitÇ de l’idÇe de Dieu?

Seulement alors, Julien commenáa Ö se repentir du crime commis. Par une coãncidence qui lui Çvita le dÇsespoir, en cet instant seulement, venait de cesser l’Çtat d’irritation physique et de demi-folie oó il Çtait plongÇ depuis son dÇpart de Paris pour Verriäres.

Ses larmes avaient une source gÇnÇreuse, il n’avait aucun doute sur la condamnation qui l’attendait.

“Ainsi elle vivra! se disait-il… Elle vivra pour me pardonner et pour m’aimer…”

Le lendemain matin fort tard, quand le geìlier le rÇveilla:

– Il faut que vous ayez un fameux coeur, monsieur Julien, lui dit cet homme. Deux fois je suis venu et j’ai fait conscience de vous rÇveiller. Voici deux bouteilles d’excellent vin que vous envoie M. Maslon notre curÇ.

– Comment? ce coquin est encore ici? dit Julien.

– Oui, monsieur, rÇpondit le geìlier en baissant la voix, mais ne parlez pas si haut, cela pourrait vous compromettre.

Julien rit de bon coeur.

– Au point oó j’en suis, mon ami, vous seul pourriez me nuire si vous cessiez d’àtre doux et humain… Vous serez bien payÇ, dit Julien en s’interrompant et reprenant l’air impÇrieux.

Cet air fut justifiÇ Ö l’instant par le don d’une piäce de monnaie.

M. Noiroud raconta de nouveau et dans les plus grands dÇtails tout ce qu’il avait appris sur Mme de Rànal, mais il ne parla point de la visite de Mlle êlisa.

Cet homme Çtait bas et soumis autant que possible. Une idÇe traversa la tàte de Julien: “Cette espäce de gÇant difforme peut gagner trois ou quatre cents francs, car sa prison n’est guäre frÇquentÇe; je puis lui assurer dix mille francs, s’il veut se sauver en Suisse avec moi… La difficultÇ sera de le persuader de ma bonne foi.”L’idÇe du long colloque Ö avoir avec un àtre aussi vil inspira du dÇgoñt Ö Julien, il pensa Ö autre chose.

Le soir, il n’Çtait plus temps. Une chaise de poste vint le prendre Ö minuit. Il fut träs content des gendarmes, ses compagnons de voyage. Le matin, lorsqu’il arriva Ö la prison de Besanáon, on eut la bontÇ de le loger dans l’Çtage supÇrieur d’un donjon gothique. Il jugea l’architecture du commencement du XIXe siäcle; il en admira la grÉce et le lÇgäretÇ piquante. Par un Çtroit intervalle entre deux murs au-delÖ d’une cour profonde, il avait une ÇchappÇe de vue superbe.

Le lendemain, il y eut un interrogatoire, apräs quoi, pendant plusieurs jours, on le laissa tranquille. Son Éme Çtait calme. Il ne trouvait rien que de simple dans son affaire: “J’ai voulu tuer, je dois àtre tuÇ.”

Sa pensÇe ne s’arràta pas davantage Ö ce raisonnement. Le jugement, l’ennui de paraÃ¥tre en public la dÇfense il considÇrait tout cela comme de lÇgers embarras, des cÇrÇmonies ennuyeuses auxquelles il serait temps de songer le jour màme. Le moment de la mort ne l’arràtait guäre plus: “J’y songerai apräs le jugement.”La vie n’Çtait point ennuyeuse pour lui, il considÇrait toutes choses sous un nouvel aspect, il n’avait plus d’ambition. Il pensait rarement Ö Mlle de La Mole. Ses remords l’occupaient beaucoup et lui prÇsentaient souvent l’image de Mme de Rànal, surtout pendant le silence des nuits troublÇ seulement, dans ce donjon ÇlevÇ, par le chant dÇ l’orfraie!

Il remerciait le ciel de ne l’avoir pas blessÇe Ö mort.”Chose Çtonnante! se disait-il, je croyais que par sa lettre Ö M. de La Mole elle avait dÇtruit Ö jamais mon bonheur Ö venir et moins de quinze jours apräs la date de cette lettre, je nÇ songe plus Ö tout ce qui m’occupait alors… Deux ou trois mille livres de rente pour vivre tranquille dans un pays de montagnes comme Vergy… J’Çtais heureux alors… Je ne connaissais pas mon bonheur!”

Dans d’autres instants, il se levait en sursaut de sa chaise.”Si j’avais blessÇ Ö mort Mme de Rànal, je me serais tuÇ… J’ai besoin de cette certitude pour ne pas me faire horreur Ö moi-màme.

“Me tuer! voilÖ la grande question, se disait-il. Ces juges si formalistes, si acharnÇs apräs le pauvre accusÇ, qui feraient pendre le meilleur citoyen pour accrocher la croix… Je me soustrairais Ö leur empire, Ö leurs injures en mauvais franáais, que le journal du dÇpartement va appeler de l’Çloquence…

“Je puis vivre encore cinq ou six semaines, plus ou moins… Me tuer! ma foi non, se dit-il apräs quelques jours, NapolÇon a vÇcu…

“D’ailleurs, la vie m’est agrÇable; ce sÇjour est tranquille; je n’y ai point d’ennuyeux, ajouta-t-il en riant, et il se mit Ö faire la note des livres qu’il voulait faire venir de Paris”

CHAPITRE XXXVII

UN DONJON

Le tombeau d’un ami.
STERNE.

Il entendit un grand bruit dans le corridor; ce n’Çtait pas l’heure oó l’on montait dans sa prison; l’orfraie s’envola en criant, la porte s’ouvrit, et le vÇnÇrable curÇ ChÇlan tout tremblant et la canne Ö la main, se jeta dans ses bras.

– Ah! grand Dieu! est-il possible, mon enfant… Monstre! devrais-je dire.

Et le bon vieillard ne put ajouter une parole. Julien craignit qu’il ne tombÉt. Il fut obligÇ de le conduire Ö une chaise. La main du temps s’Çtait appesantie sur cet homme autrefois si Çnergique. Il ne parut plus Ö Julien que l’ombre de lui-màme.

Quand il eut repris haleine:

– Avant-hier seulement, je reáois votre lettre de Strasbourg, avec vos cinq cents francs pour les pauvres de Verriäres, on me l’a apportÇe dans la montagne, Ö Liveru oó je suis retirÇ chez mon neveu Jean. Hier, J’apprends la catastrophe… O ciel! est-il possible!

Et le vieillard ne pleurait plus, il avait l’air privÇ d’idÇe, et ajouta machinalement:

– Vous aurez besoin de vos cinq cents francs, je vous les rapporte.

– J’ai besoin de vous voir, mon päre, s’Çcria Julien attendri. J’ai de l’argent de reste.

Mais il ne put plus obtenir de rÇponse sensÇe. De temps Ö autre, M. ChÇlan versait quelques larmes qui descendaient silencieusement le long de sa joue; puis il regardait Julien, et Çtait comme Çtourdi de le voir lui prendre les mains et les porter Ö ses lävres. Cette physionomie si vive autrefois, et qui peignait avec tant d’Çnergie les plus nobles sentiments, ne sortait plus de l’air apathique. Une espäce de paysan vint bientìt chercher le vieillard.

– Il ne faut pas le fatiguer et le faire trop parler, dit-il Ö Julien, qui comprit que c’Çtait le neveu.

Cette apparition laissa Julien plongÇ dans un malheur cruel et qui Çloignait les larmes. Tout lui paraissait triste et sans consolation; il sentait son coeur glacÇ dans sa poitrine.

Cet instant fut le plus cruel qu’il eñt ÇprouvÇ depuis le crime. Il venait de voir la mort, et dans toute sa laideur. Toutes les illusions de grandeur d’Éme et de gÇnÇrositÇ s’Çtaient dissipÇes comme un nuage devant la tempàte.

Cette affreuse situation dura plusieurs heures. Apräs l’empoisonnement moral, il faut des remädes physiques et du vin de Champagne. Julien se fñt estimÇ un lÉche d’y avoir recours. Vers la fin d’une journÇe horrible, passÇe tout entiäre Ö se promener dans son Çtroit donjon: “Que je suis fou! s’Çcria-t-il. C’est dans le cas oó je devrais mourir comme un autre, que la vue de ce pauvre vieillard aurait dñ me jeter dans cette affreuse tristesse; mais une mort rapide et Ö la fleur des ans me met prÇcisÇment Ö l’abri de cette triste dÇcrÇpitude.”

Quelques raisonnements qu’il se fÃ¥t, Julien se trouva attendri comme un àtre pusillanime, et par consÇquent malheureux de cette visite.

Il n’y avait plus rien de rude et de grandiose en lui, plus de vertu romaine; la mort lui apparaissait Ö une plus grande hauteur, et comme chose moins facile.

“Ce sera lÖ mon thermomätre, se dit-il. Ce soir, je suis Ö dix degrÇs au-dessous du courage qui me conduit de niveau Ö la guillotine. Ce matin, je l’avais ce courage. Au reste, qu’importe? pourvu qu’il me revienne au moment nÇcessaire. Cette idÇe de thermomätre l’amusa, et enfin parvint Ö le distraire.”

