“La parole est à monsieur, dit-il en indiquant le personnage à l’air paterne, et qui portait trois ou quatre gilets.
Julien trouva qu’il eñt Ãtà plus naturel de nommer le Monsieur aux gilets. Il prit du papier et Ãcrivit beaucoup.
(Ici l’auteur eñt voulu placer une page de points. Cela aura mauvaise grÃce, dit l’Ãditeur, et pour un Ãcrit aussi frivole, manquer de grÃce, c’est mourir.
– La politique, reprend l’auteur, est une pierre attachÃe au cou de la littÃrature, et qui, en moins de six mois, la submerge. La politique au milieu des intÃrà ts d’imagination, c’est un coup de pistolet au mi lieu d’un concert. Ce bruit est dÃchirant sans à tre Ãnergique. Il ne s’accorde avec le son d’aucun instrument. Cette politique va offenser mortellement une moitià de lecteurs et ennuyer l’autre qui l’a trouvÃe bien autrement spÃciale et Ãnergique dans le journal du matin…
– Si vos personnages ne parlent pas politique reprend l’Ãditeur, ce ne sont plus les Franáais de 1830, et votre livre n’est plus un miroir, comme vous en avez la prÃtention…)
Le procäs-verbal de Julien avait vingt-six pages; voici un extrait bien pÃle, car il a fallu, comme toujours supprimer les ridicules dont l’excäs eñt semblà odieux oó peu vraisemblable. (Voir la Gazette des Tribunaux.)
L’homme aux gilets et à l’air paterne (c’Ãtait un Ãvà que peut-à tre) souriait souvent, et alors ses yeux, entourÃs de paupiäres flottantes, prenaient un brillant singulier et une expression moins indÃcise que de coutume. Ce personnage, que l’on faisait parler le premier devant le duc (“mais quel duc?”se disait Julien), apparemment pour exposer les opinions et faire les fonctions d’avocat gÃnÃral, parut à Julien tomber dans l’incertitude et l’absence de conclusions dÃcidÃes que l’on reproche souvent à ces magistrats. Dans le courant de la discussion, le duc alla mà me jusqu’à le lui reprocher.
Apräs plusieurs phrases de morale et d’indulgente philosophie, l’homme aux gilets dit:
– La noble Angleterre, guidÃe par un grand homme, l’immortel Pitt, a dÃpensà quarante milliards de francs pour contrarier la rÃvolution. Si cette assemblÃe me permet d’aborder avec quelque franchise une idÃe triste, l’Angleterre ne comprit pas assez qu’avec un homme tel que Bonaparte, quand surtout on n’avait à lui opposer qu’une collection de bonnes intentions, il n’y avait de dÃcisif que les moyens personnels…
– Ah! encore l’Ãloge de l’assassinat! dit le maÃ¥tre de la maison d un air inquiet.
– Faites-nous grÃce de vos homÃlies sentimentales, s’Ãcria avec humeur le prÃsident, son oeil de sanglier brilla d’un Ãclat fÃroce. Continuez, dit-il à l’homme aux gilets. Les joues et le front du prÃsident devinrent pourpres.
– La noble Angleterre, reprit le rapporteur, est ÃcrasÃe aujourd’hui; car chaque Anglais, avant de payer son pain, est obligà de payer l’intÃrà t des quarante milliards de francs qui furent employÃs contre les jacobins. Elle n’a plus de Pitt…
– Elle a le duc de Wellington, dit un personnage militaire qui prit l’air fort important.
– De grÃce, silence, messieurs, s’Ãcria le prÃsident; si nous disputons encore, il aura Ãtà inutile de faire entrer M. Sorel.
– On sait que monsieur a beaucoup d’idÃes, dit le duc d’un air piquÃ, en regardant l’interrupteur, ancien gÃnÃral de NapolÃon.
Julien vit que ce mot faisait allusion à quelque chose de personnel et de fort offensant. Tout le monde sourit; le gÃnÃral transfuge parut outrà de coläre.
– Il n’y a plus de Pitt, messieurs, reprit le rapporteur, de l’air dÃcouragà d’un homme qui dÃsespäre de faire entendre raison à ceux qui l’Ãcoutent. Y eñt-il un nouveau Pitt en Angleterre, on ne mystifie pas deux fois une nation par les mà mes moyens…
– C’est pourquoi un gÃnÃral vainqueur, un Bonaparte est dÃsormais impossible en France, s’Ãcria l’interrupteur militaire.
Pour cette fois, ni le prÃsident ni le duc n’osärent se fÃcher. quoique Julien crñt lire dans leurs yeux qu’ils en avaient bonne envie. Ils baissärent les yeux, et le duc se contenta de soupirer de faáon à à tre entendu de tous.
Mais le rapporteur avait pris de l’humeur.
– On est pressà de me voir finir, dit-il avec feu, et en laissant tout à fait de cìtà cette politesse souriante et ce langage plein de mesure que Julien croyait l’expression de son caractäre, on est pressà de me voir finir, on ne me tient nul compte des efforts que je fais pour n’offenser les oreilles de personne, de quelque longueur qu’elles puissent à tre. Eh bien, messieurs, je serai bref.
“Et je vous dirai en paroles bien vulgaires: l’Angleterre n’a plus un sou au service de la bonne cause. Pitt lui-mà me reviendrait, qu’avec tout son gÃnie il ne parviendrait pas à mystifier les petits propriÃtaires anglais car ils savent que la bräve campagne de Waterloo leur à coñtÃ, à elle seule, un milliard de francs. Puisque l’on veut des phrases nettes ajouta le rapporteur en s’animant de plus en plus, je vous dirai: Aidez-vous vous-mà mes, car l’Angleterre n’a pas une guinÃe à votre service, et quand l’Angleterre ne paye pas, l’Autriche, la Russie, la Prusse, qui n’ont que du courage et pas d’argent, ne peuvent faire contre la France plus d’une campagne ou deux.
“L’on peut espÃrer que les jeunes soldats rassemblÃs par le jacobinisme seront battus à la premiäre campagne, à la seconde peut-à tre; mais à la troisiäme, dussÃ-je passer pour un rÃvolutionnaire à vos yeux prÃvenus, à la troisiäme vous aurez les soldats de 1794, qui n’Ãtaient plus les paysans enrÃgimentÃs de 1792.
Ici l’interruption partit de trois ou quatre points à la fois.
– Monsieur, dit le prÃsident à Julien, allez mettre au net dans la piäce voisine le commencement de procäs-verbal que vous avez Ãcrit. Julien sortit à son grand regret. Le rapporteur venait d’aborder des probabilitÃs qui faisaient le sujet de ses mÃditations habituelles.
“Ils ont peur que je ne me moque d’eux”, pensa-t-il. Quand on le rappela, M. de La Mole disait, avec un sÃrieux qui, pour Julien qui le connaissait, semblait bien plaisant:
– … Oui, messieurs, c’est surtout de ce malheureux peuple qu’on peut dire:
Sera-t-il dieu, table ou cuvette ?
“Il sera dieu! s’Ãcrie le fabuliste. C’est à vous, messieurs que semble appartenir ce mot si noble et si profond. Agissez par vous-mà mes et la noble France reparaÃ¥tra telle à peu präs que nos aãeux l’avaient faite et que nos regards l’ont encore vue avant la mort de Louis XVI.
“L’Angleterre, ses nobles lords du moins, exäcre autant que nous l’ignoble jacobinisme: sans l’or anglais, l’Autriche, la Russie, la Prusse ne peuvent livrer que deux ou trois batailles. Cela suffira-t-il pour amener une heureuse occupation, comme celle que M. de Richelieu 2 gaspilla si bà tement en 1817? Je ne le crois pas.
Ici il y eut interruption, mais ÃtouffÃe Far les chut de tout le monde. Elle partait encore de l’ancien gÃnÃral impÃrial, qui dÃsirait le cordon bleu, et voulait marquer parmi les rÃdacteurs de la note secräte.
– Je ne le crois pas, reprit M. de La Mole apräs le tumulte.
Il insista sur le Je, avec une insolence qui charma Julien.”Voilà du bien jouÔ, se disait-il, tout en faisant voler sa plume presque aussi vite que la parole du marquis. Avec un mot bien dit, M. de La Mole anÃantit les vingt campagnes de ce transfuge.
– Ce n’est pas à l’Ãtranger tout seul, continua le marquis du ton le plus mesurÃ, que nous pouvons devoir une nouvelle occupation militaire. Toute cette jeunesse, qui fait des articles incendiaires dans le Globe, vous donnera trois ou quatre mille jeunes capitaines, parmi lesquels peut se trouver un KlÃber, un Hoche, un Jourdan, un Pichegru, mais moins bien intentionnÃ.
– Nous n’avons pas su lui faire de la gloire, dit le prÃsident, il fallait le maintenir immortel.
– Il faut enfin qu’il y ait en France deux partis, reprit M. de La Mole, mais deux partis, non pas seulement de nom, deux partis bien nets bien tranchÃs. Sachons qui il faut Ãcraser. D’un cìtà lÃs journalistes, les Ãlecteurs l’opinion en un mot, la jeunesse et tout ce qui l’admire. Pendant qu’elle s’Ãtourdit du bruit de ses vaines paroles, nous, nous avons l’avantage certain de consommer le budget.
Ici encore l’interruption.
– Vous. monsieur, dit M. de La Mole à l’interrupteur avec une hauteur et une aisance admirables, vous ne consommez pas, si le mot vous choque, vous dÃvorez quarante mille francs portÃs au budget de l’êtat, et quatre-vingt mille que vous recevez de la liste civile.
“Eh bien, monsieur, puisque vous m’y forcez, je vous prends hardiment pour exemple. Comme vos nobles aãeux qui suivirent saint Louis à la croisade, vous devriez pour ces cent vingt mille francs, nous montrer au moins un rÃgiment, une compagnie, que dis-je! une demi-compagnie, ne fñt-elle que de cinquante hommes prà ts à combattre, et dÃvouÃs à la bonne cause, à la vie et à la mort. Vous n’avez que des laquais qui, en cas de rÃvolte, vous feraient peur à vous-mà me.
“Le trìne, l’autel, la noblesse peuvent pÃrir demain, messieurs, tant que vous n’aurez pas crÃà dans chaque dÃpartement une force de cinq cents hommes dÃvouÃs mais je dis dÃvouÃs, non seulement avec toute la bravoure franáaise, mais aussi avec la constance espagnole.
“La moitià de cette troupe devra se composer de nos enfants, de nos neveux de vrais gentilshommes enfin. Chacun d’eux aura à ses cìtÃs, non pas un petit bourgeois bavard, prà t à arborer la cocarde tricolore si 1815 se prÃsente de nouveau mais un bon paysan simple et franc comme Cathelineau; notre gentilhomme l’aura endoctrinÃ, ce sera son fräre de lait s’il se peut. Que chacun de nous sacrifie le cinquiäme de son revenu pour former cette petite troupe dÃvouÃe de cinq cents hommes par dÃpartement. Alors vous pourrez compter sur une occupation Ãtrangäre. Jamais le soldat Ãtranger ne pÃnÃtrera jusqu’à Dijon seulement, s’il n’est sñr de trouver cinq cents soldats amis dans chaque dÃpartement.
“Les rois Ãtrangers ne vous Ãcouteront que quand vous leur annoncerez vingt mille gentilshommes prà ts à saisir les armes pour leur ouvrir les portes de la France. Ce service est pÃnible, direz-vous, messieurs, notre tà te est à ce prix. Entre la libertà de la presse et notre existence comme gentilshommes il y a guerre à mort. Devenez des manufacturiers, des paysans, ou prenez votre fusil. Soyez timides si vous voulez, mais ne soyez pas stupides; ouvrez les yeux.
“Formez vos bataillons, vous dirai-je avec la chanson des jacobins; alors il se trouvera quelque noble GUSTAVE-ADOLPHE, qui, touchà du pÃril imminent du principe monarchique, s’Ãlancera à trois cents lieues de son pays, et fera pour vous ce que Gustave fit pour les princes protestants. Voulez-vous continuer à parler sans agir? Dans cinquante ans il n’y aura plus en Europe que des prÃsidents de rÃpublique, et pas un roi. Et avec ces trois lettres R, O, I s’en vont les prà tres et les gentilshommes. Je ne vois plus que des candidats faisant la cour à des majoritÃs crottÃes.
“Vous avez beau dire que la France n’a pas en ce moment un gÃnÃral accrÃditÃ, connu et aimà de tous, que l’armÃe n’est organisÃe que dans l’intÃrà t du trìne et de l’autel, qu’on lui a ìtà tous les vieux troupiers, tandis que chacun des rÃgiments prussiens et autrichiens compte cinquante sous-officiers qui ont vu le feu.
“Deux cent mille jeunes gens appartenant à la petite bourgeoisie sont amoureux de la guerre…
– Trà ve de vÃritÃs dÃsagrÃables, dit d’un ton suffisant un grave personnage, apparemment fort avant dans les dignitÃs ecclÃsiastiques, car M. de La Mole sourit agrÃablement au lieu de se fÃcher, ce qui fut un grand signe pour Julien.
“Trà ve de vÃritÃs dÃsagrÃables, rÃsumons-nous, messieurs: l’homme à qui il est question de couper une jambe gangrenÃe serait mal venu de dire à son chirurgien: cette jambe malade est fort saine. Passez-moi l’expression, messieurs, le noble duc de*** est notre chirurgien…
“Voilà enfin le grand mot prononcÃ, pensa Julien, c’est vers le …… que je galoperai cette nuit.”
CHAPITRE XXIII
LE CLERGê, LES BOIS, LA LIBERTE
La premiäre loi de tout à tre, c’est de se conserver, c’est de vivre. Vous semez de la ciguâ et prÃtendez voir mñrir des Ãpis! MACHIAVEL.
Le grave personnage continuait; on voyait qu’il savait; il exposait avec une Ãloquence douce et modÃrÃe, qui plut infiniment à Julien, ces grandes vÃritÃs:
1¯ L’Angleterre n’a pas une guinÃe à notre service; l’Ãconomie et Hume y sont à la mode. Les Saints mà me ne nous donneront pas d’argent, et M. Brougham se moquera de nous.
2¯ Impossible d’obtenir plus de deux campagnes des rois de l’Europe, sans l’or anglais; et deux campagnes ne suffiront pas contre la petite bourgeoisie.
3¯ NÃcessità de former un parti armà en France, sans quoi le principe monarchique d’Europe ne hasardera pas mà me ces deux campagnes.
– Le quatriäme point que j’ose vous proposer comme Ãvident est celui-ci:
“Impossibilità de former un parti armà en France sans le clergÃ. Je vous le dis hardiment, parce que je vais vous le prouver, messieurs. Il faut tout donner au clergÃ.
“1¯ Parce que s’occupant de son affaire nuit et jour, et guidà par des hommes de haute capacità Ãtablis loin des orages à trois cents lieues de vos frontiäres…
– Ah! Rome, Rome! s’Ãcria le maÃ¥tre de la maison…
– Oui, monsieur, Rome! reprit le cardinal avec fiertÃ. Quelles que soient les plaisanteries plus ou moins ingÃnieuses qui furent à la mode quand vous Ãtiez jeune, je dirai hautement, en 1830, que le clergÃ, guidà par Rome, parle seul au petit peuple.
“Cinquante mille prà tres rÃpätent les mà mes paroles au jour indiquà par les chefs, et le peuple, qui, apräs tout, fournit les soldats, sera plus touchà de la voix de ses prà tres que de tous les petits vers du monde…
(Cette personnalità excita des murmures.)
– Le clergà a un gÃnie supÃrieur au vìtre, reprit le cardinal en haussant la voix; tous les pas que vous avez faits vers ce point capital, avoir en France un parti armÃ, ont Ãtà faits par nous. Ici parurent des faits… Qui a envoyà quatre-vingt mille fusils en VendÃe?… etc., etc.
“Tant que le clergà n’a pas ses bois, il ne tient rien. A la premiäre guerre, le ministre des finances Ãcrit à ses agents qu’il n’y a plus d’argent que pour les curÃs. Au fond, la France ne croit pas, et elle aime la guerre. Qui que ce soit qui la lui donne, il sera doublement populaire, car faire la guerre, c’est affamer les JÃsuites, pour parler comme le vulgaire, faire la guerre, c’est dÃlivrer ces monstres d’orgueil, les Franáais, de la menace de l’intervention Ãtrangäre.
Le cardinal Ãtait Ãcoutà avec faveur…
– Il faudrait, dit-il, que M. de Nerval quittÃt le ministäre, son nom irrite inutilement.
A ce mot, tout le monde se leva et parla à la fois.”On va me renvoyer encore”, pensa Julien, mais le sage prÃsident lui-mà me avait oublià la prÃsence et l’existence de Julien.
Tous les yeux cherchaient un homme que Julien reconnut. C’Ãtait M. de Nerval, le premier ministre qu’il avait aperáu au bal de M. le duc de Retz.
Le dÃsordre fut à son comble, comme disent les journaux en parlant de la chambre. Au bout d’un gros quart d’heure, le silence se rÃtablit un peu.
Alors M. de Nerval se leva, et, prenant le ton d’un apìtre:
– Je ne vous affirmerai point, dit-il d’une voix singuliäre, que je ne tiens pas au ministäre.
“Il m’est dÃmontrÃ, messieurs, que mon nom double les forces des jacobins en dÃcidant contre nous beaucoup de modÃrÃs. Je me retirerais donc volontiers; mais les voies du Seigneur sont visibles à un petit nombre; mais ajouta-t-il en regardant fixement le cardinal, j’ai une mission; le ciel m’a dit: Tu porteras ta tà te sur un Ãchafaud, ou tu rÃtabliras la monarchie en France, et rÃduiras les Chambres à ce qu’Ãtait le parlement sous Louis XV, et cela, messieurs, je le ferai
Il se tut, se rassit, et il y eut un grand silence.
“Voilà un bon acteur, pensa Julien.”Il se trompait toujours comme à l’ordinaire, en supposant trop d’esprit aux gens. Animà par les dÃbats d’une soirÃe aussi vive, et surtout par la sincÃrità de la discussion dans ce moment M. de Nerval croyait à sa mission. Avec un grand courage, cet homme n’avait pas de sens.
Minuit sonna pendant le silence qui suivit le beau mot je le ferai Julien trouva que le son de la pendule avait quelque chose d’imposant et de funäbre. Il Ãtait Ãmu.
La discussion reprit bientìt avec une Ãnergie croissante, et surtout une incroyable naãvetÃ.”Ces gens-ci me feront empoisonner, pensait Julien dans de certains moments. Comment dit-on de telles choses devant un plÃbÃien?”
Deux heures sonnaient que l’on parlait encore. Le maÃ¥tre de la maison dormait depuis longtemps; M. de La Mole fut obligà de sonner pour faire renouveler les bougies. M. de Nerval, le ministre, Ãtait sorti à une heure trois quarts, non sans avoir souvent Ãtudià la figure de Julien dans une glace que le ministre avait à ses cìtÃs. Son dÃpart avait paru mettre à l’aise tout le monde.
Pendant qu’on renouvelait les bougies:
– Dieu sait ce que cet homme va dire au roi! dit tout bas à son voisin l’homme aux gilets. Il peut nous donner bien des ridicules et gÃter notre avenir.
“Il faut convenir qu’il y a chez lui suffisance bien rare et mà me effronterie à se prÃsenter ici. Il y paraissait avant d’arriver au ministäre, mais le portefeuille change tout, noie tous les intÃrà ts d’un homme, il eñt dñ le sentir.
A peine le ministre sorti, le gÃnÃral de Bonaparte avait fermà les yeux. En ce moment, il parla de sa santÃ, de ses blessures, consulta sa montre et s’en alla.
– Je parierais. dit l’homme aux gilets. que le gÃnÃral court apräs le ministre; il va s’excuser de s’à tre trouvà ici, et prÃtendre qu’il nous mäne.
Quand les domestiques à demi endormis eurent terminà le renouvellement des bougies:
– DÃlibÃrons enfin, messieurs, dit le prÃsident, n’essayons plus de nous persuader les uns les autres. Songeons à la teneur de la note qui, dans quarante-huit heures, sera sous les yeux de nos amis du dehors. On a parlà des ministres. Nous pouvons le dire maintenant que M. de Nerval nous a quittÃs, que nous importent les ministres? nous les ferons vouloir.
Le cardinal approuva par un sourire fin.
– Rien de plus facile, ce me semble, que de rÃsumer notre position, dit le jeune Ãvà que d’Agde, avec le feu concentrà et contraint du fanatisme le plus exaltÃ. Jusque-là il avait gardà le silence son oeil, que Julien avait observÃ, d’abord doux et calme s’Ãtait enflammà apräs la premiäre heure de discussion. Maintenant son Ãme dÃbordait comme la lave du VÃsuve.
– De 1806 à 1814, l’Angleterre n’a eu qu’un tort, dit-il, c’est de ne pas agir directement et personnellement sur NapolÃon. Däs que cet homme eut fait des ducs et des chambellans däs qu’il eut rÃtabli le trìne, la mission que Dieu lui avait confiÃe Ãtait finie; il n’Ãtait plus bon qu’à immoler. Les saintes êcritures nous enseignent en plus d’un endroit la maniäre d’en finir avec les tyrans. (Ici il y eut plusieurs citations latines.)
“Aujourd’hui, messieurs, ce n’est plus un homme qu’il faut immoler, c’est Paris. Toute la France copie Paris. A quoi bon armer vos cinq cents hommes par dÃpartement? Entreprise hasardeuse et qui n’en finira pas. A quoi bon mà ler la France à la chose qui est personnelle à Paris? Paris seul avec ses journaux et ses salons a fait le mal, que la nouvelle Babylone pÃrisse.
“Entre l’autel et Paris, il faut en finir. Cette catastrophe est mà me dans les intÃrà ts mondains du trìne. Pourquoi Paris n’a-t-il pas osà souffler sous Bonaparte? Demandez-le au canon de Saint-Roch…
……………………………………………………………………………………………………………………………………
Ce ne fut qu’Ã trois heures du matin que Julien sortit avec M. de La Mole.
Le marquis Ãtait honteux et fatiguÃ. Pour la premiäre fois, en parlant à Julien, il y eut de la priäre dans son accent. Il lui demandait sa parole de ne jamais rÃvÃler les excäs de zäle, ce fut son mot, dont le hasard venait de le rendre tÃmoin.
– N’en parlez à notre ami de l’Ãtranger que s’il insiste sÃrieusement pour connaÃ¥tre nos jeunes fous. Que leur importe que l’Ãtat soit renversÃ? ils seront cardinaux, et se rÃfugieront à Rome. Nous, dans nos chÃteaux, nous serons massacrÃs par les paysans.
La note secräte que le marquis rÃdigea d’apräs le grand procäs-verbal de vingt-six pages, Ãcrit par Julien, ne fut prà te qu’à quatre heures trois quarts.
– Je suis fatiguà à la mort, dit le marquis, et on le voit bien à cette note qui manque de nettetà vers la fin, j’en suis plus mÃcontent que d’aucune chose que j’aie faite en ma vie. Tenez, mon ami, ajouta-t-il, allez vous reposer quelques heures, et de peur qu’on ne vous enläve, moi je vais vous enfermer à clef dans votre chambre.
Le lendemain, le marquis conduisit Julien à un chÃteau isolà assez Ãloignà de Paris. Là se trouvärent des hìtes singuliers, que Julien jugea à tre prà tres On lui remit un passeport qui portait un nom suppose, mais Indiquait enfin le vÃritable but du voyage qu’il avait toujours feint d’ignorer. Il monta seul dans une caläche.
Le marquis n’avait aucune inquiÃtude sur sa mÃmoire Julien lui avait rÃcità plusieurs fois la note secräte, mais il craignait tort qu’il ne fñt interceptÃ.
– Surtout n’ayez l’air que d’un fat qui voyage pour tuer le temps, lui dit-il avec amitiÃ, au moment oó il quittait le salon. Il y avait peut-à tre plus d’un faux fräre dans notre assemblÃe d’hier soir.
Le voyage fut rapide et fort triste. A peine Julien avait-il Ãtà hors de la vue du marquis qu’il avait oublià et la note secräte et la mission, pour ne songer qu’aux mÃpris de Mathilde.
Dans un village à quelques lieues au-delà de Metz, le maÃ¥tre de poste vint lui dire qu’il n’y avait pas de chevaux. Il Ãtait dix heures du soir; Julien, fort contrariÃ, demanda à souper. Il se promena devant la porte, et insensiblement, sans qu’il y parñt, passa dans la cour des Ãcuries. Il n’y vit pas de chevaux.
“L’air de cet homme Ãtait pourtant singulier, se disait Julien; son oeil grossier m’examinait.”
Il commenáait, comme on voit, à ne pas croire exactement tout ce qu’on lui disait. Il songeait à s’Ãchapper apräs souper, et pour apprendre toujours quelque chose sur le pays, il quitta sa chambre pour aller se chauffer au feu de la cuisine. Quelle ne fut pas sa joie d’y trouver il signor Geronimo, le cÃläbre chanteur!
êtabli dans un fauteuil qu’il avait fait apporter präs du feu, le Napolitain gÃmissait tout haut, et parlait plus, à lui tout seul, que les vingt paysans allemands qui l’entouraient Ãbahis.
– Ces gens-ci me ruinent, cria-t-il à Julien, j’ai promis de chanter demain à Mayence. Sept princes souverains, sont accourus pour m’entendre. Mais allons prendre l’air, ajouta-t-il d’un air significatif.
Quand il fut à cent pas sur la route, et hors de la possibilità d’à tre entendu:
– Savez-vous de quoi il retourne? dit-il à Julien; ce maÃ¥tre de poste est un fripon. Tout en me promenant, j’ai donnà vingt sous à un petit polisson qui m’a tout dit. Il y a plus de douze chevaux dans une Ãcurie à l’autre extrÃmità du village. On veut retarder quelque courrier.
– Vraiment? dit Julien d’un air innocent.
Ce n’Ãtait pas le tout que de dÃcouvrir la fraude, il fallait partir: c’est à quoi Geronimo et son ami ne purent rÃussir.
– Attendons le jour, dit enfin le chanteur, on se mÃfie de nous. C’est peut-à tre à vous ou à moi qu’on en veut. Demain matin nous commandons un bon dÃjeuner; pendant qu’on le prÃpare nous allons nous promener, nous nous Ãchappons, nous louons des chevaux et gagnons la poste prochaine.
– Et vos effets? dit Julien, qui pensait que peut-à tre Geronimo lui-mà me pouvait à tre envoyà pour l’intercepter.
Il fallut souper et se coucher. Julien Ãtait encore dans le premier sommeil, quand il fut rÃveillà en sursaut par la voix de deux personnes qui parlaient dans sa chambre, sans trop se gà ner.
Il reconnut le maÃ¥tre de poste, armà d’une lanterne sourde. La lumiäre Ãtait dirigÃe vers le coffre de la caläche, que Julien avait fait monter dans sa chambre. A cìtà du maÃ¥tre de poste Ãtait un homme qui fouillait tranquillement dans le coffre ouvert. Julien ne distinguait que les manches de son habit, qui Ãtaient noires et fort serrÃes.
“C’est une soutane”, se dit-il, et il saisit doucement de petits pistolets qu’il avait placÃs sous son oreiller.
– Ne craignez pas qu’il se rÃveille, monsieur le curÃ, disait le maÃ¥tre de poste. Le vin qu’on leur a servi Ãtait de celui que vous avez prÃparà vous-mà me.
– Je ne trouve aucune trace de papiers, rÃpondait le curÃ. Beaucoup de linge, d’essences, de pommades, de futilitÃs, c’est un jeune homme du siäcle, occupà de ses plaisirs. L’Ãmissaire sera plutìt l’autre, qui affecte de parler avec un accent italien.
Ces gens se rapprochärent de Julien pour fouiller dans les poches de son habit de voyage. Il Ãtait bien tentà de les tuer comme voleurs. Rien de moins dangereux pour les suites. Il en eut bonne envie…”Je ne serais qu’un sot se dit-il, je compromettrais ma mission. >, Son habit fouillÃ:
– Ce n’est pas là un diplomate, dit le prà tre: il s’Ãloigna et fit bien.
“S’il me touche dans mon lit, malheur à lui! se disait Julien; il peut fort bien venir me poignarder, et c’est ce que Je ne souffrirai pas.”
Le curà tourna la tà te, Julien ouvrait les yeux à demi; quel ne fut pas son Ãtonnement! c’Ãtait l’abbà Castanäde! En effet, quoique les deux personnes voulussent parler assez bas, il lui avait semblÃ, däs l’abord, reconnaÃ¥tre une des voix. Julien fut saisi d’une envie dÃmesurÃe de purger la terre d’un de ses plus lÃches coquins…
“Mais ma mission!”se dit-il.
Le curà et son acolyte sortirent. Un quart d’heure apräs, Julien fit semblant de s’Ãveiller. Il appela et rÃveilla toute la maison.
– Je suis empoisonnÃ, s’Ãcriait-il, je souffre horriblement! Il voulait un prÃtexte pour aller au secours de Geronimo. Il le trouva à demi asphyxià par le laudanum contenu dans le vin.
Julien craignant quelque plaisanterie de ce genre, avait soupà avec du chocolat apportà de Paris. Il ne put venir à bout de rÃveiller assez Geronimo pour le dÃcider à partir.
– On me donnerait tout le royaume de Naples disait le chanteur, que je ne renoncerais pas en ce moment à la voluptà de dormir.
– Mais les sept princes souverains!
– Qu’ils attendent.
Julien partit seul et arriva sans autre incident aupräs du grand personnage. Il perdit toute une matinÃe à solliciter en vain une audience. Par bonheur vers les quatre heures, le duc voulut prendre l’air. Julien le vit sortir à pied, il n’hÃsita pas à l’approcher et à lui demander l’aumìne. Arrivà à deux pas du grand personnage, il tira la montre du marquis de La Mole, et la montra avec affectation.
– Suivez-moi de loin, lui dit-on sans le regarder.
A un quart de lieue de là le duc entra brusquement dans un petit CafÃ-hauss. Ce fut dans une chambre de cette auberge du dernier ordre que Julien eut l’honneur de rÃciter au duc ses quatre pages. Quand il eut fini:
– Recommencez et allez plus lentement, lui dit-on.
Le prince prit des notes.
