Le combat semblait se ralentir un peu les coups ne se suivaient plus avec la mme rapidit lorsque Fabrice se dit: “A la douleur que je ressens au visage, il faut qu’il m’ait dfigur.”Saisi de rage cette ide, il sauta sur son ennemi la pointe du couteau de chasse en avant. Cette pointe entra dans le ct droit de la poitrine de Giletti et sortit vers l’paule gauche; au mme instant l’pe de Giletti pntrait de toute sa longueur dans le haut du bras de Fabrice, mais l’pe glissa sous la peau, et ce fut une blessure insignifiante.
Giletti tait tomb; au moment o Fabrice s’avanait vers lui, regardant sa main gauche qui tenait un couteau, cette main s’ouvrait machinalement et laissait chapper son arme.
“Le gredin est mort”, se dit Fabrice.
Il le regarda au visage, Giletti rendait beaucoup de sang par la bouche. Fabrice courut la voiture.
– Avez-vous un miroir? cria-t-il Marietta.
Marietta le regardait trs ple et ne rpondait pas. La vieille femme ouvrit d’un grand sang-froid un sac ouvrage vert, et prsenta Fabrice un petit miroir manche grand comme la main. Fabrice, en se regardant, se maniait la figure: “Les yeux sont sains, se disait-il, c’est dj beaucoup.”Il regarda les dents, elles n’taient point casses.
– D’o vient donc que je souffre tant? se disait-il demi-voix.
La vieille femme lui rpondit:
– C’est que le haut de votre joue a t pil entre le pommeau de l’pe de Giletti et l’os que nous avons l . Votre joue est horriblement enfle et bleue. mettez-y des sangsues l’instant, et ce ne sera rien.
– Ah! des sangsues l’instant, dit Fabrice en riant, et il reprit tout son sang-froid.
Il vit que les ouvriers entouraient Giletti et le regardaient sans oser le toucher.
– Secourez donc cet homme, leur cria-t-il; tez-lui son habit…
Il allait continuer, mais, en levant les yeux, il vit cinq ou six hommes trois cents pas sur la grande route qui s’avanaient pied et d’un pas mesur vers le lieu de la scne.
“Ce sont des gendarmes, pensa-t-il, et comme il y a un homme de tu, ils vont m’arrter et j’aurai l’honneur de faire une entre solennelle dans la ville de Parme. Quelle anecdote pour les courtisans amis de la Raversi et qui dtestent ma tante!”
Aussitt, et avec la rapidit de l’clair, il jette aux ouvriers bahis tout l’argent qu’il avait dans ses poches, il s’lance dans la voiture.
– Empchez les gendarmes de me poursuivre, crie-t-il ses ouvriers, et je fais votre fortune; dites-leur que je suis innocent, que cet homme m’a attaqu et voulait me tuer.
– Et toi, dit-il au veturino, mets tes chevaux au galop, tu auras quatre napolons d’or si tu passes le P avant que ces gens l -bas puissent m’atteindre.
– a va! dit le veturino; mais n’ayez donc pas peur, ces hommes l -bas sont pied, et le trot seul de mes petits chevaux suffit pour les laisser fameusement derrire.
Disant ces paroles il les mit au galop.
Notre hros fut choqu de ce mot peur employ par le cocher: c’est que rellement il avait eu une peur extrme aprs le coup de pommeau d’pe qu’il avait reu dans la figure.
– Nous pouvons contre-passer des gens cheval venant vers nous, dit le veturino prudent et qui songeait aux quatre napolons, et les hommes qui nous suivent peuvent crier qu’on nous arrte.
Ceci voulait dire: Rechargez vos armes…
– Ah! que tu es brave, mon petit abb! s’criait la Marietta en embrassant Fabrice.
La vieille femme regardait hors de la voiture par la portire: au bout d’un peu de temps elle rentra la tte.
– Personne ne vous poursuit, monsieur, dit-elle Fabrice d’un grand sang-froid; et il n’y a personne sur la route devant vous. Vous savez combien les employs de la police autrichienne sont formalistes: s’ils vous voient arriver ainsi au galop, sur la digue au bord du P, ils vous arrteront. n’en ayez aucun doute.
Fabrice regarda par la portire.
– Au trot, dit-il au cocher. Quel passeport avez-vous? dit-il la vieille femme.
– Trois au lieu d’un rpondit-elle, et qui nous ont cot chacun quatre francs: n’est-ce pas une horreur pour de pauvres artistes dramatiques qui voyagent toute l’anne! Voici le passeport de M. Giletti, artiste dramatique, ce sera vous, voici nos deux passeports la Marietta et moi. Mais Giletti avait tout notre argent dans sa poche, qu’allons-nous devenir?
– Combien avait-il? dit Fabrice.
– Quarante beaux cus de cinq francs, dit la vieille femme.
– C’est- -dire six et de la petite monnaie, dit la Marietta en riant; je ne veux pas que l’on trompe mon petit abb.
– N’est-il pas tout naturel, monsieur, reprit la vieille femme d’un grand sang-froid, que je cherche vous accrocher trente-quatre cus? Qu’est-ce que trente-quatre cus pour vous? Et nous, nous avons perdu notre protecteur; qui est-ce qui se chargera de nous loger, de dbattre les prix avec les veturini quand nous voyageons, et de faire peur tout le monde? Giletti n’tait pas beau, mais il tait bien commode, et si la petite que voil n’tait pas une sotte, qui d’abord s’est amourache de vous, jamais Giletti ne se ft aperu de rien, et vous nous auriez donn de beaux cus. Je vous assure que nous sommes bien pauvres.
Fabrice fut touch; il tira sa bourse et donna quelques napolons la vieille femme.
– Vous voyez, lui dit-il, qu’il ne m’en reste que quinze, ainsi il est inutile dornavant de me tirer aux jambes.
La petite Marietta lui sauta au cou, et la vieille lui baisait les mains. La voiture avanait toujours au petit trot. Quand on vit de loin les barrires jaunes rayes de noir qui annoncent les possessions autrichiennes, la vieille femme dit Fabrice:
– Vous feriez mieux d’entrer pied avec le passeport de Giletti dans votre poche; nous, nous allons nous arrter un instant, sous prtexte de faire un peu de toilette. Et d’ailleurs, la douane visitera nos effets. Vous, si vous m’en croyez, traversez Casal Maggiore d’un pas nonchalant; entrez mme au caf et buvez le verre d’eau-de-vie; une fois hors du village, filez ferme. La police est vigilante en diable en pays autrichien: elle saura bientt qu’il y a eu un homme de tu: vous voyagez avec un passeport qui n’est pas le vtre, il n’en faut pas tant pour passer deux ans de prison. Gagnez le P droite en sortant de la ville, louez une barque et rfugiez-vous Ravenne ou Ferrare; sortez au plus vite des Etats autrichiens. Avec deux louis vous pourrez acheter un autre passeport de quelque douanier, celui-ci vous serait fatal; rappelez-vous que vous avez tu l’homme.
En approchant pied du pont de bateaux de Casal Maggiore, Fabrice relisait attentivement le passeport de Giletti. Notre hros avait grand-peur, il se rappelait vivement tout ce que le comte Mosca lui avait dit du danger qu’il y avait pour lui rentrer dans les Etats autrichiens; or, il voyait deux cents pas devant lui le pont terrible qui allait lui donner accs en ce pays, dont la capitale ses yeux tait le Spielberg. Mais comment faire autrement? Le duch de Modne qui borne au midi l’Etat de Parme lui rendait les fugitifs en vertu d’une convention expresse; la frontire de l’Etat qui s’tend dans les montagnes du ct de Gnes tait trop loigne; sa msaventure serait connue Parme bien avant qu’il pt atteindre ces montagnes; il ne restait donc que les Etats de l’Autriche sur la rive gauche du P. Avant qu’on et le temps d’crire aux autorits autrichiennes pour les engager l’arrter, il se passerait peut-tre trente-six heures ou deux jours. Toutes rflexions faites Fabrice brla avec le feu son cigare son propre passeport il valait mieux pour lui en pays autrichien tre un vagabond que d’tre Fabrice del Dongo, et il tait possible qu’on le fouillt.
Indpendamment de la rpugnance bien naturelle qu’il avait confier sa vie au passeport du malheureux Giletti, ce document prsentait des difficults matrielles: la taille de Fabrice atteignait tout au plus cinq pieds cinq pouces, et non pas cinq pieds dix pouces comme l’nonait le passeport’; il avait prs de vingt-quatre ans et paraissait plus jeune, Giletti en avait trente-neuf. Nous avouerons que notre hros se promena une grande demi-heure sur une contre-digue du P voisine du pont de barques, avant de se dcider y descendre.”Que conseillerais-je un autre qui se trouverait ma place? se dit-il enfin. Evidemment de passer: il y a un pril rester dans l’Etat de Parme, un gendarme peut tre envoy la poursuite de l’homme qui en a tu un autre, ft-ce mme son corps dfendant.”Fabrice fit la revue de ses poches, dchira tous les papiers et ne garda exactement que son mouchoir et sa bote cigares; il lui importait d’abrger l’examen qu’il allait subir. Il pensa une terrible objection qu’on pourrait lui faire et laquelle il ne trouvait que de mauvaises rponses: il allait dire qu’il s’appelait Giletti et tout son linge tait marqu F. D.
Comme on voit, Fabrice tait un de ces malheureux tourments par leur imagination; c’est assez le dfaut des gens d’esprit en Italie. Un soldat franais d’un courage gal ou mme infrieur se serait prsent pour passer sur le pont tout de suite, et sans songer d’avance aucune difficult; mais aussi il y aurait port tout son sang-froid, lorsque au bout du pont un petit homme, vtu de gris, lui dit:
– Entrez au bureau de police pour votre passeport.
Ce bureau avait des murs sales garnis de clous auxquels les pipes et les chapeaux sales des employs taient suspendus. Le grand bureau de sapin derrire lequel ils taient retranchs tait tout tach d’encre et de vin, deux ou trois gros registres relis en peau verte portaient des taches de toutes couleurs, et la tranche de leurs pages tait noircie par les mains. Sur les registres placs en pile l’un sur l’autre il y avait trois magnifiques couronnes de laurier qui avaient servi l’avant-veille pour une des ftes de l’empereur.
Fabrice fut frapp de tous ces dtails, ils lui serrrent le coeur; il paya ainsi le luxe magnifique et plein de fracheur qui clatait dans son joli appartement du palais Sanseverina. Il tait oblig d’entrer dans ce sale bureau et d’y paratre comme infrieur; il allait subir un interrogatoire.
L’employ qui tendit une main jaune pour prendre son passeport tait petit et noir, il portait un bijou de laiton sa cravate.”Ceci est un bourgeois de mauvaise humeur”, se dit Fabrice; le personnage parut excessivement surpris en lisant le passeport, et cette lecture dura bien cinq minutes.
– Vous avez eu un accident, dit-il l’tranger en indiquant sa joue du regard.
– Le veturino nous a jets en bas de la digue du P.
Puis le silence recommena et l’employ lanait des regards farouches sur le voyageur.
“J’y suis, se dit Fabrice, il va me dire qu’il est fch d’avoir une mauvaise nouvelle m’apprendre et que je suis arrt.”Toutes sortes d’ides folles arrivrent la tte de notre hros, qui dans ce moment n’tait pas fort logique. Par exemple, il songea s’enfuir par la porte du bureau qui tait reste ouverte.
“Je me dfais de mon habit; je me jette dans le P, et sans doute je pourrai le traverser la nage. Tout vaut mieux que le Spielberg.”L’employ de police le regardait fixement au moment o il calculait les chances de succs de cette quipe, cela faisait deux bonnes physionomies. La prsence du danger donne du gnie l’homme raisonnable, elle le met pour ainsi dire au-dessus de lui-mme l’homme d’imagination elle inspire des romans, hardis il est vrai, mais souvent absurdes.