Le lendemain Ö son rÇveil, il eut honte de la journÇe de la veille.”Mon bonheur, ma tranquillitÇ sont enjeu.”Il rÇsolut presque d’Çcrire Ö M. le procureur gÇnÇral, pour demander que personne ne fñt admis aupräs de lui.”Et FouquÇ? pensa-t-il. S’il peut prendre sur lui de venir Ö Besanáon, quelle ne serait pas sa douleur!”

Il y avait deux mois peut-àtre qu’il n’avait songÇ Ö FouquÇ.”J’Çtais un grand sot Ö Strasbourg, ma pensÇe n’allait pas au-delÖ du collet de mon habit.”Le souvenir de FouquÇ l’occupa beaucoup et le laissa plus attendri. Il se promenait avec agitation.”Me voici dÇcidÇment de vingt degrÇs au-dessous du niveau de la mort… Si cette faiblesse augmente, il vaudra mieux me tuer. Quelle joie pour les abbÇs Maslon et les Valenod, si je meurs comme un cuistre!”

FouquÇ arriva, cet homme simple et bon Çtait Çperdu de douleur. Son unique idÇe, s’il en avait, Çtait de vendre tout son bien pour sÇduire le geìlier et faire sauver Julien. Il lui parla longuement de l’Çvasion de M. de Lavalette.

– Tu me fais peine, lui dit Julien; M. de Lavalette Çtait innocent, moi je suis coupable. Sans le vouloir, tu me fais songer Ö la diffÇrence…

“Mais, est-il vrai? Quoi! tu vendrais tout ton bien? dit Julien redevenant tout Ö coup observateur et mÇfiant.

FouquÇ ravi de voir enfin son ami rÇpondre Ö son idÇe dominante, lui dÇtaille longuement et Ö cent francs präs, ce qu’il tirerait de chacune de ses propriÇtÇs.

“Quel effort sublime chez un propriÇtaire de province! pensa Julien. Que d’Çconomies, que de petites demi-lÇsineries qui me faisaient tant rougir lorsque je les lui voyais faire il sacrifie pour moi! Un de ces beaux jeunes gens que j’ai vus Ö l’hìtel de La Mole, et qui lisent RenÇ, n’aurait aucun de ces ridicules; mais exceptÇ ceux qui sont fort jeunes et encore enrichis par hÇritage, et qui ignorent la valeur de l’argent, quel est celui de ces beaux Parisiens qui serait capable d’un tel sacrifice?”

Toutes les fautes de franáais, tous les gestes communs de FouquÇ disparurent, il se jeta dans ses bras. Jamais la province, comparÇe Ö Paris, n’a reáu un plus bel hommage. FouquÇ, ravi du moment d’enthousiasme qu’il voyait dans les yeux de son ami, le prit pour un consentement Ö la fuite.

Cette vue du sublime rendit Ö Julien toute la force que l’apparition de M. ChÇlan lui avait fait perdre. Il Çtait encore bien jeune; mais, suivant moi, ce tut une belle plante. Au lieu de marcher du tendre au ruse, comme la plupart des hommes, l’Ége lui eñt donnÇ la bontÇ facile Ö s’attendrir, il se fñt guÇri d’une mÇfiance folle… Mais Ö quoi bon ces vaines prÇdictions?

Les interrogatoires devenaient plus frÇquents en dÇpit des efforts de Julien, dont toutes les rÇponses tendaient Ö abrÇger l’affaire:

– J’ai tuÇ ou du moins j’ai voulu donner la mort et avec prÇmÇditation, rÇpÇtait-il chaque jour.

Mais le juge Çtait formaliste avant tout. Les dÇclarations de Julien n’abrÇgeaient nullement les interrogatoires, l’amour-propre du juge fut piquÇ. Julien ne sut pas qu’on avait voulu le transfÇrer dans un affreux cachot, et que c’Çtait grÉce aux dÇmarches de FouquÇ qu’on lui laissait sa jolie chambre Ö cent quatre-vingts marches d’ÇlÇvation.

M. l’abbÇ de Frilair Çtait au nombre des hommes importants qui chargeaient FouquÇ de leur provision de bois de chauffage. Le bon marchand parvint jusqu’au tout-puissant grand vicaire. A son inexprimable ravissement, M. de Frilair lui annonáa que, touchÇ des bonnes qualitÇs de Julien et des services qu’il avait autrefois rendus au sÇminaire, il comptait le recommander aux juges. FouquÇ entrevit l’espoir de sauver son ami, et en sortant, et se prosternant jusqu’Ö terre, pria M. le grand vicaire de distribuer en messes, pour implorer l’acquittement de l’accusÇ, une somme de dix louis.

FouquÇ se mÇprenait Çtrangement. M. de Frilair n’Çtait point un Valenod. Il refusa et chercha màme Ö faire entendre au bon paysan qu’il ferait mieux de garder son argent. Voyant qu’il Çtait impossible d’àtre clair sans imprudence, il lui conseilla de donner cette somme en aumìne pour les pauvres prisonniers, qui, dans le fait, manquaient de tout.

“Ce Julien est un àtre singulier, son action est inexplicable, pensait M. de Frilair, et rien ne doit l’àtre pour moi… Peut-àtre sera-t-il possible d’en faire un martyr… Dans tous les cas, je saurai le fin de cette affaire et trouverai peut-àtre une occasion de faire peur Ö cette Mme de Rànal, qui ne nous estime point, et au fond me dÇteste… Peut-àtre pourrai-je rencontrer dans tout ceci un moyen de rÇconciliation Çclatante avec M. de La Mole, qui a un faible pour ce petit sÇminariste.”

La transaction sur le procäs avait ÇtÇ signÇe quelques semaines auparavant, et l’abbÇ Pirard Çtait reparti de Besanáon, non sans avoir parlÇ de la mystÇrieuse naissance de Julien, le jour màme oó le malheureux assassinait Mme de Rànal dans l’Çglise de Verriäres.

Julien ne voyait plus qu’un ÇvÇnement dÇsagrÇable entre lui et la mort, c’Çtait la visite de son päre. Il consulta FouquÇ sur l’idÇe d’Çcrire Ö M. le procureur gÇnÇral, pour àtre dispensÇ de toute visite. Cette horreur pour la vue d’un päre, et dans un tel moment, choqua profondÇment le coeur honnàte et bourgeois du marchand de bois.

Il crut comprendre pourquoi tant de gens haãssaient passionnÇment son ami. Par respect pour le malheur, il cacha sa maniäre de sentir.

– Dans tous les cas lui rÇpondit-il froidement, cet ordre de secret ne serait pas appliquÇ Ö ton päre.

CHAPITRE XXXVIII

UN HOMME PUISSANT

Mais il y a tant de mystäre dans ses dÇmarches et d’ÇlÇgance dans sa taille! Qui peut-elle àtre? SCHILLER.

Les portes du donjon s’ouvrirent de fort bonne heure le lendemain. Julien fut rÇveillÇ en sursaut.

– Ah! bon Dieu, pensa-t-il, voilÖ mon päre. Quelle scäne dÇsagrÇable!

Au màme instant, une femme vàtue en paysanne se prÇcipita dans ses bras en le serrant d’une faáon convulsive; il eut peine Ö la reconnaÃ¥tre. C’Çtait Mlle de La Mole.

– MÇchant, je n’ai su que par ta lettre oó tu Çtais. Ce que tu appelles ton crime, et qui n’est qu’une noble vengeance qui me rÇväle toute la hauteur du coeur qui bat dans cette poitrine, je ne l’ai su qu’Ö Verriäres…

MalgrÇ ses prÇventions contre Mlle de La Mole, que d’ailleurs il ne s’avouait pas bien nettement, Julien la trouva fort jolie. Comment ne pas voir dans toute cette faáon d’agir et de parler un sentiment noble, dÇsintÇressÇ, bien au-dessus de tout ce qu’aurait osÇ une Éme petite et vulgaire? Il crut encore aimer une reine, et apräs quelques instants, ce fut avec une rare noblesse d’Çlocution et de pensÇe qu’il lui dit:

– L’avenir se dessinait Ö mes yeux fort clairement. Apräs ma mort, je vous remariais Ö M. de Croisenois, qui aurait ÇpousÇ une veuve. L’Éme noble mais un peu romanesque de cette veuve charmante, ÇtonnÇe et convertie au culte de la prudence vulgaire par un ÇvÇnement singulier, tragique et grand pour elle, eñt daignÇ comprendre le mÇrite fort rÇel du jeune marquis. Vous vous seriez rÇsignÇe Ö àtre heureuse du bonheur de tout le monde: la considÇration, les richesses, le haut rang… Mais, chäre Mathilde, votre arrivÇe Ö Besanáon, si elle est soupáonnÇe, va àtre un coup mortel pour M. de La Mole, et voilÖ ce que jamais je ne me pardonnerai. Je lui ai dÇjÖ causÇ tant de chagrin! L’acadÇmicien va dire qu’il a rÇchauffÇ un serpent dans son sein.