– Gagnez à pied la poste voisine. Abandonnez ici vos effets et votre caläche. Allez à Strasbourg comme vous pourrez et le vingt-deux du mois (on Ãtait au dix) trouvez-vous à midi et demi dans ce mà me CafÃ-hauss N’en sortez que dans une demi-heure. Silence!
Telles furent les seules paroles que Julien entendit. Elles suffirent pour le pÃnÃtrer de la plus haute admiration.”C’est ainsi, pensa-t-il, qu’on traite les affaires, que dirait ce grand homme d’Etat, s’il entendait les bavards passionnÃs d’il y a trois jours?”
Julien en mit deux à gagner Strasbourg, il lui semblait qu’il n’avait rien à y faire. Il prit un grand dÃtour.”Si ce diable d’abbà Castanäde m’a reconnu, il n’est pas homme à perdre facilement ma trace. Et quel plaisir pour lui de se moquer de moi, et de faire Ãchouer ma mission!”
L’abbà Castanäde, chef de la police de la congrÃgation, sur toute la frontiäre du nord, ne l’avait heureusement pas reconnu. Et les jÃsuites de Strasbourg, quoique träs zÃlÃs, ne songärent nullement à observer Julien, qui, avec sa croix et sa redingote bleue, avait l’air d’un jeune militaire fort occupà de sa personne.
CHAPITRE XXIV
STRASBOURG
Fascination! tu as de l’amour toute son Ãnergie, toute sa puissance d’Ãprouver le malheur. Ses plaisirs enchanteurs, ses douces jouissances sont seuls au-delà de ta sphäre. Je ne pouvais pas dire en la voyant dormir: elle est toute à moi, avec sa beautà d’ange et ses douces faiblesses! La voilà livrÃe à ma puissance, telle que le ciel la fit dans sa misÃricorde pour enchanter un coeur d’homme. Ode de SCHILLER
Force de passer huit jours à Strasbourg, Julien cherchait à se distraire par des idÃes de gloire militaire et de dÃvouement à la patrie. Etait-il donc amoureux? il n’en savait rien, il trouvait seulement dans son Ãme bourrelÃe Mathilde maÃ¥tresse absolue de son bonheur comme de son imagination. Il avait besoin de toute l’Ãnergie de son caractäre pour se maintenir au-dessus du dÃsespoir. Penser à ce qui n’avait pas quelque rapport à Mlle de La Mole Ãtait hors de sa puissance. L’ambition, les simples succäs de vanità le distrayaient autrefois des sentiments que Mme de Rà nal lui avait inspirÃs. Mathilde avait tout absorbÃ, il la trouvait partout dans l’avenir.
De toutes parts, dans cet avenir, Julien voyait le manque de succäs. Cet à tre que l’on a vu à Verriäres si rempli de prÃsomption, si orgueilleux, Ãtait tombà dans un excäs de modestie ridicule.
Trois jours auparavant il eñt tuà avec plaisir l’abbà Castanäde, et si, à Strasbourg, un enfant se fñt pris de querelle avec lui, il eñt donnà raison à l’enfant. En repensant aux adversaires, aux ennemis qu’il avait rencontrÃs dans sa vie, il trouvait toujours que lui, Julien, avait eu tort.
C’est qu’il avait maintenant pour implacable ennemie cette imagination puissante, autrefois sans cesse employÃe à lui peindre dans l’avenir des succäs si brillants.
La solitude absolue de la vie de voyageur augmentait l’empire de cette noire imagination. Quel trÃsor n’eñt pas Ãtà un ami!”Mais, se disait Julien, est-il donc un coeur qui batte pour moi? Et quand j’aurais un ami, l’honneur ne me commande-t-il pas un silence Ãternel?”
Il se promenait à cheval tristement dans les environs de Kehl; c’est un bourg, sur le bord du Rhin, immortalisà par Desaix et Gouvion Saint-Cyr. Un paysan allemand lui montrait les petits ruisseaux, les chemins, les Ã¥lots du Rhin, auxquels le courage de ces grands gÃnÃraux a fait un nom. Julien, conduisant son cheval de la main gauche tenait dÃployÃe de la droite la superbe carte qui orne les MÃmoires du marÃchal Saint-Cyr. Une exclamation de gaietà lui fit lever la tà te.
C’Ãtait le prince Korasoff cet ami de Londres, qui lui avait dÃvoilà quelques mois auparavant les premiäres rägles de la haute fatuitÃ. Fidäle à ce grand art, Korasoff arrivà de la veille à Strasbourg, depuis une heure à Kehl et qui de la vie n’avait lu une ligne sur le siäge de 1796, se mit à tout expliquer à Julien. Le paysan allemand le regardait ÃtonnÃ, car il savait assez de franáais pour distinguer les Ãnormes bÃvues dans lesquelles tombait le prince. Julien Ãtait à mille lieues des idÃes du paysan, il regardait avec Ãtonnement ce beau jeune homme, il admirait sa grÃce à monter à cheval.
“L’heureux caractäre! se disait-il. Comme son pantalon va bien, avec quelle ÃlÃgance sont coupÃs ses cheveux! HÃlas! si j’eusse Ãtà ainsi, peut-à tre qu’apräs m’avoir aimà trois jours, elle ne m’eñt pas pris en aversion.”
Quand le prince eut fini son siäge de Kehl:
– Vous avez la mine d’un trappiste, dit-il à Julien, vous outrez le principe de la gravità que je vous ai donnà à Londres. L’air triste ne peut à tre de bon ton, c’est l’air ennuyà qu’il faut. Si vous à tes triste, c’est donc quelque chose qui vous manque, quelque chose qui ne vous a pas rÃussi.
“C’est montrer soi infÃrieur. êtes-vous ennuyÃ, au contraire, c’est ce qui a essayà vainement de vous plaire qui est infÃrieur. Comprenez donc, mon cher, combien la mÃprise est grave.
Julien jeta un Ãcu au paysan qui les Ãcoutait bouche bÃante.
– Bien! dit le prince, il y a de la grÃce, un noble dÃdain! fort bien! et il mit son cheval au galop. Julien le suivit, rempli d’une admiration stupide.
“Ah! si j’eusse Ãtà ainsi, elle ne m’eñt pas prÃfÃrà Croisenois!”Plus sa raison Ãtait choquÃe des ridicules du prince, plus il se mÃprisait de ne pas les admirer, et s’estimait malheureux de ne pas les avoir. Le dÃgoñt de soi-mà me ne peut aller plus loin.
Le prince le trouvait dÃcidÃment triste:
– Ah! áÃ, mon cher, lui dit-il en rentrant à Strasbourg vous à tes de mauvaise compagnie, avez-vous perdu tout votre argent, ou seriez-vous amoureux de quelque petite actrice?
“Les Russes copient les moeurs franáaises, mais toujours à cinquante ans de distance. Ils en sont maintenant au siäcle de Louis XV.
Ces plaisanteries sur l’amour mirent des larmes dans les yeux de Julien:
“Pourquoi ne consulterais-je pas cet homme si aimable?”se dit-il tout à coup.
– Eh bien oui, mon cher, dit-il au prince, vous me voyez à Strasbourg fort amoureux et mà me dÃlaissÃ. Une femme charmante, qui habite une ville voisine, m’a plantà là apräs trois jours de passion, et ce changement me tue.
Il peignit au prince, sous des noms supposÃs, les actions et le caractäre de Mathilde.
– N’achevez pas, dit Korasoff: pour vous donner confiance en votre mÃdecin, je vais terminer la confidence. Le mari de cette jeune femme jouit d’une fortune Ãnorme, ou bien plutìt elle appartient, elle à la plus haute noblesse du pays. Il faut qu’elle soit fiäre de quelque chose.
Julien fit un signe de tà te, il n’avait plus le courage de parler.
– Fort bien, dit le prince, voici trois drogues assez amäres que vous allez prendre sans dÃlai:
“1¯ Voir tous les jours Mme .., comment l’appelez-vous?
– Mme de Dubois.
– Quel nom! dit le prince en Ãclatant de rire; mais pardon, il est sublime pour vous. Il s’agit de voir chaque jour Mme de Dubois, n’allez pas surtout paraÃ¥tre à ses yeux froid et piquà rappelez-vous le grand principe de votre siäcle: soyez là contraire de ce à quoi l’on s’attend. Montrez-vous prÃcisÃment tel que vous Ãtiez huit jours avant d’à tre honorà de ses bontÃs.
– Ah! j’Ãtais tranquille alors, s’Ãcria Julien avec dÃsespoir, je croyais la prendre en pitiÃ…
– Le papillon se brñle à la chandelle, continua le prince, comparaison vieille comme le monde.
“1¯ Vous la verrez tous les jours.
“2¯ Vous ferez la cour à une femme de sa sociÃtà mais sans vous donner les apparences de la passion, entendez-vous? Je ne vous le cache pas, votre rìle est difficile; vous jouez la comÃdie, et si l’on devine que vous la jouez, vous à tes perdu.
– Elle a tant d’esprit et moi si peu! Je suis perdu, dit Julien tristement.
– Non, vous à tes seulement plus amoureux que je ne le croyais. Mme de Dubois est profondÃment occupÃe d’elle-mà me, comme toutes les femmes qui ont reáu du ciel ou trop de noblesse ou trop d’argent. Elle se regarde au lieu de vous regarder, donc elle ne vous connaÃ¥t pas. Pendant les deux ou trois accäs d’amour qu’elle s’est donnÃs en votre faveur, à grand effort d’imagination, elle voyait en vous le hÃros qu’elle avait rà vÃ, et non pas ce que vous à tes rÃellement.
“Mais que diable, ce sont là les ÃlÃments, mon cher Sorel, à tes-vous tout à fait un Ãcolier?…
“Parbleu! entrons dans ce magasin, voilà un col noir charmant, on le dirait fait par John Anderson, de Burlington-street; faites-moi le plaisir de le prendre, et de jeter bien loin cette ignoble corde noire que vous avez au cou.
“Ah! áÃ, continua le prince en sortant de la boutique du premier passementier de Strasbourg, quelle est la sociÃtà de Mme de Dubois? grand Dieu! quel nom! Ne vous fÃchez pas, mon cher Sorel, c’est plus fort que moi… A qui ferez-vous la cour?
– A une prude par excellence, fille d’un marchand de bas immensÃment riche. Elle a les plus beaux yeux du monde et qui me plaisent infiniment, elle tient sans doute le premier rang dans le pays; mais au milieu de toutes ses grandeurs, elle rougit au point de se dÃconcerter si quelqu’un vient à parler de commerce et de boutique. Et par malheur, son päre Ãtait l’un des marchands les plus connus de Strasbourg.
– Ainsi si l’on parle d’industrie, dit le prince en riant vous à tes sñr que votre belle songe à elle et non pas à vous. Ce ridicule est divin et fort utile, il vous empà chera d’avoir le moindre moment de folie aupräs de ces beaux yeux. Le succäs est certain.
Julien songeait à Mme la marÃchale de Fervaques qui venait beaucoup à l’hìtel de La Mole. C’Ãtait une belle Ãtrangäre qui avait Ãpousà le marÃchal un an avant sa mort. Toute sa vie semblait n’avoir d’autre objet que de faire oublier qu’elle Ãtait fille d’un industriel, et, pour à tre quelque chose à Paris, elle s’Ãtait mise à la tà te de la vertu.
Julien admirait sincärement le prince; que n’eñt-il pas donnà pour avoir ses ridicules! La conversation entre les deux amis fut infinie; Korasoff Ãtait ravi: jamais un Franáais ne l’avait Ãcoutà aussi longtemps.”Ainsi, j’en suis enfin venu, se disait le prince charmà à me faire Ãcouter en donnant des leáons à mes maÃ¥tres!”
– Nous sommes bien d’accord, rÃpÃtait-il à Julien pour la dixiäme fois, pas l’ombre de passion quand vous parlerez à la jeune beautÃ, fille du marchand de bas de Strasbourg, en prÃsence de Mme de Dubois. Au contraire, passion brñlante en Ãcrivant. Lire une lettre d’amour bien Ãcrite est le souverain plaisir pour une prude; c’est un moment de relÃche. Elle ne joue pas la comÃdie, elle ose Ãcouter son coeur donc deux lettres par jour.
– Jamais, jamais! dit Julien dÃcouragÃ; je me ferais plutìt piler dans un mortier que de composer trois phrases; je suis un cadavre, mon cher, n’espÃrez plus rien de moi. Laissez-moi mourir au bord de la route.
– Et qui vous parle de composer des phrases? J’ai dans mon nÃcessaire six volumes de lettres d’amour manuscrites. Il y en a pour tous les caractäres de femme, j’en ai pour la plus haute vertu. Est-ce que Kalisky n’a pas fait la cour à Richemond-la-Terrasse, vous savez, à trois lieues de Londres, à la plus jolie quakeresse de toute l’Angleterre?
Julien Ãtait moins malheureux quand il quitta son ami à deux heures du matin.
Le lendemain le prince fit appeler un copiste, et, deux jours apräs, Julien eut cinquante-trois lettres d’amour bien numÃrotÃes, destinÃes à la vertu la plus sublime et la plus triste.
– Il n’y en a pas cinquante-quatre, dit le prince, parce que Kalisky se fit Ãconduire; mais que vous importe d’à tre maltraità par la fille du marchand de bas, puisque vous ne voulez agir que sur le coeur de Mme de Dubois?
Tous les jours on montait à cheval: le prince Ãtait fou de Julien, ne sachant comment lui tÃmoigner son amitià soudaine, il finit par lui offrir la main d’une de ses cousines, riche hÃritiäre de Moscou.
– Et une fois mariÃ, ajouta-t-il, mon influence et la croix que vous avez là vous font colonel en deux ans.
– Mais cette croix n’est pas donnÃe par NapolÃon, il s’en faut bien.
– Qu’importe, dit le prince, ne l’a-t-il pas inventÃe? Elle est encore de bien loin la premiäre en Europe.
Julien fut sur le point d’accepter; mais son devoir le rappelait aupräs du grand personnage, en quittant Korasoff, il promit d’Ãcrire. Il reáut la rÃponse à la note secräte qu’il avait apportÃe, et courut vers Paris; mais à peine eut-il Ãtà seul deux jours de suite, que quitter la France et Mathilde lui parut un supplice pire que la mort. a Je n’Ãpouserai pas les millions que m’offre Korasoff, se dit-il, mais je suivrai ses conseils.
“Apräs tout, l’art de sÃduire est son mÃtier, il ne songe qu’à cette seule affaire depuis plus de quinze ans, car il en a trente. On ne peut pas dire qu’il manque d’esprit; il est fin et cauteleux; l’enthousiasme, la poÃsie sont une impossibilità dans ce caractäre: c’est un procureur ; raison de plus pour qu’il ne se trompe pas.
“Il le faut, je vais faire la cour à Mme de Fervaques.
“Elle m’ennuiera bien peut-à tre un peu, mais je regarderai ces yeux si beaux, et qui ressemblent tellement à ceux qui m’ont le plus aimà au monde.
“Elle est Ãtrangäre; c’est un caractäre nouveau à observer.
“Je suis fou, je me noie, je dois suivre les conseils d’un ami et ne pas m’en croire moi mà me.”
CHAPITRE XXV
LE MINISTERE DE LA VERTU
Mais si je prends de ce plaisir avec tant de prudence et de circonspection, ce ne sera plus un plaisir pour moi. LOPE DE VEGA.
A peine de retour à Paris, et au sortir du cabinet du marquis de La Mole, qui parut fort dÃconcertà des dÃpà ches qu’on lui prÃsentait, notre hÃros courut chez le comte Altamira. A l’avantage d’à tre condamnà à mort, ce bel Ãtranger rÃunissait beaucoup de gravità et le bonheur d’à tre dÃvot; ces deux mÃrites, et, plus que tout, la haute naissance du comte, convenaient tout à fait à Mme de Fervaques, qui le voyait beaucoup.
Julien lui avoua gravement qu’il en Ãtait fort amoureux.
– C’est la vertu la plus pure et la plus haute, rÃpondit Altamira, seulement un peu jÃsuitique et emphatique. Il est des jours oó je comprends chacun des mots dont elle se sert, mais je ne comprends pas la phrase tout entiäre. Elle me donne souvent l’idÃe que je ne sais pas le franáais aussi bien qu’on le dit. Cette connaissance fera prononcer votre nom, elle vous donnera du poids dans le monde. Mais allons chez Bustos, dit le comte Altamira, qui Ãtait un esprit d’ordre; il a fait la cour à Mme la marÃchale.
Don Diego Bustos se fit longtemps expliquer l’affaire, sans rien dire, comme un avocat dans son cabinet. Il avait une grosse figure de moine avec des moustaches noires, et une gravità sans pareille; du reste, bon carbonaro’.
– Je comprends, dit-il enfin à Julien. La marÃchale de Fervaques a-t-elle eu des amants, n’en a-t-elle pas eu? Avez-vous ainsi quelque espoir de rÃussir? voilà la question. C’est vous dire que, pour ma part, j’ai ÃchouÃ. Maintenant que je ne suis plus piquÃ, je me fais ce raisonnement: souvent elle a de l’humeur, et, comme je vous le raconterai bientìt, elle n’est pas mal vindicative.
“Je ne lui trouve pas ce tempÃrament bilieux qui est celui du gÃnie, et jette sur toutes les actions comme un vernis de passion. C’est au contraire à la faáon d’à tre flegmatique et tranquille des Hollandais qu’elle doit sa rare beautà et ses couleurs si fraÃ¥ches.
Julien s’impatientait de la lenteur et du flegme inÃbranlable de l’Espagnol; de temps en temps, malgrà lui, quelques monosyllabes lui Ãchappaient.
– Voulez-vous m’Ãcouter? lui dit gravement don Diego Bustos.
– Pardonnez à la furia francese; je suis tout oreilles, dit Julien.
– La marÃchale de Fervaques est donc fort adonnÃe à la haine; elle poursuit impitoyablement des gens qu’elle n’a jamais vus, des avocats, de pauvres diables d’hommes de lettres qui ont fait des chansons comme CollÃ. Vous savez?
J’ai la marotte
D’aimer Marote. etc.
Et Julien dut essuyer la citation tout entiäre. L’Espagnol Ãtait bien aise de chanter en franáais.
Cette divine chanson ne fut jamais ÃcoutÃe avec plus d’impatience. Quand elle fut finie:
– La marÃchale, dit don Diego Bustos, a fait destituer l’auteur de cette chanson:
Un jour l’amour au cabaret…
Julien frÃmit qu’il ne voulñt la chanter. Il se contenta de l’analyser. RÃellement elle Ãtait impie et peu dÃcente.
– Quand la marÃchale se prit de coläre contre cette chanson, dit Don Diego, je lui fis observer qu’une femme de son rang ne devait point lire toutes les sottises qu’on publie. Quelques progräs que fassent la piÃtà et la gravitÃ, il y aura toujours en France une littÃrature de cabaret. Quand Mme de Fervaques eut fait ìter à l’auteur, pauvre diable en demi-solde, une place de dix-huit cents francs: Prenez garde, lui dis-je, vous avez attaquà ce rimailleur avec vos armes, il peut vous rÃpondre avec ses rimes: il fera une chanson sur la vertu. Les salons dorÃs seront pour vous; les gens qui aiment à rire rÃpÃteront ses Ãpigrammes. Savez-vous, monsieur, ce que la marÃchale me rÃpondit? — Pour l’intÃrà t du Seigneur, tout Paris me verrait marcher au martyre; ce serait un spectacle nouveau en France. Le peuple apprendrait à respecter la qualitÃ. Ce serait le plus beau jour de ma vie. Jamais ses yeux ne furent plus beaux.
– Et elle les a superbes, s’Ãcria Julien.
– Je vois que vous à tes amoureux… Donc, reprit gravement don Diego Bustos, elle n’a pas la constitution bilieuse qui porte à la vengeance. Si elle aime à nuire pourtant, c’est qu’elle est malheureuse, je soupáonne là malheur intÃrieur. Ne serait-ce point une prude lasse de son mÃtier?
L’Espagnol le regarda en silence pendant une grande minute.
– Voilà toute la question, ajouta-t-il gravement, et c’est de là que vous pouvez tirer quelque espoir. J’y ai beaucoup rÃflÃchi pendant les deux ans que je me suis portà son träs humble serviteur. Tout votre avenir, monsieur qui à tes amoureux, dÃpend de ce grand probläme: Est-ce une prude lasse de son mÃtier, et mÃchante parce qu’elle est malheureuse?
– Ou bien, dit Altamira sortant enfin de son profond silence, serait-ce ce que je t’ai dit vingt fois? tout simplement de la vanità franáaise; c’est le souvenir de son päre, le fameux marchand de draps, qui fait le malheur de ce caractäre naturellement morne et sec. Il n’y aurait qu’un bonheur pour elle, celui d’habiter Toläde, et d’à tre tourmentÃe par un confesseur qui chaque jour lui montrerait l’enfer tout ouvert.
Comme Julien sortait:
– Altamira m’apprend que vous à tes des nìtres, lui dit Don Diego, toujours plus grave. Un jour vous nous aiderez à reconquÃrir notre libertÃ, ainsi veux-je vous aider dans ce petit amusement. Il est bon que vous connaissiez le style de la marÃchale; voici quatre lettres de sa main.
– Je vais les copier, s’Ãcria Julien, et vous les rapporter.
– Et jamais personne ne saura par vous un mot de ce que nous avons dit?
– Jamais, sur l’honneur! s’Ãcria Julien.
– Ainsi Dieu vous soit en aide! ajouta l’Espagnol, et il reconduisit silencieusement, jusque sur l’escalier, Altamira et Julien.
Cette scäne Ãgaya un peu notre hÃros, il fut sur le point de sourire.”Et voilà le dÃvot Altamira, se disait-il, qui m’aide dans une entreprise d’adultäre!”
Pendant toute la grave conversation de don Diego Bustos, Julien avait Ãtà attentif aux heures sonnÃes par l’horloge de l’hìtel d’Aligre.
Celle du dÃ¥ner approchait, il allait donc revoir Mathilde! Il rentra, et s’habilla avec beaucoup de soin.
“Premiäre sottise, se dit-il en descendant l’escalier; il faut suivre à la lettre l’ordonnance du prince.”
Il remonta chez lui, et prit un costume de voyage on ne peut pas plus simple.
“Maintenant, pensa-t-il, il s’agit des regards.”Il n’Ãtait que cinq heures et demie, et l’on dÃ¥nait à six. Il eut l’idÃe de descendre au salon, qu’il trouva solitaire. A la vue du canapà bleu, il se prÃcipita à genoux et baisa l’endroit oó Mathilde appuyait son bras, il rÃpandit des larmes, ses joues devinrent brñlantes.”Il faut user cette sensibilità sotte, se dit-il avec coläre; elle me trahirait.”Il prit un journal pour avoir une contenance, et passa trois ou quatre fois du salon au jardin.
Ce ne fut qu’en tremblant et bien cachà par un grand chà ne, qu’il osa lever les yeux jusqu’à la fenà tre de Mlle de La Mole. Elle Ãtait hermÃtiquement fermÃe, il fut sur le point de tomber et resta longtemps appuyà contre le chà ne; ensuite, d’un pas chancelant, il alla revoir l’Ãchelle du jardinier.
Le chaÃ¥non, jadis forcà par lui en des circonstances hÃlas! si diffÃrentes, n’avait point Ãtà raccommodÃ. Emportà par un mouvement de folie, Julien le pressa contre ses lävres.
Apräs avoir errà longtemps du salon au jardin, Julien se trouva horriblement fatiguÃ; ce fut un premier succäs qu’il sentit vivement.”Mes regards seront Ãteints et ne me trahiront pas!”Peu à peules convives arrivärent au salon, jamais la porte ne s’ouvrit sans jeter un trouble mortel dans le coeur de Julien.
On se mit à table. Enfin parut Mlle de La Mole, toujours fidäle à son habitude de se faire attendre. Elle rougit beaucoup en voyant Julien; on ne lui avait pas dit son arrivÃe. D’apräs la recommandation du prince Korasoff, Julien regarda ses mains, elles tremblaient. Troublà lui-mà me au-delà de toute expression par cette dÃcouverte, il fut assez heureux pour ne paraÃ¥tre que fatiguÃ.
M. de La Mole fit son Ãloge. La marquise lui adressa la parole un instant apräs, et lui fit compliment sur son air de fatigue. Julien se disait à chaque instant: “Je ne dois pas trop regarder Mlle de La Mole, mais mes regards non plus ne doivent point la fuir. Il faut paraÃ¥tre ce que j’Ãtais rÃellement huit jours avant mon malheur…”Il eut lieu d’à tre satisfait du succäs et resta au salon. Attentif pour la premiäre fois envers la maÃ¥tresse de la maison, il fit tous ses efforts pour faire parler les hommes de sa sociÃtà et maintenir la conversation vivante.
Sa politesse fut rÃcompensÃe, sur les huit heures, on annonáa Mme la marÃchale de Fervaques. Julien s’Ãchappa et reparut bientìt, và tu avec le plus grand soin. Mme de La Mole lui sut un grà infini de cette marque de respect, et voulut lui tÃmoigner sa satisfaction, en parlant de son voyage à Mme de Fervaques. Julien s’Ãtablit aupräs de la marÃchale, de faáon à ce que ses yeux ne fussent pas aperáus de Mathilde. Placà ainsi, suivant toutes les rägles de l’art, Mme de Fervaques fut pour lui l’objet de l’admiration la plus Ãbahie. C’est par une tirade sur ce sentiment que commenáait la premiäre des cinquante-trois lettres dont le prince Korasoff lui avait fait cadeau.
La marÃchale annonáa qu’elle allait à l’OpÃra-Buffa. Julien y courut; il trouva le chevalier de Beauvoisis, qui l’emmena dans une loge de messieurs les gentilshommes de la chambre, justement à cìtà de la loge de Mme de Fervaques. Julien la regarda constamment.”Il faut, se dit-il en rentrant à l’hìtel, que je tienne un journal de siäge; autrement j’oublierais mes attaques.”Il se foráa à Ãcrire deux ou trois pages sur ce sujet ennuyeux, et parvint ainsi, chose admirable, à ne presque pas penser à Mlle de La Mole.
Mathilde l’avait presque oublià pendant son voyage.”Ce n’est apräs tout qu’un à tre commun, pensait-elle son nom me rappellera toujours la plus grande tache dà ma vie. Il faut revenir de bonne foi aux idÃes vulgaires de sagesse et d’honneur; une femme a tout à perdre en les oubliant.”, Elle se montra disposÃe à permettre enfin la conclusion de l’arrangement avec le marquis de Croisenois, prÃpare depuis si longtemps. Il Ãtait fou de joie; on l’eñt bien Ãtonnà en lui disant qu’il y avait de la rÃsignation au fond de cette maniäre de sentir de Mathilde, qui le rendait si fier.
Toutes les idÃes de Mlle de La Mole changärent en voyant Julien.”Au vrai, c’est là mon mari, se dit-elle; si je reviens de bonne foi aux idÃes de sagesse, c’est Ãvidemment lui que je dois Ãpouser.”
Elle s’attendait à des importunitÃs, à des airs de malheur de la part de Julien; elle prÃparait ses rÃponses: car sans doute, au sortir du dÃ¥ner, il essaierait de lui adresser quelques mots. Loin de lÃ, il resta ferme au salon, ses regards ne se tournärent pas mà me vers le jardin. Dieu sait avec quelle peine!”Il vaut mieux avoir tout de suite cette explication, se dit Mlle de La Mole”; elle alla seule au jardin, Julien n’y parut pas. Mathilde vint se promener präs des portes-fenà tres du salon; elle le vit fort occupà à dÃcrire à Mme de Fervaques les vieux chÃteaux en ruine qui couronnent les coteaux des bords du Rhin et leur donnent tant de physionomie. Il commenáait à ne pas mal se tirer de la phrase sentimentale et pittoresque qu’on appelle esprit dans certains salons.
Le prince Korasoff eñt Ãtà bien fier, s’il se fñt trouvà à Paris: cette soirÃe Ãtait exactement ce qu’il avait prÃdit.
Il eñt approuvà la conduite que tint Julien les jours suivants.
Une intrigue parmi les membres du gouvernement occulte allait disposer de quelques cordons bleus; Mme la marÃchale de Fervaques exigeait que son grand oncle fñt chevalier de l’ordre. Le marquis de La Mole avait la mà me prÃtention pour son beau-päre; ils rÃunirent leurs efforts, et la marÃchale vint presque tous les jours à l’hìtel de La Mole. Ce fut d’elle que Julien apprit que le marquis allait à tre ministre: il offrait à la Chamarilla un plan fort ingÃnieux pour anÃantir la Charte, sans commotion, en trois ans.
Julien pouvait espÃrer un Ãvà chÃ, si M. de La Mole arrivait au ministäre; mais, à ses yeux, tous ces grands intÃrà ts s’Ãtaient comme recouverts d’un voile. Son imagination ne les apercevait plus que vaguement et pour ainsi dire dans le lointain. L’affreux malheur qui en faisait un maniaque lui montrait tous les intÃrà ts de la vie dans sa maniäre d’à tre avec Mlle de La Mole. Il calculait qu’apräs cinq ou six ans de soins, il parviendrait à s’en faire aimer de nouveau.
Cette tà te si froide Ãtait, comme on voit, tombÃe à l’Ãtat de dÃraison complet. De toutes les qualitÃs qui l’avaient distinguà autrefois il ne lui restait qu’un peu de fermetÃ. MatÃriellement fidäle au plan de conduite dictà par le prince Korasoff, chaque soir il se plaáait assez präs du fauteuil de Mme de Fervaques, mais il lui Ãtait impossible de trouver un mot à dire.
L’effort qu’il s’imposait pour paraÃ¥tre guÃri aux yeux de Mathilde absorbait toutes les forces de son Ãme, il restait aupräs de la marÃchale comme un à tre à peine animÃ; ses yeux mà me, ainsi que dans l’extrà me souffrance physique, avaient perdu tout leur feu.
Comme la maniäre de voir de Mme de La Mole n’Ãtait jamais qu’une contre-Ãpreuve des opinions de ce mari qui pouvait la faire duchesse, depuis quelques jours elle portait aux nues le mÃrite de Julien.
CHAPITRE XXVI
L’AMOUR MORAL
There also was of course in Adeline
That calm patrician polish in the address, Which ne’er can pass the equinoctial line Of any thing which Nature would express: Just as a Mandarin finds nothing fine,
At least his manner suffers not to guess That any thing he views can greatly please. Don Juan. C. XIII. stanza 84.