Il fallait voir l’oeil indign de notre hros sous l’oeil scrutateur de ce commis de police orn de ses bijoux de cuivre.”Si je le tuais, se disait Fabrice, je serais condamn pour meurtre vingt ans de galre ou la mort, ce qui est bien moins fcheux que le Spielberg avec une chane de cent vingt livres chaque pied et huit onces de pain pour toute nourriture, et cela dure vingt ans; ainsi je n’en sortirais qu’ quarante-quatre ans.”La logique de Fabrice oubliait que, puisqu’il avait brl son passeport, rien n’indiquait l’employ de police qu’il ft le rebelle Fabrice del Dongo.
Notre hros tait suffisamment effray, comme on le voit; il l’et t bien davantage s’il et connu les penses qui agitaient le commis de police. Cet homme tait ami de Giletti; on peut juger de sa surprise lorsqu’il vit son passeport entre les mains d’un autre; son premier mouvement fut de faire arrter cet autre, puis il songea que Giletti pouvait bien avoir vendu son passeport ce beau jeune homme qui apparemment venait de faire quelque mauvais coup Parme.”Si je l’arrte, se dit-il, Giletti sera compromis; on dcouvrira facilement qu’il a vendu son passeport; d’un autre ct, que diront mes chefs si l’on vient vrifier que moi, ami de Giletti, j’ai vis son passeport port par un autre?”L’employ se leva en billant et dit Fabrice:
– Attendez, monsieur.
Puis, par habitude de police, il ajouta:
– Il s’lve une difficult.
Fabrice dit part soi: “Il va s’lever ma fuite.”
En effet, l’employ quittait le bureau dont il laissait la porte ouverte, et le passeport tait rest sur la table de sapin.”Le danger est vident, pensa Fabrice; je vais prendre mon passeport et repasser le pont au petit pas, je dirai au gendarme, s’il m’interroge, que j’ai oubli de faire viser mon passeport par le commissaire de police du dernier village des Etats de Parme.”Fabrice avait dj son passeport la main, lorsque, son inexprimable tonnement, il entendit le commis aux bijoux de cuivre qui disait:
– Ma foi je n’en puis plus; la chaleur m’touffe; je vais au caf prendre la demi-tasse. Entrez au bureau quand vous aurez fini votre pipe, il y a un passeport viser, l’tranger est l .
Fabrice, qui sortait pas de loup, se trouva face face avec un beau jeune homme qui se disait en chantonnant: “Eh bien! visons donc ce passeport, je vais leur faire mon paraphe.”
– O monsieur veut-il aller?
– A Mantoue, Venise et Ferrare.
– Ferrare soit, rpondit l’employ en sifflant.
Il prit une griffe, imprima le visa en encre bleue sur le passeport, crivit rapidement les mots: Mantoue, Venise et Ferrare dans l’espace laiss en blanc par la griffe, puis il fit plusieurs tours en l’air avec la main, signa et reprit de l’encre pour son paraphe qu’il excuta avec lenteur et en se donnant des soins infinis. Fabrice suivait tous les mouvements de cette plume; le commis regarda son paraphe avec complaisance, il y ajouta cinq ou six points, enfin il remit le passeport Fabrice en disant d’un air lger:
– Bon voyage, monsieur.
Fabrice s’loignait d’un pas dont il cherchait dissimuler la rapidit, lorsqu’il se sentit arrter par le bras gauche: instinctivement il mit la main sur le manche de son poignard, et s’il ne se ft vu entour de maisons, il ft peut-tre tomb dans une tourderie. L’homme qui lui touchait le bras gauche, lui voyant l’air tout effar, lui dit en forme d’excuse:
– Mais j’ai appel Monsieur trois fois, sans qu’il rpondt; Monsieur a-t-il quelque chose dclarer la douane?
– Je n’ai sur moi que mon mouchoir; je vais ici tout prs chasser chez un de mes parents.
Il et t bien embarrass si on l’et pri de nommer ce parent. Par la grande chaleur qu’il faisait et avec ces motions Fabrice tait mouill comme s’il ft tomb dans le P.”Je ne manque pas de courage contre les comdiens, mais les commis orns de bijoux de cuivre me mettent hors de moi; avec cette ide je ferai un sonnet comique pour la duchesse.”
A peine entr dans Casal Maggiore, Fabrice prit droite une mauvaise rue qui descend vers le P.”J’ai grand besoin, se dit-il, des secours de Bacchus et de Crs”, et il entra dans une boutique au-dehors de laquelle pendait un torchon gris attach un bton; sur le torchon tait crit le mot Trattoria. Un mauvais drap de lit soutenu par deux cerceaux de bois fort minces, et pendant jusqu’ trois pieds de terre, mettaient la porte de la Trattoria l’abri des rayons directs du soleil. L , une femme demi nue et fort jolie reut notre hros avec respect, ce qui lui fit le plus vif plaisir; il se hta de lui dire qu’il mourait de faim. Pendant que la femme prparait le djeuner, entra un homme d’une trentaine d’annes, il n’avait pas salu en entrant; tout coup il se releva du banc o il s’tait jet d’un air familier, et dit Fabrice:
– Eccelenza, la riverisco (je salue Votre Excellence.)
Fabrice tait trs gai en ce moment, et au lieu de former des projets sinistres, il rpondit en riant:
– Et d’o diable connais-tu Mon Excellence?
– Comment! Votre Excellence ne reconnat pas Ludovic, l’un des cochers de Mme la duchesse Sanseverina? A Sacca, la maison de campagne o nous allions tous les ans, je prenais toujours la fivre; j’ai demand la pension Madame et me suis retir. Me voici riche; au lieu de la pension de douze cus par an laquelle tout au plus je pouvais avoir droit, Madame m’a dit que pour me donner le loisir de faire des sonnets, car je suis pote en langue vulgaire, elle m’accordait vingt-quatre cus, et M. le comte m’a dit que si jamais j’tais malheureux, je n’avais qu’ venir lui parler. J’ai eu l’honneur de mener Monsignore pendant un relais lorsqu’il est all faire sa retraite comme un bon chrtien la chartreuse de Velleja.
Fabrice regarda cet homme et le reconnut un peu. C’tait un des cochers les plus coquets de la casa Sanseverina: maintenant qu’il tait riche, disait-il, il avait pour tout vtement une grosse chemise dchire et une culotte de toile, jadis teinte en noir, qui lui arrivait peine aux genoux; une paire de souliers et un mauvais chapeau compltaient l’quipage. De plus, il ne s’tait pas fait la barbe depuis quinze jours. En mangeant son omelette, Fabrice fit la conversation avec lui absolument comme d’gal gal; il crut voir que Ludovic tait l’amant de l’htesse. Il termina rapidement son djeuner, puis dit demi-voix Ludovic:
– J’ai un mot pour vous.
– Votre Excellence peut parler librement devant elle, c’est une femme rellement bonne, dit Ludovic d’un air tendre.
– Eh bien! mes amis, reprit Fabrice sans hsiter, je suis malheureux, et j’ai besoin de votre secours. D’abord il n’y a rien de politique dans mon affaire; j’ai tout simplement tu un homme qui voulait m’assassiner parce que je parlais de sa matresse.
– Pauvre jeune homme! dit l’htesse.
– Que Votre Excellence compte sur moi! s’cria le cocher avec des yeux enflamms par le dvouement le plus vif; o Son Excellence veut-elle aller?
– A Ferrare. J’ai un passeport, mais j’aimerais mieux ne pas parler aux gendarmes, qui peuvent avoir connaissance du fait.
– Quand avez-vous expdi cet autre?
– Ce matin six heures.
– Votre Excellence n’a-t-elle point de sang sur ses vtements? dit l’htesse.
– J’y pensais, dit le cocher, et d’ailleurs le drap de ces vtements est trop fin; on n’en voit pas beaucoup de semblables dans nos campagnes, cela nous attirerait les regards; je vais acheter des habits chez le juif. Votre Excellence est peu prs de ma taille, mais plus mince.
– De grce, ne m’appelez plus Excellence, cela peut attirer l’attention.
– Oui, Excellence, rpondit le cocher en sortant de la boutique.
– Eh bien! eh bien! cria Fabrice, et l’argent! revenez donc!
– Que parlez-vous d’argent! dit l’htesse, il a soixante-sept cus qui sont fort votre service. Moi-mme, ajouta-t-elle en baissant la voix, j’ai une quarantaine d’cus que je vous offre de bien bon coeur; on n’a pas toujours de l’argent sur soi lorsqu’il arrive de ces accidents.
Fabrice avait t son habit cause de la chaleur en entrant dans la Trattoria.
– Vous avez l un gilet qui pourrait nous causer de l’embarras s’il entrait quelqu’un: cette belle toile anglaise attirerait l’attention.
Elle donna notre fugitif un gilet de toile teinte en noir, appartenant son mari. Un grand jeune homme entra dans la boutique par une porte intrieure, il tait mis avec une certaine lgance.
– C’est mon mari, dit l’htesse. Pierre-Antoine, dit-elle au mari, Monsieur est un ami de Ludovic; il lui est arriv un accident ce matin de l’autre ct du fleuve, il dsire se sauver Ferrare.
– Eh! nous le passerons, dit le mari d’un air fort poli, nous avons la barque de Charles-Joseph. Par une autre faiblesse de notre hros, que nous avouerons aussi naturellement que nous avons racont sa peur dans le bureau de police au bout du pont il avait les larmes aux yeux, il tait profondment attendri par le dvouement parfait qu’il rencontrait chez ces paysans: il pensait aussi la bont caractristique de sa tante; il et voulu pouvoir faire la fortune de ces gens. Ludovic rentra charg d’un paquet.
– Adieu cet autre, lui dit le mari d’un air de bonne amiti.
– Il ne s’agit pas de a, reprit Ludovic d’un ton fort alarm, on commence parler de vous, on a remarqu que vous avez hsit en entrant dans notre vicolo, et quittant la belle rue comme un homme qui chercherait se cacher.
– Montez vite la chambre, dit le mari.
Cette chambre, fort grande et fort belle, avait de la toile grise au lieu de vitres aux deux fentres; on y voyait quatre lits larges chacun de six pieds et hauts de cinq.
– Et vite, et vite! dit Ludovic, il y a un fat de gendarme nouvellement arriv qui voulait faire la cour la jolie femme d’en bas, et auquel j’ai prdit que, quand il va en correspondance sur la route, il pourrait bien se rencontrer avec une balle; si ce chien-l entend parler de Votre Excellence, il voudra nous jouer un tour, il cherchera vous arrter ici afin de faire mal noter la Trattoria de la Thodolinde.
“Eh quoi! continua Ludovic en voyant sa chemise toute tache de sang et des blessures serres avec des mouchoirs, le porco s’est donc dfendu? En voil cent fois plus qu’il n’en faut pour vous faire arrter; je n’ai point achet de chemise.”
Il ouvrit sans faon l’armoire du mari et donna une de ses chemises Fabrice qui bientt fut habill en riche bourgeois de campagne. Ludovic dcrocha un filet suspendu la muraille, plaa les habits de Fabrice dans le panier o l’on met le poisson, descendit en courant et sortit rapidement par une porte de derrire; Fabrice le suivait.
– Thodolinde, cria-t-il en passant prs de la boutique, cache ce qui est en haut, nous allons attendre dans les saules; et toi, Pierre-Antoine, envoie-nous bien vite une barque, on paie bien.
Ludovic fit passer plus de vingt fosss Fabrice. Il y avait des planches fort longues et fort lastiques qui servaient de ponts sur les plus larges de ces fosss; Ludovic retirait ces planches aprs avoir pass. Arriv au dernier canal, il tira la planche avec empressement.