– J’avoue que je m’attendais peu Ö tant de froide raison, Ö tant de souci pour l’avenir, dit Mlle de La Mole Ö demi fÉchÇe. Ma femme de chambre, presque aussi prudente que vous, a pris un passeport pour elle, et c’est sous le nom de Mme Michelet que j’ai couru la poste.

– Et Mme Michelet a pu arriver aussi facilement jusqu’Ö moi?

– Ah! tu es toujours l’homme supÇrieur, celui que j’ai distinguÇ! D’abord, j’ai offert cent francs Ö un secrÇtaire de juge, qui prÇtendait que mon entrÇe dans ce donjon Çtait impossible. Mais l’argent reáu, cet honnàte homme m’a fait attendre, a ÇlevÇ des objections, j’ai pensÇ qu’il songeait Ö me voler…

Elle s’arràta.

– Eh bien? dit Julien.

– Ne te fÉche pas, mon petit Julien, lui dit-elle en l’embrassant, j’ai ÇtÇ obligÇe de dire mon nom Ö ce secrÇtaire, qui me prenait pour une jeune ouvriäre de Paris amoureuse du beau Julien… En vÇritÇ, ce sont ses termes. Je lui ai jurÇ que j’Çtais ta femme, et j’aurai une permission pour te voir chaque jour.

“La folie est compläte, pensa Julien, je n’ai pu l’empàcher. Apräs tout, M. de La Mole est un si grand seigneur, que l’opinion saura bien trouver une excuse au jeune colonel qui Çpousera cette charmante veuve. Ma mort prochaine couvrira tout”, et il se livra avec dÇlices Ö l’amour de Mathilde; c’Çtait de la folie, de la grandeur d’Éme, tout ce qu’il y a de plus singulier. Elle lui proposa sÇrieusement de se tuer avec lui.

Apräs ces premiers transports, et lorsqu’elle se fut rassasiÇe du bonheur de voir Julien, une curiositÇ vive s’empara tout Ö coup de son Éme. Elle examinait son amant, qu’elle trouva bien au-dessus de ce qu’elle s’Çtait imaginÇ. Bon il ace de La Mole lui semblait ressuscitÇ, mais plus hÇroãque.

Mathilde vit les premiers avocats du pays, qu’elle offensa en leur offrant de l’or trop crñment; mais ils finirent par accepter.

Elle arriva rapidement Ö cette idÇe, qu’en fait de choses douteuses et d’une haute portÇe, tout dÇpendait Ö Besanáon de M. l’abbÇ de Frilair.

Sous le nom obscur de Mme Michelet, elle trouva d’abord d’insurmontables difficultÇs pour parvenir jusqu’au tout-puissant congrÇganiste. Mais le bruit de la beautÇ d’une jeune marchande de modes, folle d’amour, et venue de Paris Ö Besanáon, pour consoler le jeune abbÇ Julien Sorel, se rÇpandit dans la ville.

Mathilde courait seule Ö pied, dans les rues de Besanáon, elle espÇrait n’àtre pas reconnue. Dans tous les cas, elle ne croyait pas inutile Ö sa cause de produire une grande impression sur le peuple. Sa folie songeait Ö le faire rÇvolter pour sauver Julien marchant Ö la mort. Mlle de La Mole croyait àtre vàtue simplement et comme il convient Ö une femme dans la douleur; elle l’Çtait de faáon Ö attirer tous les regards.

Elle Çtait Ö Besanáon l’objet de l’attention de tous lorsque apräs huit jours de sollicitations, elle obtint une audience de M. de Frilair.

Quel que fñt son courage, les idÇes de congrÇganiste influent et de profonde et prudente scÇlÇratesse Çtaient tellement lices dans son esprit, qu’elle trembla en sonnant Ö la porte de l’ÇvàchÇ. Elle pouvait Ö peine marcher, lorsqu’il lui fallut monter l’escalier qui conduisait Ö l’appartement du premier grand vicaire. La solitude du palais Çpiscopal lui donnait froid.”Je puis m’asseoir sur un fauteuil, et ce fauteuil me saisir les bras, j’aurai disparu. A qui ma femme de chambre pourra-t-elle me demander? Le capitaine de gendarmerie se gardera bien d’agir… Je suis isolÇe dans cette grande ville!”

A son premier regard dans l’appartement, Mlle de La Mole fut rassurÇe. D’abord c’Çtait un laquais en livrÇe fort ÇlÇgante, qui lui avait ouvert. Le salon oó on la fit attendre Çtalait ce luxe fin et dÇlicat, si diffÇrent de la magnificence grossiäre, et que l’on ne trouve Ö Paris que dans les meilleures maisons. Däs qu’elle aperáut M. de Frilair qui venait Ö elle d’un air paterne, toutes les idÇes de crime atroce disparurent. Elle ne trouva pas màme sur cette belle figure, l’empreinte de cette vertu Çnergique et quelque peu sauvage si antipathique Ö la sociÇtÇ de Paris. Le demi-sourire qui animait les traits du pràtre, qui disposait de tout Ö Besanáon, annonáait l’homme de bonne compagnie, le prÇlat instruit, l’administrateur habile. Mathilde se crut Ö Paris.

Il ne fallut que quelques instants Ö M. de Frilair pour amener Mathilde Ö lui avouer qu’elle Çtait la fille de son puissant adversaire, le marquis de La Mole.

– Je ne suis point en effet Mme Michelet, dit-elle en reprenant toute la hauteur de son maintien, et cet aveu me coñte peu, car je viens vous consulter, monsieur, sur la possibilitÇ de procurer l’Çvasion de M. de La Vernaye. D’abord il n’est coupable que d’une Çtourderie, la femme sur laquelle il a tirÇ se porte bien. En second lieu, pour sÇduire les subalternes, je puis remettre sur-le-champ cinquante mille francs, et m’engager pour le double. Enfin, ma reconnaissance et celle de ma famille ne trouvera rien d’impossible pour qui aura sauvÇ M. de La Vernaye.

M. de Frilair paraissait ÇtonnÇ de ce nom. Mathilde lui montra plusieurs lettres du ministre de la guerre, adressÇes Ö M. Julien Sorel de La Vernaye.

– Vous voyez, monsieur, que mon päre se chargeait de sa fortune. C’est tout simple, je l’ai ÇpousÇ en secret, mon päre dÇsirait qu’il fñt officier supÇrieur, avant de dÇclarer ce mariage un peu singulier pour une La Mole.

Mathilde remarqua que l’expression de la bontÇ et d’une gaietÇ douce s’Çvanouissait rapidement, Ö mesure que M. de Frilair arrivait Ö des dÇcouvertes importantes. Une finesse màlÇe de faussetÇ profonde se peignit sur sa figure.

L’abbÇ avait des doutes, il relisait lentement les documents officiels.

“Quel parti puis-je tirer de ces Çtranges confidences? se disait-il. Me voici tout d’un coup en relation intime avec une amie de la cÇläbre marÇchale de Fervaques niäce toute-puissante de Mgr l’Çvoque de***, par qui l’on est Çvàque en France.

“Ce que je regardais comme reculÇ dans l’avenir se prÇsente Ö l’improviste. Ceci peut me conduire au but de tous mes voeux.”

D’abord Mathilde fut effrayÇe du changement rapide de la physionomie de cet homme si puissant, avec lequel elle se trouvait seule dans un appartement reculÇ.”Mais quoi! se dit-elle bientìt, la pire chance n’eñt-elle pas ÇtÇ de ne faire aucune impression sur le froid Çgoãsme d’un pràtre rassasiÇ de pouvoir et de jouissances?”

êbloui de cette voie rapide et imprÇvue qui s’ouvrait Ö ses yeux pour arriver Ö l’Çpiscopat, ÇtonnÇ du gÇnie de Mathilde, un instant M. de Frilair ne fut plus sur ses gardes. Mlle de La Mole le vit presque Ö ses pieds, ambitieux et vif jusqu’au tremblement nerveux.

“Tout s’Çclaircit, pensa-t-elle, rien ne sera impossible ici Ö l’amie de Mme de Fervaques. MalgrÇ un sentiment de jalousie encore bien douloureux, elle eut le courage d’expliquer que Julien Çtait l’ami intime de la marÇchale, et rencontrait presque tous les jours chez elle Mgr l’Çvàque de***.

– Quand l’on tirerait au sort quatre ou cinq fois de suite une liste de trente-six jurÇs parmi les notables habitants de ce dÇpartement, dit le grand vicaire avec l’Épre regard de l’ambition et en appuyant sur les mots, je me considÇrerais comme bien peu chanceux, si, dans chaque liste, je ne comptais pas huit ou dix amis et les plus intelligents de la troupe. Presque toujours, j’aurais la majoritÇ, plus qu’elle màme pour condamner, voyez mademoiselle, avec quelle grande facilitÇ je puis faire absoudre…

L’abbÇ s’arràta tout Ö coup, comme ÇtonnÇ du son de ses paroles; il avouait des choses que l’on ne dit jamais aux profanes.

Mais, Ö son tour, il frappa Mathilde de stupeur, quand il lui apprit que ce qui Çtonnait et intÇressait surtout la sociÇtÇ de Besanáon dans l’Çtrange aventure de Julien, c’est qu’il avait inspirÇ autrefois une grande passion Ö Mme de Rànal, et l’avait longtemps partagÇe. M. de Frilair s’aperáut facilement du trouble extràme que produisait son rÇcit.