“Il y a un peu de folie dans la maniäre de voir de toute cette famille, pensait la marÃchale; ils sont engouÃs de leur jeune abbÃ, qui ne sait qu’Ãcouter, avec d’assez beaux yeux, il est vrai.”
Julien, de son cìtÃ, trouvait dans les faáons de la marÃchale un exemple à peu präs parfait de ce calme patricien qui respire une politesse exacte et encore plus l’impossibilità d’aucune vive Ãmotion. L’imprÃvu dans les mouvements, le manque d’empire sur soi-mà me, eñt scandalisà Mme de Fervaques presque autant que l’absence de majestà envers les infÃrieurs. Le moindre signe de sensibilità eñt Ãtà à ses yeux comme une sorte d’ivresse morale dont il faut rougir, et qui nuit fort à ce qu’une personne d’un rang Ãlevà se doit à soi-mà me. Son grand bonheur Ãtait de parler de la derniäre chasse du roi, son livre favori les MÃmoires du duc de Saint-Simon, surtout pour la partie gÃnÃalogique.
Julien savait la place qui, d’apräs la disposition des lumiäres, convenait au genre de beautà de Mme de Fervaques. Il s’y trouvait d’avance, mais avait grand soin de tourner sa chaise de faáon à ne pas apercevoir Mathilde. êtonnÃe de cette constance à se cacher d’elle un jour elle quitta le canapà bleu et vint travailler aupräs d’une petite table voisine du fauteuil de la marÃchale. Julien la voyait d’assez präs par-dessous le chapeau de Mme de Fervaques. Ces yeux, qui disposaient de son sort, l’effrayärent d’abord, aperáus de si präs, ensuite le jetärent violemment hors de son apathie habituelle, il parla et fort bien.
Il adressait la parole à la marÃchale, mais son but unique Ãtait d’agir sur l’Ãme de Mathilde. Il s’anima de telle sorte que Mme de Fervaques arriva à ne plus comprendre ce qu’il disait.
C’Ãtait un premier mÃrite. Si Julien eñt eu l’idÃe de le complÃter par quelques phrases de mysticità allemande, de haute religiosità et de jÃsuitisme, la marÃchale l’eñt rangà d’emblÃe parmi les hommes supÃrieurs appelÃs à rÃgÃnÃrer le siäcle.
“Puisqu’il est d’assez mauvais goñt, se disait Mlle de La Mole, pour parler aussi longtemps et avec tant de feu à Mme de Fervaques, je ne l’Ãcouterai plus.”Pendant toute la fin de cette soirÃe, elle tint parole, quoique avec peine.
A minuit, lorsqu’elle prit le bougeoir de sa märe pour l’accompagner à sa chambre, Mme de La Mole s’arrà ta sur l’escalier pour faire un Ãloge complet de Julien. Mathilde acheva de prendre de l’humeur, elle ne pouvait trouver le sommeil Une idÃe la calma: “ce que je mÃprise peut encore faire un homme de grand mÃrite aux yeux de la marÃchale.”
Pour Julien, il avait agi, il Ãtait moins malheureux; ses veux tombärent par hasard sur le portefeuille en cuir de Russie, oó le prince Korasoff avait enfermà les cinquante-trois lettres d’amour dont il lui avait fait cadeau. Julien vit en note, au bas de la premiäre lettre: On envoie le n¯ 1 huit jours apräs la premiäre vue.
“Je suis en retard! s’Ãcria Julien, car il y a bien longtemps que je vois Mme de Fervaques.”Il se mit aussitìt à transcrire cette premiäre lettre d’amour c’Ãtait une homÃlie remplie de phrases sur la vertu et ennuyeuse à pÃrir; Julien eut le bonheur de s’endormir à la seconde page.
Quelques heures apräs, le grand soleil le surprit appuyà sur sa table. Un des moments les plus pÃnibles de sa vie Ãtait celui oó, chaque matin, en s’Ãveillant, il s’apprenait son malheur. Ce jour-lÃ, il acheva la copie de sa lettre presque en riant.”Est-il possible, se disait-il, qu’il se soit trouvà un jeune homme pour Ãcrire ainsi!”Il compta plusieurs phrases de neuf lignes. Au bas de l’original, il aperáut une note au crayon:
On porte ces lettres soi-mà me: à cheval, cravate notre, redingote bleue. On remet la lettre au portier d’un air contrit; profonde mÃlancolie dans le regard Si l’on aperáoit quelque femme de chambre, essuyer ses yeux furtivement. Adresser la parole à la femme de chambre.
Tout cela fut exÃcutà fidälement.
“Ce que je fais est bien hardi, pensa Julien en sortant de l’hìtel de Fervaques, mais tant pis pour Korasoff. Oser Ãcrire à une vertu si cÃläbre! Je vais en à tre traità avec le dernier mÃpris, et rien ne m’amusera davantage. C’est, au fond, la seule comÃdie à laquelle je puisse à tre sensible. Oui couvrir de ridicule cet à tre si odieux, que j’appelle moi, m’amusera. Si je m’en croyais, je commettrais quelque crime pour me distraire.”
Depuis un mois, le plus beau moment de la vie de Julien Ãtait celui oó il remettait son cheval à l’Ãcurie. Korasoff avait expressÃment dÃfendu de regarder, sous quelque prÃtexte que ce fñt, la maÃ¥tresse qui l’avait quittÃ. Mais le pas de ce cheval qu’elle connaissait si bien, la maniäre avec laquelle Julien frappait de sa cravache à la porte de l’Ãcurie pour appeler un homme attiraient quelquefois Mathilde derriäre le rideau de sa fenà tre. La mousseline Ãtait si lÃgäre que Julien voyait au travers. En regardant d’une certaine faáon sous le bord de son chapeau, il apercevait la taille de Mathilde sans voir ses yeux.”Par consÃquent, se disait-il, elle ne peut voir les miens, et ce n’est point là la regarder.”
Le soir, Mme de Fervaques fut pour lui exactement comme si elle n’eñt pas reáu la dissertation philosophique, mystique et religieuse que, le matin, il avait remise à son portier avec tant de mÃlancolie. La veille, le hasard avait rÃvÃlà à Julien le moyen d’à tre Ãloquent; il s’arrangea de faáon à voir les yeux de Mathilde. Elle, de son cìtÃ, un instant apräs l’arrivÃe de la marÃchale, quitta le canapà bleu: c’Ãtait dÃserter sa sociÃtà habituelle. M. de Croisenois parut consternà de ce nouveau caprice; sa douleur Ãvidente ìta à Julien ce que son malheur avait de plus atroce.
Cet imprÃvu dans sa vie le fit parler comme un ange; et comme l’amour-propre se glisse mà me dans les cours qui servent de temple à la vertu la plus auguste”Mme de La Mole a raison, se dit la marÃchale en remontant en voiture, ce jeune prà tre a de la distinction. Il faut que, les premiers jours, ma prÃsence l’ait intimidÃ. Dans le fait, tout ce que l’on rencontre dans cette maison est bien lÃger; je n’y vois que des vertus aidÃes par la vieillesse, et qui avaient grand besoin des glaces de l’Ãge . Ce jeune homme aura su voir la diffÃrence, il Ãcrit bien mais je crains fort que cette demande de l’Ãclairer dà mes conseils, qu’il me fait dans sa lettre, ne soit au fond qu’un sentiment qui s’ignore soi-mà me.
“Toutefois, que de conversions ont ainsi commencÃ! Ce qui me fait bien augurer de celle-ci, c’est la diffÃrence de son style avec celui des jeunes gens dont j’ai eu l’occasion de voir les lettres. Il est impossible de ne pas reconnaÃ¥tre de l’onction, un sÃrieux profond et beaucoup de conviction dans la prose de ce jeune lÃvite, il aura la doute vertu de Massillon.”
CHAPITRE XXVII
LES PLUS BELLES PLACES DE L’êGLISE
Des services! des talents! du mÃrite! bah! soyez d’une coterie. TêLêMAQUE.
Ainsi l’idÃe d’Ãvà chà Ãtait pour la premiäre fois mà lÃe avec celle de Julien dans la tà te d’une femme qui, tìt ou tard, devait distribuer les plus belles places de l’êglise de France. Cet avantage n’eñt guäre touchà Julien; en cet instant, sa pensÃe ne s’Ãlevait à rien d’Ãtranger à son malheur actuel: tout le redoublait, par exemple, la vue de sa chambre lui Ãtait devenue insupportable. Le soir, quand il rentrait avec sa bougie, chaque meuble, chaque petit ornement lui semblait prendre une voix pour lui annoncer aigrement quelque nouveau dÃtail de son malheur.
“Ce jour-lÃ, j’ai un travail forcÃ, se dit-il en rentrant et avec une vivacità que, depuis longtemps, il ne connaissait plus: espÃrons que la seconde lettre sera aussi ennuyeuse que la premiäre.”
Elle l’Ãtait davantage. Ce qu’il copiait lui semblait si absurde, qu’il en vint à transcrire ligne par ligne, sans songer au sens.
“C’est encore plus emphatique, se disait-il, que les piäces officielles du traità de Mà nster, que mon professeur de diplomatie me faisait copier à Londres.”
Il se souvint seulement alors des lettres de Mme de Fervaques dont il avait oublià de rendre les originaux au grave Espagnol don Diego Bustos. Il les chercha; elles Ãtaient rÃellement presque aussi amphigouriques que celles du jeune seigneur russe. Le vague Ãtait complet. Cela voulait tout dire et ne rien dire.”C’est la harpe Ãolienne du style, pensa Julien. Au milieu des plus hautes pensÃes sur le nÃant, sur la mort, sur l’infini, etc., je ne vois de rÃel qu’une peur abominable du ridicule.”
Le monologue que nous venons d’abrÃger fut rÃpÃtà pendant quinze jours de suite. S’endormir en transcrivant une sorte de commentaire de l’Apocalypse, le lendemain aller porter une lettre d’un air mÃlancolique, remettre le cheval à l’Ãcurie avec l’espÃrance d’apercevoir la robe de Mathilde, travailler, le soir paraÃ¥tre à l’OpÃra quand Mme de Fervaques ne venait pas à l’hìtel de La Mole, tels Ãtaient les ÃvÃnements monotones de la vie de Julien. Elle avait plus d’intÃrà t quand Mme de Fervaques venait chez la marquise; alors il pouvait entrevoir les yeux de Mathilde sous une aile du chapeau de la marÃchale, et il Ãtait Ãloquent. Ses phrases pittoresques et sentimentales commenáaient à prendre une tournure plus frappante à la fois et plus ÃlÃgante.
Il sentait bien que ce qu’il disait Ãtait absurde aux yeux de Mathilde, mais il voulait la frapper par l’ÃlÃgance de la diction.”Plus ce que je dis est faux, plus je dois lui plaire >>, pensait Julien, et alors, avec une hardiesse abominable, il exagÃrait certains aspects de la nature. Il s’aperáut bien vite que, pour ne pas paraÃ¥tre vulgaire aux yeux de la marÃchale il fallait surtout se bien garder des idÃes simples et raisonnables. Il continuait ainsi, ou abrÃgeait ses amplifications suivant qu’il voyait le succäs ou l’indiffÃrence dans les yeux des deux grandes dames auxquelles il fallait plaire.
Au total, sa vie Ãtait moins affreuse que lorsque ses journÃes se passaient dans l’inaction.
“Mais, se disait-il un soir, me voici transcrivant la quinziäme de ces abominables dissertations; les quatorze premiäres ont Ãtà fidälement remises au suisse de la marÃchale. Je vais avoir l’honneur de remplir toutes les cases de son bureau. Et cependant elle me traite exactement comme si je n’Ãcrivais pas! Quelle peut à tre la fin de tout ceci? Ma constance l’ennuierait-elle autant que moi? Il faut convenir que ce Russe, ami de Korasoff et amoureux de la belle quakeresse de Richemond, fut en son temps un homme terrible; on n’est pas plus assommant.”
Comme tous les à tres mÃdiocres que le hasard met en prÃsence des manoeuvres d’un grand gÃnÃral, Julien ne comprenait rien à l’attaque exÃcutÃe par le jeune Russe sur le coeur de la sÃväre Anglaise. Les quarante premiäres lettres n’Ãtaient destinÃes qu’à se faire pardonner la hardiesse d’Ãcrire. Il fallait faire contracter à cette douce personne, qui peut-à tre s’ennuyait infiniment, l’habitude de recevoir des lettres peut-à tre un peu moins insipides que sa vie de tous les jours.
Un matin, on remit une lettre à Julien; il reconnut les armes de Mme de Fervaques, et brisa le cachet avec un empressement qui lui eñt semblà bien impossible quelques jours auparavant: ce n’Ãtait qu’une invitation à dÃ¥ner.
Il courut aux instructions du prince Korasoff. Malheureusement, le jeune Russe avait voulu à tre lÃger comme Dorat, là oó il eñt fallu à tre simple et intelligible; Julien ne put deviner la position morale qu’il devait occuper au dÃ¥ner de la marÃchale.
Le salon Ãtait de la plus haute magnificence, dorà comme la galerie de Diane aux Tuileries, avec des tableaux à l’huile au lambris. Il y avait des taches claires dans ces tableaux. Julien apprit plus tard que les sujets avaient semblà peu dÃcents à la maÃ¥tresse du logis, qui avait fait corriger les tableaux.”Siäcle moral!”pensa-t-il.
Dans ce salon, il remarqua trois des personnages qui avaient assistà à la rÃdaction de la note secräte. L’un d’eux, Mgr l’Ãvoque de ***, oncle de la marÃchale, avait la feuille des bÃnÃfices et, disait-on, ne savait rien refuser à sa niäce.”Quel pas immense j’ai fait se dit Julien en souriant avec mÃlancolie, et combien ii m’est indiffÃrent! Me voici dÃ¥nant avec le fameux Ãvà que de ***.”
Le dÃ¥ner fut mÃdiocre et la conversation impatientante.”C’est la table d’un mauvais livre, pensait Julien. Tous les plus grands sujets des pensÃes des hommes y sont fiärement abordÃs. êcoute-t-on trois minutes, on se demande ce qui l’emporte, de l’emphase du parleur ou de son abominable ignorance.”
Le lecteur a sans doute oublià ce petit homme de lettres, nommà Tanbeau, neveu de l’acadÃmicien et futur professeur, qui, par ses basses calomnies, semblait chargà d’empoisonner le salon de l’hìtel de La Mole.
Ce fut par ce petit homme que Julien eut la premiäre idÃe qu’il se pourrait bien que Mme de Fervaques, tout en ne rÃpondant pas à ses lettres, vit avec indulgence le sentiment qui les dictait. L’Ãme noire de M. Tanbeau Ãtait dÃchirÃe en pensant aux succäs de Julien, mais comme d’un autre cìtÃ, un homme de mÃrite, pas plus qu’un sot ne peut à tre en deux endroits à la fois,”si Sorel devient l’amant de la sublime marÃchale se disait le futur professeur, elle le placera dans l’êglise de quelque maniäre avantageuse, et j’en serai dÃlivrà à l’hìtel de La Mole.”
M. l’abbà Pirard adressa aussi à Julien de longs sermons sur ses succäs à l’hìtel de Fervaques. Il y avait jalousie de secte entre l’austäre jansÃniste et le salon jÃsuitique, rÃgÃnÃrateur et monarchique de la vertueuse marÃchale.
CHAPITRE XXVTII
MANON LESCAUT
Or, une fois qu’il fut bien convaincu de la sottise et Ãnerie du prieur, il rÃussissait assez ordinairement en appelant noir ce qui Ãtait blanc, et blanc ce qui Ãtait noir. LICHTENBERG.
Les instructions russes prescrivaient impÃrieusement de ne jamais contredire de vive voix la personne à qui on Ãcrivait. On ne devait s’Ãcarter sous aucun prÃtexte, du rìle de l’admiration la plus extatique; les lettres partaient toujours de cette supposition.
Un soir, Ã l’OpÃra, dans la loge de Mme de Fervaques Julien portait aux nues le ballet de Manon Lescaut. Sa seule raison pour parler ainsi, c’est qu’il le trouvait insignifiant.
La marÃchale dit que ce ballet Ãtait bien infÃrieur au roman de l’abbà PrÃvost.
“Comment! pensa Julien Ãtonnà et amusÃ, une personne d’une si haute vertu vanter un roman!”Mme de Fervaques faisait profession, deux ou trois fois la semaine, du mÃpris le plus complet pour les Ãcrivains qui, au moyen de ces plats ouvrages, cherchent à corrompre une jeunesse qui n’est, hÃlas! que trop disposÃe aux erreurs des sens.
“Dans ce genre immoral et dangereux, Manon Lescaut continua la marÃchale, occupe, dit-on, un des premiers rangs. Les faiblesses et les angoisses mÃritÃes d’un coeur bien criminel y sont, dit-on, dÃpeintes avec une vÃrità qui a de la profondeur, ce qui n’empà che pas votre Bonaparte de prononcer à Sainte-HÃläne que c’est un roman Ãcrit pour des laquais.”
Ce mot rendit toute son actività à l’Ãme de Julien.”On a voulu me perdre aupräs de la marÃchale; on lui a dit mon enthousiasme pour NapolÃon. Ce fait l’a assez piquÃe pour qu’elle cäde à la tentation de me le faire sentir. Cette dÃcouverte l’amusa toute la soirÃe, et le rendit amusant. Comme il prenait congà de la marÃchale sous le vestibule de l’OpÃra:
– Souvenez-vous, monsieur, lui dit-elle, qu’il ne faut pas aimer Bonaparte quand on m’aime; on peut tout au plus l’accepter comme une nÃcessità imposÃe par la Providence. Du reste, cet homme n’avait pas l’Ãme assez flexible pour sentir les chefs-d’oeuvre des arts.
“Quand on m’aime! se rÃpÃtait Julien, cela ne veut rien dire, ou veut tout dire. Voilà des secrets de langage qui manquent à nos pauvres provinciaux.”Et il songea beaucoup à Mme de Rà nal, en copiant une lettre immense destinÃe à la marÃchale.
– Comment se fait-il, lui dit-elle le lendemain d’un air d’indiffÃrence qu’il trouva mal jouÃ, que vous me parliez de Londres et de Richemond dans une lettre que vous avez Ãcrite hier soir, Ã ce qu’il semble, au sortir de l’OpÃra?
Julien fut träs embarrassÃ, il avait copià ligne par ligne, sans songer à ce qu’il Ãcrivait, et apparemment avait oublià de substituer aux mots Londres et Richemond, qui se trouvaient dans l’original, ceux de Paris et Saint-Cloud II commenáa deux ou trois phrases, mais sans possibilità de les achever il se sentait sur le point de cÃder au rire fou. Enfin en cherchant ses mots il parvint à cette idÃe: “Exaltà par la discussion des plus sublimes, des plus grands intÃrà ts de l’Ãme humaine, la mienne, en vous Ãcrivant, a pu avoir une distraction.
“Je produis une impression se dit-il donc je puis m’Ãpargner l’ennui du reste dà la soirÃe.”Il sortit en courant de l’hìtel de Fervaques. Le soir, en revoyant l’original de la lettre par lui copiÃe la veille, il arriva bien vite à l’endroit fatal oó le jeune Russe parlait de Londres et de Richemond. Julien fut bien Ãtonnà de trouver cette lettre presque tendre.
C’Ãtait le contraste de l’apparente lÃgäretà de ses propos, avec la profondeur sublime et presque apocalyptique de ses lettres qui l’avait fait distinguer. La longueur des phrases plaisait surtout à la marÃchale; ce n’est pas là ce style sautillant mis à la mode par Voltaire, cet homme immoral! Quoique notre hÃros fÃ¥t tout au monde pour bannir toute espäce de bon sens de sa conversation, elle avait encore une couleur antimonarchique et impie qui n’Ãchappait pas à Mme de Fervaques. EnvironnÃe de personnages Ãminemment moraux, mais qui souvent n’avaient pas une idÃe par soirÃe cette dame Ãtait profondÃment frappÃe de tout ce qui ressemblait à une nouveautÃ, mais en mà me temps, elle croyait se devoir à elle-mà me d’en à tre offensÃe. Elle appelait ce dÃfaut, garder l’empreinte de la lÃgäretà du siäcle…
Mais de tels salons ne sont bons à voir que quand on sollicite. Tout l’ennui de cette vie sans intÃrà t que menait Julien est sans doute partagà par le lecteur. Ce sont là les landes de notre voyage.
Pendant tout le temps usurpà dans la vie de Julien par l’Ãpisode Fervaques, Mlle de La Mole avait besoin de prendre sur elle pour ne pas songer à lui. Son Ãme Ãtait en proie à de violents combats: quelquefois elle se flattait de mÃpriser ce jeune homme si triste; mais, malgrà elle, sa conversation la captivait. Ce qui l’Ãtonnait surtout, c’Ãtait sa faussetà parfaite, il ne disait pas un mot à la marÃchale qui ne fñt un mensonge, ou du moins un dÃguisement abominable de sa faáon de penser, que Mathilde connaissait si parfaitement sur presque tous!es sujets. Ce machiavÃlisme la frappait.”Quelle profondeur! se disait-elle; quelle diffÃrence avec les nigauds emphatiques ou les fripons communs, tels que M. Tanbeau, qui tiennent le mà me langage!”
Toutefois, Julien avait des JournÃes affreuses. C’Ãtait pour accomplir le plus pÃnible des devoirs qu’il paraissait chaque jour dans le salon de la marÃchale. Ses efforts pour jouer un rìle achevaient d’ìter toute force à son Ãme. Souvent, la nuit, en traversant la cour immense de l’hìtel de Fervaques ce n’Ãtait qu’à force de caractäre et de raisonnement qu’il parvenait à se maintenir un peu au-dessus du dÃsespoir.
a J’ai vaincu le dÃsespoir au sÃminaire, se disait-il: pourtant quelle affreuse perspective j’avais alors! Je faisais ou je manquais ma fortune, dans l’un comme dans l’autre cas, je me voyais obligà de passer toute ma vie en sociÃtà intime avec ce qu’il y a sous le ciel de plus mÃprisable et de plus dÃgoñtant. Le printemps suivant onze petits mois apräs seulement, j’Ãtais le plus heureux peut-à tre des jeunes gens de mon Ãge.”
Mais bien souvent, tous ces beaux raisonnements Ãtaient sans effet contre l’affreuse rÃalitÃ. Chaque jour il voyait Mathilde au dÃjeuner et à dÃ¥ner. D’apräs les lettres nombreuses que lui dictait M. de La Mole, il la savait à la veille d’Ãpouser M. de Croisenois. DÃjà cet aimable jeune homme paraissait deux fois par jour à l’hìtel de La Mole: l’oeil jaloux d’un amant dÃlaissà ne perdait pas une seule de ses dÃmarches.
Quand il avait cru voir que Mlle de La Mole traitait bien son prÃtendu, en rentrant chez lui, Julien ne pouvait s’empà cher de regarder ses pistolets avec amour.
“Ah! que je serais plus sage, se disait-il, de dÃmarquer mon linge, et d’aller dans quelque forà t solitaire, à vingt lieues de Paris, finir cette exÃcrable vie! Inconnu dans le pays, ma mort serait cachÃe pendant quinze jours, et qui songerait à moi apräs quinze jours! >.
Ce raisonnement Ãtait fort sage. Mais le lendemain, le bras de Mathilde, entrevu entre la manche de sa robe et son gant, suffisait pour plonger notre jeune philosophe dans des souvenirs cruels, et qui cependant l’attachaient à la vie.”Eh bien! se disait-il alors, je suivrai jusqu’au bout cette politique russe. Comment cela finira-t-il?
“A l’Ãgard de la marÃchale, certes, apräs avoir transcrit ces cinquante-trois lettres, je n’en Ãcrirai pas d’autres.
“A l’Ãgard de Mathilde, ces six semaines de comÃdie si pÃnible, ou ne changeront rien à sa coläre, ou m’obtiendront un instant de rÃconciliation. Grand Dieu! j’en mourrais de bonheur! Et il ne pouvait achever sa pensÃe.”
Quand, apräs une longue rà verie, il parvenait à reprendre son raisonnement: “Donc, se disait-il, j’obtiendrais un jour de bonheur, apräs quoi recommenceraient ses rigueurs fondÃes, hÃlas! sur le peu de pouvoir que j’ai de lui plaire et il ne me resterait plus aucune ressource, je serais ruinÃ, perdu à jamais…
“Quelle garantie peut-elle me donner avec son caractäre? HÃlas! mon peu de mÃrite rÃpond à tout. Je manquerai d’ÃlÃgance dans mes maniäres, ma faáon de parler sera lourde et monotone. Grand Dieu! Pourquoi suis-je moi?”
CHAPITRE XXIX
L’ENNUI
Se sacrifier à ses passions, passe: mais à des passions qu’on n’a pas! O triste dix-neuviäme siäcle! GIRODET.
Apräs avoir lu sans plaisir d’abord les longues lettres de Julien, Mme de Fervaques commenáait à en à tre occupÃe; mais une chose la dÃsolait: “quel dommage que M. Sorel ne soit pas dÃcidÃment prà tre! On pourrait l’admettre à une sorte d’intimitÃ; avec cette croix et cet habit presque bourgeois, on est exposà à des questions cruelles, et que rÃpondre?” Elle n’achevait pas sa pensÃe: “quelque amie maligne peut supposer et mà me rÃpandre que c’est un petit cousin subalterne, parent de mon päre, quelque marchand dÃcorà par la garde nationale.”
Jusqu’au moment oó elle avait vu Julien, le plus grand plaisir de Mme de Fervaques avait Ãtà d’Ãcrire le mot marÃchale à cìtà de son nom. Ensuite une vanità de parvenue, maladive et qui s’offensait de tout, combattit un commencement d’intÃrà t.
“Il me serait si facile, se disait la marÃchale, d’en faire un grand vicaire dans quelque diocäse voisin de Paris! Mais M. Sorel tout court, et encore petit secrÃtaire de M. de La Mole! c’est dÃsolant.”
Pour la premiäre fois, cette Ãme qui craignait tant, Ãtait Ãmue d’un intÃrà t Ãtranger à ses prÃtentions de rang et de supÃriorità sociale. Son vieux portier remarqua que lorsqu’il apportait une lettre de ce beau jeune homme qui avait l’air si triste, il Ãtait sñr de voir disparaÃ¥tre l’air distrait et mÃcontent que la marÃchale avait toujours soin de prendre à l’arrivÃe d’un de ses gens.
L’ennui d’une faáon de vivre toute ambitieuse d’effet sur le public, sans qu’il y eñt au fond du coeur jouissance rÃelle pour ce genre de succäs, Ãtait devenu si intolÃrable depuis qu’on pensait à Julien, que pour que les femmes de chambre ne fussent pas maltraitÃes de toute une journÃe, il suffisait que, pendant la soirÃe de la veille, on eñt passe une heure avec ce Jeune homme singulier. Son crÃdit naissant rÃsista à des lettres anonymes, fort bien faites. En vain le petit Tanbeau fournit à MM. de Luz, de Croisenois, de Caylus deux ou trois calomnies fort adroites, et que ces messieurs prirent plaisir à rÃpandre sans trop se rendre compte de la vÃrità des accusations. La marÃchale, dont l’esprit n’Ãtait pas fait pour rÃsister à ces moyens vulgaires, racontait ses doutes à Mathilde, et toujours Ãtait consolÃe.
Un jour, apräs avoir demandà trois fois s’il y avait des lettres, Mme de Fervaques se dÃcida subitement à rÃpondre à Julien. Ce fut une victoire de l’ennui. A la seconde lettre, la marÃchale fut presque arrà tÃe par l’inconvenance d’Ãcrire de sa main une adresse aussi vulgaire: A M. Sorel, chez M. le marquis de La Mole.
– Il faut, dit-elle le soir à Julien d’un air fort sec, que vous m’apportiez des enveloppes sur lesquelles il y aura votre adresse.
“Me voilà constituà amant valet de chambre”, pensa Julien, et il s’inclina en prenant plaisir à se grimer comme Arsäne, le vieux valet de chambre du marquis.
Le mà me soir, il apporta des enveloppes, et le lendemain, de fort bonne heure, il eut une troisiäme lettre: il en lut cinq ou six lignes au commencement, et deux ou trois vers la fin. Elle avait quatre pages d’une petite Ãcriture fort serrÃe.
Peu à peu on prit la douce habitude d’Ãcrire presque tous les jours. Julien rÃpondait par des copies fidäles des lettres russes, et tel est l’avantage du style emphatique: Mme de Fervaques n’Ãtait point ÃtonnÃe du peu de rapport des rÃponses avec ses lettres.
Quelle n’eñt pas Ãtà l’irritation de son orgueil, si le petit Tanbeau, qui s’Ãtait constituà espion volontaire des dÃmarches de Julien, eñt pu lui apprendre que toutes ses lettres non dÃcachetÃes Ãtaient jetÃes au hasard dans le tiroir de Julien.
Un matin, le portier lui apportait dans la bibliothäque une lettre de la marÃchale, Mathilde rencontra cet homme, vit la lettre et l’adresse de l’Ãcriture de Julien. Elle entra dans la bibliothäque comme le portier en sortait, la lettre Ãtait encore sur le bord de la table
Julien, fort occupà à Ãcrire, ne l’avait pas placÃe dans son tiroir.
– Voilà ce que je ne puis souffrir, s’Ãcria Mathilde en s’emparant de la lettre; vous m’oubliez tout à fait, moi qui suis votre Ãpouse. Votre conduite est affreuse, Monsieur
A ces mots, son orgueil, Ãtonnà de l’effroyable inconvenance de sa dÃmarche, la suffoqua; elle fondit en larmes, et bientìt parut à Julien hors d’Ãtat de respirer.
Surpris, confondu, Julien ne distinguait pas bien tout ce que cette scäne avait d’admirable et d’heureux pour lui. Il aida Mathilde à s’asseoir; elle s’abandonnait presque dans ses bras.
Le premier instant oó il s’aperáut de ce mouvement fut de joie extrà me. Le second fut une pensÃe pour Korasoff: je puis tout perdre par un seul mot.
Ses bras se raidirent, tant l’effort imposà par la politique Ãtait pÃnible.”Je ne dois pas mà me me permettre de presser contre mon coeur ce corps souple et charmant, ou elle me mÃprise et me maltraite. Quel affreux caractäre!”
Et en maudissant le caractäre de Mathilde, il l’en aimait cent fois plus; il lui semblait avoir dans ses bras une reine.