– Respirons maintenant, dit-il, ce chien de gendarme aurait plus de deux lieues faire pour atteindre Votre Excellence. Vous voil tout ple, dit-il Fabrice; je n’ai point oubli la petite bouteille d’eau-de-vie.
– Elle vient fort propos: la blessure la cuisse commence se faire sentir; et d’ailleurs j’ai eu une fire peur dans le bureau de la police au bout du pont.
– Je le crois bien, dit Ludovic; avec une chemise remplie de sang comme tait la vtre, je ne conois pas seulement comment vous avez os entrer en un tel lieu. Quant aux blessures, je m’y connais: je vais vous mettre dans un endroit bien frais o vous pourrez dormir une heure, la barque viendra nous y chercher, s’il y a moyen d’obtenir une barque; sinon, quand vous serez un peu repos nous ferons encore deux petites lieues, et je vous mnerai un moulin o je prendrai moi-mme une barque; Votre Excellence a bien plus de connaissances que moi: Madame va tre au dsespoir, quand elle apprendra l’accident; on lui dira que vous tes bless mort, peut-tre mme que vous avez tu l’autre en tratre. La marquise Raversi ne manquera pas de faire courir tous les mauvais bruits qui peuvent chagriner Madame. Votre Excellence pourrait crire.
– Et comment faire parvenir la lettre?
– Les garons du moulin o nous allons gagnent douze sous par jour; en un jour et demi ils sont Parme, donc quatre francs pour le voyage; deux francs pour l’usure des souliers: si la course tait faite pour un pauvre homme tel que moi, ce serait six francs; comme elle est pour le service d’un seigneur, j’en donnerai douze.
Quand on fut arriv au lieu de repos dans un bois de vernes et de saules, bien touffu et bien frais, Ludovic alla plus d’une heure de l chercher de l’encre et du papier.
– Grand Dieu, que je suis bien ici! s’cria Fabrice. Fortune! adieu, je ne serai jamais archevque!
A son retour, Ludovic le trouva profondment endormi et ne voulut pas l’veiller. La barque n’arriva que vers le coucher du soleil; aussitt que Ludovic la vit paratre au loin, il appela Fabrice qui crivit deux lettres.
– Votre Excellence a bien plus de connaissances que moi, dit Ludovic d’un air pein, et je crains bien de lui dplaire au fond du coeur quoi qu’elle en dise, si j’ajoute une certaine chose.
– Je ne suis pas aussi nigaud que vous le pensez, rpondit Fabrice, et, quoi que vous puissiez dire vous serez toujours mes yeux un serviteur fidle de ma tante, et un homme qui a fait tout au monde pour me tirer d’un fort vilain pas.
Il fallut bien d’autres protestations encore pour dcider Ludovic parler, et quand enfin il en eut pris la rsolution, il commena par une prface qui dura bien cinq minutes. Fabrice s’impatienta, puis il se dit: “A qui la faute? notre vanit que cet homme a fort bien vue du haut de son sige.”Le dvouement de Ludovic le porta enfin courir le risque de parler net.
– Combien la marquise Raversi ne donnerait-elle pas au piton que vous allez expdier Parme pour avoir ces deux lettres! Elles sont de votre criture, et par consquent font preuves judiciaires contre vous. Votre Excellence va me prendre pour un curieux indiscret; en second lieu, elle aura peut-tre honte de mettre sous les yeux de Madame la duchesse ma pauvre criture de cocher; mais enfin votre sret m’ouvre la bouche, quoique vous puissiez me croire un impertinent. Votre Excellence ne pourrait-elle pas me dicter ces deux lettres? Alors je suis le seul compromis, et encore bien peu, je dirais au besoin que vous m’tes apparu au milieu d’un champ avec une criture de corne dans une main et un pistolet dans l’autre, et que vous m’avez ordonn d’crire.
– Donnez-moi la main, mon cher Ludovic, s’cria Fabrice, et pour vous prouver que je ne veux point avoir de secret pour un ami tel que vous, copiez ces deux lettres telles qu’elles sont.
Ludovic comprit toute l’tendue de cette marque de confiance et y fut extrmement sensible, mais au bout de quelques lignes, comme il voyait la barque s’avancer rapidement sur le fleuve:
– Les lettres seront plus tt termines, dit-il Fabrice, si Votre Excellence veut prendre la peine de me les dicter.
Les lettres finies, Fabrice crivit un A et un B la dernire ligne, et, sur une petite rognure de papier qu’ensuite il chiffonna, il mit en franais: Croyez A et B. Le piton devait cacher ce papier froiss dans ses vtements.
La barque arrivant porte de la voix, Ludovic appela les bateliers par des noms qui n’taient pas les leurs; ils ne rpondirent point et abordrent cinq cents toises plus bas, regardant de tous les cts pour voir s’ils n’taient point aperus par quelque douanier.
– Je suis vos ordres, dit Ludovic Fabrice; voulez-vous que je porte moi-mme les lettres Parme? Voulez-vous que je vous accompagne Ferrare?
– M’accompagner Ferrare est un service que je n’osais presque vous demander. Il faudra dbarquer, et tcher d’entrer dans la ville sans montrer le passeport. Je vous dirai que j’ai la plus grande rpugnance voyager sous le nom de Giletti, et je ne vois que vous qui puissiez m’acheter un autre passeport.
– Que ne parliez-vous Casal Maggiore! Je sais un espion qui m’aurait vendu un excellent passeport, et pas cher, pour quarante ou cinquante francs.
L’un des deux mariniers qui tait n sur la rive droite du P, et par consquent n’avait pas besoin de passeport l’tranger pour aller Parme, se chargea de porter les lettres. Ludovic, qui savait manier la rame, se fit fort de conduire la barque avec l’autre.
– Nous allons trouver sur le bas P, dit-il, plusieurs barques armes appartenant la police, et je saurai les viter.
Plus de dix fois on fut oblig de se cacher au milieu de petites les fleur d’eau, charges de saules. Trois fois on mit pied terre pour laisser passer les barques vides devant les embarcations de la police. Ludovic profita de ces longs moments de loisir pour rciter Fabrice plusieurs de ses sonnets. Les sentiments taient assez justes, mais comme mousss par l’expression, et ne valaient pas la peine d’tre crits; le singulier, c’est que cet ex-cocher avait des passions et des faons de voir vives et pittoresques, il devenait froid et commun ds qu’il crivait.”C’est le contraire de ce que nous voyons dans le monde, se dit Fabrice; l’on sait maintenant tout exprimer avec grce, mais les cours n’ont rien dire.”Il comprit que le plus grand plaisir qu’il pt faire ce serviteur fidle ce serait de corriger les fautes d’orthographe de ses sonnets.
– On se moque de moi quand je prte mon cahier, disait Ludovic; mais si Votre Excellence daignait me dicter l’orthographe des mots lettre lettre, les envieux ne sauraient plus que dire: l’orthographe ne fait pas le gnie.
Ce ne fut que le surlendemain dans la nuit que Fabrice put dbarquer en toute sret dans un bois de vernes, une lieue avant que d’arriver Ponte Lago Oscuro. Toute la journe il resta cach dans une chnevire, et Ludovic le prcda Ferrare; il y loua un petit logement chez un juif pauvre, qui comprit tout de suite qu’il y avait de l’argent gagner si l’on savait se taire. Le soir, la chute du jour, Fabrice entra dans Ferrare mont sur un petit cheval; il avait bon besoin de ce secours, la chaleur l’avait frapp sur le fleuve; le coup de couteau qu’il avait la cuisse, et le coup d’pe que Giletti lui avait donn dans l’paule, au commencement du combat, s’taient enflamms et lui donnaient de la fivre.
CHAPITRE XII
Le juif, matre du logement, avait procur un chirurgien discret, lequel, comprenant son tour qu’il y avait de l’argent dans la bourse dit Ludovic que sa conscience l’obligeait faire son rapport la police sur les blessures du jeune homme que lui, Ludovic, appelait son frre.
– La loi est claire, ajouta-t-il; il est trop vident que votre frre ne s’est point bless lui-mme, comme il le raconte, en tombant d’une chelle, au moment o il tenait la main un couteau tout ouvert.
Ludovic rpondit froidement cet honnte chirurgien que, s’il s’avisait de cder aux inspirations de sa conscience, il aurait l’honneur, avant de quitter Ferrare, de tomber sur lui prcisment avec un couteau ouvert la main. Quand il rendit compte de cet incident Fabrice, celui-le le blma fort, mais il n’y avait plus un instant perdre pour dcamper. Ludovic dit au juif qu’il voulait essayer de faire prendre l’air son frre; il alla chercher une voiture, et nos amis sortirent de la maison pour ne plus y rentrer. Le lecteur trouve bien longs, sans doute, les rcits de toutes ces dmarches que rend ncessaire l’absence d’un passeport: ce genre de proccupation n’existe plus en France; mais en Italie, et surtout aux environs du P, tout le monde parle passeport. Une fois sorti de Ferrare sans encombre, comme pour faire une promenade, Ludovic renvoya le fiacre, puis il rentra dans la ville par une autre porte, et revint prendre Fabrice avec une sediola qu’il avait loue pour faire douze lieues. Arrivs prs de Bologne, nos amis se firent conduire travers champs sur la route qui de Florence conduit Bologne, ils passrent la nuit dans la plus misrable auberge qu’ils purent dcouvrir, et, le lendemain, Fabrice se sentant la force de marcher un peu, ils entrrent Bologne comme des promeneurs. On avait brl le passeport de Giletti: la mort du comdien devait tre connue, et il y avait moins de pril tre arrts comme gens sans passeport que comme porteurs du passeport d’un homme tu.
Ludovic connaissait Bologne deux ou trois domestiques de grandes maisons; il fut convenu qu’il irait prendre langue auprs d’eux. Il leur dit que, venant de Florence et voyageant avec son jeune frre, celui-ci, se sentant le besoin de dormir, l’avait laiss partir seul une heure avant le lever du soleil. Il devait le rejoindre dans le village o lui, Ludovic, s’arrterait pour passer les heures de la grande chaleur. Mais Ludovic, ne voyant point arriver son frre, s’tait dtermin retourner sur ses pas, il l’avait retrouv bless d’un coup de pierre et de plusieurs coups de couteau, et, de plus, vol par des gens qui lui avaient cherch dispute. Ce frre tait joli garon, savait panser et conduire les chevaux, lire et crire, et il voudrait bien trouver une place dans quelque bonne maison. Ludovic se rserva d’ajouter, quand l’occasion s’en prsenterait, que, Fabrice tomb, les voleurs s’taient enfuis emportant le petit sac dans lequel taient leur linge et leurs passeports.
En arrivant Bologne, Fabrice, se sentant trs fatigu, et n’osant, sans passeport, se prsenter dans une auberge, tait entr dans l’immense glise de Saint-Ptrone. Il y trouva une fracheur dlicieuse; bientt il se sentit tout ranim.”Ingrat que je suis, se dit-il tout coup, j’entre dans une glise, et c’est pour m’y asseoir, comme dans un caf!”Il se jeta genoux, et remercia Dieu avec effusion de la protection vidente dont il tait entour depuis qu’il avait eu le malheur de tuer Giletti. Le danger qui le faisait encore frmir, c’tait d’tre reconnu dans le bureau de police de Casal Maggiore.”Comment, se disait-il, ce commis, dont les yeux marquaient tant de soupons et qui a relu mon passeport jusqu’ trois fois, ne s’est-il pas aperu que je n’ai pas cinq pieds dix pouces, que je n’ai pas trente-huit ans, que je ne suis pas fort marqu de la petite vrole? Que de grces je vous dois, mon Dieu! Et j’ai pu tarder jusqu’ ce moment de mettre mon nant vos pieds! Mon orgueil a voulu croire que c’tait une vaine prudence humaine que je devais le bonheur d’chapper au Spielberg qui dj s’ouvrait pour m’engloutir!”