“J’ai ma revanche! pensa-t-il. Enfin, voici un moyen de conduire cette petite personne si dÇcidÇe; je tremblais de n’y pas rÇussir.”L’air distinguÇ et peu facile Ö mener redoublait Ö ses yeux le charme de la rare beautÇ qu’il voyait presque suppliante devant lui. Il reprit’ tout son sang-froid, et n’hÇsita point Ö retourner le poignard dans son coeur.

– Je ne serais pas surpris apräs tout, lui dit-il d’un air lÇger, quand nous apprendrions que c’est par jalousie que M. Sorel a tirÇ deux coups de pistolet Ö cette femme autrefois tant aimÇe. Il s’en faut bien qu’elle soit sans agrÇments, et depuis peu elle voyait fort souvent un certain abbÇ Marquinot de Dijon, espäce de jansÇniste sans moeurs, comme ils sont tous.

M. de Frilair tortura voluptueusement et Ö loisir le coeur de cette jolie fille, dont il avait surpris le secret.

– Pourquoi, disait-il en arràtant des yeux ardents sur Mathilde, M. Sorel aurait-il choisi l’Çglise, si ce n’est parce que, prÇcisÇment en cet instant son rival y cÇlÇbrait la messe? Tout le monde accorde infiniment d’esprit, et encore plus de prudence Ö l’homme heureux que vous protÇgez. Quoi de plus simple que de se cacher dans les jardins de M. de Rànal qu’il connaÃ¥t si bien? lÖ, avec la presque certitude de n’àtre ni vu, ni pris, ni soupáonnÇ, il pouvait donner la mort Ö la femme dont il Çtait jaloux.

Ce raisonnement, si juste en apparence, acheva de jeter Mathilde hors d’elle-màme. Cette Éme altiäre, mais saturÇe de toute cette prudence säche qui passe dans le grand monde pour peindre fidälement le coeur humain, n’Çtait pas faite pour comprendre vite le bonheur de se moquer de toute prudence, qui peut àtre si vif pour une Éme ardente. Dans les hautes classes de la sociÇtÇ de Paris, oó Mathilde avait vÇcu, la passion ne peut que bien rarement se dÇpouiller de prudence, et c’est du cinquiäme Çtage qu’on se jette par la fenàtre.

Enfin, l’abbÇ de Frilair fut sñr de son empire. Il fit entendre Ö Mathilde (sans doute il mentait), qu’il pouvait disposer Ö son grÇ du ministäre public, chargÇ de soutenir l’accusation contre Julien.

Apräs que le sort aurait dÇsignÇ les trente-six jurÇs de la session, il ferait une dÇmarche directe et personnelle aupräs de trente jurÇs au moins.

Si Mathilde n’avait pas semblÇ si jolie Ö M. de Frilair, il ne lui eñt parlÇ aussi clairement qu’Ö la cinq ou sixiäme entrevue.

CHAPITRE XXXIX

L’INTRIGUE

Castres 1676. — Un fräre vient d’assassiner sa soeur dans la maison voisine de la mienne; ce gentilhomme Çtait dÇjÖ coupable d’un meurtre. Son päre, en faisant distribuer secrätement cinq cents Çcus aux conseillers, lui a sauvÇ la vie. LOCKE, Voyage en France.

En sortant de l’ÇvàchÇ, Mathilde n’hÇsita pas Ö envoyer un courrier Ö Mme de Fervaques; la crainte de se compromettre ne l’arràta pas une seconde. Elle conjurait sa rivale d’obtenir une lettre pour M. de Frilair Çcrite en entier de la main de Mgr l’Çvàque de***. Elle allait jusqu’Ö la supplier d’accourir elle-màme Ö Besanáon. Ce trait fut hÇroãque de la part d’une Éme jalouse et fiäre.

D’apräs le conseil de FouquÇ, elle avait eu la prudence de ne point parler de ses dÇmarches Ö Julien. Sa prÇsence le troublait assez sans cela. Plus honnàte homme Ö l’approche de la mort qu’il ne l’avait ÇtÇ durant sa vie, il avait des remords non seulement envers M. de La Mole mais aussi pour Mathilde.

“Quoi donc! se disait-il, je trouve aupräs d’elle des moments de distraction et màme de l’ennui. Elle se perd pour moi, et c’est ainsi que je l’en rÇcompense! Serais-je donc un mÇchant?”Cette question l’eñt bien peu occupÇ quand il Çtait ambitieux; alors, ne pas rÇussir Çtait la seule honte Ö ses yeux.

Son malaise moral aupräs de Mathilde, Çtait d’autant plus dÇcidÇ, qu’il lui inspirait en ce moment la passion la plus extraordinaire et la plus folle. Elle ne parlait que des sacrifices Çtranges qu’elle voulait faire pour le sauver.

ExaltÇe par un sentiment dont elle Çtait fiäre et qui l’emportait sur tout son orgueil, elle eñt voulu ne pas laisser passer un instant de sa vie sans le remplir par quelque dÇmarche extraordinaire. Les projets les plus Çtranges, les plus pÇrilleux pour elle remplissaient ses longs entretiens avec Julien. Les geìliers, bien payÇs, la laissaient rÇgner dans la prison. Les idÇes de Mathilde ne se bornaient pas au sacrifice de sa rÇputation; peu lui importait de faire connaÃ¥tre son Çtat Ö toute la sociÇtÇ. Se jeter Ö genoux pour demander la grÉce de Julien, devant la voiture du roi allant au galop, attirer l’attention du prince, au risque de se faire mille fois Çcraser, Çtait une des moindres chimäres que ràvait cette imagination exaltÇe et courageuse. Par ses amis employÇs aupräs du roi, elle Çtait sñre d’àtre admise dans les parties rÇservÇes du parc de Saint-Cloud.

Julien se trouvait peu digne de tant de dÇvouement, Ö vrai dire il Çtait fatiguÇ d’hÇroãsme. C’eñt ÇtÇ Ö une tendresse simple, naãve et presque timide, qu’il se fñt trouvÇ sensible, tandis qu’au contraire, il fallait toujours l’idÇe d’un public et des autres Ö l’Éme hautaine de Mathilde.

Au milieu de toutes ses angoisses, de toutes ses craintes pour la vie de cet amant, auquel elle ne voulait pas survivre, Julien sentait qu’elle avait un besoin secret d’Çtonner le public par l’excäs de son amour et la sublimitÇ de ses entreprises.

Julien prenait de l’humeur de ne point se trouver touchÇ de tout cet hÇroãsme. Qu’eñt-ce ÇtÇ s’il eñt connu toutes les folies dont Mathilde accablait l’esprit dÇvouÇ, mais Çminemment raisonnable et bornÇ du bon FouquÇ?

Il ne savait trop que blÉmer dans le dÇvouement de Mathilde; car lui aussi eñt sacrifiÇ toute sa fortune et exposÇ sa vie aux plus grands hasards pour sauver Julien. Il Çtait stupÇfait de la quantitÇ d’or jetÇ par Mathilde. Les premiers jours, les sommes ainsi dÇpensÇes en imposärent Ö FouquÇ, qui avait pour l’argent toute la vÇnÇration d’un provincial.

Enfin, il dÇcouvrit que les projets de Mlle de La Mole variaient souvent, et, Ö son grand soulagement, trouva un mot pour blÉmer son caractäre si fatigant pour lui: elle Çtait changeante. De cette Çpithäte Ö celle de mauvaise tàte, le plus grand anathäme en province, il n’y a qu’un pas.

“Il est singulier, se disait Julien, un jour que Mathilde sortait de sa prison, qu’une passion si vive et dont je suis l’objet me laisse tellement insensible! et je l’adorais il y a deux mois! J’avais bien lu que l’approche de la mort dÇsintÇresse de tout, mais il est affreux de se sentir ingrat et de ne pouvoir se changer. Je suis donc un Çgoãste?”Il se faisait Ö ce sujet les reproches les plus humiliants.

L’ambition Çtait morte en son coeur, une autre passion y Çtait sortie de ses cendres; il l’appelait le remords d’avoir assassinÇ Mme de Rànal.

Dans le fait, il en Çtait Çperdument amoureux. Il trouvait un bonheur singulier quand laissÇ absolument seul et sans crainte d’àtre interrompu, il pouvait se livrer tout entier au souvenir des journÇes heureuses qu’il avait passÇes jadis Ö Verriäres ou Ö Vergy. Les moindres incidents de ces temps trop rapidement envolÇs avaient pour lui une fraÃ¥cheur et un charme irrÇsistibles. Jamais il ne pensait Ö ses succäs de Paris, il en Çtait ennuyÇ.

Ces dispositions qui s’accroissaient rapidement furent en partie devinÇes par la jalousie de Mathilde. Elle s’apercevait fort clairement qu’elle avait Ö lutter contre l’amour de la solitude. Quelquefois, elle prononáait avec terreur le nom de Mme de Rànal. Elle voyait frÇmir Julien. Sa passion n’eut dÇsormais ni bornes, ni mesure.