L’impassible froideur de Julien redoubla le malheur d’orgueil qui dÃchirait l’Ãme de Mlle de La Mole. Elle Ãtait loin d’avoir le sang-froid nÃcessaire pour chercher à deviner dans ses yeux ce qu’il sentait pour elle en cet instant. Elle ne put se rÃsoudre à le regarder; elle tremblait de rencontrer l’expression du mÃpris.
Assise sur le divan de la bibliothäque immobile et la tà te tournÃe du cìtà opposà à Julien, elle Ãtait en proie aux plus vives douleurs que l’orgueil et l’amour puissent faire Ãprouver à une Ãme humaine. Dans quelle atroce dÃmarche elle venait de tomber!
“Il m’Ãtait rÃservÃ, malheureuse que je suis! de voir repousser les avances les plus indÃcentes! et repoussÃes par qui? ajoutait l’orgueil fou de douleur, repoussÃes par un domestique de mon päre.”
– C’est ce que je ne souffrirai pas, dit-elle à haute voix.
Et, se levant avec fureur, elle ouvrit le tiroir de la table de Julien placÃe à deux pas devant elle. Elle resta comme glacÃe d’horreur en y voyant huit ou dix lettres non ouvertes, semblables en tout à celle que le portier venait de monter. Sur toutes les adresses, elle reconnaissait l’Ãcriture de Julien, plus ou moins contrefaite.
– Ainsi, s’Ãcria-t-elle hors d’elle-mà me, non seulement vous à tes bien avec elle, mais encore vous la mÃprisez. Vous, un homme de rien, mÃpriser Mme la marÃchale de Fervaques!
“Ah! pardon, mon ami, ajouta-t-elle en se jetant à ses genoux, mÃprise-moi si tu veux, mais aime-moi, je ne puis plus vivre privÃe de ton amour. Et elle tomba tout à fait Ãvanouie.
“La voilà donc, cette orgueilleuse, à mes pieds!”se dit Julien.
CHAPITRE. XXX
UNE LOGE AUX BOUFFES
As the blackest sky
Foretells the heaviest tempest.
Don Juan, C. 1, st. 75.
Au milieu de tous ces grands mouvements, Julien Ãtait plus Ãtonnà qu’heureux. Les injures de Mathilde lui montraient combien la politique russe Ãtait sage.”Peu parler peu agir, voilà mon unique moyen de salut.”
Il releva Mathilde, et sans mot dire la replaáa sur le divan. Peu à peu les larmes la gagnärent.
Pour se donner une contenance, elle prit dans ses mains les lettres de Mme de Fervaques; elle les dÃcachetait lentement. Elle eut un mouvement nerveux bien marquÃ, quand elle reconnut l’Ãcriture de la marÃchale. Elle tournait sans les lire les feuilles de ces lettres; la plupart avaient six pages.
– RÃpondez-moi, du moins, dit enfin Mathilde du ton de voix le plus suppliant, mais sans oser regarder Julien. Vous savez bien que j’ai de l’orgueil; c’est le malheur de ma position et mà me de mon caractäre, je l’avouerai
Mme de Fervaques m’a donc enlevà votre coeur… A-t-elle fait pour vous tous les sacrifices oó ce fatal amour m’a entraÃ¥nÃe?
Un morne silence fut toute la rÃponse de Julien.”De quel droit pensait-il, me demande-t-elle une indiscrÃtion indigne d un honnà te homme?”
Mathilde essaya de lire les lettres; ses yeux remplis de larmes lui en ìtaient la possibilitÃ.
Depuis un mois elle Ãtait malheureuse, mais cette Ãme hautaine Ãtait loin de s’avouer ses sentiments. Le hasard tout seul avait amenà cette explosion. Un instant la jalousie et l’amour l’avaient emportà sur l’orgueil. Elle Ãtait placÃe sur le divan et fort präs de Julien. Il voyait ses cheveux et son cou d’albÃtre, un moment il oublia tout ce qu’il se devait; il passa le bras autour de sa taille, et la serra presque contre sa poitrine.
Elle tourna la tà te vers lui lentement: il fut Ãtonnà de l’extrà me douleur qui Ãtait dans ses yeux, c’Ãtait à ne pas reconnaÃ¥tre leur physionomie habituelle.
Julien sentit ses forces l’abandonner, tant Ãtait mortellement pÃnible l’acte de courage qu’il s’imposait.
“Ces yeux n’exprimeront bientìt que le plus froid dÃdain, se dit Julien, si je me laisse entraÃ¥ner au bonheur de l’aimer.”Cependant, d’une voix Ãteinte et avec des paroles qu’elle avait à peine la force d’achever, elle lui rÃpÃtait, en ce moment l’assurance de tous ses regrets pour des dÃmarches que trop d’orgueil avait pu conseil
– J’ai aussi de l’orgueil, lui dit Julien d’une voix à peine formÃe, et ses traits peignaient le point extrà me de l’abattement physique.
Mathilde se retourna vivement vers lui. Entendre sa voix Ãtait un bonheur à l’espÃrance duquel elle avait presque renoncÃ. En ce moment elle ne se souvenait de sa hauteur que pour la maudire, elle eñt voulu trouver des dÃmarches insolites, incroyables, pour lui prouver jusqu’à quel point elle l’adorait et se dÃtestait elle-mà me.
– C’est probablement à cause de cet orgueil, continua Julien, que vous m’avez distinguà un instant; c’est certainement à cause de cette fermetà courageuse et qui convient à un homme, que vous m’estimez en ce moment. Je puis avoir de l’amour pour la marÃchale…
Mathilde tressaillit; ses yeux prirent une expression Ãtrange. Elle allait entendre prononcer son arrà t. Ce mouvement n’Ãchappa point à Julien; il sentit faiblir son courage.
“Ah! se disait-il en Ãcoutant le son des vaines paroles que prononáait sa bouche, comme il eñt fait un bruit Ãtranger; si je pouvais couvrir de baisers ces joues si pÃles, et que tu ne le sentisses pas!”
– Je puis avoir de l’amour pour la marÃchale, continuait-il… et sa voix s’affaiblissait toujours; mais certainement, je n’ai de son intÃrà t pour moi aucune preuve dÃcisive…
Mathilde le regarda; il soutint ce regard, du moins il espÃra que sa physionomie ne l’avait pas trahi. Il se sentait pÃnÃtrà d’amour jusque dans les replis les plus intimes de son coeur. Jamais il ne l’avait adorÃe à ce point, il Ãtait presque aussi fou que Mathilde. Si elle se fñt trouvà assez de sang-froid et de courage pour manoeuvrer, il fñt tombà à ses pieds, en abjurant toute vaine comÃdie. Il eut assez de force pour pouvoir continuer à parler. a Ah! Korasoff, s’Ãcria-t-il intÃrieurement, que n’à tes-vous ici! quel besoin j’aurais d’un mot pour diriger ma conduite!”Pendant ce temps sa voix disait:
– A dÃfaut de tout autre sentiment la reconnaissance suffirait pour m’attacher à la marÃchale; elle m’a montrà de l’indulgence, elle m’a consolà quand on me mÃprisait … Je puis ne pas avoir une foi illimitÃe en de certaines apparences extrà mement flatteuses sans doute, mais peut-à tre aussi bien peu durables.
– Ah! grand Dieu! s’Ãcria Mathilde.
– Eh bien! quelle garantie me donnerez-vous? reprit Julien avec un accent vif et ferme, et qui semblait abandonner pour un instant les formes prudentes de la diplomatie. Quelle garantie, quel dieu me rÃpondra que la position que vous semblez disposÃe à me rendre en cet instant vivra plus de deux jours?
– L’excäs de mon amour et de mon malheur si vous ne m’aimez plus, lui dit-elle en lui prenant les mains et se tournant vers lui.
Le mouvement violent qu’elle venait de faire avait un peu dÃplacà sa pälerine; Julien apercevait ses Ãpaules charmantes. Ses cheveux un peu dÃrangÃs lui rappelärent un souvenir dÃlicieux…
Il allait cÃder.”Un mot imprudent, se dit-il, et je fais recommencer cette longue suite de journÃes passÃes dans le dÃsespoir. Mme de Rà nal trouvait des raisons pour faire ce que son coeur lui dictait: cette jeune fille du grand monde ne laisse son coeur s’Ãmouvoir que lorsqu’elle s’est prouvà par bonnes raisons qu’il doit à tre Ãmu.”
Il vit cette vÃrità en un clin d’oeil et, en un clin d’oeil aussi, retrouva du courage.
Il retira ses mains que Mathilde pressait dans les siennes et, avec un respect marquÃ, s’Ãloigna un peu d’elle. Un courage d’homme ne peut aller plus loin. Il s’occupa ensuite à rÃunir toutes les lettres de Mme de Fervaques qui Ãtaient Ãparses sur le divan, et ce fut avec l’apparence d ‘un e politesse extrà me et si cruelle en ce moment qu’il ajouta:
– Mademoiselle de La Mole daignera me permettre de rÃflÃchir sur tout ceci.
Il s’Ãloigna rapidement et quitta la bibliothäque; elle l’entendit refermer successivement toutes les portes.
“Le monstre n’est point troublÃ, se dit-elle.
“Mais que dis-je, monstre! il est sage, prudent, bon; c’est moi qui ai plus de torts qu’on ne pourrait imaginer.”
Cette maniäre de voir dura. Mathilde fut presque heureuse ce jour-lÃ, car elle fut toute à l’amour; on eñt dit que jamais cette Ãme n’avait Ãtà agitÃe par l’orgueil, et quel orgueil!
Elle tressaillit d’horreur quand, le soir au salon, un laquais annonáa Mme de Fervaques, la voix de cet homme lui parut sinistre. Elle ne put soutenir la vue de la marÃchale et s’Ãloigna bien vite. Julien, peu enorgueilli de sa pÃnible victoire, avait craint ses propres regards, et n’avait pas dÃ¥nà à l’hìtel de La Mole.
Son amour et son bonheur augmentaient rapidement à mesure qu’il s’Ãloignait du moment de la bataille; il en Ãtait dÃjà à se blÃmer.”Comment ai-je pu lui rÃsister! se disait-il, si elle allait ne plus m’aimer! un moment peut changer cette Ãme altiäre, et il faut convenir que je l’ai traitÃe d’une faáon affreuse.”
Le soir, il sentit bien qu’il fallait absolument paraÃ¥tre aux Bouffes, dans la loge de Mme de Fervaques. Elle l’avait expressÃment invitÃ: Mathilde ne manquerait pas de savoir sa prÃsence ou son absence impolie. Malgrà l’Ãvidence de ce raisonnement, il n’eut pas la force, au commencement de la soirÃe, de se plonger dans la sociÃtÃ. En parlant, il allait perdre la moitià de son bonheur.
Dix heures sonnärent: il fallut absolument se montrer.
Par bonheur, il trouva la loge de la marÃchale remplie de femmes et fut relÃguà präs de la porte, et tout à fait cachà par les chapeaux. Cette position lui sauva un ridicule; les accents divins du dÃsespoir de Caroline dans le Matrimonio segreto le firent fondre en larmes. Mme de Fervaques vit ces larmes, elles faisaient un tel contraste avec fa mÃle fermetà de sa physionomie habituelle, que cette Ãme de grande dame, däs longtemps saturÃe de tout ce que la fiertà de parvenue a de plus corrodant, en fut touchÃe. Le peu qui restait chez elle d’un coeur de femme la porta à parler. Elle voulut jouir du son de sa voix en ce moment.
– Avez-vous vu les dames de La Mole, lui dit-elle, elles sont aux troisiämes. A l’instant, Julien se pencha dans la salle en s’appuyant assez impoliment sur le devant de la loge: il vit Mathilde; ses yeux Ãtaient brillants de larmes.
“Et cependant ce n’est pas leur jour d’opÃra, pensa Julien, quel empressement!”
Mathilde avait dÃcidà sa märe à venir aux Bouffes, malgrà l’inconvenance du rang de la loge qu’une complaisante de la maison s’Ãtait empressÃe de leur offrir. Elle voulait voir si Julien passerait cette soirÃe avec la marÃchale.
CHAPITRE XXXI
LUI FAIRE PEUR
Voilà donc le beau miracle de votre civilisation! De l’amour vous avez fait une affaire ordinaire. BARNAVE.
Julien courut dans la loge de Mme de La Mole. Ses regards renconträrent d’abord les yeux en larmes de Mathilde; elle pleurait sans nulle retenue, il n’y avait là que des personnages subalternes, l’amie qui avait prà tà la loge et des hommes de sa connaissance. Mathilde posa sa main sur celle de Julien; elle avait comme oublià toute crainte de sa märe. Presque ÃtouffÃe par ses larmes, elle ne lui dit que ce seul mot:
– Des garanties!
“Au moins, que je ne lui parle pas”, se disait Julien fort Ãmu lui-mà me, et se cachant tant bien que mal les yeux avec la main, sous prÃtexte du lustre qui Ãblouit le troisiäme rang de loges.”Si je parle, elle ne peut plus douter de l’excäs de mon Ãmotion, le son de ma voix me trahira, tout peut à tre perdu encore.”
Ses combats Ãtaient bien plus pÃnibles que le matin, son Ãme avait eu le temps de s’Ãmouvoir. Il craignait de voir Mathilde se piquer de vanitÃ. Ivre d’amour et de voluptÃ, il prit sur lui de ne pas lui parler.
C’est, selon moi, l’un des plus beaux traits de son caractäre, un à tre capable d’un tel effort sur lui-mà me peut aller loin, si fata sinant.
Mlle de La Mole insista pour ramener Julien à l’hìtel. Heureusement il pleuvait beaucoup. Mais la marquise le fit placer vis-Ã-vis d’elle, lui parla constamment et empà cha qu’il ne pñt dire un mot à sa fille. On eñt pensà que la marquise soignait le bonheur de Julien; ne craignant plus de tout perdre par l’excäs de son Ãmotion, il s’y livrait avec folie.
Oserai-je dire qu’en rentrant dans sa chambre, Julien se jeta à genoux et couvrit de baisers les lettres d’amour donnÃes par le prince Korasoff?
“O grand homme! que ne te dois-je pas?”s’Ãcria-t-il dans sa folie.
Peu à peu quelque sang-froid lui revint. Il se compara à un gÃnÃral qui vient de gagner à demi une grande bataille.”L’avantage est certain, immense, se dit-il; mais que se passera-t-il demain? Un instant peut tout perdre.”
Il ouvrit d’un mouvement passionnà les MÃmoires dictÃs à Sainte-HÃläne par NapolÃon, et pendant deux longues heures se foráa à les lire, ses yeux seuls lisaient n’importe, il s’y foráait. Pendant cette singuliäre lecture sa tà te et son coeur montÃs au niveau de tout ce qu’il y à de plus grand, travaillaient à son insu.”Ce coeur est bien diffÃrent de celui de Mme de Rà nal”, se disait-il, mais il n’allait pas plus loin.
“LUI FAIRE PEUR s’Ãcria-t-il tout à coup en jetant le livre au loin. L’ennemi ne m’obÃira qu’autant que je lui ferai peur, alors il n’osera me mÃpriser.”
Il se promenait dans sa petite chambre ivre de joie. A la vÃritÃ, ce bonheur Ãtait plus d’orgueil que d’amour.
“Lui faire peur!”se rÃpÃtait-il fiärement, et il avait raison d’à tre fier.”Mà me dans ses moments les plus heureux, Mme de Rà nal doutait toujours que mon amour fñt Ãgal au sien. Ici, c’est un dÃmon que je subjugue, donc il faut subjuguer.”
Il savait bien que le lendemain däs huit heures du matin, Mathilde serait à la bibliothäque; il n’y parut qu’à neuf heures, brñlant d’amour, mais sa tà te dominait son coeur. Une seule minute peut-à tre ne se passa pas sans qu’il ne se rÃpÃtÃt: “la tenir toujours occupÃe de ce grand doute, m’aime-t-il?”Sa brillante position, les flatteries de tout ce qui lui parle la portent un peu trop à se rassurer.
Il la trouva pÃle, calme, assise sur le divan, mais hors d’Ãtat apparemment de faire un seul mouvement. Elle lui tendit la main:
– Ami, je t’ai offensÃ, il est vrai; tu peux à tre fÃchà contre moi.
Julien ne s’attendait pas à ce ton si simple. Il fut sur le point de se trahir.
– Vous voulez des garanties, mon ami, ajouta-t-elle apräs un silence qu’elle avait espÃrà voir rompre; il est juste. Enlevez-moi, partons pour Londres’… Je serai perdue à jamais, dÃshonorÃe…
Elle eut le courage de retirer sa main à Julien pour s’en couvrir les yeux. Tous les sentiments de retenue et de vertu fÃminine Ãtaient rentrÃs dans cette Ãme…
– Eh bien! dÃshonorez-moi, dit-elle enfin avec un soupir; c’est une garantie.
“Hier j’ai Ãtà heureux, parce que j’ai eu le courage d’à tre sÃväre avec moi-mà me”, pensa Julien. Apräs un petit moment de silence, il eut assez d’empire sur son coeur pour dire d’un ton glacial:
– Une fois en route pour Londres, une fois dÃshonorÃe, pour me servir de vos expressions, qui me rÃpond que vous m’aimerez? que ma prÃsence dans la chaise de poste ne vous semblera point importune? Je ne suis pas un monstre, vous avoir perdue dans l’opinion ne sera pour moi qu’un malheur de plus. Ce n’est pas votre position avec le monde qui fait obstacle, c’est par malheur votre caractäre. Pouvez-vous vous rÃpondre à vous-mà me que vous m’aimerez huit jours?
“Ah! qu’elle m’aime huit jours, huit jours seulement, se disait tout bas Julien, et j’en mourrai de bonheur. Que m’importe l’avenir, que m’importe la vie? et ce bonheur divin peut commencer en cet instant si je veux, il ne dÃpend que de moi!”
Mathilde le vit pensif.
– Je suis donc tout à fait indigne de vous, dit-elle en lui prenant la main.
Julien l’embrassa, mais à l’instant la main de fer du devoir saisit son coeur.”Si elle voit combien je l’adore, je la perds.”Et, avant de quitter ses bras, il avait repris toute la dignità qui convient à un homme.
Ce jour-là et les suivants, il sut cacher l’excäs de sa fÃlicitÃ; il y eut des moments oó il se refusait jusqu’au plaisir de la serrer dans ses bras.
Dans d’autres instants, le dÃlire du bonheur l’emportait sur tous les conseils de la prudence.
C’Ãtait aupräs d’un berceau de chävrefeuilles disposà pour cacher l’Ãchelle, dans le jardin, qu’il avait coutume d’aller se placer pour regarder de loin la persienne de Mathilde, et pleurer son inconstance. Un fort grand chà ne Ãtait tout präs, et le tronc de cet arbre l’empà chait d’à tre vu des indiscrets.
Passant avec Mathilde dans ce mà me lieu qui lui rappelait si vivement l’excäs de son malheur, le contraste du dÃsespoir passà et de la fÃlicità prÃsente fut trop fort pour son caractäre; des larmes inondärent ses yeux, et, portant à ses lävres la main de son amie:
– Ici, je vivais en pensant à vous; ici, je regardais cette persienne, j’attendais des heures entiäres le moment fortunà oó je verrais cette main l’ouvrir…
Sa faiblesse fut compläte. Il lui peignit, avec ces couleurs vraies qu’on n’invente point, l’excäs de son dÃsespoir d’alors. De courtes interjections tÃmoignaient de son bonheur actuel qui avait fait cesser cette peine atroce…
“Que fais-je, grand Dieu! se dit Julien revenant à lui tout à coup. Je me perds.”
Dans l’excäs de son alarme, il crut dÃjà voir moins d’amour dans les yeux de Mlle de La Mole. C’Ãtait une illusion, mais la figure de Julien changea rapidement et se couvrit d’une pÃleur mortelle. Ses yeux s’Ãteignirent un instant, et l’expression d’une hauteur non exempte de mÃchancetà succÃda bientìt à celle de l’amour le plus vrai et le plus abandonnÃ.
– Qu’avez-vous donc mon ami? lui dit Mathilde avec tendresse et inquiÃtude.
– Je mens, dit Julien avec humeur, et je mens à vous. Je me le reproche, et cependant Dieu sait que je vous estime assez pour ne pas mentir. Vous m’aimez, vous m’à tes dÃvouÃe, et je n’ai pas besoin de faire des phrases pour vous plaire.
– Grand Dieu! ce sont des phrases que tout ce que vous me dites de ravissant depuis dix minutes?
– Et je me les reproche vivement, chäre amie. Je les ai composÃes autrefois pour une femme qui m’aimait et m’ennuyait… C’est le dÃfaut de mon caractäre, je me dÃnonce moi-mà me à vous, pardonnez-moi.
Des larmes amäres inondaient les joues de Mathilde.
– Däs que par quelque nuance qui m’a choquÃ, j’ai un moment de rà verie forcÃe, continuait Julien, mon exÃcrable mÃmoire, que je maudis en ce moment, m’offre une ressource et j’en abuse.
– Je viens donc de tomber à mon insu dans quelque action qui vous aura dÃplu, dit Mathilde avec une naãvetà charmante.
– Un jour, je m’en souviens, passant präs de ces chävrefeuilles, vous avez cueilli une fleur, M. de Luz vous l’a prise, et vous la lui avez laissÃe. J’Ãtais à deux pas.
– M. de Luz? c’est impossible, reprit Mathilde, avec la hauteur qui lui Ãtait si naturelle: je n’ai point ces faáons.
– J’en suis sñr, rÃpliqua vivement Julien.
– Eh bien! il est vrai, mon ami, dit Mathilde en baissant les yeux tristement.
Elle savait positivement que, depuis bien des mois, elle n’avait pas permis une telle action à M. de Luz.
Julien la regarda avec une tendresse inexprimable: “Non, se dit-il, elle ne m’aime pas moins.”
Elle lui reprocha le soir, en riant, son goñt pour Mme de Fervaques:
– Un bourgeois aimer une parvenue! Les cours de cette espäce sont peut-à tre les seuls que mon Julien ne puisse rendre fous. Elle avait fait de vous un vrai dandy, disait-elle en jouant avec ses cheveux.
Dans le temps qu’il se croyait mÃprisà de Mathilde, Julien Ãtait devenu l’un des hommes les mieux mis de Paris. Mais encore avait-il un avantage sur les gens de cette espäce; une fois sa toilette arrangÃe, il n’y songeait plus.
Une chose piquait Mathilde, Julien continuait à copier les lettres russes, et à les envoyer à la marÃchale.
CHAPITRE XXXII
LE TIGRE
HÃlas! pourquoi ces choses et non pas d’autres? BEAUMARCHAIS.
Un voyageur anglais raconte l’intimità oó il vivait avec un tigre; il n’avait Ãlevà et le caressait, mais toujours sur sa table tenait un pistolet armÃ.
Julien ne s’abandonnait à l’excäs de son bonheur que dans les instants oó Mathilde ne pouvait en lire l’expression dans ses yeux. Il s’acquittait avec exactitude du devoir de lui dire de temps à autre quelque mot dur.
Quand la douceur de Mathilde, qu’il observait avec Ãtonnement, et l’excäs de son dÃvouement Ãtaient sur le point de lui ìter tout empire sur lui-mà me, il avait le courage de la quitter brusquement.
Pour la premiäre fois Mathilde aima.
La vie, qui toujours pour elle s’Ãtait traÃ¥nÃe à pas de tortue, volait maintenant.
Comme il fallait cependant que l’orgueil se fÃ¥t jour de quelque faáon, elle voulait s’exposer avec tÃmÃrità à tous les dangers que son amour pouvait lui faire courir.
C’Ãtait Julien qui avait de la prudence, et c’Ãtait seulement quand il Ãtait question de danger qu’elle ne cÃdait”as à sa volontÃ; mais soumise et presque humble avec lui, elle n’en montrait que plus de hauteur envers tout ce qui dans la maison l’approchait, parents ou valets.
Le soir au salon, au milieu de soixante personnes, elle appelait Julien pour lui parler en particulier et longtemps.
Le petit Tanbeau s’Ãtablissant un jour à cìtà d’eux, elle le pria d’aller lui chercher dans la bibliothäque le volume de Smollett oó se trouve la rÃvolution de 16882; et comme il hÃsitait:
– Que rien ne vous presse, ajouta-t-elle avec une expression d’insultante hauteur qui fut un baume pour l’Ãme de Julien
– Avez-vous remarquà le regard de ce petit monstre? lui dit-il.
– Son oncle a dix ou douze ans de service dans ce salon, sans quoi je le ferais chasser à l’instant.
Sa conduite envers MM. de Croisenois, de Luz, etc., parfaitement polie pour la forme, n’Ãtait guäre moins provocante au fond. Mathilde se reprochait vivement toutes les confidences faites jadis à Julien, et d’autant plus qu’elle n’osait lui avouer qu’elle avait exagÃrà les marques d’intÃrà t presque tout à fait innocentes dont ces messieurs avaient Ãtà l’objet.
Malgrà les plus belles rÃsolutions, sa fiertà de femme l’empà chait tous les jours de dire à Julien:
– C’est parce que je parlais à vous que je trouvais du plaisir à dÃcrire la faiblesse que j’avais de ne pas retirer ma main, lorsque M. de Croisenois posant la sienne sur une table de marbre, venait à l’effleurer un peu.
Aujourd’hui, à peine un de ces messieurs lui parlait-il quelques instants, qu’elle se trouvait avoir une question à faire à Julien, et c’Ãtait un prÃtexte pour le retenir aupräs d elle.
Elle se trouva enceinte et l’apprit avec joie à Julien.
– Main tenant douterez-vous de moi? N’est-ce pas une garantie? Je suis votre Ãpouse à jamais.
Cette annonce frappa Julien d’un Ãtonnement profond. Il fut sur le point d’oublier le principe de sa conduite. Comment à tre volontairement froid et offensant envers cette pauvre jeune fille qui se perd pour moi? Avait-elle l’air un peu souffrant, mà me les jours oó la sagesse faisait entendre sa voix terrible, il ne se trouvait plus le courage de lui adresser un de ces mots cruels si indispensables selon son expÃrience, à la durÃe de leur amour.
– Je veux Ãcrire à mon päre, lui dit un jour Mathilde; c’est plus qu’un päre pour moi, c’est un ami: comme tel, je trouverais indigne de vous et de moi de chercher à le tromper, ne fñt-ce qu’un instant.
– Grand Dieu! qu’allez-vous faire? dit Julien effrayÃ.
– Mon devoir, rÃpondit-elle avec des yeux brillants de joie.
Elle se trouvait plus magnanime que son amant.
– Mais il me chassera avec ignominie!
– C’est son droit, il faut le respecter. Je vous donnerai le bras et nous sortirons par la porte cochäre, en plein midi.
Julien Ãtonnà la pria de diffÃrer d’une semaine.
– Je ne puis, rÃpondit-elle l’honneur parle, j’ai vu le devoir, il faut le suivre, et à l’instant.
– Eh bien! je vous ordonne de diffÃrer, dit enfin Julien. Votre honneur est à couvert, je suis votre Ãpoux. Notre Ãtat à tous les deux va à tre changà par cette dÃmarche capitale. Je suis aussi dans mon droit. C’est aujourd’hui mardi; mardi prochain c’est le jour du duc de Retz, le soir, quand M. de La Mole rentrera, le portier lui remettra la lettre fatale… Il ne pense qu’à vous faire duchesse, j’en suis certain, jugez de son malheur!
– Voulez-vous dire: jugez de sa vengeance?
– Je puis avoir pitià de mon bienfaiteur, à tre navrà de lui nuire; mais je ne crains et ne craindrai jamais personne.
Mathilde se soumit. Depuis qu’elle avait annoncà son nouvel Ãtat à Julien, c’Ãtait la premiäre fois qu’il lui parlait avec autoritÃ; jamais il ne l’avait tant aimÃe. C’Ãtait avec bonheur que la partie tendre de son Ãme saisissait le prÃtexte de l’Ãtat oó se trouvait Mathilde pour se dispenser de lui adresser des mots cruels. L’aveu à M. de La Mole l’agita profondÃment. Allait-il à tre sÃparà de Mathilde? et avec quelque douleur qu’elle le vÃ¥t partir, un mois apräs son dÃpart, songerait-elle à lui?
Il avait une horreur presque Ãgale des justes reproches que le marquis pouvait lui adresser.
Le soir, il avoua à Mathilde ce second sujet de chagrin, et ensuite, Ãgarà par son amour, il fit l’aveu du premier.
Elle changea de couleur.
– RÃellement, lui dit-elle, six mois passÃs loin de moi seraient un malheur pour vous!
– Immense, le seul au monde que je voie avec terreur.
Mathilde fut bien heureuse. Julien avait suivi son rìle avec tant d’application, qu’il Ãtait parvenu à lui faire penser qu’elle Ãtait celle des deux qui avait le plus d’amour.
Le mardi fatal arriva bien vite. A minuit, en rentrant, le marquis trouva une lettre avec l’adresse qu’il fallait pour qu’il l’ouvrÃ¥t lui-mà me, et seulement quand il serait sans tÃmoins.
“MON PERE,
“Tous les liens sociaux sont rompus entre nous, il ne reste plus que ceux de la nature. Apräs mon mari, vous à tes et serez toujours l’à tre qui me sera le plus cher. Mes yeux se remplissent de larmes, je songe à la peine que je vous cause; mais pour que ma honte ne soit pas publique, pour vous laisser le temps de dÃlibÃrer et d’agir, je n’ai pu diffÃrer plus longtemps l’aveu que je vous dois. Si votre amitiÃ, que je sais à tre extrà me pour moi, veut m’accorder une petite pension, j’irai m’Ãtablir oó vous voudrez, en Suisse par exemple, avec mon mari. Son nom est tellement obscur, que personne ne reconnaÃ¥tra votre fille dans Mme Sorel, belle-fille d’un charpentier de Verriäres. Voilà ce nom qui m”a fait tant de peine à Ãcrire. Je redoute pour Julien votre coläre, si juste en apparence. Je ne serai pas duchesse, mon päre; mais je le savais en l’aimant car c’est moi qui l’ai aimà la premiäre, c’est moi qui l’ai sÃduit. Je tiens de vous et de nos aãeux une Ãme trop ÃlevÃe pour arrà ter mon attention à ce qui est ou me semble vulgaire. C’est en vain que, dans le dessein de vous plaire, j’ai songà à M. de Croisenois. Pourquoi aviez-vous placà le vrai mÃrite sous mes yeux? vous me l’avez dit vous-mà me à mon retour d’Hyäres: ce jeune Sorel est le seul à tre qui m’amuse; le pauvre garáon est aussi affligà que moi, s’il est possible, de la peine que vous fait cette lettre. Je ne puis empà cher que vous ne soyez irrità comme päre; mais aimez-moi toujours comme ami.