Fabrice passa plus d’une heure dans cet extrme attendrissement, en prsence de l’immense bont de Dieu. Ludovic s’approcha sans qu’il l’entendit venir, et se plaa en face de lui. Fabrice, qui avait le front cach dans ses mains, releva la tte, et son fidle serviteur vit les larmes qui sillonnaient ses joues.
– Revenez dans une heure, lui dit Fabrice assez durement.
Ludovic pardonna ce ton cause de la pit. Fabrice rcita plusieurs fois les sept psaumes de la pnitence, qu’il savait par cour; il s’arrtait longuement aux versets qui avaient du rapport avec sa situation prsente.
Fabrice demandait pardon Dieu de beaucoup de choses, mais, ce qui est remarquable, c’est qu’il ne lui vint pas l’esprit de compter parmi ses fautes le projet de devenir archevque, uniquement parce que le comte Mosca tait premier ministre, et trouvait cette place et la grande existence qu’elle donne convenables pour le neveu de la duchesse. Il l’avait dsire sans passion, il est vrai, mais enfin il y avait song, exactement comme une place de ministre ou de gnral. Il ne lui tait point venu la pense que sa conscience pt tre intresse dans ce projet de la duchesse. Ceci est un trait remarquable de la religion qu’il devait aux enseignements des jsuites milanais. Cette religion te le courage de penser aux choses inaccoutumes, et dfend surtout l’examen personnel, comme le plus norme des pchs; c’est un pas vers le protestantisme. Pour savoir de quoi l’on est coupable, il faut interroger son cur, ou lire la liste des pchs, telle qu’elle se trouve imprime dans les livres intituls: Prparation au Sacrement de la Pnitence. Fabrice savait par coeur la liste des pchs rdige en langue latine, qu’il avait apprise l’Acadmie ecclsiastique de Naples. Ainsi, en rcitant cette liste parvenu l’article du meurtre, il s’tait fort bien accus devant Dieu d’avoir tu un homme, mais en dfendant sa vie. Il avait pass rapidement, et sans y faire la moindre attention, sur les divers articles relatifs au pch de simonie (se procurer par de l’argent les dignits ecclsiastiques). Si on lui et propos de donner cent louis pour devenir premier grand vicaire de l’archevque de Parme, il et repouss cette ide avec horreur, mais quoiqu’il ne manqut ni d’esprit ni surtout de logique, il ne lui vint pas une seule fois l’esprit que le crdit du comte Mosca, employ en sa faveur, ft une simonie. Tel est le triomphe de l’ducation jsuitique: donner l’habitude de ne pas faire attention des choses plus claires que le jour. Un Franais, lev au milieu des traits d’intrt personnel et de l’ironie de Paris, et pu, sans tre de mauvaise foi, accuser Fabrice d’hypocrisie au moment mme o notre hros ouvrait son me Dieu avec la plus extrme sincrit et l’attendrissement le plus profond.
Fabrice ne sortit de l’glise qu’aprs avoir prpar la confession qu’il se proposait de faire ds le lendemain, il trouva Ludovic assis sur les marches du vaste pristyle en pierre qui s’lve sur la grande place en avant de la faade de Saint-Ptrone. Comme aprs un grand orage l’air est plus pur, ainsi l’me de Fabrice tait tranquille, heureuse et comme rafrachie.
– Je me trouve fort bien, je ne sens presque plus mes blessures, dit-il Ludovic en l’abordant; mais avant tout je dois vous demander pardon; je vous ai rpondu avec humeur lorsque vous tes venu me parler dans l’glise, je faisais mon examen de conscience. Eh bien! o en sont nos affaires?
– Elles vont au mieux: j’ai arrt un logement, la vrit bien peu digne de Votre Excellence, chez la femme d’un de mes amis, qui est fort jolie et de plus intimement lie avec l’un des principaux agents de la police. Demain j’irai dclarer comme quoi nos passeports nous ont t vols; cette dclaration sera prise en bonne part; mais je paierai le port de la lettre que la police crira Casal Maggiore, pour savoir s’il existe dans cette commune un nomm Ludovic San Micheli, lequel a un frre, nomm Fabrice, au service de Mme la duchesse Sanseverina, Parme. Tout est fini, siamo a cavallo (Proverbe italien: nous sommes sauvs.)
Fabrice avait pris tout coup un air fort srieux: il pria Ludovic de l’attendre un instant, rentra dans l’glise presque en courant, et peine y fut-il que de nouveau il se prcipita genoux; il baisait humblement les dalles de pierre.”C’est un miracle, Seigneur, s’criait-il les larmes aux yeux: quand vous avez vu mon me dispose rentrer dans le devoir, vous m’avez sauv. Grand Dieu! il est possible qu’un jour je sois tu dans quelque affaire: souvenez-vous au moment de ma mort de l’tat o mon me se trouve en ce moment.”Ce fut avec les transports de la joie la plus vive que Fabrice rcita de nouveau les sept psaumes de la pnitence. Avant que de sortir il s’approcha d’une vieille femme qui tait assise devant une grande madone et ct d’un triangle de fer plac verticalement sur un pied de mme mtal. Les bords de ce triangle taient hrisss d’un grand nombre de pointes destines porter les petits cierges que la pit des fidles allume devant la clbre madone de Cimabu. Sept cierges seulement taient allums quand Fabrice s’approcha; il plaa cette circonstance dans sa mmoire avec l’intention d’y rflchir ensuite plus loisir.
– Combien cotent les cierges? dit-il la femme.
– Deux bajocs pice.
En effet ils n’taient gure plus gros qu’un tuyau de plume, et n’avaient pas un pied de long. _ Combien peut-on placer encore de cierges sur votre triangle?
– Soixante-trois, puisqu’il y en a sept d’allums.
“Ah! se dit Fabrice, soixante-trois et sept font soixante-dix: ceci est encore noter.”Il paya les cierges, plaa lui-mme et alluma les sept premiers, puis se mit genoux pour lui faire son offrande, et dit la vieille femme en se relevant:
– C’est pour grce reue.
– Je meurs de faim, dit Fabrice Ludovic en le rejoignant.
– N’entrons point dans un cabaret, allons au logement, la matresse de la maison ira vous acheter ce qu’il faut pour djeuner; elle volera une vingtaine de sous et en sera d’autant plus attache au nouvel arrivant.
– Ceci ne tend rien moins qu’ me faire mourir de faim une grande heure de plus, dit Fabrice en riant avec la srnit d’un enfant, et il entra dans un cabaret voisin de Saint-Ptrone.
A son extrme surprise, il vit, une table voisine de celle o il tait plac, Pp, le premier valet de chambre de sa tante, celui-l mme qui autrefois tait venu sa rencontre jusqu’ Genve. Fabrice lui fit signe de se taire; puis, aprs avoir djeun rapidement, le sourire du bonheur errant sur ses lvres, il se leva; Pp le suivit, et, pour la troisime fois, notre hros entra dans Saint-Ptrone. Par discrtion, Ludovic resta se promener sur la place.
– Eh! mon Dieu, monseigneur! Comment vont vos blessures? Mme la duchesse est horriblement inquite; un jour entier elle vous a cru mort abandonn dans quelque le du P; je vais lui expdier un courrier l’instant mme. Je vous cherche depuis six jours, j’en ai pass trois Ferrare, courant toutes les auberges.
– Avez-vous un passeport pour moi?
– J’en ai trois diffrents: l’un avec les noms et les titres de Votre Excellence; le second avec votre nom seulement, et le troisime sous un nom suppos, Joseph Bossi; chaque passeport est en double expdition, selon que Votre Excellence voudra arriver de Florence ou de Modne. Il ne s’agit que de faire une promenade hors de la ville. M. le comte vous verrait loger avec plaisir l’Auberge del Pelegrino, dont le matre est son ami.
Fabrice, ayant l’air de marcher au hasard s’avana dans la nef droite de l’glise jusqu’au lieu o ses cierges taient allums; ses yeux se fixrent sur la madone de Cimabu, puis il dit Pp en s’agenouillant:
– Il faut que je rende grces un instant.
Pp l’imita. Au sortir de l’glise, Pp remarqua que Fabrice donnait une pice de vingt francs au premier pauvre qui lui demanda l’aumne; ce mendiant jeta des cris de reconnaissance qui attirrent sur les pas de l’tre charitable les nues de pauvres de tout genre qui ornent d’ordinaire la place de Saint-Ptrone. Tous voulaient avoir leur part du napolon. Les femmes dsesprant de pntrer dans la mle qui l’entourait, fondirent sur Fabrice, lui criant s’il n’tait pas vrai qu’il avait voulu donner son napolon pour tre divis parmi tous les pauvres du bon Dieu. Pp, brandissant sa canne pomme d’or, leur ordonna de laisser Son Excellence tranquille.
– Ah! Excellence, reprirent toutes ces femmes d’une voix plus perante, donnez aussi un napolon d’or pour les pauvres femmes!
Fabrice doubla le pas, les femmes le suivirent en criant, et beaucoup de pauvres mles, accourant par toutes les rues, firent une sorte de petite sdition. Toute cette foule horriblement sale et nergique criait:
– Excellence.
Fabrice eut beaucoup de peine se dlivrer de la cohue, cette scne rappela son imagination sur la terre.”Je n’ai que ce que je mrite, se dit-il, je me suis frott la canaille.”
Deux femmes le suivirent jusqu’ la porte de Saragosse par laquelle il sortait de la ville’. Pp les arrta en les menaant srieusement de sa canne, et leur jetant quelque monnaie. Fabrice monta la charmante colline de San Michele in Bosco, fit le tour d’une partie de la ville en dehors des murs, prit un sentier, arriva cinq cents pas sur la route de Florence, puis rentra dans Bologne et remit gravement au commis de la police un passeport o son signalement tait not d’une faon fort exacte. Ce passeport le nommait Joseph Bossi, tudiant en thologie. Fabrice y remarqua une petite tache d’encre rouge jete, comme par hasard, au bas de la feuille vers l’angle droit. Deux heures plus tard il eut un espion ses trousses, cause du titre d’Excellence que son compagnon lui avait donn devant les pauvres de Saint-Ptrone, quoique son passeport ne portt aucun des titres qui donnent un homme le droit de se faire appeler excellence par ses domestiques.
Fabrice vit l’espion, et s’en moqua fort; il ne songeait plus ni aux passeports ni la police, et s’amusait de tout comme un enfant. Pp, qui avait ordre de rester auprs de lui, le voyant fort content de Ludovic, aima mieux aller porter lui-mme de si bonnes nouvelles la duchesse. Fabrice crivit deux trs longues lettres aux personnes qui lui taient chres; puis il eut l’ide d’en crire une troisime au vnrable archevque Landriani. Cette lettre produisit un effet merveilleux, elle contenait un rcit fort exact du combat avec Giletti. Le bon archevque tout attendri, ne manqua pas d’aller lire cette lettre au prince, qui voulut bien l’couter, assez curieux de voir comment ce jeune monsignore s’y prenait pour excuser un meurtre aussi pouvantable. Grce aux nombreux amis de la marquise Raversi le prince ainsi que toute la ville de Parme croyait que Fabrice s’tait fait aider par vingt ou trente paysans pour assommer un mauvais comdien qui avait l’insolence de lui disputer la petite Marietta. Dans les cours despotiques, le premier intrigant adroit dispose de la vrit, comme la mode en dispose Paris.
– Mais, que diable! disait le prince l’archevque, on fait faire ces choses-l par un autre; mais les faire soi-mme, ce n’est pas l’usage; et puis on ne tue pas un comdien tel que Giletti, on l’achte.