“S’il meurt, je meurs apräs lui, se disait-elle avec toute la bonne foi possible. Que diraient les salons de Paris en voyant une fille de mon rang adorer Ö ce point un amant destinÇ Ö la mort?”Pour trouver de tels sentiments, il faut remonter au temps des hÇros, c’Çtaient des amours de ce genre qui faisaient palpiter les cours du siäcle de Charles IX et de Henri III.

Au milieu des transports les plus vifs, quand elle serrait contre son coeur la tàte de Julien: “Quoi! se disait-elle avec horreur, cette tàte charmante serait destinÇe Ö tomber! Eh bien! ajoutait-elle enflammÇe d’un hÇroãsme qui n’Çtait pas sans bonheur, mes lävres, qui se pressent contre ces jolis cheveux, seront glacÇes moins de vingt-quatre heures apräs .”

Les souvenirs de ces moments d’hÇroãsme et d’affreuse voluptÇ l’attachaient d’une Çtreinte invincible! L’idÇe de suicide, si occupante par elle-màme, et jusqu’ici si ÇloignÇe de cette Éme altiäre, y pÇnÇtra, et ce fut pour y rÇgner bientìt avec un empire absolu.”Non, le sang de mes ancàtres ne s’est point attiÇdi en descendant jusqu’Ö moi, se disait Mathilde avec orgueil.”

– J’ai une grÉce Ö vous demander, lui dit un jour son amant: mettez votre enfant en nourrice Ö Verriäres, Mme de Rànal surveillera la nourrice.

– Ce que vous me dites lÖ est bien dur…

Et Mathilde pÉlit.

– Il est vrai, et je t’en demande mille fois pardon, s’Çcria Julien sortant de sa ràverie et la serrant dans ses bras.

Apräs avoir sÇchÇ ses larmes, il revint Ö sa pensÇe, mais avec plus d’adresse. Il avait donnÇ Ö la conversation un tour de philosophie mÇlancolique. Il parlait de cet avenir qui allait sitìt se fermer pour lui.

– Il faut convenir, chäre amie, que les passions sont un accident dans la vie, mais cet accident ne se rencontre que chez les Émes supÇrieures… La mort de mon fils serait au fond un bonheur pour l’orgueil de votre famille, c’est ce que devineront les subalternes. La nÇgligence sera le lot de cet enfant du malheur et de la honte… J’espäre qu’Ö une Çpoque que je ne veux point fixer, mais que pourtant mon courage entrevoit, vous obÇirez Ö mes derniäres recommandations: Vous Çpouserez M. le marquis de Croisenois.

– Quoi, dÇshonorÇe!

– Le dÇshonneur ne pourra prendre sur un nom tel que le vìtre. Vous serez une veuve et la veuve d’un fou, voilÖ tout. J’irai plus loin: mon crime n’ayant point l’argent pour moteur ne sera point dÇshonorant. Peut-àtre Ö cette Çpoque, quelque lÇgislateur philosophe aura obtenu, des prÇjugÇs de ses contemporains, la suppression de la peine de mort’. Alors, quelque voix amie dira comme un exemple: Tenez, le premier Çpoux de Mlle de La Mole Çtait un fou, mais non pas un mÇchant homme, un scÇlÇrat. Il fut absurde de faire tomber cette tàte… Alors ma mÇmoire ne sera point infÉme; du moins apräs un certain temps… Votre position dans le monde, votre fortune, et, permettez-moi de le dire, votre gÇnie feront jouer Ö M. de Croisenois, devenu votre Çpoux, un rìle auquel tout seul il ne saurait atteindre. Il n’a que de la naissance et de la bravoure, et ces qualitÇs toutes seules qui faisaient un homme accompli en 1729, sont un anachronisme un siäcle plus tard, et ne donnent que des prÇtentions. Il faut encore d’autres choses pour se placer Ö la tàte de la jeunesse franáaise.

“Vous porterez le secours d’un caractäre ferme et entreprenant au parti politique oó vous jetterez votre Çpoux. Vous pourrez succÇder aux Chevreuse et aux Longueville de la Fronde… Mais alors, chäre amie, le feu cÇleste qui vous anime en ce moment sera un peu attiÇdi.

“Permettez-moi de vous le dire, ajouta-t-il apräs beaucoup d’autres phrases prÇparatoires, dans quinze ans vous regarderez comme une folie excusable, mais pourtant comme une folie, l’amour que vous avez eu pour moi…

Il s’arràta tout Ö coup et devint ràveur. Il se trouvait de nouveau vis-Ö-vis cette idÇe si choquante pour Mathilde:

– Dans quinze ans, Mme de Rànal adorera mon fils, et vous l’aurez oubliÇ.

CHAPITRE XL.

LA TRANQUILLITE

C’est parce que alors j’Çtais fou qu’aujourd’hui je suis sage. O philosophe qui ne vois rien que d’instantanÇ, que tes vues sont courtes! Ton mil n’est pas fait pour suivre le travail souterrain des passions. Mme GOETHE.

Cet entretien fut coupÇ par un interrogatoire, suivi d’une confÇrence avec l’avocat chargÇ de la dÇfense. Ces moments Çtaient les seuls absolument dÇsagrÇables d’une vie pleine d’incurie et de ràveries tendres.

– Il y a meurtre, et meurtre avec prÇmÇditation, dit Julien au juge comme Ö l’avocat. J’en suis fÉchÇ, messieurs, ajouta-t-il en souriant; mais ceci rÇduit votre besogne Ö bien peu de chose.

“Apräs tout, se disait Julien, quand il fut parvenu Ö se dÇlivrer de ces deux àtres, il faut que je sois brave, et apparemment plus brave que ces deux hommes. Ils regardent comme le comble des maux, comme le roi des Çpouvantements, ce duel Ö issue malheureuse, dont je ne m’occuperai sÇrieusement que le jour màme.

“C’est que j’ai connu un plus grand malheur, continua Julien en philosophant avec lui-màme. Je souffrais bien autrement durant mon premier voyage Ö Strasbourg, quand je me croyais abandonnÇ par Mathilde… Et pouvoir dire que j’ai dÇsirÇ avec tant de passion cette intimitÇ parfaite qui aujourd’hui me laisse si froid!… Dans le fait, je suis plus heureux seul que quand cette fille si belle partage ma solitude…”

L’avocat, homme de rägle et de formalitÇs, le croyait fou et pensait avec le public que c’Çtait la jalousie qui lui avait mis le pistolet Ö la main. Un jour, il hasarda de faire entendre Ö Julien que cette allÇgation, vraie ou fausse, serait un excellent moyen de plaidoirie. Mais l’accusÇ redevint en un clin d’oeil un àtre passionnÇ et incisif.

– Sur votre vie, monsieur, s’Çcria Julien hors de lui, souvenez-vous de ne plus profÇrer cet abominable mensonge.

Le prudent avocat eut peur un instant d’àtre assassinÇ.

Il prÇparait sa plaidoirie, parce que l’instant dÇcisif approchait rapidement. Besanáon et tout le dÇpartement ne parlaient que de cette cause cÇläbre. Julien ignorait ce dÇtail, il avait priÇ qu’on ne lui parlÉt jamais de ces sortes de choses.

Ce jour-lÖ, FouquÇ et Mathilde ayant voulu lui apprendre certains bruits publics fort propres, selon eux, Ö donner des espÇrances, Julien les avait arràtÇs däs le premier mot.

– Laissez-moi ma vie idÇale. Vos petites tracasseries vos dÇtails de la vie rÇelle, plus ou moins froissants pour moi, me tireraient du ciel. On meurt comme on peut; moi je ne veux penser Ö la mort qu’Ö ma maniäre. Que m’importent les autres? Mes relations avec les autres vont àtre tranchÇes brusquement. De grÉce ne me parlez plus de ces gens-lÖ: c’est bien assez d’àtre encore encanaillÇ Ö la vue du juge d’instruction et de l’avocat.

“Au fait, se disait-il Ö lui-màme, il paraÃ¥t que mon destin est de mourir en ràvant. Un àtre obscur, tel que moi, sñr d’àtre oubliÇ avant quinze jours, serait bien dupe il faut l’avouer, de jouer la comÇdie…

“Il est singulier pourtant que je n’aie connu l’art de jouir de la vie que depuis que j’en vois le terme si präs de moi.”

Il passait ces derniäres journÇes Ö se promener sur l’Çtroite terrasse au haut du donjon, fumant d’excellents cigares que Mathilde avait envoyÇ chercher en Hollande par un courrier, et sans se douter que son apparition Çtait attendue chaque jour par tous les tÇlescopes de la ville. Sa pensÇe Çtait Ö Vergy. Jamais il ne parlait de Mme de Rànal Ö FouquÇ, mais, deux ou trois fois, cet ami lui dit qu’elle se rÇtablissait rapidement, et ce mot retentit dans son coeur.

Pendant que l’Éme de Julien Çtait presque toujours tout entiäre dans le pays des idÇes, Mathilde occupÇe des choses rÇelles, comme il convient Ö un coeur aristocrate avait su avancer Ö un tel point l’intimitÇ de la correspondance directe entre Mme de Fervaques et M. de Frilair, que dÇjÖ le grand mot ÇvàchÇ avait ÇtÇ prononcÇ.