“Julien me respectait. S’il me parlait quelquefois, c’Ãtait uniquement à cause de sa profonde reconnaissance pour vous: car la hauteur naturelle de son caractäre le porte à ne jamais rÃpondre qu’officiellement à tout ce qui est tellement au-dessus de lui. Il a un sentiment vif et innà de la diffÃrence des positions sociales. C’est moi, je l’avoue, en rougissant, à mon meilleur ami, et jamais un tel aveu ne sera fait à un autre, c’est moi qui un jour au jardin lui ai serrà le bras.
“Apräs vingt-quatre heures, pourquoi seriez-vous irrità contre lui? Ma faute est irrÃparable. Si vous l’exigez, c’est par moi que passeront les assurances de son profond respect et de son dÃsespoir de vous dÃplaire. Vous ne le verrez jamais, mais J’irai le rejoindre oó il voudra. C’est son droit, c’est mon devoir, il est le päre de mon enfant. Si votre bontà veut bien nous accorder six mille francs pour vivre, je les recevrai avec reconnaissance: sinon Julien compte s’Ãtablir à Besanáon oó il commencera le mÃtier de maÃ¥tre de latin et de littÃrature. De quelque bas degrà qu’il parte, j’ai la certitude qu’il s’Ãlävera. Avec lui, je ne crains pas l’obscuritÃ. S’il y a rÃvolution, je suis sñre pour lui d’un premier rìle. Pourriez-vous en dire autant d’aucun de ceux qui ont demandà ma main? Ils ont de belles terres! Je ne puis trouver dans cette seule circonstance une raison pour admirer. Mon Julien atteindrait une haute position mà me sous le rÃgime actuel, s’il avait un million et la protection de mon päre…”
Mathilde, qui savait que le marquis Ãtait un homme tout de premier mouvement, avait Ãcrit huit pages.
“Que faire? se disait Julien, en se promenant à minuit dans le jardin pendant que M. de La Mole lisait cette lettre, oó est 1¯ mon devoir, 2¯ mon intÃrà t? Ce que je lui dois est immense: j’eusse Ãtà sans lui un coquin subalterne, et pas assez coquin pour n’à tre point haã et persÃcutà par les autres. Il m’a fait un homme du monde. Mes coquineries nÃcessaires seront 1¯ plus rares, 2¯ moins ignobles. Cela est plus que s’il m’eñt donnà un million. Je lui dois cette croix et l’apparence de services diplomatiques qui me tirent du pair.
“S’il tenait la plume pour prescrire ma conduite, qu’est-ce qu’il Ãcrirait?…”
Julien fut brusquement interrompu par le vieux valet de chambre de M. de La Mole.
– Le marquis vous demande à l’instant, và tu ou non và tu.
Le valet ajouta à voix basse, en marchant à cìtà de Julien:
– M. le marquis est hors de lui, prenez garde à vous.
CHAPITRE XXXIII
L’ENFER DE LA FAIBLESSE
En taillant ce diamant un lapidaire malhabile lui a ìtà quelques-unes de ses plus vives Ãtincelles. Au Moyen Age, que dis-je? encore sous Richelieu, le Franáais avait la force de vouloir. MIRABEAU.
Julien trouva le marquis furieux: pour la premiäre fois de sa vie, peut-à tre, ce seigneur fut de mauvais ton; il accabla Julien de toutes les injures qui lui vinrent à la bouche. Notre hÃros fut ÃtonnÃ, impatientÃ, mais sa reconnaissance n’en fut point ÃbranlÃe.”Que de beaux projets depuis longtemps chÃris au fond de sa pensÃe e pauvre homme voit crouler en un instant! Mais je lui dois de lui rÃpondre, mon silence augmenterait sa coläre.”La rÃponse fut fournie par le rìle de Tartuffe.
– Je ne suis pas un ange.. Je vous ai bien servi, vous m’avez payà avec gÃnÃrositÃ… J’Ãtais reconnaissant, mais j’ai vingt-deux ans… Dans cette maison, ma pensÃe n’Ãtait comprise que de vous et de cette personne aimable…
– Monstre! s’Ãcria le marquis. Aimable! aimable! Le jour oó vous l’avez trouvÃe aimable, vous deviez fuir.
– Je l’ai tentÃ; alors, je vous demandai de partir pour le Languedoc.
Las de se promener avec fureur, le marquis, domptà par la douleur, se jeta dans un fauteuil; Julien l’entendit se dire à demi-voix: “Ce n’est point là un mÃchant homme.”
– Non, je ne le suis pas pour vous, s’Ãcria Julien en tombant à ses genoux.
Mais il eut une honte extrà me de ce mouvement et se releva bien vite.
Le marquis Ãtait rÃellement ÃgarÃ. A la vue de ce mouvement, il recommenáa à l’accabler d’injures atroces et dignes d’un cocher de fiacre. La nouveautà de ces jurons Ãtait peut-à tre une distraction.
– Quoi! ma fille s’appellera Mme Sorel! quoi! ma fille ne sera pas duchesse! Toutes les fois que ces deux idÃes se prÃsentaient aussi nettement, M. de La Mole Ãtait torturà et les mouvements de son Ãme n’Ãtaient plus volontaires. Julien craignit d’à tre battu.
Dans les intervalles lucides, et lorsque le marquis commenáait à s’accoutumer à son malheur, il adressait à Julien des reproches assez raisonnables:
– Il fallait fuir, monsieur, lui disait-il… Votre devoir Ãtait de fuir… Vous à tes le dernier des hommes…
Julien s’approcha de la table et Ãcrivit:
“Depuis longtemps ta vie m’est insupportable, j’y mets un terme. le prie monsieur le marquis d’agrÃer, avec l’expression d’une reconnaissance sans bornes, mes excuses de l’embarras que ma mort dans son hìtel peut causer.”
– Que monsieur le marquis daigne parcourir ce papier… Tuez-moi, dit Julien, ou faites-moi tuer par votre valet de chambre. Il est une heure du matin, je vais me promener au jardin vers le mur du fond.
– Allez à tous les diables, lui cria le marquis comme il s’en allait.
“Je comprends, pensa Julien; il ne serait pas fÃchà de me voir Ãpargner la faáon de ma mort à son valet de chambre… Qu’il me tue, à la bonne heure c’est une satisfaction que je lui offre… Mais, parbleu, j’aime la vie… Je me dois à mon fils.”
Cette idÃe qui, pour la premiäre fois, paraissait aussi nettement à son imagination, l’occupa tout entier apräs les premiäres minutes de promenade donnÃes au sentiment du danger.
Cet intÃrà t si nouveau en fit un à tre prudent.”Il me faut des conseils pour me conduire avec cet homme fougueux… Il n’a aucune raison, il est capable de tout. Fouquà est trop ÃloignÃ, d’ailleurs il ne comprendrait pas les sentiments d’un coeur tel que celui du marquis.
“Le comte Altamira… Suis-je sñr d’un silence Ãternel? Il ne faut pas que ma demande de conseils soit une action et complique ma position. HÃlas! il ne me reste que le sombre abbà Pirard… Son esprit est rÃtrÃci par le jansÃnisme… Un coquin de jÃsuite connaÃ¥trait le monde, et serait mieux mon fait… M. Pirard est capable de me battre, au seul Ãnoncà du crime.”
Le gÃnie de Tartuffe vint au secours de Julien: “Eh bien j’irai me confesser à lui.”Telle fut la derniäre rÃsolution qu’il prit au jardin, apräs s’à tre prononcà deux grandes heures. Il ne pensait plus qu’il pouvait à tre surpris par un coup de fusil; le sommeil le gagnait.
Le lendemain, de träs grand matin, Julien Ãtait à plusieurs lieues de Paris, frappant à la porte du sÃväre jansÃniste. Il trouva, à son grand Ãtonnement, qu’il n’Ãtait point trop surpris de sa confidence.
– J’ai peut-à tre des reproches à me faire, se disait l’abbà plus soucieux qu’irritÃ. J’avais cru deviner cet amour… Mon amitià pour vous, petit malheureux, m’a empà chà d’avertir le päre …
– Que va-t-il faire? lui dit vivement Julien.
(Il aimait l’abbà en ce moment, et une scäne lui eñt Ãtà fort pÃnible.)
– Je vois trois partis, continua Julien: 1¯ M. de La Mole peut me faire donner la mort, et il raconta la lettre de suicide qu’il avait laissÃe au marquis. 2¯ Me faire tirer au blanc par le comte Norbert, qui me demanderait un duel.
– Vous accepteriez? dit l’abbà furieux, et se levant.
– Vous ne me laissez pas achever. Certainement je ne tirerai jamais sur le fils de mon bienfaiteur.
“3¯ Il peut m’Ãloigner. S’il me dit: Allez à Edimbourg, à New York, j’obÃirai. Alors on peut cacher la position dà Mlle de La Mole; mais je ne souffrirai point qu’on supprime mon fils.
– Ce sera lÃ, n’en doutez point, la premiäre idÃe de cet homme corrompu …
A Paris, Mathilde Ãtait au dÃsespoir. Elle avait vu son päre vers les sept heures. Il lui avait montrà la lettre de Julien. elle tremblait qu’il n’eñt trouvà noble de mettre fin à sa vie: “Et sans ma permission?”se disait-elle avec une douleur qui Ãtait de la coläre.
– S’il est mort, je mourrai, dit-elle à son päre. C’est vous qui serez cause de sa mort… Vous vous en rÃjouirez peut-à tre… Mais je le jure à ses mÃnes, d’abord je prendrai le deuil, et serai publiquement Mme veuve Sorel ; j’enverrai mes billets de faire-part, comptez lÃ-dessus… Vous ne me trouverez ni pusillanime ni lÃche.
Son amour allait jusqu’Ã la folie. A son tour, M. de La Mole fut interdit.
Il commenáa à voir les ÃvÃnements avec quelque raison. Au dÃjeuner, Mathilde ne parut point. Le marquis fut dÃlivrà d’un poids immense et surtout flattÃ, quand il s’aperáut qu’elle n’avait rien dit à sa märe.
Vers les midi Julien arriva. On entendit le pas du cheval retentir dans la cour. Julien descendit. Mathilde le fit appeler, et se jeta dans ses bras presque à la vue de sa femme de chambre. Julien ne fut pas träs reconnaissant de ce transport, il sortait fort diplomate et fort calculateur de sa longue confÃrence avec l’abbà Pirard. Son imagination Ãtait Ãteinte par le calcul des possibles. Mathilde, les larmes aux yeux, lui apprit qu’elle avait vu sa lettre de suicide.
– Mon päre peut se raviser; faites-moi le plaisir de partir à l’instant mà me pour Villequier. Remontez à cheval, sortez de l’hìtel avant qu’on ne se läve de table.
Comme Julien ne quittait point l’air Ãtonnà et froid elle eut un accäs de larmes.
– Laisse-moi conduire nos affaires, s’Ãcria-t-elle avec transport, et en le serrant dans ses bras. Tu sais bien que ce n’est pas volontairement que je me sÃpare de toi. Ecris sous le couvert de ma femme de chambre, que l’adresse soit d’une main Ãtrangäre, moi je t’Ãcrirai des volumes. Adieu! fuis.
Ce dernier mot blessa Julien, il obÃit cependant.”Il est fatal, pensait-il, que, mà me dans leurs meilleurs moments, ces gens-là trouvent le secret de me choquer.”
Mathilde rÃsista avec fermetà à tous les projets prudents de son päre. Elle ne voulut jamais Ãtablir la nÃgociation sur d’autres bases que celles-ci: Elle serait Mme Sorel, et vivrait pauvrement avec son mari en Suisse, ou chez son päre à Paris. Elle repoussait bien loin la proposition d’un accouchement clandestin.
– Alors commencerait pour moi la possibilità de la calomnie et du dÃshonneur. Deux mois apräs le mariage, j’irai voyager avec mon mari, et il nous sera facile de supposer que mon fils est nà à une Ãpoque convenable.
D’abord accueillie par des transports de coläre, cette fermetà finit par donner des doutes au marquis.
Dans un moment d’attendrissement:
– Tiens! dit-il à sa fille voilà une inscription de dix mille livres de rente, envoie-la à ton Julien, et qu’il me mette bien vite dans l’impossibilità de la reprendre.
Pour obÃir à Mathilde, dont il connaissait l’amour pour le commandement Julien avait fait quarante lieues inutiles: il Ãtait à Villequier, rÃglant les comptes des fermiers; ce bienfait du marquis fut l’occasion de son retour. Il alla demander asile à l’abbà Pirard, qui, pendant son absence, Ãtait devenu l’allià le plus utile de Mathilde. Toutes les fois qu’il Ãtait interrogà par le marquis, il lui prouvait que tout autre parti que le mariage public serait un crime aux yeux de Dieu.
– Et par bonheur, ajoutait l’abbÃ, la sagesse du monde est ici d’accord avec la religion. Pourrait-on compter un instant, avec le caractäre fougueux de Mlle de La Mole, sur le secret qu’elle ne se serait pas imposà à elle-mà me? Si l’on n’admet pas la marche franche d’un mariage public la sociÃtà s’occupera beaucoup plus longtemps de cette mÃsalliance Ãtrange. Il faut tout dire en une fois, sans apparence ni rÃalità du moindre mystäre.
– Il est vrai, dit le marquis pensif. Dans ce systäme, parler de ce mariage apräs trois jours, devient un rabÃchage d’homme qui n’a pas d’idÃes. Il faudrait profiter de quelque grande mesure anti-jacobine du gouvernement et se glisser incognito à la suite.
Deux ou trois amis de M. de La Mole pensaient comme l’abbà Pirard. Le grand obstacle, à leurs yeux, Ãtait le caractäre dÃcidà de Mathilde. Mais apräs tant de beaux raisonnements, l’Ãme du marquis ne pouvait s’accoutumer à renoncer à l’espoir du tabouret pour sa fille.
Sa mÃmoire et son imagination Ãtaient nourries des roueries et des faussetÃs de tous genres qui Ãtaient encore possibles dans sa jeunesse. CÃder à la nÃcessitÃ, avoir peur de la loi lui semblait chose absurde et dÃshonorante pour un homme de son rang. Il payait cher maintenant ces rà veries enchanteresses qu’il se permettait depuis dix ans sur l’avenir de cette fille chÃrie.
“Qui l’eñt ou prÃvoir? se disait-il. Une fille d’un caractäre si altier, d’un gÃnie si ÃlevÃ, plus fiäre que moi du nom qu’elle porte! dont la main m’Ãtait demandÃe d’avance par tout ce qu’il y a de plus illustre en France!
“Il faut renoncer à toute prudence. Ce siäcle est fait pour tout confondre! nous marchons vers le chaos.”
CHAPITRE XXXIV
UN HOMME D’ESPRIT
Le prÃfet cheminant sur son cheval se disait: Pourquoi ne serais-je pas ministre, prÃsident du conseil, duc? Voici comment je ferais la guerre… Par ce moyen je jetterais les novateurs dans les fers… LE GLOBE
Aucun argument ne vaut pour dÃtruire l’empire de dix annÃes de rà veries agrÃables. Le marquis ne trouvait pas raisonnable de se fÃcher, mais ne pouvait se rÃsoudre à pardonner.”Si ce Julien pouvait mourir par accident!”se disait-il quelquefois. C est ainsi que cette imagination attristÃe trouvait quelque soulagement à poursuivre les chimäres les plus absurdes. Elles paralysaient l’influence des sages raisonnements de l’abbà Pirard. Un mois se passa ainsi sans que le nÃgociation fÃ¥t un pas.
Dans cette affaire de famille, comme dans celles de la politique, le marquis avait des aperáus brillants dont il s’enthousiasmait pendant trois jours. Alors, un plan de conduite ne lui plaisait pas parce qu’il Ãtait Ãtayà par de bons raisonnements; mais les raisonnements ne trouvaient grÃce à ses yeux qu’autant qu’ils appuyaient son plan favori. Pendant trois jours, il travaillait avec toute l’ardeur et l’enthousiasme d’un poäte, à amener les choses à une certaine position; le lendemain, il n’y songeait plus.
D’abord Julien fut dÃconcertà des lenteurs du marquis; mais, apräs quelques semaines, il commenáa à deviner que M. de La Mole n’avait, dans cette affaire, aucun plan arrà tÃ.
Mme de La Mole et toute la maison croyaient que Julien voyageait en province pour l’administration de s’terres, il Ãtait cachà au presbytäre de l’abbà Pirard, et voyait Mathilde presque tous les jours; elle, chaque matin, allait passer une heure avec son päre, mais quelquefois ils Ãtaient des semaines entiäres sans parler de l’affaire qui occupait toutes leurs pensÃes.
– Je ne veux pas savoir oó est cet homme, lui dit un jour le marquis; envoyez-lui cette lettre. Mathilde lut:
“Les terres de Languedoc rendent 20.600 fr. Je donne 10.600 fr. à ma fille, et 10.000 fr. à M. Julien Sorel. Je donne les terres mà mes, bien entendu. Dites au notaire de dresser deux actes de donation sÃparÃs, et de me les apporter demain; apräs quoi, plus de relations entre nous. Ah! Monsieur, devais-je m’attendre à tout ceci?
“Le marquis DE LA MOLE.”
– Je vous remercie beaucoup, dit Mathilde gaiement. Nous allons nous fixer au chÃteau d’Aiguillon, entre Agen et Marmande. On dit que c’est un pays aussi beau que l’Italie.
Cette donation surprit extrà mement Julien. Il n’Ãtait plus l’homme sÃväre et froid que nous avons connu. La destinÃe de son fils absorbait d’avance toutes ses pensÃes. Cette fortune imprÃvue et assez considÃrable pour un homme si pauvre en fit un ambitieux. Il se voyait, à sa femme ou à lui 36.000 livres de rente. Pour Mathilde, tous ses sentiments Ãtaient absorbÃs dans son adoration pour son mari, car c’est ainsi que son orgueil appelait toujours Julien. Sa grande, son unique ambition Ãtait de faire reconnaÃ¥tre son mariage. Elle passait sa vie à s’exagÃrer la haute prudence qu’elle avait montrÃe en liant son sort à celui d’un homme supÃrieur. Le mÃrite personnel Ãtait à la mode dans sa tà te.
L’absence presque continue, la multiplicità des affaires, le peu de temps que l’on avait pour parler d’amour, vinrent complÃter le bon effet de la sage politique autrefois inventÃe par Julien.
Mathilde finit par s’impatienter de voir si peu l’homme qu’elle Ãtait parvenue à aimer rÃellement.
Dans un moment d’humeur, elle Ãcrivit à son päre, et commenáa sa lettre comme Othello:
“Que j’aie prÃfÃrà Julien aux agrÃments que la sociÃtà offrait à la fille de M. le marquis de La Mole, mon choix le prouve assez. Ces plaisirs de considÃration et de petite vanità sont nuls pour moi. Voici bientìt six semaines que je vis sÃparÃe de mon mari. C’est assez pour vous tÃmoigner mon respect. Avant jeudi prochain, je quitterai la maison paternelle. Vos bienfaits nous ont enrichis. Personne ne connaÃ¥t mon secret, que le respectable abbà Pirard. J’irai chez lui, il nous mariera, et une heure apräs la cÃrÃmonie, nous serons en route pour le Languedoc, et ne reparaÃ¥trons jamais à Paris que d’apräs vos ordres. Mais ce qui me perce le coeur, c’est que tout ceci va faire anecdote piquante contre moi, contre vous. Les Ãpigrammes d’un public sot ne peuvent-elles pas obliger notre excellent Norbert à chercher querelle à Julien? Dans cette circonstance, je le connais, je n’aurais aucun empire sur lui. Nous trouverions dans son Ãme du plÃbÃien rÃvoltÃ. Je vous en conjure à genoux, ì mon päre! venez assister à mon mariage, dans l’Ãglise de M. Pirard, jeudi prochain. Le piquant de l’anecdote maligne sera adouci, et la vie de votre fils unique, celle de mon mari seront assurÃes, etc., etc.”
L’Ãme du marquis fut jetÃe par cette lettre dans un Ãtrange embarras. Il fallait donc à la fin prendre un parti Toutes les petites habitudes, tous les amis vulgaires avaient perdu leur influence.
Dans cette Ãtrange circonstance, les grands traits du caractäre, imprimÃs par les ÃvÃnements de la jeunesse, reprirent tout leur empire. Les malheurs de l’Ãmigration en avaient fait un homme à imagination. Apräs avoir joui pendant deux ans d’une fortune immense et de toutes les distinctions de la cour, 1790 l’avait jetà dans les affreuses misäres des ÃmigrÃs. Cette dure Ãcole avait changà une Ãme de vingt-deux ans. Au fond, il Ãtait campà au milieu de ses richesses actuelles, plus qu’il n’en Ãtait dominÃ. Mais cette mà me imagination qui avait prÃservà son Ãme de la gangräne de l’or, l’avait jetà en proie à une folle passion pour voir sa tille dÃcorÃe d’un beau titre. Pendant les six semaines qui venaient de s’Ãcouler, tantìt poussà par un caprice, le marquis avait voulu enrichir Julien, la pauvretà lui semblait ignoble, dÃshonorante pour lui M. de La Mole, impossible chez l’Ãpoux de sa fille; il jetait l’argent. Le lendemain, son imagination prenant un autre cours, il lui semblait que Julien allait entendre le langage muet de cette gÃnÃrosità d’argent, changer de nom, s’exiler en AmÃrique, Ãcrire à Mathilde qu’il Ãtait mort pour elle… M. de La Mole supposait cette lettre Ãcrite, il suivait son effet sur le caractäre de sa fille…
Le jour oó il fut tirà de ces songes si jeunes par la lettre rÃelle de Mathilde apräs avoir pensà longtemps à tuer Julien ou à le faire disparaÃ¥tre, il rà vait à lui bÃtir une brillante fortune. Il lui faisait prendre le nom d’une de ses terres, et pourquoi ne lui ferait-il pas passer sa pairie? M. le duc de Chaulnes, son beau-päre, lui avait parlà plusieurs fois, depuis que son fils unique avait Ãtà tuà en Espagne, du dÃsir de transmettre son titre à Norbert…
“L’on ne peut refuser à Julien une singuliäre aptitude aux affaires, de la hardiesse, peut-à tre mà me du brillant se disait le marquis… mais au fond de ce caractäre, je trouve quelque chose d’effrayant. C’est l’impression qu’il produit sur tout le monde. Donc il y a là quelque chose de rÃel”(plus ce point rÃel Ãtait difficile à saisir, plus il effrayait l’Ãme imaginative du vieux marquis).
“Ma fille me le disait fort adroitement l’autre jour (dans une lettre supprimÃe): “Julien ne s’est affilià à aucun salon, à aucune coterie.”Il ne s’est mÃnagà aucun appui contre moi, pas la plus petite ressource si je l’abandonne… Mais est-ce là ignorance de l’Ãtat actuel de la sociÃtÃ?… Deux ou trois fois je lui ai dit: Il n’y a de candidature rÃelle et profitable, que celle des salons…
“Non, il n’a pas le gÃnie adroit et cauteleux d’un procureur qui ne perd ni une minute ni une opportunitÃ… Ce n’est point un caractäre à la Louis XI. D’un autre cìtÃ, je lui vois les maximes les plus antigÃnÃreuses… Je m’y perds… Se rÃpÃterait-il ces maximes, pour servir de digue à ses passions?
“Du reste, une chose surnage: il est impatient du mÃpris, je le tiens par lÃ.
“Il n’a pas la religion de la haute naissance, il est vrai, il ne nous respecte pas d’instinct… C’est un tort, mais enfin, l’Ãme d un sÃminariste devrait n’à tre impatiente que du manque de jouissance et d’argent. Lui, bien diffÃrent, ne peut supporter le mÃpris à aucun prix.”
Pressà par la lettre de sa fille, M. de La Mole vit la nÃcessità de se dÃcider: “Enfin, voici la grande question: l’audace de Julien est-elle allÃe jusqu’à entreprendre de faire la cour à ma fille, parce qu’il sait que je l’aime avant tout, et que j’ai cent mille Ãcus de rente?
“Mathilde proteste du contraire… Non, mon Julien, voilà un point sur lequel je ne veux pas me laisser faire illusion.
“Y a-t-il eu amour vÃritable, imprÃvu? ou bien dÃsir vulgaire de s’Ãlever à une belle position? Mathilde est clairvoyante, elle a senti d’abord que ce soupáon peut le perdre aupräs de moi, de là cet aveu: c’est elle qui s’est avisÃe de l’aimer la premiäre…
“Une fille d’un caractäre si altier se serait oubliÃe jusqu’à faire des avances matÃrielles!… Lui serrer le bras au jardin, un soir, quelle horreur! comme si elle n’avait pas eu cent moyens moins indÃcents de lui faire connaÃ¥tre qu’elle le distinguait.
Qui s’excuse s’accuse; je me dÃfie de Mathilde…”Ce jour-lÃ, les raisonnements du marquis Ãtaient plus concluants qu’à l’ordinaire. Cependant l’habitude l’emporta il rÃsolut de gagner du temps et d’Ãcrire à sa fille. Car on s’Ãcrivait d’un cìtà de l’hìtel à l’autre; M. de La Mole n’osait discuter avec Mathilde et lui tenir tà te. Il avait peur de tout finir par une concession subite.
LETTRE
“Gardez-vous de faire de nouvelles folies voici un brevet de lieutenant de hussards, pour M. le chevalier Julien Sorel de La Vernaye. Vous voyez ce que je fais pour lui. Ne me contrariez pas, ne m’interrogez pas. Qu’il parte dans vingt-quatre heures, pour se faire recevoir à Strasbourg, oó est son rÃgiment. Voici un mandat sur mon banquier; qu’on m’obÃisse.”
L’amour et la joie de Mathilde n’eurent plus de bornes; elle voulut profiter de la victoire, et rÃpondit à l’instant:
“M. de La Vernaye serait à vos pieds, Ãperdu de reconnaissance, s’il savait tout ce que vous daignez faire pour lui. Mais au milieu de cette gÃnÃrositÃ, mon päre m’a oubliÃe, l’honneur de votre fille est en danger. Une indiscrÃtion peut faire une tache Ãternelle et que vingt mille Ãcus de rente ne rÃpareraient pas. Je n’enverrai le brevet à M. de La Vernaye que si vous me donnez votre parole que, dans le courant du mois prochain, mon mariage sera cÃlÃbrà en public, à Villequier. Bientìt apräs cette Ãpoque, que je vous supplie de ne pas outrepasser, votre fille ne pourra paraÃ¥tre en public qu’avec le nom de Mme de La Vernaye. Que je vous remercie, cher papa, de m’avoir sauvÃe de ce nom de Sorel, etc., etc.”
Le rÃponse fut imprÃvue.
“ObÃissez, ou je me rÃtracte de tout. Tremblez, jeune imprudente. Je ne sais pas encore ce que c’est que votre Julien, et vous-mà me vous le savez moins que moi. Qu’il parte pour Strasbourg, et songe à marcher droit. Je ferai connaÃ¥tre mes volontÃs d’ici à quinze jours.”
Cette rÃponse si ferme Ãtonna Mathilde. Je ne connais pas Julien; ce mot la jeta dans une rà verie, qui bientìt finit par les suppositions les plus enchanteresses; mais elle les croyait la vÃritÃ.”L’esprit de mon Julien n’a pas revà tu le petit uniforme mesquin des salons, et mon päre ne croit pas à sa supÃrioritÃ, prÃcisÃment à cause de ce qui la prouve…
“Toutefois, si je n’obÃis pas à cette vellÃità de caractäre, je vois la possibilità d’une scäne publique; un Ãclat abaisse ma position dans le monde, et peut me rendre moins aimable aux yeux de Julien. Apräs l’Ãclat… pauvretà pour dix ans; et la folie de choisir un mari à cause de son mÃrite ne peut se sauver du ridicule que par la plus brillante opulence. Si je vis loin de mon päre, à son Ãge, il peut m’oublier… Norbert Ãpousera une femme aimable adroite: le vieux Louis XIV fut sÃduit par la duchesse de Bourgogne…”
Elle se dÃcida à obÃir, mais se garda de communiquer la lettre de son päre à Julien, ce caractäre farouche eñt pu à tre portà à quelque folie.
Le soir, lorsqu’elle apprit à Julien qu’il Ãtait lieutenant de hussards, sa joie fut sans bornes. On peut se la figurer par l’ambition de toute sa vie, et par la passion qu’il avait maintenant pour son fils. Le changement de nom le frappait d’Ãtonnement.
“Apräs tout, pensait-il, mon roman est fini, et à moi seul tout le mÃrite. J’ai su me faire aimer de ce monstre d’orgueil, ajoutait-il en regardant Mathilde; son päre ne peut vivre sans elle, et elle sans moi.”
CHAPITRE XXXV
UN ORAGE
Mon Dieu, donnez-moi la mÃdiocritÃ! MIRABEAU.
Son Ãme Ãtait absorbÃe, il ne rÃpondait qu’à demi à la vive tendresse qu’elle lui tÃmoignait. Il restait silencieux et sombre. Jamais il n’avait paru si grand, si adorable aux yeux de Mathilde. Elle redoutait quelque subtilità de son orgueil qui viendrait dÃranger toute la position.
Presque tous les matins, elle voyait l’abbà Pirard arriver à l’hìtel. Par lui, Julien ne pouvait-il pas avoir pÃnÃtrà quelque chose des intentions de son päre? Le marquis lui-mà me, dans un moment de caprice, ne pouvait-il pas lui avoir Ãcrit? Apräs un aussi grand bonheur comment expliquer l’air sÃväre de Julien? Elle n’osa l’interroger.
Elle n’osa! elle, Mathilde! Il y eut, däs ce moment, dans son sentiment pour Julien, du vague, de l’imprÃvu, presque de la terreur. Cette Ãme säche sentit de la passion tout ce qui en est possible dans un à tre Ãlevà au milieu de cet excäs de civilisation que Paris admire.