Fabrice ne se doutait en aucune faon de ce qui se passait Parme. Dans le fait, il s’agissait de savoir si la mort de ce comdien, qui de son vivant gagnait trente-deux francs par mois, amnerait la chute du ministre ultra et de son chef le comte Mosca.
En apprenant la mort de Giletti, le prince, piqu des airs d’indpendance que se donnait la duchesse, avait ordonn au fiscal gnral Rassi de traiter tout ce procs comme s’il se ft agi d’un libral. Fabrice, de son ct, croyait qu’un homme de son rang tait au-dessus des lois; il ne calculait pas que dans les pays o les grands noms ne sont jamais punis, l’intrigue peut tout, mme contre eux. Il parlait souvent Ludovic de sa parfaite innocence qui serait bien vite proclame; sa grande raison c’est qu’il n’tait pas coupable. Sur quoi Ludovic lui dit un jour:
– Je ne conois pas comment Votre Excellence, qui a tant d’esprit et d’instruction, prend la peine de dire de ces choses-l moi qui suis son serviteur dvou, Votre Excellence use de trop de prcautions, ces choses-l sont bonnes dire en public ou devant un tribunal.
“Cet homme me croit un assassin et ne m’en aime pas moins”, se dit Fabrice, tombant de son haut.
Trois jours aprs le dpart de Pp, il fut bien tonn de recevoir une lettre norme ferme avec une tresse de soie comme du temps de Louis XIV, et adresse Son Excellence rvrendissime monseigneur Fabrice del Dongo, premier grand-vicaire du diocse de Parme, chanoine, etc.
“Mais, est-ce que je suis encore tout cela?”se dit-il en riant. L’ptre de l’archevque Landriani tait un chef-d’oeuvre de logique et de clart; elle n’avait pas moins de dix-neuf grandes pages, et racontait fort bien tout ce qui s’tait pass Parme l’occasion de la mort de Giletti.
Une arme franaise commande par le marchal Ney et marchant sur la ville n’aurait pas produit plus d’effet, lui disait le bon archevque; l’exception de la duchesse et de moi, mon trs cher fils, tout le monde croit que vous vous tes donn le plaisir de tuer l’histrion Giletti. Ce malheur vous ft-il arriv ce sont de ces choses qu’on assoupit avec deux cents louis et une absence de six mois, mais la Raversi veut renverser le comte Mosca l’aide de cet incident. Ce n’est point l’affreux pch du meurtre que le public blme en vous, c’est uniquement la maladresse ou plutt l’insolence de ne pas avoir daign recourir un bulo (sorte de fier- -bras subalterne). Je vous traduis ici en termes clairs les discours qui m’environnent, car depuis ce malheur jamais dplorable, je me rends tous les jours dans trois maisons des plus considrables de la ville pour avoir l’occasion de vous justifier. Et jamais je n’ai cru faire un plus saint usage du peu d’loquence que le Ciel a daign m’accorder.
Les cailles tombaient des yeux de Fabrice, les nombreuses lettres de la duchesse, remplies de transports d’amiti, ne daignaient jamais raconter. La duchesse lui jurait de quitter Parme jamais, si bientt il n’y rentrait triomphant.
“Le comte fera pour toi, lui disait-elle dans la lettre qui accompagnait celle de l’archevque, tout ce qui est humainement possible. Quant moi, tu as chang mon caractre avec cette belle quipe; je suis maintenant aussi avare que le banquier Tombone; j’ai renvoy tous mes ouvriers, j’ai fait plus, j’ai dict au comte l’inventaire de ma fortune, qui s’est trouve bien moins considrable que je ne le pensais. Aprs la mort de l’excellent comte Pietranera, que, par parenthses, tu aurais bien plutt d venger, au lieu de t’exposer contre un tre de l’espce de Giletti, je restai avec douze cents livres de rente et cinq mille francs de dette; je me souviens, entre autres choses, que j’avais deux douzaines et demie de souliers de satin blanc venant de Paris, et une seule paire de souliers pour marcher dans la rue. Je me suis presque dcide prendre les trois cent mille francs que me laisse le duc, et que je voulais employer en entier lui lever un tombeau magnifique. Au reste, c’est la marquise Raversi qui est ta principale ennemie, c’est- -dire la mienne; si tu t’ennuies seul Bologne, tu n’as qu’ dire un mot, j’irai te rejoindre. Voici quatre nouvelles lettres de change, etc.”
La duchesse ne disait mot Fabrice de l’opinion qu’on avait Parme sur son affaire, elle voulait avant tout le consoler et, dans tous les cas, la mort d’un tre ridicule tel que Giletti ne lui semblait pas de nature tre reproche srieusement un del Dongo.
– Combien de Giletti nos anctres n’ont-ils pas envoys dans l’autre monde, disait-elle au comte, sans que personne se soit mis en tte de leur en faire un reproche?
Fabrice tout tonn, et qui entrevoyait pour la premire fois le vritable tat des choses, se mit tudier la lettre de l’archevque. Par malheur, l’archevque lui-mme le croyait plus au fait qu’il ne l’tait rellement. Fabrice comprit que ce qui faisait surtout le triomphe de la marquise Raversi, c’est qu’il tait impossible de trouver des tmoins de visu de ce fatal combat. Le valet de chambre qui le premier en avait apport la nouvelle Parme tait l’auberge du village Sanguigna lorsqu’il avait eu lieu; la petite Marietta et la vieille femme qui lui servait de mre avaient disparu, et la marquise avait achet le veturino qui conduisait la voiture et qui faisait maintenant une dposition abominable.
Quoique la procdure soit environne du plus profond mystre, crivait le bon archevque avec son style cicronien, et dirige par le fiscal gnral Rassi dont la seule charit chrtienne peut m’empcher de dire du mal, mais qui a fait sa fortune en s’acharnant aprs les malheureux accuss comme le chien de chasse aprs le livre; quoique le Rassi, dis-je, dont votre imagination ne saurait s’exagrer la turpitude et la vnalit, ait t charg de la direction du procs par un prince irrit, j’ai pu lire les trois dpositions du veturino. Par un insigne bonheur, ce malheureux se contredit. Et j’ajouterai, parce que je parle mon vicaire gnral, celui qui, aprs moi, doit avoir la direction de ce diocse, que j’ai mand le cur de la paroisse qu’habite ce pcheur gar. Je vous dirai, mon trs cher fils, mais sous le secret de la confession, que ce cur connat dj , par la femme du veturino, le nombre d’cus qu’il a reus de la marquise Raversi, je n’oserai dire que la marquise a exig de lui de vous calomnier, mais le fait est probable. Les cus ont t remis par un malheureux prtre qui remplit des fonctions peu releves auprs de cette marquise, et auquel j’ai t oblige d’interdire la messe pour la seconde fois. Je ne vous fatiguerai point du rcit de plusieurs autres dmarches que vous deviez attendre de moi, et qui d’ailleurs rentrent dans mon devoir. Un chanoine, votre collgue la cathdrale, et qui d’ailleurs se souvient un peu trop quelquefois de l’influence que lui donnent les biens de sa famille, don t, par la permission divine, il est rest le seul hritier, s’tant permis de dire chez M. le comte Zurla, ministre de l’Intrieur, qu’il regardait cette bagatelle comme prouve contre vous (il parlait de l’assassinat du malheureux Giletti), je l’ai fait appeler devant moi, et l , en prsence de mes trois autres vicaires gnraux, de mon aumnier et de deux curs qui se trouvaient dans la salle d’attente, je l’ai pri de nous communiquer, nous ses frres, les lments de la conviction complte qu’il disait avoir acquise contre un de ses collgues la cathdrale; le malheureux n’a pu articuler que des raisons peu concluantes; tout le monde s’est lev contre lui, et quoique je n’aie cru devoir ajouter que bien peu de paroles, il a fondu en larmes et nous a rendus tmoins du plein aveu de son erreur complte, sur quoi je lui ai promis le secret en mon nom et en celui de toutes les personnes qui avaient assist cette confrence, sous la condition toutefois qu’il mettrait tout son zle rectifier les fausses impressions qu’avaient pu causer les discours par lui profrs depuis quinze jours.
Je ne vous rpterai point, mon cher fils, ce que vous devez savoir depuis longtemps, c’est- -dire que des trente-deux paysans employs la fouille entreprise par le comte Mosca et que la Raversi prtend solds par vous pour vous aider dans un crime, trente-deux taient au fond de leur foss, tout occups de leurs travaux, lorsque vous vous saistes du couteau de chasse et l’employtes dfendre votre vie contre l’homme qui vous attaquait l’improviste. Deux d’entre eux, qui taient hors du foss, crirent aux autres: On assassine Monseigneur! Ce cri seul montre votre innocence dans tout son clat. Eh bien! le fiscal gnral Rassi prtend que ces deux hommes ont disparu; bien plus, on a retrouv huit des hommes qui taient au fond du foss; dans leur premier interrogatoire six ont dclar avoir entendu le cri on assassine Monseigneur! Je sais, par voies indirectes, que dans leur cinquime interrogatoire, qui a eu lieu hier soir, cinq ont dclar qu’ils ne se souvenaient pas bien s’ils avaient entendu distinctement ce cri ou si seulement il leur avait t racont par quelqu’un de leurs camarades. Des ordres sont donns pour que l’on me fasse connatre la demeure de ces ouvriers terrassiers, et leurs curs leur feront comprendre qu’ils se damnent si, pour gagner quelques cus, ils se laissent aller altrer la vrit.
Le bon archevque entrait dans des dtails infinis, comme on peut en juger par ceux que nous venons de rapporter. Puis il ajoutait en se servant de la langue latine:
Cette affaire n’est rien moins qu’une tentative de changement de ministre’. Si vous tes condamn, ce ne peut tre qu’aux galres ou la mort, auquel cas j’interviendrais en dclarant, du haut de ma chaire archipiscopale, que je sais que vous tes innocent, que vous avez tout simplement dfendu votre vie contre un brigand, et qu’enfin je vous ai dfendu de revenir Parme tant que vos ennemis y triompheront; je me propose mme de stigmatiser, comme il le mrite, le fiscal gnral; la haine contre cet homme est aussi commune que l’estime pour son caractre est rare. Mais enfin la veille du jour o ce fiscal prononcera cet arrt si injuste, la duchesse Sanseverina quittera la ville et peut-tre les Etats de Parme: dans ce cas l’on ne fait aucun doute que le comte ne donne sa dmission. Alors, trs probablement, le gnral Fabio Conti arrive au ministre, et la marquise Raversi triomphe. Le grand mal de votre affaire, c’est qu’aucun homme entendu n’est charg en chef des dmarches ncessaires pour mettre au jour votre innocence et djouer les tentatives faites pour suborner des tmoins. Le comte croit remplir ce rle; mais il est trop grand seigneur pour descendre de certains dtails; de plus, en sa qualit de ministre de la Police, il a d donner, dans le premier moment, les ordres les plus svres contre vous. Enfin, oserai-je dire? Notre souverain seigneur vous croit coupable, ou du moins simule cette croyance, et apporte quelque aigreur dans cette affaire.
(Les mots correspondant notre souverain seigneur et simule cette croyance taient en grec et Fabrice sut un gr infini l’archevque d’avoir os les crire. Il coupa avec un canif cette ligne de sa lettre, et la dtruisit sur-le-champ.)