Le vÇnÇrable prÇlat chargÇ de la feuille des bÇnÇfices ajouta en apostille Ö une lettre de sa niäce: Ce pauvre Sorel n’est qu’un Çtourdi j’espäre qu’on nous le rendra.

A la vue de ces lignes, M. de Frilair fut comme hors de lui. Il ne doutait pas de sauver Julien.

– Sans cette loi jacobine qui a prescrit la formation d’une liste innombrable de jurÇs, et qui n’a d’autre but rÇel que d’enlever toute influence aux gens bien nÇs, disait-il Ö Mathilde la veille du tirage au sort des trente-six jurÇs de la session, j’aurais rÇpondu du verdict. J’ai bien fait acquitter le curÇ N…

Ce fut avec plaisir que, le lendemain, parmi les noms sortis de l’urne, M. de Frilair trouva cinq congrÇganistes de Besanáon, et parmi les Çtrangers Ö la ville, les noms de MM. Valenod, de Moirod, de Cholin.

– Je rÇponds d’abord de ces huit jurÇs-ci, dit-il Ö Mathilde. Les cinq premiers sont des machines. Valenod est mon agent, Moirod me doit tout, de Cholin est un imbÇcile qui a peur de tout.

Le journal rÇpandit dans le dÇpartement les noms des jurÇs et Mme de Rànal, Ö l’inexprimable terreur de son mari voulut venir Ö Besanáon. Tout ce que M. de Rànal put obtenir fut qu’elle ne quitterait point son lit, afin de ne pas avoir le dÇsagrÇment d’àtre appelÇe en tÇmoignage.

– Vous ne comprenez pas ma position, disait l’ancien maire de Verriäres, je suis maintenant libÇral de la dÇfection, comme ils disent’, nul doute que ce polisson de Valenod et M. de Frilair n’obtiennent facilement du procureur gÇnÇral et des juges tout ce qui pourra m’àtre dÇsagrÇable.

Mme de Rànal cÇda sans peine aux ordres de son mari.”Si je paraissais Ö la cour d’assises, se disait-elle, j’aurais l’air de demander vengeance.”

MalgrÇ toutes les promesses de prudence faites au directeur de sa conscience et Ö son mari, Ö peine arrivÇe Ö Besanáon elle Çcrivit de sa main Ö chacun des trente-six jurÇs:

“Je ne paraÃ¥trai point le jour du jugement monsieur parce que ma prÇsence pourrait jeter de la dÇfaveur sur la cause de M. Sorel. Je ne dÇsire qu’une chose au monde et avec passion, c’est qu’il soit sauvÇ. N’en doutez point, l’affreuse idÇe qu’Ö cause de moi un innocent a ÇtÇ conduit Ö la mort empoisonnerait le reste de ma vie et sans doute l’abrÇgerait. Comment pourriez-vous le condamner Ö mort, tandis que moi je vis? Non, sans doute, la sociÇtÇ n’a point le droit d’arracher la vie, et surtout Ö un àtre tel que Julien Sorel. Tout le monde, Ö Verriäres, lui a connu des moments d’Çgarement. Ce pauvre jeune homme a des ennemis puissants; mais, màme parmi ses ennemis (et combien n’en a-t-il pas!) quel est celui qui met en doute ses admirables talents et sa science profonde? Ce n’est pas un sujet ordinaire que vous allez juger, monsieur. Durant präs de dix-huit mois, nous l’avons tous connu pieux, sage, appliquÇ; mais, deux ou trois fois par an, il Çtait saisi par des accäs de mÇlancolie qui allaient jusqu’Ö l’Çgarement. Toute la ville de Verriäres, tous nos voisins de Vergy oó nous passons la belle saison, ma famille entiäre, M. le sous-prÇfet lui-màme, rendront justice Ö sa piÇtÇ exemplaire; il sait par coeur toute la sainte Bible. Un impie se fñt-il appliquÇ pendant des annÇes Ö apprendre le livre saint? Mes fils auront l’honneur de vous prÇsenter cette lettre: ce sont des enfants. Daignez les interroger, monsieur, ils vous donneront sur ce pauvre jeune homme tous les dÇtails qui seraient encore nÇcessaires pour vous convaincre de la barbarie qu’il y aurait Ö le condamner. Bien loin de me venger, vous me donneriez la mort.

“Qu’est-ce que ses ennemis pourront opposer Ö ce fait? La blessure, qui a ÇtÇ le rÇsultat d’un de ces moments de folie que mes enfants eux-màmes remarquaient chez leur prÇcepteur, est tellement peu dangereuse, qu’apräs moins de deux mois elle m’a permis de venir en poste de Verriäres Ö Besanáon. Si j apprends, monsieur, que vous hÇsitiez le moins du monde Ö soustraire Ö la barbarie des lois un àtre si peu coupable, je sortirai de mon lit oó me retiennent uniquement les ordres de mon mari et j’irai me jeter Ö vos pieds.

“DÇclarez, monsieur, que la prÇmÇditation n’est pas constante, et vous n’aurez pas Ö vous reprocher le sang d’un innocent, etc., etc.”

CHAPITRE XLI

LE JUGEMENT

Le pays se souviendra longtemps de ce procäs cÇläbre. L’intÇràt pour l’accusÇ Çtait portÇ jusqu’Ö l’agitation: c’est que son crime Çtait Çtonnant et pourtant pas atroce. L’eñt-il ÇtÇ, ce jeune homme Çtait si beau! Sa haute fortune sitìt finie augmentait l’attendrissement. Le condamneront-ils? demandaient les femmes aux hommes de leur connaissance, et on les voyait pÉlissantes attendre la rÇponse. SAINTE-BEUVE.

Enfin parut ce jour, tellement redoutÇ de Mme de Rànal et de Mathilde.

L’aspect Çtrange de la ville redoublait leur terreur, et ne laissait pas sans Çmotion màme l’Éme ferme de FouquÇ. Toute la province Çtait accourue Ö Besanáon pour voir juger cette cause romanesque.

Depuis plusieurs jours, il n’y avait plus de place dans les auberges. M. le prÇsident des assises Çtait assailli par des demandes de billets, toutes les dames de la ville voulaient assister au jugement; on criait dans les rues le portrait de Julien, etc., etc.

Mathilde tenait en rÇserve pour ce moment supràme une lettre Çcrite en entier de la main de Mgr l’Çvàque de ***. Ce prÇlat, qui dirigeait l’êglise de France et faisait des Çvàques, daignait demander l’acquittement de Julien. La veille du jugement, Mathilde porta cette lettre au tout-puissant grand vicaire.

A la fin de l’entrevue, comme elle s’en allait fondant en larmes :

– Je rÇponds de la dÇclaration du jury, lui dit M. de Frilair sortant enfin de sa rÇserve diplomatique, et presque Çmu lui-màme. Parmi les douze personnes chargÇes d’examiner si le crime de votre protÇgÇ est constant, et surtout s’il y a eu prÇmÇditation, je compte six amis dÇvouÇs Ö ma fortune, et je leur ai fait entendre qu’il dÇpendait d’eux de me porter Ö l’Çpiscopat. Le baron Valenod, que j’ai fait maire de Verriäres, dispose entiärement de deux de ses administrÇs, MM. de Moirod et de Cholin. A la vÇritÇ, le sort nous a donnÇ pour cette affaire deux jurÇs fort mal pensants; mais, quoique ultra-libÇraux, ils sont fidäles Ö mes ordres dans les grandes occasions, et je les ai fait prier de voter comme M. Valenod. J’ai appris qu’un sixiäme jurÇ industriel, immensÇment riche et bavard libÇral, aspire en secret Ö une fourniture au ministäre de la guerre, et sans doute il ne voudrait pas me dÇplaire. Je lui ai fait dire que M. de Valenod a mon dernier mot.

– Et quel est ce M. Valenod? dit Mathilde inquiäte.

– Si vous le connaissiez, vous ne pourriez douter du succäs. C’est un parleur audacieux, impudent, grossier fait pour mener des sots. 1814 l’a pris Ö la misäre, et je vais en faire un prÇfet. Il est capable de battre les autres jurÇs, s’ils ne veulent pas voter Ö sa guise.

Mathilde fut un peu rassurÇe.

Une autre discussion l’attendait dans la soirÇe. Pour ne pas prolonger une scäne dÇsagrÇable et dont, Ö ses yeux, le rÇsultat Çtait certain, Julien Çtait rÇsolu Ö ne pas prendre la parole.

– Mon avocat parlera, c’est bien assez, dit-il Ö Mathilde. Je ne serai que trop longtemps exposÇ en spectacle Ö tous mes ennemis. Ces provinciaux ont ÇtÇ choquÇs de la fortune rapide que je vous dois, et, croyez-m’en, il n’en est pas un qui ne dÇsire ma condamnation, sauf Ö pleurer comme un sot quand on me mänera Ö la mort.

– Ils dÇsirent vous voir humiliÇ, il n’est que trop vrai, rÇpondit Mathilde, mais je ne les crois point cruels. Ma prÇsence Ö Besanáon et le spectacle de ma douleur ont intÇressÇ toutes les femmes: votre jolie figure fera le reste. Si vous dites un mot devant vos juges, tout l’auditoire est pour vous, etc., etc.