Le lendemain de grand matin, Julien Ãtait au presbytäre de l’abbà Pirard. Des chevaux de poste arrivaient dans la cour avec une chaise dÃlabrÃe, louÃe à la poste voisine.
– Un tel Ãquipage n’est plus de saison, lui dit le sÃväre abbà d’un air rechignÃ. Voici vingt mille francs, dont M. de La Mole vous fait cadeau; il vous engage à les dÃpenser dans l’annÃe, mais en tÃchant de vous donner le moins de ridicules possibles. (Dans une somme aussi forte, jetÃe à un jeune homme, le prà tre ne voyait qu’une occasion de pÃcher.)
“Le marquis ajoute: M. Julien de La Vernaye aura reáu cet argent de son päre, qu’il est inutile de dÃsigner autrement. M. de La Vernaye jugera peut-à tre convenable de faire un cadeau à M. Sorel, charpentier à Verriäres, qui soigna son enfance… Je pourrai me charger de cette partie de la commission, ajouta l’abbÃ; j’ai enfin dÃterminà M. de La Mole à transiger avec cet abbà de Frilair, si jÃsuite. Son crÃdit est dÃcidÃment trop fort pour le nìtre. La reconnaissance implicite de votre haute naissance par cet homme qui gouverne Besanáon, sera une des conditions tacites de l’arrangement.
Julien ne fut plus maÃ¥tre de son transport, il embrassa l’abbÃ, il se voyait reconnu.
– Fi donc! dit M. Pirard en le repoussant, que veut dire cette vanità mondaine?… Quant à Sorel et à ses fils, je leur offrirai, en mon nom, une pension annuelle, de cinq cents francs, qui leur sera payÃe à chacun, tant que je serai content d’eux.
Julien Ãtait dÃjà froid et hautain. Il remercia, mais en termes träs vagues et n’engageant à rien.”Serait-il bien possible, se disait-il que je fusse le fils naturel de quelque grand seigneur exilà dans nos montagnes par le terrible NapolÃon?”A chaque instant, cette idÃe lui semblait moins improbable…”Ma haine pour mon päre serait une preuve… Je ne serais plus un monstre!”
Peu de jours apräs ce monologue, le quinziäme rÃgiment de hussards, l’un des plus brillants de l’armÃe, Ãtait en bataille sur la place d’armes de Strasbourg. M. le chevalier de La Vernaye montait le plus beau cheval de l’Alsace, qui lui avait coñtà six mille francs. Il Ãtait reáu lieutenant, sans avoir jamais Ãtà sous-lieutenant que sur les contrìles d’un rÃgiment dont jamais il n’avait ouã parler.
Son air impassible, ses yeux sÃväres et presque mÃchants, sa pÃleur, son inaltÃrable sang-froid commencärent sa rÃputation däs le premier jour. Peu apräs, sa politesse parfaite et pleine de mesure, son adresse au pistolet et aux armes, qu’il fit connaÃ¥tre sans trop d’affectation, Ãloignärent l’idÃe de plaisanter à haute voix sur son compte. Apräs cinq ou six jours d’hÃsitation, l’opinion publique du rÃgiment se dÃclara en sa faveur. Il y a tout dans ce jeune homme, disaient les vieux officiers goguenards, exceptà de la jeunesse.
De Strasbourg, Julien Ãcrivit à M. ChÃlan, l’ancien curà de Verriäres, qui touchait maintenant aux bornes de l’extrà me vieillesse.
“Vous aurez appris avec une joie, dont je ne doute pas les ÃvÃnements qui ont portà ma famille à m’enrichir. Voici cinq cents francs que je vous prie de distribuer sans bruit, ni mention aucune de mon nom, aux malheureux, pauvres maintenant comme je le fus autrefois, et que sans doute vous secourez comme autrefois vous m’avez secouru.
Julien Ãtait ivre d’ambition et non pas de vanità toutefois il donnait une grande part de son attention à l’apparence extÃrieure. Ses chevaux, ses uniformes, les livrÃes de ses gens Ãtaient tenus avec une correction qui aurait fait honneur à la ponctualità d’un grand seigneur anglais. A peine lieutenant, par faveur et depuis deux jours, il calculait dÃjà que, pour commander en chef à trente ans, au plus tard, comme tous les grands gÃnÃraux il fallait à vingt-trois à tre plus que lieutenant. Il nà pensait qu’à la gloire et à son fils.
Ce fut au milieu des transports de l’ambition la plus effrÃnÃe qu’il fut surpris par un jeune valet de pied de l’hìtel de La Mole, qui arrivait en courrier.
“Tout est perdu, lui Ãcrivait Mathilde, accourez le plus vite possible, sacrifiez tout, dÃsertez s’il le faut. A peine arrivÃ, attendez-moi dans un fiacre, präs la petite porte du jardin, au n¯… de la rue… J’irai vous parler, peut-à tre pourrai-je vous introduire dans le jardin. Tout est perdu, et je le crains, sans ressource; comptez sur moi, vous me trouverez dÃvouÃe et ferme dans l’adversitÃ. Je vous aime.
En quelques minutes, Julien obtint une permission du colonel, et partit de Strasbourg à franc Ãtrier; mais l’affreuse inquiÃtude qui le dÃvorait ne lui permit pas de continuer cette faáon de voyager au-delà de Metz. Il se jeta dans une chaise de poste; et ce fut avec une rapidità presque incroyable qu’il arriva au lieu indiquÃ, präs la petite porte du jardin de l’hìtel de La Mole. Cette porte s’ouvrit, et à l’instant Mathilde, oubliant tout respect humain, se prÃcipita dans ses bras. Heureusement il n’Ãtait que cinq heures du matin, et la rue Ãtait encore dÃserte.
– Tout est perdu; mon päre, craignant mes larmes, est parti dans la nuit de jeudi. Pour oó? personne ne le sait. Voici sa lettre, lisez. Et elle monta dans le fiacre avec Julien.
“Je pouvais tout pardonner, exceptà le projet de vous sÃduire parce que vous à tes riche. VoilÃ, malheureuse fille, l’affreuse vÃritÃ. Je vous donne ma parole d’honneur que je ne consentirai jamais à un mariage avec cet homme. Je lui assure dix mille livres de rente s’il veut vivre au loin, hors des frontiäres de France, ou mieux”encore en AmÃrique. Lisez la lettre que je reáois en rÃponse aux renseignements que j’avais demandÃs. L’impudent m’avait engagà lui-mà me à Ãcrire à Mme de Rà nal. Jamais je ne lirai une ligne de vous relative à cet homme. Je prends en horreur Paris et vous. Je vous engage à recouvrir du plus grand secret ce qui doit arriver. Renoncez franchement à un homme vil, et vous retrouverez un päre.”
– Oó est la lettre de Mme de Rà nal? dit froidement Julien.
– La voici. Je n’ai voulu te la montrer qu’apräs que tu aurais Ãtà prÃparÃ.
LETTRE
“Ce que je dois à la cause sacrÃe de la religion et de la morale m’oblige, monsieur, a la dÃmarche pÃnible que je viens accomplir aupräs de vous; une rägle qui ne peut faillir m’ordonne de nuire en ce moment à mon prochain, mais afin d’Ãviter un plus grand scandale. La douleur que j’Ãprouve doit à tre surmontÃe par le sentiment du devoir. Il n’est que trop vrai, monsieur, la conduite de la personne au sujet de laquelle vous me demandez toute la vÃritÃ, a pu sembler inexplicable ou mà me honnà te. On a pu croire convenable de cacher ou de dÃguiser une partie de la rÃalitÃ, la prudence le voulait aussi bien que la religion. Mais cette conduite que vous dÃsirez connaÃ¥tre, a Ãtà dans le fait extrà mement condamnable et plus que je ne puis le dire. Pauvre et avide, c’est à l’aide de l’hypocrisie la plus consommÃe, et par la sÃduction d’une femme faible et malheureuse, que cet homme a cherchà à se faire un Ãtat et à devenir quelque chose. C’est une partie de”mon pÃnible devoir d’ajouter que je suis obligÃe de croire que M. J… n’a aucun principe de religion. En”conscience, je suis contrainte de penser qu’un de ses moyens pour rÃussir dans une maison est de chercher à sÃduire la femme qui a le principal crÃdit. Couvert par une apparence de dÃsintÃressement et par des phrases de roman, son grand et unique objet est de parvenir à disposer du maÃ¥tre de la maison et de sa fortune. Il laisse apräs lui le malheur et des regrets Ãternels, etc., etc., etc.”
Cette lettre, extrà mement longue et à demi effacÃe par des larmes Ãtait bien de la main de Mme de Rà nal elle Ãtait mà me Ãcrite avec plus de soin qu’à l’ordinaire.
– Je ne puis blÃmer M. de La Mole, dit Julien apräs l’avoir finie; il est juste et prudent. Quel päre voudrait donner sa fille chÃrie à un tel homme! Adieu!
Julien sauta à bas du fiacre et courut à sa chaise de poste arrà tÃe au bout de la rue. Mathilde, qu’il semblait avoir oubliÃe, fit quelques pas pour le suivre; mais les regards des marchands qui s’avanáaient sur la porte de leurs boutiques, et desquels elle Ãtait connue, la forcärent à rentrer prÃcipitamment au jardin.
Julien Ãtait parti pour Verriäres. Dans cette route rapide, il ne put Ãcrire à Mathilde comme il en avait le projet, sa main ne formait sur le papier que des traits illisibles.
Il arriva à Verriäres un dimanche matin. Il entra chez l’armurier du pays qui l’accabla de compliments sur sa rÃcente fortune. C’Ãtait la nouvelle du pays.
Julien eut beaucoup de peine à lui faire comprendre qu’il voulait une paire de pistolets. L’armurier sur sa demande chargea les pistolets.
Les trois coups sonnaient; c’est un signal bien connu dans les villages de France, et qui, apräs les diverses sonneries de la matinÃe, annonce le commencement immÃdiat de la messe.
Julien entra dans l’Ãglise neuve de Verriäres. Toutes les fenà tres hautes de l’Ãdifice Ãtaient voilÃes avec des rideaux cramoisis. Julien se trouva à quelques pas derriäre le banc de Mme de Rà nal. Il lui sembla qu’elle priait avec ferveur. La vue de cette femme qui l’avait tant aimà fit trembler le bras de Julien d’une telle faáon, qu’il ne put d’abord exÃcuter son dessein. Je ne le puis, se disait-il à lui-mà me; physiquement, je ne le puis.
En ce moment, le jeune clerc qui servait la messe sonna pour l’ÃlÃvation. Mme de Rà nal baissa la tà te qui un instant se trouva presque entiärement cachÃe par les plis de son chÃle. Julien ne la reconnaissait plus aussi bien; il tira sur elle un coup de pistolet et la manqua; il tira un second coup, elle tomba.
CHAPITRE XXXVI
DêTAILS TRISTES
Ne vous attendez point de ma part à de la faiblesse. Je me suis vengÃ. J’ai mÃrità la mort et me voici. Priez pour mon Ãme. SCHILLER
Julien resta immobile, il ne voyait plus. Quand il revint un peu à lui, il aperáut tous les fidäles qui s’enfuyaient de l’Ãglise; le prà tre avait quittà l’autel. Julien se mit à suivre d’un pas assez lent quelques femmes qui s’en allaient en criant. Une femme, qui voulait fuir plus vite que les autres, le poussa rudement, il tomba. Ses pieds s’Ãtaient embarrassÃs dans une chaise renversÃe par la foule; en se relevant, il se sentit le cou serrÃ; c’Ãtait un gendarme en grande tenue qui l’arrà tait. Machinalement Julien voulut avoir recours à ses petits pistolets; mais un second gendarme s’emparait de ses bras.
Il fut conduit à la prison. On entra dans une chambre, on lui mit les fers aux mains, on le laissa seul, la porte se ferma sur lui à double tour; tout cela fut exÃcutà träs vite, et il y fut insensible.
“Ma foi, tout est fini, dit-il tout haut en revenant à lui… Oui, dans quinze jours la guillotine… ou se tuer d’ici lÃ.”
Son raisonnement n’allait pas plus loin il se sentait la tà te comme si elle eñt Ãtà serrÃe avec violence. Il regarda pour voir si quelqu’un le tenait. Apräs quelques instants, il s’endormit profondÃment.
Mme de Rà nal n’Ãtait pas blessÃe mortellement. La premiäre balle avait percà son chapeau; comme elle se retournait le second coup Ãtait parti. La balle l’avait frappÃe à l’Ãpaule et, chose Ãtonnante, avait Ãtà renvoyÃe par l’os de l’Ãpaule, que pourtant elle cassa, contre un pilier gothique, dont elle dÃtacha un Ãnorme Ãclat de pierre.
Quand, apräs un pansement long et douloureux, le chirurgien, homme grave, dit à Mme de Rà nal: je rÃponds de votre vie comme de la mienne, elle fut profondÃment affligÃe.
Depuis longtemps, elle dÃsirait sincärement la mort. La lettre qui lui avait Ãtà imposÃe par son confesseur actuel, et qu’elle avait Ãcrite à M. de La Mole, avait donnà le dernier coup à cet à tre affaibli par un malheur trop constant. Ce malheur Ãtait l’absence de Julien; elle l’appelait, elle, le remords. Le directeur, jeune ecclÃsiastique vertueux et fervent, nouvellement arrivà de Dijon, ne s’y trompait pas.
“Mourir ainsi, mais non de ma main, ce n’est point un pÃchÃ, pensait Mme de RÃ nal. Dieu me pardonnera peut-Ã tre de me rÃjouir de ma mort. Elle n’osait ajouter: Et mourir de la main de Julien, c’est le comble des fÃlicitÃs”
A peine fut-elle dÃbarrassÃe de la prÃsence du chirurgien et de tous les amis accourus en foule, qu’elle fit appeler êlisa sa femme de chambre
– Le geìlier, lui dit-elle en rougissant beaucoup, est un homme cruel. Sans doute il va le maltraiter, croyant en cela faire une chose agrÃable pour moi… Cette idÃe m’est insupportable. Ne pourriez-vous pas aller comme de vous-mà me remettre au geìlier ce petit paquet qui contient quelques louis? Vous lui direz que la religion ne permet pas qu’il le maltraite… Il faut surtout qu’if n’aille pas parler de cet envoi d’argent.
C’est à la circonstance dont nous venons de parler que Julien dut l’humanità du geìlier de Verriäres; c’Ãtait toujours ce M. Noiroud, ministÃriel parfait, auquel nous avons vu la prÃsence de M. Appert faire une si belle peur.
Un juge parut dans la prison.
– J’ai donnà la mort avec prÃmÃditation, lui dit Julien; j’ai achetà et fait charger les pistolets chez un tel, l’armurier. L’article 1342 du code pÃnal est clair, je mÃrite la mort et je l’attends.
Le petit esprit du juge ne comprenant pas cette franchise, il multipliait les questions pour faire en sorte que l’accusà se coupÃt dans ses rÃponses.
– Mais ne voyez-vous pas, lui dit Julien en souriant, que je me fais aussi coupable que vous pouvez le dÃsirer? Allez, monsieur, vous ne manquerez pas la proie que vous poursuivez. Vous aurez le plaisir de condamner. Epargnez-moi votre prÃsence.
Il me reste un ennuyeux devoir à remplir, pensa Julien, il faut Ãcrire à Mlle de La Mole.
“Je me suis vengÃ, lui disait-il. Malheureusement, mon nom paraÃ¥tra dans les journaux, et je ne puis m’Ãchapper de ce monde incognito. Je vous en demande pardon. Je mourrai dans deux mois. La vengeance a Ãtà atroce, comme la douleur d’à tre sÃparà de vous. De ce moment, je m’interdis d’Ãcrire et de prononcer votre nom. Ne parlez jamais de moi, mà me à mon fils: le silence est la seule faáon de m’honorer. Pour le commun des hommes, je serai un assassin vulgaire… Permettez-moi la vÃrità en ce moment suprà me: vous m’oublierez. Cette grande catastrophe dont je vous conseille de ne jamais ouvrir la bouche à à tre vivant, aura Ãpuisà pour plusieurs annÃes tout ce que je voyais de romanesque et de trop aventureux dans votre caractäre. Vous Ãtiez faite pour vivre avec les hÃros du moyen Ãge; montrez en cette occurrence leur ferme caractäre. Que ce qui doit se passer soit accompli en secret et sans vous compromettre. Vous prendrez un faux nom, et n’aurez pas de confident. Sil vous faut absolument le secours d’un ami, je vous lägue l’abbà Pirard.
“Ne parlez à nul autre, surtout pas de gens de votre”classe: les de Luz, les Caylus.
“Un an apräs ma mort, Ãpousez M. de Croisenois, je vous en prie, je vous l’ordonne comme votre Ãpoux. Ne m’Ãcrivez point, je ne rÃpondrais pas. Bien moins mÃchant que Iago, à ce qu’il me semble, je vais dire comme lui: From this time forth I never will speak word.
“On ne me verra ni parler ni Ãcrire; vous aurez eu”mes derniäres paroles comme mes derniäres adorations.
J. S.”
Ce fut apräs avoir fait partir cette lettre que, pour la premiäre fois Julien, un peu revenu à lui, fut träs malheureux. Chacune des espÃrances de l’ambition dut à tre arrachÃe successivement de son coeur par ce grand mot: “Je mourrai, il faut mourir.”La mort en elle-mà me n’Ãtait pas horrible à ses yeux. Toute sa vie n’avait Ãtà qu’une longue prÃparation au malheur, et il n’avait eu garde d’oublier celui qui passe pour le plus grand de tous.
“Quoi donc! se disait-il, si dans soixante jours je devais me battre en duel avec un homme träs fort sur les armes, est-ce que j’aurais la faiblesse d’y penser sans cesse, et la terreur dans l’Ãme?”il passa plus d’une heure à chercher à se bien connaÃ¥tre sous ce rapport.
Quand il eut vu clair dans son Ãme, et que la vÃrità parut devant ses yeux aussi nettement qu’un des piliers de sa prison, il pensa au remords.
“Pourquoi en aurais-je? J’ai Ãtà offensà d’une maniäre atroce; j ai tuÃ, je mÃrite la mort, mais voilà tout. Je meurs apräs avoir soldà mon compte envers l’humanitÃ. Je ne laisse aucune obligation non remplie, je ne dois rien à personne; ma mort n’a rien de honteux que l’instrument: cela seul, il est vrai, suffit richement pour ma honte aux yeux des bourgeois de Verriäres, mais sous le rapport intellectuel, quoi de plus mÃprisable! Il me reste un moyen d’à tre considÃrable à leurs yeux: c’est de jeter au peuple des piäces d’or en allant au supplice. Ma mÃmoire, liÃe à l’idÃe de l’or, sera resplendissante pour eux.”
Apräs ce raisonnement, qui au bout d’une minute lui sembla Ãvident: “Je n’ai plus rien à faire sur la terre”, se dit Julien, et il s’endormit profondÃment.
Vers les neuf heures du soir, le geìlier le rÃveilla en lui apportant à souper.
– Que dit-on dans Verriäres?
– Monsieur Julien, le serment que j’ai prà tà devant le crucifix, à la cour royale, le jour que je fus installà dans ma place, m’oblige au silence.
Il se taisait, mais restait. La vue de cette hypocrisie vulgaire amusa Julien.”Il faut, pensa-t-il, que je lui fasse attendre longtemps les cinq francs qu’il dÃsire pour me vendre sa conscience.”
Quand le geìlier vit le repas finir sans tentative de sÃduction:
– L’amitià que j’ai pour vous, monsieur Julien, dit-il d’un air faux et doux, m’oblige à parler, quoiqu’on dise que c’est contre l’intÃrà t de la justice, parce que cela peut vous servir à arranger votre dÃfense… Monsieur Julien, qui est bon garáon, sera bien content si je lui apprends que Mme de Rà nal va mieux.
– Quoi! elle n’est pas morte? s’Ãcria Julien en se levant de table hors de lui.
– Quoi! vous ne saviez rien! dit le geìlier d’un air stupide qui bientìt devint de la cupidità heureuse. Il sera bien juste que monsieur donne quelque chose au chirurgien qui, d apräs la loi et justice, ne devait pas parler. Mais pour faire plaisir à monsieur, je suis allà chez lui, et il m’a tout contÃ…
– Enfin, la blessure n’est pas mortelle, lui dit Julien impatientà en s’avanáant vers lui, tu m’en rÃponds sur ta vie?
Le geìlier, gÃant de six pieds de haut eut peur et se retira vers la porte. Julien vit qu’il prenait une mauvaise route pour arriver à la vÃritÃ, il se rassit et jeta un napolÃon à M. Noiroud.
A mesure que le rÃcit de cet homme prouvait à Julien que la blessure de Mme de Rà nal n’Ãtait pas mortelle, il se sentait gagnà par les larmes.
– Sortez! lui dit-il brusquement.
Le geìlier obÃit. A peine la porte fut-elle fermÃe: “Grand Dieu! elle n’est pas morte!”s’Ãcria Julien, et il tomba à genoux, pleurant à chaudes larmes.
Dans ce moment suprà me, il Ãtait croyant. Qu’importent les hypocrisies des prà tres? peuvent-elles ìter quelque chose à la vÃrità et à la sublimità de l’idÃe de Dieu?
Seulement alors, Julien commenáa à se repentir du crime commis. Par une coãncidence qui lui Ãvita le dÃsespoir, en cet instant seulement, venait de cesser l’Ãtat d’irritation physique et de demi-folie oó il Ãtait plongà depuis son dÃpart de Paris pour Verriäres.
Ses larmes avaient une source gÃnÃreuse, il n’avait aucun doute sur la condamnation qui l’attendait.
“Ainsi elle vivra! se disait-il… Elle vivra pour me pardonner et pour m’aimer…”
Le lendemain matin fort tard, quand le geìlier le rÃveilla:
– Il faut que vous ayez un fameux coeur, monsieur Julien, lui dit cet homme. Deux fois je suis venu et j’ai fait conscience de vous rÃveiller. Voici deux bouteilles d’excellent vin que vous envoie M. Maslon notre curÃ.
– Comment? ce coquin est encore ici? dit Julien.
– Oui, monsieur, rÃpondit le geìlier en baissant la voix, mais ne parlez pas si haut, cela pourrait vous compromettre.
Julien rit de bon coeur.
– Au point oó j’en suis, mon ami, vous seul pourriez me nuire si vous cessiez d’à tre doux et humain… Vous serez bien payÃ, dit Julien en s’interrompant et reprenant l’air impÃrieux.
Cet air fut justifià à l’instant par le don d’une piäce de monnaie.
M. Noiroud raconta de nouveau et dans les plus grands dÃtails tout ce qu’il avait appris sur Mme de Rà nal, mais il ne parla point de la visite de Mlle êlisa.
Cet homme Ãtait bas et soumis autant que possible. Une idÃe traversa la tà te de Julien: “Cette espäce de gÃant difforme peut gagner trois ou quatre cents francs, car sa prison n’est guäre frÃquentÃe; je puis lui assurer dix mille francs, s’il veut se sauver en Suisse avec moi… La difficultà sera de le persuader de ma bonne foi.”L’idÃe du long colloque à avoir avec un à tre aussi vil inspira du dÃgoñt à Julien, il pensa à autre chose.
Le soir, il n’Ãtait plus temps. Une chaise de poste vint le prendre à minuit. Il fut träs content des gendarmes, ses compagnons de voyage. Le matin, lorsqu’il arriva à la prison de Besanáon, on eut la bontà de le loger dans l’Ãtage supÃrieur d’un donjon gothique. Il jugea l’architecture du commencement du XIXe siäcle; il en admira la grÃce et le lÃgäretà piquante. Par un Ãtroit intervalle entre deux murs au-delà d’une cour profonde, il avait une ÃchappÃe de vue superbe.
Le lendemain, il y eut un interrogatoire, apräs quoi, pendant plusieurs jours, on le laissa tranquille. Son Ãme Ãtait calme. Il ne trouvait rien que de simple dans son affaire: “J’ai voulu tuer, je dois à tre tuÃ.”
Sa pensÃe ne s’arrà ta pas davantage à ce raisonnement. Le jugement, l’ennui de paraÃ¥tre en public la dÃfense il considÃrait tout cela comme de lÃgers embarras, des cÃrÃmonies ennuyeuses auxquelles il serait temps de songer le jour mà me. Le moment de la mort ne l’arrà tait guäre plus: “J’y songerai apräs le jugement.”La vie n’Ãtait point ennuyeuse pour lui, il considÃrait toutes choses sous un nouvel aspect, il n’avait plus d’ambition. Il pensait rarement à Mlle de La Mole. Ses remords l’occupaient beaucoup et lui prÃsentaient souvent l’image de Mme de Rà nal, surtout pendant le silence des nuits troublà seulement, dans ce donjon ÃlevÃ, par le chant dà l’orfraie!
Il remerciait le ciel de ne l’avoir pas blessÃe à mort.”Chose Ãtonnante! se disait-il, je croyais que par sa lettre à M. de La Mole elle avait dÃtruit à jamais mon bonheur à venir et moins de quinze jours apräs la date de cette lettre, je nà songe plus à tout ce qui m’occupait alors… Deux ou trois mille livres de rente pour vivre tranquille dans un pays de montagnes comme Vergy… J’Ãtais heureux alors… Je ne connaissais pas mon bonheur!”
Dans d’autres instants, il se levait en sursaut de sa chaise.”Si j’avais blessà à mort Mme de Rà nal, je me serais tuÃ… J’ai besoin de cette certitude pour ne pas me faire horreur à moi-mà me.
“Me tuer! voilà la grande question, se disait-il. Ces juges si formalistes, si acharnÃs apräs le pauvre accusÃ, qui feraient pendre le meilleur citoyen pour accrocher la croix… Je me soustrairais à leur empire, à leurs injures en mauvais franáais, que le journal du dÃpartement va appeler de l’Ãloquence…
“Je puis vivre encore cinq ou six semaines, plus ou moins… Me tuer! ma foi non, se dit-il apräs quelques jours, NapolÃon a vÃcu…
“D’ailleurs, la vie m’est agrÃable; ce sÃjour est tranquille; je n’y ai point d’ennuyeux, ajouta-t-il en riant, et il se mit à faire la note des livres qu’il voulait faire venir de Paris”
CHAPITRE XXXVII
UN DONJON
Le tombeau d’un ami.
STERNE.
Il entendit un grand bruit dans le corridor; ce n’Ãtait pas l’heure oó l’on montait dans sa prison; l’orfraie s’envola en criant, la porte s’ouvrit, et le vÃnÃrable curà ChÃlan tout tremblant et la canne à la main, se jeta dans ses bras.
– Ah! grand Dieu! est-il possible, mon enfant… Monstre! devrais-je dire.
Et le bon vieillard ne put ajouter une parole. Julien craignit qu’il ne tombÃt. Il fut obligà de le conduire à une chaise. La main du temps s’Ãtait appesantie sur cet homme autrefois si Ãnergique. Il ne parut plus à Julien que l’ombre de lui-mà me.
Quand il eut repris haleine:
– Avant-hier seulement, je reáois votre lettre de Strasbourg, avec vos cinq cents francs pour les pauvres de Verriäres, on me l’a apportÃe dans la montagne, à Liveru oó je suis retirà chez mon neveu Jean. Hier, J’apprends la catastrophe… O ciel! est-il possible!
Et le vieillard ne pleurait plus, il avait l’air privà d’idÃe, et ajouta machinalement:
– Vous aurez besoin de vos cinq cents francs, je vous les rapporte.
– J’ai besoin de vous voir, mon päre, s’Ãcria Julien attendri. J’ai de l’argent de reste.
Mais il ne put plus obtenir de rÃponse sensÃe. De temps à autre, M. ChÃlan versait quelques larmes qui descendaient silencieusement le long de sa joue; puis il regardait Julien, et Ãtait comme Ãtourdi de le voir lui prendre les mains et les porter à ses lävres. Cette physionomie si vive autrefois, et qui peignait avec tant d’Ãnergie les plus nobles sentiments, ne sortait plus de l’air apathique. Une espäce de paysan vint bientìt chercher le vieillard.
– Il ne faut pas le fatiguer et le faire trop parler, dit-il à Julien, qui comprit que c’Ãtait le neveu.
Cette apparition laissa Julien plongà dans un malheur cruel et qui Ãloignait les larmes. Tout lui paraissait triste et sans consolation; il sentait son coeur glacà dans sa poitrine.
Cet instant fut le plus cruel qu’il eñt Ãprouvà depuis le crime. Il venait de voir la mort, et dans toute sa laideur. Toutes les illusions de grandeur d’Ãme et de gÃnÃrosità s’Ãtaient dissipÃes comme un nuage devant la tempà te.
Cette affreuse situation dura plusieurs heures. Apräs l’empoisonnement moral, il faut des remädes physiques et du vin de Champagne. Julien se fñt estimà un lÃche d’y avoir recours. Vers la fin d’une journÃe horrible, passÃe tout entiäre à se promener dans son Ãtroit donjon: “Que je suis fou! s’Ãcria-t-il. C’est dans le cas oó je devrais mourir comme un autre, que la vue de ce pauvre vieillard aurait dñ me jeter dans cette affreuse tristesse; mais une mort rapide et à la fleur des ans me met prÃcisÃment à l’abri de cette triste dÃcrÃpitude.”
Quelques raisonnements qu’il se fÃ¥t, Julien se trouva attendri comme un à tre pusillanime, et par consÃquent malheureux de cette visite.
Il n’y avait plus rien de rude et de grandiose en lui, plus de vertu romaine; la mort lui apparaissait à une plus grande hauteur, et comme chose moins facile.
“Ce sera là mon thermomätre, se dit-il. Ce soir, je suis à dix degrÃs au-dessous du courage qui me conduit de niveau à la guillotine. Ce matin, je l’avais ce courage. Au reste, qu’importe? pourvu qu’il me revienne au moment nÃcessaire. Cette idÃe de thermomätre l’amusa, et enfin parvint à le distraire.”
Le lendemain à son rÃveil, il eut honte de la journÃe de la veille.”Mon bonheur, ma tranquillità sont enjeu.”Il rÃsolut presque d’Ãcrire à M. le procureur gÃnÃral, pour demander que personne ne fñt admis aupräs de lui.”Et FouquÃ? pensa-t-il. S’il peut prendre sur lui de venir à Besanáon, quelle ne serait pas sa douleur!”