Fabrice s’interrompit vingt fois en lisant cette lettre; il tait agit des transports de la plus vive reconnaissance: il rpondit l’instant par une lettre de huit pages. Souvent il fut oblig de relever la tte pour que ses larmes ne tombassent pas sur son papier. Le lendemain, au moment de cacheter cette lettre, il en trouva le ton trop mondain.”Je vais l’crire en latin, se dit-il, elle en paratra plus convenable au digne archevque.”Mais en cherchant construire de belles phrases latines bien longues, bien imites de Cicron, il se rappela qu’un jour l’archevque, lui parlant de Napolon, affectait de l’appeler Buonaparte l’instant disparut toute l’motion qui la veill le touchait jusqu’aux larmes.”O roi d’Italie, s’cria-t-il cette fidlit que tant d’autres t’ont jure de ton vivant, je te la garderai aprs ta mort. Il m’aime, sans doute, mais parce que je suis un del Dongo et lui le fils d’un bourgeois.”Pour que sa belle lettre en italien ne ft pas perdue, Fabrice y fit quelques changements ncessaires, et l’adressa au comte Mosca.
Ce jour-l mme, Fabrice rencontra dans la rue la petite Marietta; elle devint rouge de bonheur, et lui fit signe de la suivre sans l’aborder. Elle gagna rapidement un portique dsert, l , elle avana encore la dentelle noire qui, suivant la mode du pays, lui couvrait la tte, de faon ce qu’elle ne pt tre reconnue; puis, se retournant vivement:
– Comment se fait-il, dit-elle Fabrice, que vous marchiez ainsi librement dans la rue?
Fabrice lui raconta son histoire.
– Grand Dieu! vous avez t Ferrare! Moi qui vous y ai tant cherch! Vous saurez que je me suis brouille avec la vieille femme parce qu’elle voulait me conduire Venise, o je savais bien que vous n’iriez jamais, puisque vous tes sur la liste noire de l’Autriche. J’ai vendu mon collier d’or pour venir Bologne, un pressentiment m’annonait le bonheur que j’ai de vous y rencontrer; la vieille femme est arrive deux jours aprs moi. Ainsi, je ne vous engagerai point venir chez nous, elle vous ferait encore de ces vilaines demandes d’argent qui me font tant de honte. Nous avons vcu fort convenablement depuis le jour fatal que vous savez et nous n’avons pas dpens le quart de ce que vous lui donntes. Je ne voudrais pas aller vous voir l’auberge du Pellegrino, ce serait une publicit. Tchez de louer une petite chambre dans une rue dserte, et l’Ave Maria (la tombe de la nuit), je me trouverai ici, sous ce mme portique.
Ces mots dits, elle prit la fuite.
CHAPITRE XIII
Toutes les ides srieuses furent oublies l’apparition imprvue de cette aimable personne. Fabrice se mit vivre Bologne dans une joie et une scurit profondes. Cette disposition nave se trouver heureux de tout ce qui remplissait sa vie perait dans les lettres qu’il adressait la duchesse; ce fut au point qu’elle en prit de l’humeur. A peine si Fabrice le remarqua, seulement il crivit en signes abrgs sur le cadran de sa montre: “Quand j’cris la D. ne jamais dire quand j’tais prlat, quand j’tais homme d’glise cela la fche.”Il avait achet deux petits chevaux dont il tait fort content: il les attelait une calche de louage toutes les fois que la petite Marietta voulait aller voir quelqu’un de ces sites ravissants des environs de Bologne; presque tous les soirs il la conduisait la chute du Reno. Au retour, il s’arrtait chez l’aimable Crescentini, qui se croyait un peu le pre de la Marietta.
“Ma foi! si c’est l la vie de caf qui me semblait si ridicule pour un homme de quelque valeur, j’ai eu tort de la repousser”, se disait Fabrice. Il oubliait qu’il n’allait jamais au caf que pour lire Le Constitutionnel’, et que, parfaitement inconnu tout le beau monde de Bologne, les jouissances de vanit n’entraient pour rien dans sa flicit prsente. Quand il n’tait pas avec la petite Marietta, on le voyait l’Observatoire, o il suivait un cours d’astronomie, le professeur l’avait pris en grande amiti et Fabrice lui prtait ses chevaux le dimanche pour aller briller avec sa femme au Corso de la Montagnola.
Il avait en excration de faire le malheur d’un tre quelconque si peu aimable qu’il ft. La Marietta ne voulait pas absolument qu’il vt la vieille femme; mais un jour qu’elle tait l’glise, il monta chez la mammacia qui rougit de colre en le voyant entrer.”C’est le cas de faire le del Dongo”, se dit Fabrice.
– Combien la Marietta gagne-t-elle par mois quand elle est engage? s’cria-t-il de l’air dont un jeune homme qui se respecte entre Paris au balcon des Bouffes.
– Cinquante cus.
– Vous mentez comme toujours; dites la vrit, ou par Dieu vous n’aurez pas un centime.
– Eh bien! elle gagnait vingt-deux cus dans notre compagnie Parme, quand nous avons eu le malheur de vous connatre; moi je gagnais douze cus, et nous donnions Giletti, notre protecteur, chacune le tiers de ce qui nous revenait. Sur quoi, tous les mois peu prs, Giletti faisait un cadeau la Marietta; ce cadeau pouvait bien valoir deux cus.
– Vous mentez encore; vous, vous ne receviez que quatre cus. Mais si vous tes bonne avec la Marietta, je vous engage comme si j’tais un impresario, tous les mois vous recevrez douze cus pour vous et vingt-deux pour elle; mais si je lui vois les yeux rouges, je fais banqueroute.
– Vous faites le fier, eh bien! votre belle gnrosit nous ruine, rpondit la vieille femme d’un ton furieux; nous perdons l’aviviamento (l’achalandage). Quand nous aurons l’norme malheur d’tre prives de la protection de Votre Excellence, nous ne serons plus connues d’aucune troupe, toutes seront au grand complet; nous ne trouverons pas d’engagement, et par vous, nous mourrons de faim.
– Va-t’en au diable, dit Fabrice en s’en allant.
– Je n’irai pas au diable; vilain impie! mais tout simplement au bureau de la police, qui saura de moi que vous tes un monsignore qui a jet le froc aux orties, et que vous ne vous appelez pas plus Joseph Bossi que moi.
Fabrice avait dj descendu quelques marches d’escalier, il revint.
– D’abord la police sait mieux que toi quel peut tre mon vrai nom; mais si tu t’avises de me dnoncer, si tu as cette infamie, lui dit-il d’un grand srieux, Ludovic te parlera, et ce n’est pas six coups de couteau que recevra ta vieille carcasse, mais deux douzaines, et tu seras pour six mois l’hpital, et sans tabac.
La vieille femme plit et se prcipita sur la main de Fabrice, qu’elle voulut baiser.
– J’accepte avec reconnaissance le sort que vous nous faites, la Marietta et moi. Vous avez l’air si bon, que je vous prenais pour un niais; et pensez-y bien, d’autres que moi pourront commettre la mme erreur; je vous conseille d’avoir habituellement l’air plus grand seigneur.
Puis elle ajouta avec une impudence admirable:
– Vous rflchirez ce bon conseil, et, comme l’hiver n’est pas bien loign vous nous ferez cadeau la Marietta et moi d deux bons habits de cette belle toffe anglaise que vend le gros marchand qui est sur la place Saint-Ptrone.
L’amour de la jolie Marietta offrait Fabrice tous les charmes de l’amiti la plus douce, ce qui le faisait songer au bonheur du mme genre qu’il aurait pu trouver auprs de la duchesse.
“Mais n’est-ce pas une chose bien plaisante, se disait-il quelquefois, que je ne sois pas susceptible de cette proccupation exclusive et passionne qu’ils appellent de l’amour? Parmi les liaisons que le hasard m’a donnes Novare ou Naples, ai-je jamais rencontr de femme dont la prsence mme dans les premiers jours, ft pour moi prfrable une promenade sur un joli cheval inconnu? Ce qu’on appelle amour, ajoutait-il, serait-ce donc encore un mensonge? J’aime sans doute, comme j’ai bon apptit six heures! Serait-ce cette propension quelque peu vulgaire dont ces menteurs auraient fait l’amour d’Othello l’amour de Tancrde? ou bien faut-il croire que je suis organis autrement que les autres hommes? Mon me manquerait d’une passion, pourquoi cela? ce serait une singulire destine!”
A Naples, surtout dans les derniers temps, Fabrice avait rencontr des femmes qui, fires de leur rang, de leur beaut et de la position qu’occupaient dans le monde les adorateurs qu’elles lui avaient sacrifis, avaient prtendu le mener. A la vue de ce projet, Fabrice avait rompu de la faon la plus scandaleuse et la plus rapide.”Or, se disait-il, si je me laisse jamais transporter par le plaisir, sans doute trs vif, d’tre bien avec cette jolie femme qu’on appelle la duchesse Sanseverina, je suis exactement comme ce Franais tourdi qui tua un jour la poule aux oeuf d’or. C’est la duchesse que je dois le seul bonheur que j’aie jamais prouv par les sentiments tendres; mon amiti pour elle est ma vie, et d’ailleurs, sans elle que suis-je? un pauvre exil rduit vivoter pniblement dans un chteau dlabr des environs de Novare. Je me souviens que durant les grandes pluies d’automne j’tais oblig le soir crainte d’accident, d’ajuster un parapluie sur l ciel de mon lit. Je montais les chevaux de l’homme d’affaires, qui voulait bien le souffrir par respect pour mon sang bleu (pour ma haute naissance), mais il commenait trouver mon sjour un peu long; mon pre m’avait assign une pension de douze cents francs, et se croyait damn de donner du pain un jacobin. Ma pauvre mre et mes soeurs se laissaient manquer de robes pour me mettre en tat de faire quelques petits cadeaux mes matresses. Cette faon d’tre gnreux me perait le coeur. Et, de plus, on commenait souponner ma misre, et la jeune noblesse des environs allait me prendre en piti. Tt ou tard, quelque fat et laiss voir son mpris pour un jacobin pauvre et malheureux dans ses desseins car, aux yeux de ces gens-l , je n’tais pas autre chose. J’aurais donn ou reu quelque bon coup d’pe qui m’et conduit la forteresse de Fenestrelles, ou bien j’eusse de nouveau t me rfugier en Suisse, toujours avec douze cents francs de pension. J’ai le bonheur de devoir la duchesse l’absence de tous ces maux; de plus, c’est elle qui sent pour moi les transports d’amiti que je devrais prouver pour elle.
“Au lieu de cette vie ridicule et pitre qui et fait de moi un animal triste, un sot, depuis quatre ans je vis dans une grande ville et j’ai une excellente voiture, ce qui m’a empch de connatre l’envie et tous les sentiments bas de la province. Cette tante trop aimable me gronde toujours de ce que je ne prends pas assez d’argent chez le banquier. Veux-je gter jamais cette admirable position? Veux-je perdre l’unique amie que j’aie au monde? Il suffit de profrer un mensonge, il suffit de dire une femme charmante et peut-tre unique au monde, et pour laquelle j’ai l’amiti la plus passionne: Je t’aime, moi qui ne sais pas ce que c’est qu’aimer d’amour. Elle passerait la journe me faire un crime de l’absence de ces transports qui me sont inconnus. La Marietta, au contraire, qui ne voit pas dans mon coeur et qui prend une caresse pour un transport de l’me, me croit fou d’amour, et s’estime la plus heureuse des femmes.
“Dans le fait je n’ai connu un peu de cette proccupation tendre qu’on appelle, je crois, l’amour, que pour cette jeune Aniken de l’auberge de Zonders, prs de la frontire de Belgique.”
C’est avec regret que nous allons placer ici l’une des plus mauvaises actions de Fabrice: au milieu de cette vie tranquille, une misrable pique de vanit s’empara de ce coeur rebelle l’amour et le conduisit fort loin. En mme temps que lui se trouvait Bologne la fameuse Fausta F ***, sans contredit l’une des premires chanteuses de notre poque, et peut-tre la femme la plus capricieuse que l’on ait jamais vue. L’excellent pote Burati, de Venise, avait fait sur son compte ce fameux sonnet satirique qui alors se trouvait dans la bouche des princes comme des derniers gamins de carrefours.