Le lendemain Ö neuf heures, quand Julien descendit de sa prison pour aller dans la grande salle du palais de justice, cc fut avec beaucoup de peine que les gendarmes parvinrent Ö Çcarter la foule immense entassÇe dans la cour. Julien avait bien dormi, il Çtait fort calme et n’Çprouvait d’autre sentiment qu’une pitiÇ philosophique pour cette foule d’envieux qui, sans cruautÇ, allaient applaudir Ö son arràt de mort. Il fut bien surpris lorsque retenu plus d’un quart d’heure au milieu de la foule, ii fut obligÇ de reconnaÃ¥tre que sa prÇsence inspirait au public une pitiÇ tendre. Il n’entendit pas un seul propos dÇsagrÇable.”Ces provinciaux sont moins mÇchants que je ne le croyais”, se dit-il.

En entrant dans la salle du jugement, il fut frappÇ de l’ÇlÇgance de l’architecture. C’Çtait un gothique propre, et une foule de jolies petites colonnes taillÇes dans la pierre avec le plus grand soin. Il se crut en Angleterre.

Mais bientìt toute son attention fut absorbÇe par douze ou quinze jolies femmes qui, placÇes vis-Ö-vis la sellette de l’accusÇ, remplissaient les trois balcons au-dessus des juges et des jurÇs. En se retournant vers le public, il vit que la tribune circulaire qui rägne au-dessus de l’amphithÇÉtre Çtait remplie de femmes: la plupart Çtaient jeunes et lui semblärent fort jolies leurs veux Çtaient brillants et remplis d’intÇràt. Dans lÇ reste de la salle, la foule Çtait Çnorme, on se battait aux portes, et les sentinelles ne pouvaient obtenir de silence.

Quand tous les yeux qui cherchaient Julien s’aperáurent de sa prÇsence, en le voyant occuper la place un peu plus ÇlevÇe rÇservÇe Ö l’accusÇ, il fut accueilli par un murmure d’Çtonnement et de tendre intÇràt.

On eñt dit, ce jour-lÖ, qu’il n’avait pas vingt ans; il Çtait mis fort simplement, mais avec une grÉce parfaite, ses cheveux et son front Çtaient charmants; Mathilde avait voulu prÇsider elle-màme Ö sa toilette. La pÉleur de Julien Çtait extràme. A peine assis sur la sellette, il entendit dire de tous cìtÇs:

– Dieu! comme il est jeune! Mais c’est un enfant … Il est bien mieux que son portrait.

– Mon accusÇ, fui dit le gendarme assis Ö sa droite, voyez-vous ces six dames qui occupent ce balcon? Le gendarme lui indiquait une petite tribune en saillie au-dessus de l’amphithÇÉtre oó sont placÇs les jurÇs. C’est Mme la prÇfäte, continua le gendarme, Ö cìtÇ Mme la Marquise de N***, celle-lÖ vous aime bien; je l’ai entendue parler au juge d’instruction. Apräs, c’est Mme Derville…

– Mme Derville! s’Çcria Julien, et une vive rougeur couvrit son front.”Au sortir d’ici, pensa-t-il, elle va Çcrire Ö Mme de Rànal.”Il ignorait l’arrivÇe de Mme de Rànal Ö Besanáon.

Les tÇmoins furent entendus; cela prit plusieurs heures. Däs les premiers mots de l’accusation soutenue par l’avocat gÇnÇral, deux de ces dames placÇes dans le petit balcon, tout Ö fait en face de Julien, fondirent en larmes.”Mme Derville ne s’attendrit point ainsi”, pensa Julien. Cependant il remarqua qu’elle Çtait fort rouge.

L’avocat gÇnÇral faisait du pathos en mauvais franáais sur la barbarie du crime commis, Julien observa que les voisines de Mme Derville avaient l’air de le dÇsapprouver vivement. Plusieurs jurÇs, apparemment de la connaissance de ces dames leur parlaient et semblaient les rassurer.”VoilÖ qui ne laisse pas d’àtre de bon augure”, pensa Julien.

Jusque-lÖ il s’Çtait senti pÇnÇtrÇ d’un mÇpris sans mÇlange pour tous les hommes qui assistaient au jugement. L’Çloquence plate de l’avocat gÇnÇral augmenta ce sentiment de dÇgoñt. Mais peu Ö peu la sÇcheresse d’Éme de Julien disparut devant les marques d’intÇràt dont il Çtait Çvidemment l’objet.

Il fut content de la mine ferme de son avocat.

– Pas de phrases, lui dit-il tout bas comme il allait prendre la parole.

– Toute l’emphase pillÇe Ö Bossuet, qu’on a ÇtalÇe contre vous, vous a servi, dit l’avocat.

En effet, Ö peine avait-il parlÇ pendant cinq minutes, que presque toutes les femmes avaient leur mouchoir Ö la main. L’avocat, encouragÇ adressa aux jurÇs des choses extràmement fortes. Julien frÇmit, il se sentait sur le point de verser des larmes.”Grand Dieu! que diront mes ennemis?”

Il allait cÇder Ö l’attendrissement qui le gagnait, lorsque, heureusement pour lui, il surprit un regard insolent de M. le baron de Valenod.

“Les yeux de ce cuistre sont flamboyants, se dit-il; quel triomphe pour cette Éme basse! Quand mon crime n’aurait amenÇ que cette seule circonstance, je devrais le maudire. Dieu sait ce qu’il dira de moi, dans les soirÇes d’hiver, Ö Mme de Rànal!”

Cette idÇe effaáa toutes les autres. Bientìt apräs, Julien fut rappelÇ Ö lui-màme par les marques d’assentiment du public. L’avocat venait de terminer sa plaidoirie. Julien se souvint qu’il Çtait convenable de lui serrer la main. Le temps avait passÇ rapidement.

On apporta des rafraÃ¥chissements Ö l’avocat et Ö l’accusÇ. Ce fut alors seulement que Julien fut frappÇ d’une circonstance: aucune femme n’avait quittÇ l’audience pour aller dÃ¥ner.

– Ma foi, je meurs de faim, dit l’avocat, et vous?

– Moi de màme, rÇpondit Julien.

– Voyez, voilÖ Mme la prÇfäte qui reáoit aussi son dÃ¥ner, lui dit l’avocat en lui indiquant le petit balcon. Bon courage, tout va bien.

La sÇance recommenáa.

Comme le prÇsident faisait son rÇsumÇ, minuit sonna. Le prÇsident fut obligÇ de s’interrompre, au milieu du silence de l’anxiÇtÇ universelle, le retentissement de la cloche de l’horloge remplissait la salle.

“VoilÖ le dernier de mes jours qui commence”, pensa Julien. Bientìt il se sentit enflammÇ par l’idÇe du devoir. Il avait dominÇ jusque-lÖ son attendrissement, et gardÇ sa rÇsolution de ne point parler; mais quand le prÇsident des assises lui demanda s’il avait quelque chose Ö ajouter, il se leva. Il voyait devant lui les yeux de Mme Derville qui, aux lumiäres, lui semblärent bien brillants.”Pleurerait-elle, par hasard?”pensa-t-il.

— Messieurs les jurÇs,

“L’horreur du mÇpris, que je croyais pouvoir braver au moment de la mort, me fait prendre la parole. Messieurs, je n’ai point l’honneur d’appartenir Ö votre classe vous voyez en moi un paysan qui s’est rÇvoltÇ contrÇ la bassesse de sa fortune.

“Je ne vous demande aucune grÉce continua Julien en affermissant sa voix. Je ne me fais point illusion, la mort m’attend: elle sera juste. J’ai pu attenter aux jours de la femme la plus digne de tous les respects, de tous les hommages. Mme de Rànal avait ÇtÇ pour moi comme une märe. Mon crime est atroce, et il fut prÇmÇditÇ. J’ai donc mÇritÇ la mort, messieurs les jurÇs. Quand je serais moins coupable, je vois des hommes qui, sans s’arràter Ö ce que ma jeunesse peut mÇriter de pitiÇ, voudront punir en moi et dÇcourager Ö jamais cette classe de jeunes gens qui, nÇs dans un ordre infÇrieur, et en quelque sorte opprimÇs par la pauvretÇ, ont le bonheur de se procurer une bonne Çducation, et l’audace de se màler Ö ce que l’orgueil des gens riches appelle la sociÇtÇ.

“VoilÖ mon crime, messieurs, et il sera puni avec d’autant plus de sÇvÇritÇ, que, dans le fait, je ne suis point jugÇ par mes pairs. Je ne vois point sur les bancs des jurÇs quelque paysan enrichi, mais uniquement des bourgeois indignÇs…

Pendant vingt minutes, Julien parla sur ce ton; il dit tout ce qu’il avait sur le coeur; l’avocat gÇnÇral, qui aspirait aux faveurs de l’aristocratie, bondissait sur son siäge; mais malgrÇ le tour un peu abstrait que Julien avait donnÇ Ö la discussion toutes les femmes fondaient en larmes. Mme Derville elle-màme avait son mouchoir sur ses yeux. Avant de finir, Julien revint Ö la prÇmÇditation, Ö son repentir, au respect, Ö l’adoration filiale et sans bornes que, dans des temps plus heureux, il avait pour Mme de Rànal … Mme Derville jeta un cri et s’Çvanouit.