Il y avait deux mois peut-à tre qu’il n’avait songà à FouquÃ.”J’Ãtais un grand sot à Strasbourg, ma pensÃe n’allait pas au-delà du collet de mon habit.”Le souvenir de Fouquà l’occupa beaucoup et le laissa plus attendri. Il se promenait avec agitation.”Me voici dÃcidÃment de vingt degrÃs au-dessous du niveau de la mort… Si cette faiblesse augmente, il vaudra mieux me tuer. Quelle joie pour les abbÃs Maslon et les Valenod, si je meurs comme un cuistre!”
Fouquà arriva, cet homme simple et bon Ãtait Ãperdu de douleur. Son unique idÃe, s’il en avait, Ãtait de vendre tout son bien pour sÃduire le geìlier et faire sauver Julien. Il lui parla longuement de l’Ãvasion de M. de Lavalette.
– Tu me fais peine, lui dit Julien; M. de Lavalette Ãtait innocent, moi je suis coupable. Sans le vouloir, tu me fais songer à la diffÃrence…
“Mais, est-il vrai? Quoi! tu vendrais tout ton bien? dit Julien redevenant tout à coup observateur et mÃfiant.
Fouquà ravi de voir enfin son ami rÃpondre à son idÃe dominante, lui dÃtaille longuement et à cent francs präs, ce qu’il tirerait de chacune de ses propriÃtÃs.
“Quel effort sublime chez un propriÃtaire de province! pensa Julien. Que d’Ãconomies, que de petites demi-lÃsineries qui me faisaient tant rougir lorsque je les lui voyais faire il sacrifie pour moi! Un de ces beaux jeunes gens que j’ai vus à l’hìtel de La Mole, et qui lisent RenÃ, n’aurait aucun de ces ridicules; mais exceptà ceux qui sont fort jeunes et encore enrichis par hÃritage, et qui ignorent la valeur de l’argent, quel est celui de ces beaux Parisiens qui serait capable d’un tel sacrifice?”
Toutes les fautes de franáais, tous les gestes communs de Fouquà disparurent, il se jeta dans ses bras. Jamais la province, comparÃe à Paris, n’a reáu un plus bel hommage. FouquÃ, ravi du moment d’enthousiasme qu’il voyait dans les yeux de son ami, le prit pour un consentement à la fuite.
Cette vue du sublime rendit à Julien toute la force que l’apparition de M. ChÃlan lui avait fait perdre. Il Ãtait encore bien jeune; mais, suivant moi, ce tut une belle plante. Au lieu de marcher du tendre au ruse, comme la plupart des hommes, l’Ãge lui eñt donnà la bontà facile à s’attendrir, il se fñt guÃri d’une mÃfiance folle… Mais à quoi bon ces vaines prÃdictions?
Les interrogatoires devenaient plus frÃquents en dÃpit des efforts de Julien, dont toutes les rÃponses tendaient à abrÃger l’affaire:
– J’ai tuà ou du moins j’ai voulu donner la mort et avec prÃmÃditation, rÃpÃtait-il chaque jour.
Mais le juge Ãtait formaliste avant tout. Les dÃclarations de Julien n’abrÃgeaient nullement les interrogatoires, l’amour-propre du juge fut piquÃ. Julien ne sut pas qu’on avait voulu le transfÃrer dans un affreux cachot, et que c’Ãtait grÃce aux dÃmarches de Fouquà qu’on lui laissait sa jolie chambre à cent quatre-vingts marches d’ÃlÃvation.
M. l’abbà de Frilair Ãtait au nombre des hommes importants qui chargeaient Fouquà de leur provision de bois de chauffage. Le bon marchand parvint jusqu’au tout-puissant grand vicaire. A son inexprimable ravissement, M. de Frilair lui annonáa que, touchà des bonnes qualitÃs de Julien et des services qu’il avait autrefois rendus au sÃminaire, il comptait le recommander aux juges. Fouquà entrevit l’espoir de sauver son ami, et en sortant, et se prosternant jusqu’à terre, pria M. le grand vicaire de distribuer en messes, pour implorer l’acquittement de l’accusÃ, une somme de dix louis.
Fouquà se mÃprenait Ãtrangement. M. de Frilair n’Ãtait point un Valenod. Il refusa et chercha mà me à faire entendre au bon paysan qu’il ferait mieux de garder son argent. Voyant qu’il Ãtait impossible d’à tre clair sans imprudence, il lui conseilla de donner cette somme en aumìne pour les pauvres prisonniers, qui, dans le fait, manquaient de tout.
“Ce Julien est un à tre singulier, son action est inexplicable, pensait M. de Frilair, et rien ne doit l’à tre pour moi… Peut-à tre sera-t-il possible d’en faire un martyr… Dans tous les cas, je saurai le fin de cette affaire et trouverai peut-à tre une occasion de faire peur à cette Mme de Rà nal, qui ne nous estime point, et au fond me dÃteste… Peut-à tre pourrai-je rencontrer dans tout ceci un moyen de rÃconciliation Ãclatante avec M. de La Mole, qui a un faible pour ce petit sÃminariste.”
La transaction sur le procäs avait Ãtà signÃe quelques semaines auparavant, et l’abbà Pirard Ãtait reparti de Besanáon, non sans avoir parlà de la mystÃrieuse naissance de Julien, le jour mà me oó le malheureux assassinait Mme de Rà nal dans l’Ãglise de Verriäres.
Julien ne voyait plus qu’un ÃvÃnement dÃsagrÃable entre lui et la mort, c’Ãtait la visite de son päre. Il consulta Fouquà sur l’idÃe d’Ãcrire à M. le procureur gÃnÃral, pour à tre dispensà de toute visite. Cette horreur pour la vue d’un päre, et dans un tel moment, choqua profondÃment le coeur honnà te et bourgeois du marchand de bois.
Il crut comprendre pourquoi tant de gens haãssaient passionnÃment son ami. Par respect pour le malheur, il cacha sa maniäre de sentir.
– Dans tous les cas lui rÃpondit-il froidement, cet ordre de secret ne serait pas appliquà à ton päre.
CHAPITRE XXXVIII
UN HOMME PUISSANT
Mais il y a tant de mystäre dans ses dÃmarches et d’ÃlÃgance dans sa taille! Qui peut-elle à tre? SCHILLER.
Les portes du donjon s’ouvrirent de fort bonne heure le lendemain. Julien fut rÃveillà en sursaut.
– Ah! bon Dieu, pensa-t-il, voilà mon päre. Quelle scäne dÃsagrÃable!
Au mà me instant, une femme và tue en paysanne se prÃcipita dans ses bras en le serrant d’une faáon convulsive; il eut peine à la reconnaÃ¥tre. C’Ãtait Mlle de La Mole.
– MÃchant, je n’ai su que par ta lettre oó tu Ãtais. Ce que tu appelles ton crime, et qui n’est qu’une noble vengeance qui me rÃväle toute la hauteur du coeur qui bat dans cette poitrine, je ne l’ai su qu’à Verriäres…
Malgrà ses prÃventions contre Mlle de La Mole, que d’ailleurs il ne s’avouait pas bien nettement, Julien la trouva fort jolie. Comment ne pas voir dans toute cette faáon d’agir et de parler un sentiment noble, dÃsintÃressÃ, bien au-dessus de tout ce qu’aurait osà une Ãme petite et vulgaire? Il crut encore aimer une reine, et apräs quelques instants, ce fut avec une rare noblesse d’Ãlocution et de pensÃe qu’il lui dit:
– L’avenir se dessinait à mes yeux fort clairement. Apräs ma mort, je vous remariais à M. de Croisenois, qui aurait Ãpousà une veuve. L’Ãme noble mais un peu romanesque de cette veuve charmante, ÃtonnÃe et convertie au culte de la prudence vulgaire par un ÃvÃnement singulier, tragique et grand pour elle, eñt daignà comprendre le mÃrite fort rÃel du jeune marquis. Vous vous seriez rÃsignÃe à à tre heureuse du bonheur de tout le monde: la considÃration, les richesses, le haut rang… Mais, chäre Mathilde, votre arrivÃe à Besanáon, si elle est soupáonnÃe, va à tre un coup mortel pour M. de La Mole, et voilà ce que jamais je ne me pardonnerai. Je lui ai dÃjà causà tant de chagrin! L’acadÃmicien va dire qu’il a rÃchauffà un serpent dans son sein.
– J’avoue que je m’attendais peu à tant de froide raison, à tant de souci pour l’avenir, dit Mlle de La Mole à demi fÃchÃe. Ma femme de chambre, presque aussi prudente que vous, a pris un passeport pour elle, et c’est sous le nom de Mme Michelet que j’ai couru la poste.
– Et Mme Michelet a pu arriver aussi facilement jusqu’Ã moi?
– Ah! tu es toujours l’homme supÃrieur, celui que j’ai distinguÃ! D’abord, j’ai offert cent francs à un secrÃtaire de juge, qui prÃtendait que mon entrÃe dans ce donjon Ãtait impossible. Mais l’argent reáu, cet honnà te homme m’a fait attendre, a Ãlevà des objections, j’ai pensà qu’il songeait à me voler…
Elle s’arrà ta.
– Eh bien? dit Julien.
– Ne te fÃche pas, mon petit Julien, lui dit-elle en l’embrassant, j’ai Ãtà obligÃe de dire mon nom à ce secrÃtaire, qui me prenait pour une jeune ouvriäre de Paris amoureuse du beau Julien… En vÃritÃ, ce sont ses termes. Je lui ai jurà que j’Ãtais ta femme, et j’aurai une permission pour te voir chaque jour.
“La folie est compläte, pensa Julien, je n’ai pu l’empà cher. Apräs tout, M. de La Mole est un si grand seigneur, que l’opinion saura bien trouver une excuse au jeune colonel qui Ãpousera cette charmante veuve. Ma mort prochaine couvrira tout”, et il se livra avec dÃlices à l’amour de Mathilde; c’Ãtait de la folie, de la grandeur d’Ãme, tout ce qu’il y a de plus singulier. Elle lui proposa sÃrieusement de se tuer avec lui.
Apräs ces premiers transports, et lorsqu’elle se fut rassasiÃe du bonheur de voir Julien, une curiosità vive s’empara tout à coup de son Ãme. Elle examinait son amant, qu’elle trouva bien au-dessus de ce qu’elle s’Ãtait imaginÃ. Bon il ace de La Mole lui semblait ressuscitÃ, mais plus hÃroãque.
Mathilde vit les premiers avocats du pays, qu’elle offensa en leur offrant de l’or trop crñment; mais ils finirent par accepter.
Elle arriva rapidement à cette idÃe, qu’en fait de choses douteuses et d’une haute portÃe, tout dÃpendait à Besanáon de M. l’abbà de Frilair.
Sous le nom obscur de Mme Michelet, elle trouva d’abord d’insurmontables difficultÃs pour parvenir jusqu’au tout-puissant congrÃganiste. Mais le bruit de la beautà d’une jeune marchande de modes, folle d’amour, et venue de Paris à Besanáon, pour consoler le jeune abbà Julien Sorel, se rÃpandit dans la ville.
Mathilde courait seule à pied, dans les rues de Besanáon, elle espÃrait n’à tre pas reconnue. Dans tous les cas, elle ne croyait pas inutile à sa cause de produire une grande impression sur le peuple. Sa folie songeait à le faire rÃvolter pour sauver Julien marchant à la mort. Mlle de La Mole croyait à tre và tue simplement et comme il convient à une femme dans la douleur; elle l’Ãtait de faáon à attirer tous les regards.
Elle Ãtait à Besanáon l’objet de l’attention de tous lorsque apräs huit jours de sollicitations, elle obtint une audience de M. de Frilair.
Quel que fñt son courage, les idÃes de congrÃganiste influent et de profonde et prudente scÃlÃratesse Ãtaient tellement lices dans son esprit, qu’elle trembla en sonnant à la porte de l’Ãvà chÃ. Elle pouvait à peine marcher, lorsqu’il lui fallut monter l’escalier qui conduisait à l’appartement du premier grand vicaire. La solitude du palais Ãpiscopal lui donnait froid.”Je puis m’asseoir sur un fauteuil, et ce fauteuil me saisir les bras, j’aurai disparu. A qui ma femme de chambre pourra-t-elle me demander? Le capitaine de gendarmerie se gardera bien d’agir… Je suis isolÃe dans cette grande ville!”
A son premier regard dans l’appartement, Mlle de La Mole fut rassurÃe. D’abord c’Ãtait un laquais en livrÃe fort ÃlÃgante, qui lui avait ouvert. Le salon oó on la fit attendre Ãtalait ce luxe fin et dÃlicat, si diffÃrent de la magnificence grossiäre, et que l’on ne trouve à Paris que dans les meilleures maisons. Däs qu’elle aperáut M. de Frilair qui venait à elle d’un air paterne, toutes les idÃes de crime atroce disparurent. Elle ne trouva pas mà me sur cette belle figure, l’empreinte de cette vertu Ãnergique et quelque peu sauvage si antipathique à la sociÃtà de Paris. Le demi-sourire qui animait les traits du prà tre, qui disposait de tout à Besanáon, annonáait l’homme de bonne compagnie, le prÃlat instruit, l’administrateur habile. Mathilde se crut à Paris.
Il ne fallut que quelques instants à M. de Frilair pour amener Mathilde à lui avouer qu’elle Ãtait la fille de son puissant adversaire, le marquis de La Mole.
– Je ne suis point en effet Mme Michelet, dit-elle en reprenant toute la hauteur de son maintien, et cet aveu me coñte peu, car je viens vous consulter, monsieur, sur la possibilità de procurer l’Ãvasion de M. de La Vernaye. D’abord il n’est coupable que d’une Ãtourderie, la femme sur laquelle il a tirà se porte bien. En second lieu, pour sÃduire les subalternes, je puis remettre sur-le-champ cinquante mille francs, et m’engager pour le double. Enfin, ma reconnaissance et celle de ma famille ne trouvera rien d’impossible pour qui aura sauvà M. de La Vernaye.
M. de Frilair paraissait Ãtonnà de ce nom. Mathilde lui montra plusieurs lettres du ministre de la guerre, adressÃes à M. Julien Sorel de La Vernaye.
– Vous voyez, monsieur, que mon päre se chargeait de sa fortune. C’est tout simple, je l’ai Ãpousà en secret, mon päre dÃsirait qu’il fñt officier supÃrieur, avant de dÃclarer ce mariage un peu singulier pour une La Mole.
Mathilde remarqua que l’expression de la bontà et d’une gaietà douce s’Ãvanouissait rapidement, à mesure que M. de Frilair arrivait à des dÃcouvertes importantes. Une finesse mà lÃe de faussetà profonde se peignit sur sa figure.
L’abbà avait des doutes, il relisait lentement les documents officiels.
“Quel parti puis-je tirer de ces Ãtranges confidences? se disait-il. Me voici tout d’un coup en relation intime avec une amie de la cÃläbre marÃchale de Fervaques niäce toute-puissante de Mgr l’Ãvoque de***, par qui l’on est Ãvà que en France.
“Ce que je regardais comme reculà dans l’avenir se prÃsente à l’improviste. Ceci peut me conduire au but de tous mes voeux.”
D’abord Mathilde fut effrayÃe du changement rapide de la physionomie de cet homme si puissant, avec lequel elle se trouvait seule dans un appartement reculÃ.”Mais quoi! se dit-elle bientìt, la pire chance n’eñt-elle pas Ãtà de ne faire aucune impression sur le froid Ãgoãsme d’un prà tre rassasià de pouvoir et de jouissances?”
êbloui de cette voie rapide et imprÃvue qui s’ouvrait à ses yeux pour arriver à l’Ãpiscopat, Ãtonnà du gÃnie de Mathilde, un instant M. de Frilair ne fut plus sur ses gardes. Mlle de La Mole le vit presque à ses pieds, ambitieux et vif jusqu’au tremblement nerveux.
“Tout s’Ãclaircit, pensa-t-elle, rien ne sera impossible ici à l’amie de Mme de Fervaques. Malgrà un sentiment de jalousie encore bien douloureux, elle eut le courage d’expliquer que Julien Ãtait l’ami intime de la marÃchale, et rencontrait presque tous les jours chez elle Mgr l’Ãvà que de***.
– Quand l’on tirerait au sort quatre ou cinq fois de suite une liste de trente-six jurÃs parmi les notables habitants de ce dÃpartement, dit le grand vicaire avec l’Ãpre regard de l’ambition et en appuyant sur les mots, je me considÃrerais comme bien peu chanceux, si, dans chaque liste, je ne comptais pas huit ou dix amis et les plus intelligents de la troupe. Presque toujours, j’aurais la majoritÃ, plus qu’elle mà me pour condamner, voyez mademoiselle, avec quelle grande facilità je puis faire absoudre…
L’abbà s’arrà ta tout à coup, comme Ãtonnà du son de ses paroles; il avouait des choses que l’on ne dit jamais aux profanes.
Mais, à son tour, il frappa Mathilde de stupeur, quand il lui apprit que ce qui Ãtonnait et intÃressait surtout la sociÃtà de Besanáon dans l’Ãtrange aventure de Julien, c’est qu’il avait inspirà autrefois une grande passion à Mme de Rà nal, et l’avait longtemps partagÃe. M. de Frilair s’aperáut facilement du trouble extrà me que produisait son rÃcit.
“J’ai ma revanche! pensa-t-il. Enfin, voici un moyen de conduire cette petite personne si dÃcidÃe; je tremblais de n’y pas rÃussir.”L’air distinguà et peu facile à mener redoublait à ses yeux le charme de la rare beautà qu’il voyait presque suppliante devant lui. Il reprit’ tout son sang-froid, et n’hÃsita point à retourner le poignard dans son coeur.
– Je ne serais pas surpris apräs tout, lui dit-il d’un air lÃger, quand nous apprendrions que c’est par jalousie que M. Sorel a tirà deux coups de pistolet à cette femme autrefois tant aimÃe. Il s’en faut bien qu’elle soit sans agrÃments, et depuis peu elle voyait fort souvent un certain abbà Marquinot de Dijon, espäce de jansÃniste sans moeurs, comme ils sont tous.
M. de Frilair tortura voluptueusement et à loisir le coeur de cette jolie fille, dont il avait surpris le secret.
– Pourquoi, disait-il en arrà tant des yeux ardents sur Mathilde, M. Sorel aurait-il choisi l’Ãglise, si ce n’est parce que, prÃcisÃment en cet instant son rival y cÃlÃbrait la messe? Tout le monde accorde infiniment d’esprit, et encore plus de prudence à l’homme heureux que vous protÃgez. Quoi de plus simple que de se cacher dans les jardins de M. de Rà nal qu’il connaÃ¥t si bien? lÃ, avec la presque certitude de n’à tre ni vu, ni pris, ni soupáonnÃ, il pouvait donner la mort à la femme dont il Ãtait jaloux.
Ce raisonnement, si juste en apparence, acheva de jeter Mathilde hors d’elle-mà me. Cette Ãme altiäre, mais saturÃe de toute cette prudence säche qui passe dans le grand monde pour peindre fidälement le coeur humain, n’Ãtait pas faite pour comprendre vite le bonheur de se moquer de toute prudence, qui peut à tre si vif pour une Ãme ardente. Dans les hautes classes de la sociÃtà de Paris, oó Mathilde avait vÃcu, la passion ne peut que bien rarement se dÃpouiller de prudence, et c’est du cinquiäme Ãtage qu’on se jette par la fenà tre.
Enfin, l’abbà de Frilair fut sñr de son empire. Il fit entendre à Mathilde (sans doute il mentait), qu’il pouvait disposer à son grà du ministäre public, chargà de soutenir l’accusation contre Julien.
Apräs que le sort aurait dÃsignà les trente-six jurÃs de la session, il ferait une dÃmarche directe et personnelle aupräs de trente jurÃs au moins.
Si Mathilde n’avait pas semblà si jolie à M. de Frilair, il ne lui eñt parlà aussi clairement qu’à la cinq ou sixiäme entrevue.
CHAPITRE XXXIX
L’INTRIGUE
Castres 1676. — Un fräre vient d’assassiner sa soeur dans la maison voisine de la mienne; ce gentilhomme Ãtait dÃjà coupable d’un meurtre. Son päre, en faisant distribuer secrätement cinq cents Ãcus aux conseillers, lui a sauvà la vie. LOCKE, Voyage en France.
En sortant de l’Ãvà chÃ, Mathilde n’hÃsita pas à envoyer un courrier à Mme de Fervaques; la crainte de se compromettre ne l’arrà ta pas une seconde. Elle conjurait sa rivale d’obtenir une lettre pour M. de Frilair Ãcrite en entier de la main de Mgr l’Ãvà que de***. Elle allait jusqu’à la supplier d’accourir elle-mà me à Besanáon. Ce trait fut hÃroãque de la part d’une Ãme jalouse et fiäre.
D’apräs le conseil de FouquÃ, elle avait eu la prudence de ne point parler de ses dÃmarches à Julien. Sa prÃsence le troublait assez sans cela. Plus honnà te homme à l’approche de la mort qu’il ne l’avait Ãtà durant sa vie, il avait des remords non seulement envers M. de La Mole mais aussi pour Mathilde.
“Quoi donc! se disait-il, je trouve aupräs d’elle des moments de distraction et mà me de l’ennui. Elle se perd pour moi, et c’est ainsi que je l’en rÃcompense! Serais-je donc un mÃchant?”Cette question l’eñt bien peu occupà quand il Ãtait ambitieux; alors, ne pas rÃussir Ãtait la seule honte à ses yeux.
Son malaise moral aupräs de Mathilde, Ãtait d’autant plus dÃcidÃ, qu’il lui inspirait en ce moment la passion la plus extraordinaire et la plus folle. Elle ne parlait que des sacrifices Ãtranges qu’elle voulait faire pour le sauver.
ExaltÃe par un sentiment dont elle Ãtait fiäre et qui l’emportait sur tout son orgueil, elle eñt voulu ne pas laisser passer un instant de sa vie sans le remplir par quelque dÃmarche extraordinaire. Les projets les plus Ãtranges, les plus pÃrilleux pour elle remplissaient ses longs entretiens avec Julien. Les geìliers, bien payÃs, la laissaient rÃgner dans la prison. Les idÃes de Mathilde ne se bornaient pas au sacrifice de sa rÃputation; peu lui importait de faire connaÃ¥tre son Ãtat à toute la sociÃtÃ. Se jeter à genoux pour demander la grÃce de Julien, devant la voiture du roi allant au galop, attirer l’attention du prince, au risque de se faire mille fois Ãcraser, Ãtait une des moindres chimäres que rà vait cette imagination exaltÃe et courageuse. Par ses amis employÃs aupräs du roi, elle Ãtait sñre d’à tre admise dans les parties rÃservÃes du parc de Saint-Cloud.
Julien se trouvait peu digne de tant de dÃvouement, à vrai dire il Ãtait fatiguà d’hÃroãsme. C’eñt Ãtà à une tendresse simple, naãve et presque timide, qu’il se fñt trouvà sensible, tandis qu’au contraire, il fallait toujours l’idÃe d’un public et des autres à l’Ãme hautaine de Mathilde.
Au milieu de toutes ses angoisses, de toutes ses craintes pour la vie de cet amant, auquel elle ne voulait pas survivre, Julien sentait qu’elle avait un besoin secret d’Ãtonner le public par l’excäs de son amour et la sublimità de ses entreprises.
Julien prenait de l’humeur de ne point se trouver touchà de tout cet hÃroãsme. Qu’eñt-ce Ãtà s’il eñt connu toutes les folies dont Mathilde accablait l’esprit dÃvouÃ, mais Ãminemment raisonnable et bornà du bon FouquÃ?
Il ne savait trop que blÃmer dans le dÃvouement de Mathilde; car lui aussi eñt sacrifià toute sa fortune et exposà sa vie aux plus grands hasards pour sauver Julien. Il Ãtait stupÃfait de la quantità d’or jetà par Mathilde. Les premiers jours, les sommes ainsi dÃpensÃes en imposärent à FouquÃ, qui avait pour l’argent toute la vÃnÃration d’un provincial.
Enfin, il dÃcouvrit que les projets de Mlle de La Mole variaient souvent, et, à son grand soulagement, trouva un mot pour blÃmer son caractäre si fatigant pour lui: elle Ãtait changeante. De cette Ãpithäte à celle de mauvaise tà te, le plus grand anathäme en province, il n’y a qu’un pas.
“Il est singulier, se disait Julien, un jour que Mathilde sortait de sa prison, qu’une passion si vive et dont je suis l’objet me laisse tellement insensible! et je l’adorais il y a deux mois! J’avais bien lu que l’approche de la mort dÃsintÃresse de tout, mais il est affreux de se sentir ingrat et de ne pouvoir se changer. Je suis donc un Ãgoãste?”Il se faisait à ce sujet les reproches les plus humiliants.
L’ambition Ãtait morte en son coeur, une autre passion y Ãtait sortie de ses cendres; il l’appelait le remords d’avoir assassinà Mme de Rà nal.
Dans le fait, il en Ãtait Ãperdument amoureux. Il trouvait un bonheur singulier quand laissà absolument seul et sans crainte d’à tre interrompu, il pouvait se livrer tout entier au souvenir des journÃes heureuses qu’il avait passÃes jadis à Verriäres ou à Vergy. Les moindres incidents de ces temps trop rapidement envolÃs avaient pour lui une fraÃ¥cheur et un charme irrÃsistibles. Jamais il ne pensait à ses succäs de Paris, il en Ãtait ennuyÃ.
Ces dispositions qui s’accroissaient rapidement furent en partie devinÃes par la jalousie de Mathilde. Elle s’apercevait fort clairement qu’elle avait à lutter contre l’amour de la solitude. Quelquefois, elle prononáait avec terreur le nom de Mme de Rà nal. Elle voyait frÃmir Julien. Sa passion n’eut dÃsormais ni bornes, ni mesure.
“S’il meurt, je meurs apräs lui, se disait-elle avec toute la bonne foi possible. Que diraient les salons de Paris en voyant une fille de mon rang adorer à ce point un amant destinà à la mort?”Pour trouver de tels sentiments, il faut remonter au temps des hÃros, c’Ãtaient des amours de ce genre qui faisaient palpiter les cours du siäcle de Charles IX et de Henri III.
Au milieu des transports les plus vifs, quand elle serrait contre son coeur la tà te de Julien: “Quoi! se disait-elle avec horreur, cette tà te charmante serait destinÃe à tomber! Eh bien! ajoutait-elle enflammÃe d’un hÃroãsme qui n’Ãtait pas sans bonheur, mes lävres, qui se pressent contre ces jolis cheveux, seront glacÃes moins de vingt-quatre heures apräs .”
Les souvenirs de ces moments d’hÃroãsme et d’affreuse voluptà l’attachaient d’une Ãtreinte invincible! L’idÃe de suicide, si occupante par elle-mà me, et jusqu’ici si ÃloignÃe de cette Ãme altiäre, y pÃnÃtra, et ce fut pour y rÃgner bientìt avec un empire absolu.”Non, le sang de mes ancà tres ne s’est point attiÃdi en descendant jusqu’à moi, se disait Mathilde avec orgueil.”
– J’ai une grÃce à vous demander, lui dit un jour son amant: mettez votre enfant en nourrice à Verriäres, Mme de Rà nal surveillera la nourrice.
– Ce que vous me dites là est bien dur…
Et Mathilde pÃlit.
– Il est vrai, et je t’en demande mille fois pardon, s’Ãcria Julien sortant de sa rà verie et la serrant dans ses bras.
Apräs avoir sÃchà ses larmes, il revint à sa pensÃe, mais avec plus d’adresse. Il avait donnà à la conversation un tour de philosophie mÃlancolique. Il parlait de cet avenir qui allait sitìt se fermer pour lui.
– Il faut convenir, chäre amie, que les passions sont un accident dans la vie, mais cet accident ne se rencontre que chez les Ãmes supÃrieures… La mort de mon fils serait au fond un bonheur pour l’orgueil de votre famille, c’est ce que devineront les subalternes. La nÃgligence sera le lot de cet enfant du malheur et de la honte… J’espäre qu’à une Ãpoque que je ne veux point fixer, mais que pourtant mon courage entrevoit, vous obÃirez à mes derniäres recommandations: Vous Ãpouserez M. le marquis de Croisenois.
– Quoi, dÃshonorÃe!
– Le dÃshonneur ne pourra prendre sur un nom tel que le vìtre. Vous serez une veuve et la veuve d’un fou, voilà tout. J’irai plus loin: mon crime n’ayant point l’argent pour moteur ne sera point dÃshonorant. Peut-à tre à cette Ãpoque, quelque lÃgislateur philosophe aura obtenu, des prÃjugÃs de ses contemporains, la suppression de la peine de mort’. Alors, quelque voix amie dira comme un exemple: Tenez, le premier Ãpoux de Mlle de La Mole Ãtait un fou, mais non pas un mÃchant homme, un scÃlÃrat. Il fut absurde de faire tomber cette tà te… Alors ma mÃmoire ne sera point infÃme; du moins apräs un certain temps… Votre position dans le monde, votre fortune, et, permettez-moi de le dire, votre gÃnie feront jouer à M. de Croisenois, devenu votre Ãpoux, un rìle auquel tout seul il ne saurait atteindre. Il n’a que de la naissance et de la bravoure, et ces qualitÃs toutes seules qui faisaient un homme accompli en 1729, sont un anachronisme un siäcle plus tard, et ne donnent que des prÃtentions. Il faut encore d’autres choses pour se placer à la tà te de la jeunesse franáaise.
“Vous porterez le secours d’un caractäre ferme et entreprenant au parti politique oó vous jetterez votre Ãpoux. Vous pourrez succÃder aux Chevreuse et aux Longueville de la Fronde… Mais alors, chäre amie, le feu cÃleste qui vous anime en ce moment sera un peu attiÃdi.
“Permettez-moi de vous le dire, ajouta-t-il apräs beaucoup d’autres phrases prÃparatoires, dans quinze ans vous regarderez comme une folie excusable, mais pourtant comme une folie, l’amour que vous avez eu pour moi…
Il s’arrà ta tout à coup et devint rà veur. Il se trouvait de nouveau vis-Ã-vis cette idÃe si choquante pour Mathilde:
– Dans quinze ans, Mme de RÃ nal adorera mon fils, et vous l’aurez oubliÃ.
CHAPITRE XL.
LA TRANQUILLITE
C’est parce que alors j’Ãtais fou qu’aujourd’hui je suis sage. O philosophe qui ne vois rien que d’instantanÃ, que tes vues sont courtes! Ton mil n’est pas fait pour suivre le travail souterrain des passions. Mme GOETHE.