Vouloir et ne pas vouloir, adorer et dtester en un jour, n’tre contente que dans l’inconstance, mpriser ce que le monde adore, tandis que le monde l’adore, la Fausta a ces dfauts et bien d’autres encore. Donc ne vois jamais ce serpent. Si tu la vois, imprudent, tu oublies ses caprices. As-tu le bonheur de l’entendre, tu t’oublies toi-mme et l’amour fait de toi, en un moment, ce que Circ fit jadis des compagnons d’Ulysse.
Pour le moment ce miracle de beaut tait sous le charme des normes favoris et de la haute insolence du jeune comte M *** au point de n’tre pas rvolte de son abominable jalousie. Fabrice vit ce comte dans les rues de Bologne, et fut choqu de l’air de supriorit avec lequel il occupait le pav, et daignait montrer ses grces au public. Ce jeune homme tait fort riche, se croyait tout permis et comme ses prepotenze lui avaient attir des menaces, il ne se montrait gure qu’environn de huit ou dix buli (sorte de coupe-jarrets), revtus de sa livre, et qu’il avait fait venir de ses terres dans les environs de Brescia. Les regards de Fabrice avaient rencontr une ou deux fois ceux de ce terrible comte, lorsque le hasard lui fit entendre la Fausta. Il fut tonn de l’anglique douceur de cette voix: il ne se figurait rien de pareil; il lui dut des sensations de bonheur suprme, qui faisaient un beau contraste avec la placidit de sa vie prsente.”Serait-ce enfin l de l’amour?”se dit-il. Fort curieux d’prouver ce sentiment, et d’ailleurs amus par l’action de braver ce comte M ***, dont la mine tait plus terrible que celle d’aucun tambour-major, notre hros se livra l’enfantillage de passer beaucoup trop souvent devant le palais Tanari, que le comte M*** avait lou pour la Fausta.
Un jour, vers la tombe de la nuit, Fabrice, cherchant se faire apercevoir de la Fausta, fut salu par des clats de rire fort marqus lancs par les buli du comte, qui se trouvaient sur la porte du palais Tanari. Il courut chez lui, prit de bonnes armes et repassa devant ce palais. La Fausta, cache derrire ses persiennes, attendait ce retour, et lui en tint compte. M ***, jaloux de toute la terre, devint spcialement jaloux de M. Joseph Bossi, et s’emporta en propos ridicules; sur quoi tous les matins notre hros lui faisait parvenir une lettre qui ne contenait que ces mots:
M. Joseph Bossi dtruit les insectes incommodes, et loge au Pelegrino, via Larga, nø 79.
Le comte M ***, accoutum aux respects que lui assuraient en tous lieux son norme fortune, son sang bleu et la bravoure de ses trente domestiques, ne voulut point entendre le langage de ce petit billet.
Fabrice en crivait d’autres la Fausta; M *** mit des espions autour de ce rival, qui peut-tre ne dplaisait pas; d’abord il apprit son vritable nom, et ensuite que pour le moment il ne pouvait se montrer Parme. Peu de jours aprs, le comte M ***, ses buli, ses magnifiques chevaux et la Fausta partirent pour Parme.
Fabrice, piqu au jeu, les suivit le lendemain. Ce fut en vain que le bon Ludovic fit des remontrances pathtiques; Fabrice l’envoya promener, et Ludovic, fort brave lui-mme, l’admira; d’ailleurs ce voyage le rapprochait de la jolie matresse qu’il avait a Casal Maggiore. Par les soins de Ludovic, huit ou dix anciens soldats des rgiments de Napolon entrrent chez M. Joseph Bossi, sous le nom de domestiques.”Pourvu, se dit Fabrice en faisant la folie de suivre la Fausta, que je n’aie aucune communication ni avec le ministre de la police, comte Mosca, ni avec la duchesse, je n’expose que moi. Je dirai plus tard ma tante que j’allais la recherche de l’amour, cette belle chose que je n’ai jamais rencontre. Le fait est que je pense la Fausta, mme quand je ne la vois pas… Mais est-ce le souvenir de sa voix que j’aime, ou sa personne?”Ne songeant plus la carrire ecclsiastique, Fabrice avait arbor des moustaches et des favoris presque aussi terribles que ceux du comte M ***, ce qui le dguisait un peu. Il tablit son quartier gnral non Parme, c’et t trop imprudent, mais dans un village des environs, au milieu des bois, sur la route de Sacca, o tait le chteau de sa tante. D’aprs les conseils de Ludovic, il s’annona dans ce village comme le valet de chambre d’un grand seigneur anglais fort original, qui dpensait cent mille francs par an pour se donner le plaisir de la chasse, et qui arriverait sous peu du lac de Cme, o il tait retenu par la pche des truites. Par bonheur, le joli petit palais que le comte M *** avait lou pour la belle Fausta tait situ l’extrmit mridionale de la ville de Parme, prcisment sur la route de Sacca, et les fentres de la Fausta donnaient sur les belles alles de grands arbres qui s’tendent sous la haute tour de la citadelle. Fabrice n’tait point connu dans ce quartier dsert; il ne manqua pas de faire suivre le comte M ***, et, un jour que celui-ci venait de sortir de chez l’admirable cantatrice, il eut l’audace de paratre dans la rue en plein jour; la vrit, il tait mont sur un excellent cheval, et bien arm. Des musiciens, de ceux qui courent les rues en Italie, et qui parfois sont excellents, vinrent planter leurs contrebasses sous les fentres de la Fausta: aprs avoir prlud, ils chantrent assez bien une cantate en son honneur. La Fausta se mit la fentre, et remarqua facilement un jeune homme fort poli qui, arrt cheval au milieu de la rue, la salua d’abord, puis se mit lui adresser des regards fort peu quivoques. Malgr le costume anglais exagr adopt par Fabrice, elle eut bientt reconnu l’auteur des lettres passionnes qui avaient amen son dpart de Bologne.”Voil un tre singulier, se dit-elle, il me semble que je vais l’aimer. J’ai cent louis devant moi, je puis fort bien planter l ce terrible comte M ***. Au fait, il manque d’esprit et d’imprvu, et n’est un peu amusant que par la mine atroce de ses gens.”
Le lendemain, Fabrice ayant appris que tous les jours, vers les onze heures, la Fausta allait entendre la messe au centre de la ville, dans cette mme glise de Saint-Jean o se trouvait le tombeau de son grand-oncle, l’archevque Ascanio del Dongo, il osa l’y suivre. A la vrit, Ludovic lui avait procur une belle perruque anglaise avec des cheveux du plus beau rouge. A propos de la couleur de ces cheveux, qui tait celle des flammes qui brlaient son coeur, il fit un sonnet que la Fausta trouva charmant; une main inconnue avait eu soin de le placer sur son piano. Cette petite guerre dura bien huit jours, mais Fabrice trouvait que, malgr ses dmarches de tout genre, il ne faisait pas de progrs rels; la Fausta refusait de le recevoir. Il outrait la nuance de singularit; elle a dit depuis qu’elle avait peur de lui. Fabrice n’tait plus retenu que par un reste d’espoir d’arriver sentir ce qu’on appelle de l’amour, mais souvent il s’ennuyait.
– Monsieur, allons-nous-en, lui rptait Ludovic, vous n’tes point amoureux; je vous vois un sang-froid et un bon sens dsesprants. D’ailleurs vous n’avancez point; par pure vergogne, dcampons.
Fabrice allait partir au premier moment d’humeur, lorsqu’il apprit que la Fausta devait chanter chez la duchesse Sanseverina.”Peut-tre que cette voix sublime achvera d’enflammer mon coeur”, se dit-il; et il osa bien s’introduire dguis dans ce palais o tous les yeux le connaissaient. Qu’on juge de l’motion de la duchesse, lorsque tout fait vers la fin du concert elle remarqua un homme en livre de chasseur, debout prs de la porte du grand salon; cette tournure rappelait quelqu’un. Elle chercha le comte Mosca qui seulement alors lui apprit l’insigne et vraiment incroyable folie de Fabrice. Il la prenait trs bien. Cet amour pour une autre que la duchesse lui plaisait fort; le comte, parfaitement galant homme, hors de la politique, agissait d’aprs cette maxime qu’il ne pouvait trouver le bonheur qu’autant que la duchesse serait heureuse.
– Je le sauverai de lui-mme, dit-il son amie; jugez de la joie de nos ennemis si on l’arrtait dans ce palais! Aussi ai-je ici plus de cent hommes moi, et c’est pour cela que je vous ai fait demander les clefs du grand chteau d’eau. Il se porte pour amoureux fou de la Fausta? et jusqu’ici ne peut l’enlever au comte M *** qui donne cette folle une existence de reine.
La physionomie de la duchesse trahit la plus vive douleur: “Fabrice n’tait donc qu’un libertin tout fait incapable d’un sentiment tendre et srieux.”
– Et ne pas nous voir! c’est ce que jamais je ne pourrai lui pardonner! dit-elle enfin; et moi qui lui cris tous les jours Bologne!
– J’estime fort sa retenue, rpliqua le comte, il ne veut pas nous compromettre par son quipe, et il sera plaisant de la lui entendre raconter.
La Fausta tait trop folle pour savoir taire ce qui l’occupait: le lendemain du concert, dont ses yeux avaient adress tous les airs ce grand jeune homme habill en chasseur, elle parla au comte M *** d’un attentif inconnu.
– O le voyez-vous? dit le comte furieux.
– Dans les rues, l’glise, rpondit la Fausta interdite.
Aussitt elle voulut rparer son imprudence ou du moins loigner tout ce qui pouvait rappeler Fabrice: elle se jeta dans une description infinie d’un grand jeune homme cheveux rouges, il avait des yeux bleus; sans doute c’tait quelque Anglais fort riche et fort gauche, ou quelque prince. A ce mot, le comte M ***, qui ne brillait pas par la justesse des aperus, alla se figurer, chose dlicieuse pour sa vanit, que ce rival n’tait autre que le prince hrditaire de Parme. Ce pauvre jeune homme mlancolique, gard par cinq ou six gouverneurs, sous-gouverneurs, prcepteurs, etc., qui ne le laissaient sortir qu’aprs avoir tenu conseil, lanait d’tranges regards sur toutes les femmes passables qu’il lui tait permis d’approcher. Au concert de la duchesse, son rang l’avait plac en avant de tous les auditeurs, sur un fauteuil isol, trois pas de la belle Fausta, et ses regards avaient souverainement choqu le comte M ***. Cette folie d’exquise vanit: avoir un prince pour rival, amusa fort la Fausta qui se fit un plaisir de la confirmer par cent dtails navement donns.
– Votre race, disait-elle au comte, est aussi ancienne que celle des Farnse laquelle appartient ce jeune homme?
– Que voulez-vous dire? aussi ancienne! Moi je n’ai point de btardise dans ma famille’.
Le hasard voulut que jamais le comte M *** ne put voir son aise ce rival prtendu; ce qui le confirma dans l’ide flatteuse d’avoir un prince pour antagoniste. En effet, quand les intrts de son entreprise n’appelaient point Fabrice Parme, il se tenait dans les bois vers Sacca et les bords du P. Le comte M *** tait bien plus fier, mais aussi plus prudent depuis qu’il se croyait en passe de disputer le coeur de la Fausta un prince; il la pria fort srieusement de mettre la plus grande retenue dans toutes ses dmarches. Aprs s’tre jet ses genoux en amant jaloux et passionn, il lui dclara fort net que son honneur tait intress ce qu’elle ne ft pas la dupe du jeune prince.
– Permettez, je ne serais pas sa dupe si je l’aimais; moi, je n’ai jamais vu de prince mes pieds.