Une heure sonnait comme les jurÇs se retiraient dans leur chambre. Aucune femme n’avait abandonnÇ sa place; plusieurs hommes avaient les larmes aux yeux. Les conversations furent d’abord träs vives, mais peu Ö peu, la dÇcision du jury se faisant attendre, la fatigue gÇnÇrale commenáa Ö jeter du calme dans l’assemblÇe. Ce moment Çtait solennel; les lumiäres jetaient moins d’Çclat. Julien, träs fatiguÇ, entendait discuter aupräs de lui la question de savoir si ce retard Çtait de bon ou de mauvais augure. Il vit avec plaisir que tous les voeux Çtaient pour lui; le jury ne revenait point, et cependant aucune femme ne quittait la salle.

Comme deux heures venaient de sonner, un grand mouvement se fit entendre. La petite porte de la chambre des jurÇs s’ouvrit. M. le baron de Valenod s’avanáa d’un pas grave et thÇÉtral, il Çtait suivi de tous les jurÇs. Il toussa, puis dÇclara qu’en son Éme et conscience la dÇclaration unanime du jury Çtait que Julien Sorel Çtait coupable de meurtre, et de meurtre avec prÇmÇditation: cette dÇclaration entraÃ¥nait la peine de mort; elle fut prononcÇe un instant apräs. Julien regarda sa montre, et se souvint de m’de Lavalette, il Çtait deux heures et un quart.”C’est aujourd’hui vendredi, pensa-t-il.

“Oui, mais ce jour est heureux pour le Valenod qui me condamne… Je suis trop surveillÇ pour que Mathilde puisse me sauver comme fit Mme de Lavalette… Ainsi, dans trois jours, Ö cette màme heure, je saurai Ö quoi m’en tenir sur le grand peut-àtre.”

En ce moment, il entendit un cri et fut rappelÇ aux choses de ce monde. Les femmes autour de lui sanglotaient il vit que toutes les figures Çtaient tournÇes vers une petite tribune pratiquÇe dans le couronnement d’un pilastre gothique. Il sut plus tard que Mathilde s’y Çtait cachÇe. Comme le cri ne se renouvela pas, tout le monde se remit Ö regarder Julien, auquel les gendarmes cherchaient Ö faire traverser la foute.

“TÉchons de ne pas appràter Ö rire Ö ce fripon de Valenod pensa Julien. Avec quel air contrit et patelin il a prononcÇ la dÇclaration qui entraÃ¥ne la peine de mort! tandis que ce pauvre prÇsident des assises, tout juge qu’il est depuis nombre d’annÇes, avait la larme Ö l’oeil en me condamnant. Quelle joie pour le Valenod de se venger de notre ancienne rivalitÇ aupräs de Mme de Rànal!… Je ne la verrai donc plus! C’en est fait… Un dernier adieu est impossible entre nous, je le sens… Que j’aurais ÇtÇ heureux de lui dire toute l’horreur que j ai de mon crime!

“Seulement ces paroles: Je me trouve justement condamnÇ.”

CHAPITRE XLII

En ramenant Julien en prison, on l’avait introduit dans une chambre destinÇe aux condamnÇs Ö mort. Lui qui, d’ordinaire, remarquait jusqu’aux plus petites circonstances, ne s’Çtait point aperáu qu’on ne le faisait pas remonter Ö son donjon. Il songeait Ö ce qu’il dirait Ö Mme de Rànal, si, avant le dernier moment, il avait le bonheur de la voir. Il pensait qu’elle l’interromprait et voulait du premier mot pouvoir lui peindre tout son repentir. Apräs une telle action, comment lui persuader que je l’aime uniquement? car enfin, j’ai voulu la tuer par ambition ou par amour pour Mathilde.

En se mettant au lit, il trouva des draps d’une toile grossiäre. Ses yeux se dessillärent.”Ah! je suis au cachot, se dit-il, comme condamnÇ Ö mort. C’est juste…

“Le comte Altamira me racontait que, la veille de sa mort, Danton disait avec sa grosse voix: C’est singulier, le verbe guillotiner ne peut pas se conjuguer dans tous ses temps, on peut bien dire: Je serai guillotinÇ, tu seras guillotinÇ, mais on ne dit pas: J’ai ÇtÇ guillotinÇ.

“Pourquoi pas. reprit Julien. s’il v a une autre vie?…

Ma foi, si je trouve lÇ Dieu des chrÇtiens, je suis perdu: c’est un despote, et, comme tel, il est rempli d’idÇes de vengeance; sa Bible ne parle que de punitions atroces. Je ne J’ai jamais aimÇ, je n’ai màme jamais voulu croire qu’on l’aimÉt sincärement . Il est sans pitiÇ (et il se rappela plusieurs passages de la Bible). Il me punira d’une maniäre abominable…

“Mais si je trouve le Dieu de FÇnelon! Il me dira peut-àtre: Il te sera beaucoup pardonnÇ, parce que tu as beaucoup aimÇ…

“Ai-je beaucoup aimÇ? Ah! j’ai aimÇ Mme de Rànal mais ma conduite a ÇtÇ atroce. LÖ, comme ailleurs, lÇ mÇrite simple et modeste a ÇtÇ abandonnÇ pour ce qui est brillant…

“Mais aussi, quelle perspective!… Colonel de hussards, si nous avions la guerre; secrÇtaire de lÇgation pendant la paix, ensuite ambassadeur… car bientìt j’aurais su les affaires… et quand je n’aurais ÇtÇ qu’un sot, le gendre du marquis de La Mole a-t-il quelque rivalitÇ Ö craindre? Toutes mes sottises eussent ÇtÇ pardonnÇes, ou plutìt comptÇes pour des mÇrites. Homme de mÇrite et jouissant de la plus grande existence Ö Vienne ou Ö Londres…

“– Pas prÇcisÇment, monsieur, guillotinÇ dans trois jours.”

Julien rit de bon coeur de cette saillie de son esprit.”En vÇritÇ, l’homme a deux àtres en lui, pensa-t-il. Qui diable songeait Ö cette rÇflexion maligne?

“Eh bien, oui, mon ami, guillotinÇ dans trois jours rÇpondit-il Ö l’interrupteur. M. de Cholin louera une fenàtre, de compte Ö demi avec l’abbÇ Maslon. Eh bien, pour le prix de location de cette fenàtre, lequel de ces deux dignes personnages volera l’autre? ‘,

Ce passage du Venceslas de Rotrou lui revint tout Ö coup:

LADISLAS.
… Mon Éme est toute pràte.

LE ROI, päre de Ladislas.
L’Çchafaud l’est aussi; portez-y votre tàte.

“Belle rÇponse!”pensa-t-il, et il s’endormit. Quelqu’un le rÇveilla le matin en le serrant fortement.

— Quoi, dÇjÖ! dit Julien en ouvrant un oeil hagard. Il se croyait entre les mains du bourreau.

C’Çtait Mathilde. Heureusement, elle ne m’a pas compris. Cette rÇflexion lui rendit tout son sang-froid. Il trouva Mathilde changÇe comme par six mois de maladie: rÇellement elle n’Çtait pas reconnaissable.

— Cet infÉme Frilair m’a trahie, lui disait-elle en se tordant les mains, la fureur l’empàchait de pleurer.

— N’Çtais-je pas beau hier, quand j’ai pris la parole? rÇpondit Julien. J’improvisais, et pour la premiäre fois de ma vie! Il est vrai qu’il est Ö craindre que ce ne soit aussi la derniäre.

Dans ce moment, Julien jouait sur le caractäre de Mathilde avec tout le sang-froid d’un pianiste habile qui touche un piano…

— L’avantage d’une naissance illustre me manque, il est vrai, ajouta-t-il, mais la grande Éme de Mathilde a ÇlevÇ son amant jusqu’Ö elle. Croyez-vous que Boniface de La Mole ait ÇtÇ mieux devant ses juges?

Mathilde, ce jour-lÖ, Çtait tendre sans affectation, comme une pauvre fille habitant un cinquiäme Çtage ; mais elle ne put obtenir de lui des paroles plus simples. Il lui rendait, sans le savoir, le tourment qu’elle lui avait souvent infligÇ.

“On ne connaÃ¥t point les sources du Nil, se disait Julien; il n’a point ÇtÇ donnÇ Ö l’oeil de l’homme de voir le roi des fleuves dans l’Çtat de simple ruisseau: ainsi aucun oeil humain ne verra Julien faible d’abord parce qu’il ne l’est pas. Mais j’ai le coeur facile Ö toucher; la parole la plus commune, si elle est dite avec un accent vrai, peut attendrir ma voix et màme faire couler mes larmes. Que de fois les coeurs secs ne m’ont-ils pas mÇprisÇ pour ce dÇfaut! Ils croyaient que je demandais grÉce: voilÖ ce qu’il ne faut pas souffrir.