Cet entretien fut coupà par un interrogatoire, suivi d’une confÃrence avec l’avocat chargà de la dÃfense. Ces moments Ãtaient les seuls absolument dÃsagrÃables d’une vie pleine d’incurie et de rà veries tendres.
– Il y a meurtre, et meurtre avec prÃmÃditation, dit Julien au juge comme à l’avocat. J’en suis fÃchÃ, messieurs, ajouta-t-il en souriant; mais ceci rÃduit votre besogne à bien peu de chose.
“Apräs tout, se disait Julien, quand il fut parvenu à se dÃlivrer de ces deux à tres, il faut que je sois brave, et apparemment plus brave que ces deux hommes. Ils regardent comme le comble des maux, comme le roi des Ãpouvantements, ce duel à issue malheureuse, dont je ne m’occuperai sÃrieusement que le jour mà me.
“C’est que j’ai connu un plus grand malheur, continua Julien en philosophant avec lui-mà me. Je souffrais bien autrement durant mon premier voyage à Strasbourg, quand je me croyais abandonnà par Mathilde… Et pouvoir dire que j’ai dÃsirà avec tant de passion cette intimità parfaite qui aujourd’hui me laisse si froid!… Dans le fait, je suis plus heureux seul que quand cette fille si belle partage ma solitude…”
L’avocat, homme de rägle et de formalitÃs, le croyait fou et pensait avec le public que c’Ãtait la jalousie qui lui avait mis le pistolet à la main. Un jour, il hasarda de faire entendre à Julien que cette allÃgation, vraie ou fausse, serait un excellent moyen de plaidoirie. Mais l’accusà redevint en un clin d’oeil un à tre passionnà et incisif.
– Sur votre vie, monsieur, s’Ãcria Julien hors de lui, souvenez-vous de ne plus profÃrer cet abominable mensonge.
Le prudent avocat eut peur un instant d’Ã tre assassinÃ.
Il prÃparait sa plaidoirie, parce que l’instant dÃcisif approchait rapidement. Besanáon et tout le dÃpartement ne parlaient que de cette cause cÃläbre. Julien ignorait ce dÃtail, il avait prià qu’on ne lui parlÃt jamais de ces sortes de choses.
Ce jour-lÃ, Fouquà et Mathilde ayant voulu lui apprendre certains bruits publics fort propres, selon eux, à donner des espÃrances, Julien les avait arrà tÃs däs le premier mot.
– Laissez-moi ma vie idÃale. Vos petites tracasseries vos dÃtails de la vie rÃelle, plus ou moins froissants pour moi, me tireraient du ciel. On meurt comme on peut; moi je ne veux penser à la mort qu’à ma maniäre. Que m’importent les autres? Mes relations avec les autres vont à tre tranchÃes brusquement. De grÃce ne me parlez plus de ces gens-lÃ: c’est bien assez d’à tre encore encanaillà à la vue du juge d’instruction et de l’avocat.
“Au fait, se disait-il à lui-mà me, il paraÃ¥t que mon destin est de mourir en rà vant. Un à tre obscur, tel que moi, sñr d’à tre oublià avant quinze jours, serait bien dupe il faut l’avouer, de jouer la comÃdie…
“Il est singulier pourtant que je n’aie connu l’art de jouir de la vie que depuis que j’en vois le terme si präs de moi.”
Il passait ces derniäres journÃes à se promener sur l’Ãtroite terrasse au haut du donjon, fumant d’excellents cigares que Mathilde avait envoyà chercher en Hollande par un courrier, et sans se douter que son apparition Ãtait attendue chaque jour par tous les tÃlescopes de la ville. Sa pensÃe Ãtait à Vergy. Jamais il ne parlait de Mme de Rà nal à FouquÃ, mais, deux ou trois fois, cet ami lui dit qu’elle se rÃtablissait rapidement, et ce mot retentit dans son coeur.
Pendant que l’Ãme de Julien Ãtait presque toujours tout entiäre dans le pays des idÃes, Mathilde occupÃe des choses rÃelles, comme il convient à un coeur aristocrate avait su avancer à un tel point l’intimità de la correspondance directe entre Mme de Fervaques et M. de Frilair, que dÃjà le grand mot Ãvà chà avait Ãtà prononcÃ.
Le vÃnÃrable prÃlat chargà de la feuille des bÃnÃfices ajouta en apostille à une lettre de sa niäce: Ce pauvre Sorel n’est qu’un Ãtourdi j’espäre qu’on nous le rendra.
A la vue de ces lignes, M. de Frilair fut comme hors de lui. Il ne doutait pas de sauver Julien.
– Sans cette loi jacobine qui a prescrit la formation d’une liste innombrable de jurÃs, et qui n’a d’autre but rÃel que d’enlever toute influence aux gens bien nÃs, disait-il à Mathilde la veille du tirage au sort des trente-six jurÃs de la session, j’aurais rÃpondu du verdict. J’ai bien fait acquitter le curà N…
Ce fut avec plaisir que, le lendemain, parmi les noms sortis de l’urne, M. de Frilair trouva cinq congrÃganistes de Besanáon, et parmi les Ãtrangers à la ville, les noms de MM. Valenod, de Moirod, de Cholin.
– Je rÃponds d’abord de ces huit jurÃs-ci, dit-il à Mathilde. Les cinq premiers sont des machines. Valenod est mon agent, Moirod me doit tout, de Cholin est un imbÃcile qui a peur de tout.
Le journal rÃpandit dans le dÃpartement les noms des jurÃs et Mme de Rà nal, à l’inexprimable terreur de son mari voulut venir à Besanáon. Tout ce que M. de Rà nal put obtenir fut qu’elle ne quitterait point son lit, afin de ne pas avoir le dÃsagrÃment d’à tre appelÃe en tÃmoignage.
– Vous ne comprenez pas ma position, disait l’ancien maire de Verriäres, je suis maintenant libÃral de la dÃfection, comme ils disent’, nul doute que ce polisson de Valenod et M. de Frilair n’obtiennent facilement du procureur gÃnÃral et des juges tout ce qui pourra m’à tre dÃsagrÃable.
Mme de Rà nal cÃda sans peine aux ordres de son mari.”Si je paraissais à la cour d’assises, se disait-elle, j’aurais l’air de demander vengeance.”
Malgrà toutes les promesses de prudence faites au directeur de sa conscience et à son mari, à peine arrivÃe à Besanáon elle Ãcrivit de sa main à chacun des trente-six jurÃs:
“Je ne paraÃ¥trai point le jour du jugement monsieur parce que ma prÃsence pourrait jeter de la dÃfaveur sur la cause de M. Sorel. Je ne dÃsire qu’une chose au monde et avec passion, c’est qu’il soit sauvÃ. N’en doutez point, l’affreuse idÃe qu’à cause de moi un innocent a Ãtà conduit à la mort empoisonnerait le reste de ma vie et sans doute l’abrÃgerait. Comment pourriez-vous le condamner à mort, tandis que moi je vis? Non, sans doute, la sociÃtà n’a point le droit d’arracher la vie, et surtout à un à tre tel que Julien Sorel. Tout le monde, à Verriäres, lui a connu des moments d’Ãgarement. Ce pauvre jeune homme a des ennemis puissants; mais, mà me parmi ses ennemis (et combien n’en a-t-il pas!) quel est celui qui met en doute ses admirables talents et sa science profonde? Ce n’est pas un sujet ordinaire que vous allez juger, monsieur. Durant präs de dix-huit mois, nous l’avons tous connu pieux, sage, appliquÃ; mais, deux ou trois fois par an, il Ãtait saisi par des accäs de mÃlancolie qui allaient jusqu’à l’Ãgarement. Toute la ville de Verriäres, tous nos voisins de Vergy oó nous passons la belle saison, ma famille entiäre, M. le sous-prÃfet lui-mà me, rendront justice à sa piÃtà exemplaire; il sait par coeur toute la sainte Bible. Un impie se fñt-il appliquà pendant des annÃes à apprendre le livre saint? Mes fils auront l’honneur de vous prÃsenter cette lettre: ce sont des enfants. Daignez les interroger, monsieur, ils vous donneront sur ce pauvre jeune homme tous les dÃtails qui seraient encore nÃcessaires pour vous convaincre de la barbarie qu’il y aurait à le condamner. Bien loin de me venger, vous me donneriez la mort.
“Qu’est-ce que ses ennemis pourront opposer à ce fait? La blessure, qui a Ãtà le rÃsultat d’un de ces moments de folie que mes enfants eux-mà mes remarquaient chez leur prÃcepteur, est tellement peu dangereuse, qu’apräs moins de deux mois elle m’a permis de venir en poste de Verriäres à Besanáon. Si j apprends, monsieur, que vous hÃsitiez le moins du monde à soustraire à la barbarie des lois un à tre si peu coupable, je sortirai de mon lit oó me retiennent uniquement les ordres de mon mari et j’irai me jeter à vos pieds.
“DÃclarez, monsieur, que la prÃmÃditation n’est pas constante, et vous n’aurez pas à vous reprocher le sang d’un innocent, etc., etc.”
CHAPITRE XLI
LE JUGEMENT
Le pays se souviendra longtemps de ce procäs cÃläbre. L’intÃrà t pour l’accusà Ãtait portà jusqu’à l’agitation: c’est que son crime Ãtait Ãtonnant et pourtant pas atroce. L’eñt-il ÃtÃ, ce jeune homme Ãtait si beau! Sa haute fortune sitìt finie augmentait l’attendrissement. Le condamneront-ils? demandaient les femmes aux hommes de leur connaissance, et on les voyait pÃlissantes attendre la rÃponse. SAINTE-BEUVE.
Enfin parut ce jour, tellement redoutà de Mme de Rà nal et de Mathilde.
L’aspect Ãtrange de la ville redoublait leur terreur, et ne laissait pas sans Ãmotion mà me l’Ãme ferme de FouquÃ. Toute la province Ãtait accourue à Besanáon pour voir juger cette cause romanesque.
Depuis plusieurs jours, il n’y avait plus de place dans les auberges. M. le prÃsident des assises Ãtait assailli par des demandes de billets, toutes les dames de la ville voulaient assister au jugement; on criait dans les rues le portrait de Julien, etc., etc.
Mathilde tenait en rÃserve pour ce moment suprà me une lettre Ãcrite en entier de la main de Mgr l’Ãvà que de ***. Ce prÃlat, qui dirigeait l’êglise de France et faisait des Ãvà ques, daignait demander l’acquittement de Julien. La veille du jugement, Mathilde porta cette lettre au tout-puissant grand vicaire.
A la fin de l’entrevue, comme elle s’en allait fondant en larmes :
– Je rÃponds de la dÃclaration du jury, lui dit M. de Frilair sortant enfin de sa rÃserve diplomatique, et presque Ãmu lui-mà me. Parmi les douze personnes chargÃes d’examiner si le crime de votre protÃgà est constant, et surtout s’il y a eu prÃmÃditation, je compte six amis dÃvouÃs à ma fortune, et je leur ai fait entendre qu’il dÃpendait d’eux de me porter à l’Ãpiscopat. Le baron Valenod, que j’ai fait maire de Verriäres, dispose entiärement de deux de ses administrÃs, MM. de Moirod et de Cholin. A la vÃritÃ, le sort nous a donnà pour cette affaire deux jurÃs fort mal pensants; mais, quoique ultra-libÃraux, ils sont fidäles à mes ordres dans les grandes occasions, et je les ai fait prier de voter comme M. Valenod. J’ai appris qu’un sixiäme jurà industriel, immensÃment riche et bavard libÃral, aspire en secret à une fourniture au ministäre de la guerre, et sans doute il ne voudrait pas me dÃplaire. Je lui ai fait dire que M. de Valenod a mon dernier mot.
– Et quel est ce M. Valenod? dit Mathilde inquiäte.
– Si vous le connaissiez, vous ne pourriez douter du succäs. C’est un parleur audacieux, impudent, grossier fait pour mener des sots. 1814 l’a pris à la misäre, et je vais en faire un prÃfet. Il est capable de battre les autres jurÃs, s’ils ne veulent pas voter à sa guise.
Mathilde fut un peu rassurÃe.
Une autre discussion l’attendait dans la soirÃe. Pour ne pas prolonger une scäne dÃsagrÃable et dont, à ses yeux, le rÃsultat Ãtait certain, Julien Ãtait rÃsolu à ne pas prendre la parole.
– Mon avocat parlera, c’est bien assez, dit-il à Mathilde. Je ne serai que trop longtemps exposà en spectacle à tous mes ennemis. Ces provinciaux ont Ãtà choquÃs de la fortune rapide que je vous dois, et, croyez-m’en, il n’en est pas un qui ne dÃsire ma condamnation, sauf à pleurer comme un sot quand on me mänera à la mort.
– Ils dÃsirent vous voir humiliÃ, il n’est que trop vrai, rÃpondit Mathilde, mais je ne les crois point cruels. Ma prÃsence à Besanáon et le spectacle de ma douleur ont intÃressà toutes les femmes: votre jolie figure fera le reste. Si vous dites un mot devant vos juges, tout l’auditoire est pour vous, etc., etc.
Le lendemain à neuf heures, quand Julien descendit de sa prison pour aller dans la grande salle du palais de justice, cc fut avec beaucoup de peine que les gendarmes parvinrent à Ãcarter la foule immense entassÃe dans la cour. Julien avait bien dormi, il Ãtait fort calme et n’Ãprouvait d’autre sentiment qu’une pitià philosophique pour cette foule d’envieux qui, sans cruautÃ, allaient applaudir à son arrà t de mort. Il fut bien surpris lorsque retenu plus d’un quart d’heure au milieu de la foule, ii fut obligà de reconnaÃ¥tre que sa prÃsence inspirait au public une pitià tendre. Il n’entendit pas un seul propos dÃsagrÃable.”Ces provinciaux sont moins mÃchants que je ne le croyais”, se dit-il.
En entrant dans la salle du jugement, il fut frappà de l’ÃlÃgance de l’architecture. C’Ãtait un gothique propre, et une foule de jolies petites colonnes taillÃes dans la pierre avec le plus grand soin. Il se crut en Angleterre.
Mais bientìt toute son attention fut absorbÃe par douze ou quinze jolies femmes qui, placÃes vis-Ã-vis la sellette de l’accusÃ, remplissaient les trois balcons au-dessus des juges et des jurÃs. En se retournant vers le public, il vit que la tribune circulaire qui rägne au-dessus de l’amphithÃÃtre Ãtait remplie de femmes: la plupart Ãtaient jeunes et lui semblärent fort jolies leurs veux Ãtaient brillants et remplis d’intÃrà t. Dans là reste de la salle, la foule Ãtait Ãnorme, on se battait aux portes, et les sentinelles ne pouvaient obtenir de silence.
Quand tous les yeux qui cherchaient Julien s’aperáurent de sa prÃsence, en le voyant occuper la place un peu plus ÃlevÃe rÃservÃe à l’accusÃ, il fut accueilli par un murmure d’Ãtonnement et de tendre intÃrà t.
On eñt dit, ce jour-lÃ, qu’il n’avait pas vingt ans; il Ãtait mis fort simplement, mais avec une grÃce parfaite, ses cheveux et son front Ãtaient charmants; Mathilde avait voulu prÃsider elle-mà me à sa toilette. La pÃleur de Julien Ãtait extrà me. A peine assis sur la sellette, il entendit dire de tous cìtÃs:
– Dieu! comme il est jeune! Mais c’est un enfant … Il est bien mieux que son portrait.
– Mon accusÃ, fui dit le gendarme assis à sa droite, voyez-vous ces six dames qui occupent ce balcon? Le gendarme lui indiquait une petite tribune en saillie au-dessus de l’amphithÃÃtre oó sont placÃs les jurÃs. C’est Mme la prÃfäte, continua le gendarme, à cìtà Mme la Marquise de N***, celle-là vous aime bien; je l’ai entendue parler au juge d’instruction. Apräs, c’est Mme Derville…
– Mme Derville! s’Ãcria Julien, et une vive rougeur couvrit son front.”Au sortir d’ici, pensa-t-il, elle va Ãcrire à Mme de Rà nal.”Il ignorait l’arrivÃe de Mme de Rà nal à Besanáon.
Les tÃmoins furent entendus; cela prit plusieurs heures. Däs les premiers mots de l’accusation soutenue par l’avocat gÃnÃral, deux de ces dames placÃes dans le petit balcon, tout à fait en face de Julien, fondirent en larmes.”Mme Derville ne s’attendrit point ainsi”, pensa Julien. Cependant il remarqua qu’elle Ãtait fort rouge.
L’avocat gÃnÃral faisait du pathos en mauvais franáais sur la barbarie du crime commis, Julien observa que les voisines de Mme Derville avaient l’air de le dÃsapprouver vivement. Plusieurs jurÃs, apparemment de la connaissance de ces dames leur parlaient et semblaient les rassurer.”Voilà qui ne laisse pas d’à tre de bon augure”, pensa Julien.
Jusque-là il s’Ãtait senti pÃnÃtrà d’un mÃpris sans mÃlange pour tous les hommes qui assistaient au jugement. L’Ãloquence plate de l’avocat gÃnÃral augmenta ce sentiment de dÃgoñt. Mais peu à peu la sÃcheresse d’Ãme de Julien disparut devant les marques d’intÃrà t dont il Ãtait Ãvidemment l’objet.
Il fut content de la mine ferme de son avocat.
– Pas de phrases, lui dit-il tout bas comme il allait prendre la parole.
– Toute l’emphase pillÃe à Bossuet, qu’on a ÃtalÃe contre vous, vous a servi, dit l’avocat.
En effet, à peine avait-il parlà pendant cinq minutes, que presque toutes les femmes avaient leur mouchoir à la main. L’avocat, encouragà adressa aux jurÃs des choses extrà mement fortes. Julien frÃmit, il se sentait sur le point de verser des larmes.”Grand Dieu! que diront mes ennemis?”
Il allait cÃder à l’attendrissement qui le gagnait, lorsque, heureusement pour lui, il surprit un regard insolent de M. le baron de Valenod.
“Les yeux de ce cuistre sont flamboyants, se dit-il; quel triomphe pour cette Ãme basse! Quand mon crime n’aurait amenà que cette seule circonstance, je devrais le maudire. Dieu sait ce qu’il dira de moi, dans les soirÃes d’hiver, à Mme de Rà nal!”
Cette idÃe effaáa toutes les autres. Bientìt apräs, Julien fut rappelà à lui-mà me par les marques d’assentiment du public. L’avocat venait de terminer sa plaidoirie. Julien se souvint qu’il Ãtait convenable de lui serrer la main. Le temps avait passà rapidement.
On apporta des rafraÃ¥chissements à l’avocat et à l’accusÃ. Ce fut alors seulement que Julien fut frappà d’une circonstance: aucune femme n’avait quittà l’audience pour aller dÃ¥ner.
– Ma foi, je meurs de faim, dit l’avocat, et vous?
– Moi de mà me, rÃpondit Julien.
– Voyez, voilà Mme la prÃfäte qui reáoit aussi son dÃ¥ner, lui dit l’avocat en lui indiquant le petit balcon. Bon courage, tout va bien.
La sÃance recommenáa.
Comme le prÃsident faisait son rÃsumÃ, minuit sonna. Le prÃsident fut obligà de s’interrompre, au milieu du silence de l’anxiÃtà universelle, le retentissement de la cloche de l’horloge remplissait la salle.
“Voilà le dernier de mes jours qui commence”, pensa Julien. Bientìt il se sentit enflammà par l’idÃe du devoir. Il avait dominà jusque-là son attendrissement, et gardà sa rÃsolution de ne point parler; mais quand le prÃsident des assises lui demanda s’il avait quelque chose à ajouter, il se leva. Il voyait devant lui les yeux de Mme Derville qui, aux lumiäres, lui semblärent bien brillants.”Pleurerait-elle, par hasard?”pensa-t-il.
— Messieurs les jurÃs,
“L’horreur du mÃpris, que je croyais pouvoir braver au moment de la mort, me fait prendre la parole. Messieurs, je n’ai point l’honneur d’appartenir à votre classe vous voyez en moi un paysan qui s’est rÃvoltà contrà la bassesse de sa fortune.
“Je ne vous demande aucune grÃce continua Julien en affermissant sa voix. Je ne me fais point illusion, la mort m’attend: elle sera juste. J’ai pu attenter aux jours de la femme la plus digne de tous les respects, de tous les hommages. Mme de Rà nal avait Ãtà pour moi comme une märe. Mon crime est atroce, et il fut prÃmÃditÃ. J’ai donc mÃrità la mort, messieurs les jurÃs. Quand je serais moins coupable, je vois des hommes qui, sans s’arrà ter à ce que ma jeunesse peut mÃriter de pitiÃ, voudront punir en moi et dÃcourager à jamais cette classe de jeunes gens qui, nÃs dans un ordre infÃrieur, et en quelque sorte opprimÃs par la pauvretÃ, ont le bonheur de se procurer une bonne Ãducation, et l’audace de se mà ler à ce que l’orgueil des gens riches appelle la sociÃtÃ.
“Voilà mon crime, messieurs, et il sera puni avec d’autant plus de sÃvÃritÃ, que, dans le fait, je ne suis point jugà par mes pairs. Je ne vois point sur les bancs des jurÃs quelque paysan enrichi, mais uniquement des bourgeois indignÃs…
Pendant vingt minutes, Julien parla sur ce ton; il dit tout ce qu’il avait sur le coeur; l’avocat gÃnÃral, qui aspirait aux faveurs de l’aristocratie, bondissait sur son siäge; mais malgrà le tour un peu abstrait que Julien avait donnà à la discussion toutes les femmes fondaient en larmes. Mme Derville elle-mà me avait son mouchoir sur ses yeux. Avant de finir, Julien revint à la prÃmÃditation, à son repentir, au respect, à l’adoration filiale et sans bornes que, dans des temps plus heureux, il avait pour Mme de Rà nal … Mme Derville jeta un cri et s’Ãvanouit.
Une heure sonnait comme les jurÃs se retiraient dans leur chambre. Aucune femme n’avait abandonnà sa place; plusieurs hommes avaient les larmes aux yeux. Les conversations furent d’abord träs vives, mais peu à peu, la dÃcision du jury se faisant attendre, la fatigue gÃnÃrale commenáa à jeter du calme dans l’assemblÃe. Ce moment Ãtait solennel; les lumiäres jetaient moins d’Ãclat. Julien, träs fatiguÃ, entendait discuter aupräs de lui la question de savoir si ce retard Ãtait de bon ou de mauvais augure. Il vit avec plaisir que tous les voeux Ãtaient pour lui; le jury ne revenait point, et cependant aucune femme ne quittait la salle.
Comme deux heures venaient de sonner, un grand mouvement se fit entendre. La petite porte de la chambre des jurÃs s’ouvrit. M. le baron de Valenod s’avanáa d’un pas grave et thÃÃtral, il Ãtait suivi de tous les jurÃs. Il toussa, puis dÃclara qu’en son Ãme et conscience la dÃclaration unanime du jury Ãtait que Julien Sorel Ãtait coupable de meurtre, et de meurtre avec prÃmÃditation: cette dÃclaration entraÃ¥nait la peine de mort; elle fut prononcÃe un instant apräs. Julien regarda sa montre, et se souvint de m’de Lavalette, il Ãtait deux heures et un quart.”C’est aujourd’hui vendredi, pensa-t-il.
“Oui, mais ce jour est heureux pour le Valenod qui me condamne… Je suis trop surveillà pour que Mathilde puisse me sauver comme fit Mme de Lavalette… Ainsi, dans trois jours, à cette mà me heure, je saurai à quoi m’en tenir sur le grand peut-à tre.”
En ce moment, il entendit un cri et fut rappelà aux choses de ce monde. Les femmes autour de lui sanglotaient il vit que toutes les figures Ãtaient tournÃes vers une petite tribune pratiquÃe dans le couronnement d’un pilastre gothique. Il sut plus tard que Mathilde s’y Ãtait cachÃe. Comme le cri ne se renouvela pas, tout le monde se remit à regarder Julien, auquel les gendarmes cherchaient à faire traverser la foute.
“TÃchons de ne pas apprà ter à rire à ce fripon de Valenod pensa Julien. Avec quel air contrit et patelin il a prononcà la dÃclaration qui entraÃ¥ne la peine de mort! tandis que ce pauvre prÃsident des assises, tout juge qu’il est depuis nombre d’annÃes, avait la larme à l’oeil en me condamnant. Quelle joie pour le Valenod de se venger de notre ancienne rivalità aupräs de Mme de Rà nal!… Je ne la verrai donc plus! C’en est fait… Un dernier adieu est impossible entre nous, je le sens… Que j’aurais Ãtà heureux de lui dire toute l’horreur que j ai de mon crime!
“Seulement ces paroles: Je me trouve justement condamnÃ.”
CHAPITRE XLII
En ramenant Julien en prison, on l’avait introduit dans une chambre destinÃe aux condamnÃs à mort. Lui qui, d’ordinaire, remarquait jusqu’aux plus petites circonstances, ne s’Ãtait point aperáu qu’on ne le faisait pas remonter à son donjon. Il songeait à ce qu’il dirait à Mme de Rà nal, si, avant le dernier moment, il avait le bonheur de la voir. Il pensait qu’elle l’interromprait et voulait du premier mot pouvoir lui peindre tout son repentir. Apräs une telle action, comment lui persuader que je l’aime uniquement? car enfin, j’ai voulu la tuer par ambition ou par amour pour Mathilde.
En se mettant au lit, il trouva des draps d’une toile grossiäre. Ses yeux se dessillärent.”Ah! je suis au cachot, se dit-il, comme condamnà à mort. C’est juste…
“Le comte Altamira me racontait que, la veille de sa mort, Danton disait avec sa grosse voix: C’est singulier, le verbe guillotiner ne peut pas se conjuguer dans tous ses temps, on peut bien dire: Je serai guillotinÃ, tu seras guillotinÃ, mais on ne dit pas: J’ai Ãtà guillotinÃ.
“Pourquoi pas. reprit Julien. s’il v a une autre vie?…
Ma foi, si je trouve là Dieu des chrÃtiens, je suis perdu: c’est un despote, et, comme tel, il est rempli d’idÃes de vengeance; sa Bible ne parle que de punitions atroces. Je ne J’ai jamais aimÃ, je n’ai mà me jamais voulu croire qu’on l’aimÃt sincärement . Il est sans pitià (et il se rappela plusieurs passages de la Bible). Il me punira d’une maniäre abominable…
“Mais si je trouve le Dieu de FÃnelon! Il me dira peut-Ã tre: Il te sera beaucoup pardonnÃ, parce que tu as beaucoup aimÃ…
“Ai-je beaucoup aimÃ? Ah! j’ai aimà Mme de Rà nal mais ma conduite a Ãtà atroce. LÃ, comme ailleurs, là mÃrite simple et modeste a Ãtà abandonnà pour ce qui est brillant…
“Mais aussi, quelle perspective!… Colonel de hussards, si nous avions la guerre; secrÃtaire de lÃgation pendant la paix, ensuite ambassadeur… car bientìt j’aurais su les affaires… et quand je n’aurais Ãtà qu’un sot, le gendre du marquis de La Mole a-t-il quelque rivalità à craindre? Toutes mes sottises eussent Ãtà pardonnÃes, ou plutìt comptÃes pour des mÃrites. Homme de mÃrite et jouissant de la plus grande existence à Vienne ou à Londres…
“– Pas prÃcisÃment, monsieur, guillotinà dans trois jours.”
Julien rit de bon coeur de cette saillie de son esprit.”En vÃritÃ, l’homme a deux à tres en lui, pensa-t-il. Qui diable songeait à cette rÃflexion maligne?
“Eh bien, oui, mon ami, guillotinà dans trois jours rÃpondit-il à l’interrupteur. M. de Cholin louera une fenà tre, de compte à demi avec l’abbà Maslon. Eh bien, pour le prix de location de cette fenà tre, lequel de ces deux dignes personnages volera l’autre? ‘,
Ce passage du Venceslas de Rotrou lui revint tout à coup:
LADISLAS.
… Mon Ãme est toute prà te.
LE ROI, päre de Ladislas.
L’Ãchafaud l’est aussi; portez-y votre tà te.
“Belle rÃponse!”pensa-t-il, et il s’endormit. Quelqu’un le rÃveilla le matin en le serrant fortement.
— Quoi, dÃjÃ! dit Julien en ouvrant un oeil hagard. Il se croyait entre les mains du bourreau.
C’Ãtait Mathilde. Heureusement, elle ne m’a pas compris. Cette rÃflexion lui rendit tout son sang-froid. Il trouva Mathilde changÃe comme par six mois de maladie: rÃellement elle n’Ãtait pas reconnaissable.
— Cet infÃme Frilair m’a trahie, lui disait-elle en se tordant les mains, la fureur l’empà chait de pleurer.
— N’Ãtais-je pas beau hier, quand j’ai pris la parole? rÃpondit Julien. J’improvisais, et pour la premiäre fois de ma vie! Il est vrai qu’il est à craindre que ce ne soit aussi la derniäre.
Dans ce moment, Julien jouait sur le caractäre de Mathilde avec tout le sang-froid d’un pianiste habile qui touche un piano…
— L’avantage d’une naissance illustre me manque, il est vrai, ajouta-t-il, mais la grande Ãme de Mathilde a Ãlevà son amant jusqu’à elle. Croyez-vous que Boniface de La Mole ait Ãtà mieux devant ses juges?
Mathilde, ce jour-lÃ, Ãtait tendre sans affectation, comme une pauvre fille habitant un cinquiäme Ãtage ; mais elle ne put obtenir de lui des paroles plus simples. Il lui rendait, sans le savoir, le tourment qu’elle lui avait souvent infligÃ.
“On ne connaÃ¥t point les sources du Nil, se disait Julien; il n’a point Ãtà donnà à l’oeil de l’homme de voir le roi des fleuves dans l’Ãtat de simple ruisseau: ainsi aucun oeil humain ne verra Julien faible d’abord parce qu’il ne l’est pas. Mais j’ai le coeur facile à toucher; la parole la plus commune, si elle est dite avec un accent vrai, peut attendrir ma voix et mà me faire couler mes larmes. Que de fois les coeurs secs ne m’ont-ils pas mÃprisà pour ce dÃfaut! Ils croyaient que je demandais grÃce: voilà ce qu’il ne faut pas souffrir.