– Si vous cdez, reprit-il avec un regard hautain, peut-tre ne pourrai-je pas me venger du prince mais certes, je me vengerai.
Et il sortit en fermant les portes tour de bras.
Si Fabrice se ft prsent en ce moment, il gagnait son procs.
– Si vous tenez la vie lui dit-il le soir, en prenant cong d’elle aprs l spectacle, faites que je ne sache jamais que le jeune prince a pntr dans votre maison. Je ne puis rien sur lui, morbleu! mais ne me faites pas souvenir que je puis tout sur vous!
– Ah! mon petit Fabrice, s’cria la Fausta; si je savais o te prendre!
La vanit pique peut mener loin un jeune homme riche et ds le berceau toujours environn de flatteurs. La passion trs vritable que le comte M *** avait eue pour la Fausta se rveilla avec fureur: il ne fut point arrt par la perspective dangereuse de lutter avec le fils unique du souverain chez lequel il se trouvait; de mme qu’il n’eut point l’esprit de chercher voir ce prince, ou du moins le faire suivre. Ne pouvant autrement l’attaquer, M *** osa songer lui donner un ridicule.”Je serai banni pour toujours des Etats de Parme, se dit-il, eh! que m’importe?”S’il et cherch reconnatre la position de l’ennemi, le comte M *** et appris que le pauvre jeune prince ne sortait jamais sans tre suivi par trois ou quatre vieillards, ennuyeux gardiens de l’tiquette, et que le seul plaisir de son choix qu’on lui permt au monde , tait la minralogie. De jour comme de nuit, le petit palais occup par la Fausta et o la bonne compagnie de Parme faisait foule, tait environn d’observateurs; M *** savait heure par heure ce qu’elle faisait et surtout ce qu’on faisait autour d’elle. L’on peut louer ceci dans les prcautions de ce jaloux, cette femme si capricieuse n’eut d’abord aucune ide de ce redoublement de surveillance. Les rapports de tous ses agents disaient au comte M *** qu’un homme fort jeune, portant une perruque de cheveux rouges, paraissait fort souvent sous les fentres de la Fausta, mais toujours avec un dguisement nouveau.”Evidemment c’est le jeune prince, se dit M ***, autrement pourquoi se dguiser? et parbleu! un homme comme moi n’est pas fait pour lui cder. Sans les usurpations de la rpublique de Venise, je serais prince souverain, moi aussi.”
Le jour de San Stefano les rapports des espions prirent une couleur plus sombre; ils semblaient indiquer que la Fausta commenait rpondre aux empressements de l’inconnu.”Je puis partir l’instant avec cette femme! se dit M ***. Mais quoi! Bologne, j’ai fui devant del Dongo; ici je fuirais devant un prince! Mais que dirait ce jeune homme? Il pourrait penser qu’il a russi me faire peur! Et pardieu! je suis d’aussi bonne maison que lui.”M *** tait furieux, mais, pour comble de misre, tenait avant tout ne point se donner, aux yeux de la Fausta qu’il savait moqueuse, le ridicule d’tre jaloux. Le jour de San Stefano donc, aprs avoir pass une heure avec elle, et en avoir t accueilli avec un empressement qui lui sembla le comble de la fausset, il la laissa sur les onze heures, s’habillant pour aller entendre la messe l’glise de Saint-Jean. Le comte M *** revint chez lui, prit l’habit noir rp d’un jeune lve en thologie, et courut Saint-Jean il choisit sa place derrire un des tombeaux qui ornent la troisime chapelle droite; il voyait tout ce qui se passait dans l’glise par-dessous le bras d’un cardinal que l’on a reprsent genoux sur sa tombe; cette statue tait la lumire au fond de la chapelle et le cachait suffisamment. Bientt il vit arriver la Fausta plus belle que jamais; elle tait en grande toilette, et vingt adorateurs appartenant la plus haute socit lui faisaient cortge. Le sourire et la joie clataient dans ses yeux et sur ses lvres.”Il est vident, se dit le malheureux jaloux, qu’elle compte rencontrer ici l’homme qu’elle aime, et que depuis longtemps peut-tre, grce moi, elle n’a pu voir.”Tout coup, le bonheur le plus vif sembla redoubler dans les yeux de la Fausta.”Mon rival est prsent, se dit M ***, et sa fureur de vanit n’eut plus de bornes. Quelle figure est-ce que je fais ici, servant de pendant un jeune prince qui se dguise?”Mais quelques efforts qu’il pt faire, jamais il ne parvint dcouvrir ce rival que ses regards affams cherchaient de toutes parts.
A chaque instant, la Fausta, aprs avoir promen les yeux dans toutes les parties de l’glise finissait par arrter des regards chargs d’amour et de bonheur, sur le coin obscur o M *** s’tait cach. Dans un coeur passionn, l’amour est sujet exagrer les nuances les plus lgres, il en tire les consquences les plus ridicules, le pauvre M *** ne finit-il pas par se persuader que la Fausta l’avait vu, que malgr ses efforts, s’tant aperue de sa mortelle jalousie, elle voulait la lui reprocher et en mme temps l’en consoler par ces regards si tendres.
Le tombeau du cardinal, derrire lequel M *** s’tait plac en observation, tait lev de quatre ou cinq pieds sur le pav de marbre de Saint-Jean. La messe la mode finie vers les une heure, la plupart des fidles s’en allrent, et la Fausta congdia les beaux de la ville, sous un prtexte de dvotion, reste agenouille sur sa chaise, ses yeux, devenus plus tendres et plus brillants, taient fixs sur M ***; depuis qu’il n’y avait plus que peu de personnes dans l’glise, ses regards ne se donnaient plus la peine de la parcourir tout entire avant de s’arrter avec bonheur sur la statue du cardinal.”Que de dlicatesses!”se disait le comte M *** se croyant regard. Enfin la Fausta se leva et sortit brusquement, aprs avoir fait, avec les mains, quelques mouvements singuliers.
M *** ivre d’amour et presque tout fait dsabus d sa folle jalousie, quittait sa place pour voler au palais de sa matresse et la remercier mille et mille fois, lorsqu’en passant devant le tombeau du cardinal il aperut un jeune homme tout en noir; cet tre funeste s’tait tenu jusque-l agenouill tout contre l’pitaphe du tombeau, et de faon ce que les regards de l’amant jaloux qui le cherchaient pussent passer par-dessus sa tte et ne point le voir.
Ce jeune homme se leva, marcha vite et fut l’instant mme environn par sept ou huit personnages assez gauches, d’un aspect singulier et qui semblaient lui appartenir. M *** se prcipita sur ses pas, mais, sans qu’il y et rien de trop marqu, il fut arrt dans le dfil que forme le tambour de bois de la porte d’entre, par ces hommes gauches qui protgeaient son rival; enfin, lorsque aprs eux il arriva la rue, il ne put que voir fermer la portire d’une voiture de chtive apparence, laquelle, par un contraste bizarre, tait attele de deux excellents chevaux, et en un moment fut hors de sa vue.
Il rentra chez lui haletant de fureur; bientt arrivrent ses observateurs, qui lui rapportrent froidement que ce jour-l , l’amant mystrieux, dguis en prtre, s’tait agenouill fort dvotement, tout contre un tombeau plac l’entre d’une chapelle obscure de l’glise de Saint-Jean. La Fausta tait reste dans l’glise jusqu’ ce qu’elle ft peu prs dserte, et alors elle avait chang rapidement certains signes avec cet inconnu, avec les mains, elle faisait comme des croix. M *** courut chez l’infidle; pour la premire fois elle ne put cacher son trouble; elle raconta avec la navet menteuse d’une femme passionne, que comme de coutume elle tait alle Saint-Jean, mais qu’elle n’y avait pas aperu cet homme qui la perscutait. A ces mots, M ***, hors de lui, la traita comme la dernire des cratures, lui dit tout ce qu’il avait vu lui-mme, et la hardiesse des mensonges croissant avec la vivacit des accusations, il prit son poignard et se prcipita sur elle. D’un grand sang-froid la Fausta lui dit:
– Eh bien! tout ce dont vous vous plaignez est la pure vrit, mais j’ai essay de vous la cacher afin de ne pas jeter votre audace dans des projets de vengeance insenss et qui peuvent nous perdre tous les deux; car, sachez-le une bonne fois, suivant mes conjonctures, l’homme qui me perscute de ses soins est fait pour ne pas trouver d’obstacles ses volonts, du moins en ce pays.
Aprs avoir rappel fort adroitement qu’aprs tout M *** n’avait aucun droit sur elle, la Fausta finit par dire que probablement elle n’irait plus l’glise de Saint-Jean. M *** tait perdument amoureux, un peu de coquetterie avait pu se joindre la prudence dans le coeur de cette jeune femme, il se sentit dsarmer. Il eut l’ide de quitter Parme; le jeune prince, si puissant qu’il ft, ne pourrait le suivre, ou s’il le suivait ne serait plus que son gal. Mais l’orgueil reprsenta de nouveau que ce dpart aurait toujours l’air d’une fuite, et le comte M *** se dfendit d’y songer.
“Il ne se doute pas de la prsence de mon petit Fabrice, se dit la cantatrice ravie, et maintenant nous pourrons nous moquer de lui d’une faon prcieuse!”
Fabrice ne devina point son bonheur, trouvant le lendemain les fentres de la cantatrice soigneusement fermes, et ne la voyant nulle part, la plaisanterie commena lui sembler longue. Il avait des remords.”Dans quelle situation est-ce que je mets ce pauvre comte Mosca, lui ministre de la Police! on le croira mon complice, je serai venu dans ce pays pour casser le cou sa fortune! Mais si j’abandonne un projet si longtemps suivi, que dira la duchesse quand je lui conterai mes essais d’amour?”
Un soir que prt quitter la partie il se faisait ainsi la morale, en rdant sous les grands arbres qui sparent le palais de la Fausta de la citadelle, il remarqua qu’il tait suivi par un espion de fort petite taille; ce fut en vain que pour s’en dbarrasser il alla passer par plusieurs rues, toujours cet tre microscopique semblait attach ses pas. Impatient, il courut dans une rue solitaire situe le long de la Parma, et o ses gens taient en embuscade; sur un signe qu’il fit ils sautrent sur le pauvre petit espion qui se prcipita leurs genoux; c’tait la Bettina, femme de chambre de la Fausta; aprs trois jours d’ennui et de rclusion, dguise en homme pour chapper au poignard du comte M ***, dont sa matresse et elle avaient grand-peur, elle avait entrepris de venir dire Fabrice qu’on l’aimait la passion et qu’on brlait de le voir; mais on ne pouvait plus paratre l’glise de Saint-Jean!”Il tait temps, se dit Fabrice, vive l’insistance!”
La petite femme de chambre tait fort jolie, ce qui enleva Fabrice ses rveries morales. Elle lui apprit que la promenade et toutes les rues o il avait pass ce soir-l taient soigneusement gardes, sans qu’il y part, par des espions de M ***. Ils avaient lou des chambres au rez-de-chausse ou au premier tage, cachs derrire les persiennes et gardant un profond silence, ils observaient tout ce qui se passait dans la rue, en apparence la plus solitaire, et entendaient ce qu’on y disait.
– Si ces espions eussent reconnu ma voix, dit la petite Bettina, j’tais poignarde sans rmission ma rentre au logis, et peut-tre ma pauvre matresse avec moi.
Cette terreur la rendait charmante, aux yeux de Fabrice.
– Le comte M ***, continua-t-elle, est furieux, et Madame sait qu’il est capable de tout… Elle m’a charge de vous dire qu’elle voudrait tre cent lieues d’ici avec vous!
Alors elle raconta la scne du jour de la Saint-Etienne et la fureur de M ***, qui n’avait perdu aucun des regards et des signes d’amour que la Fausta, ce jour-l folle de Fabrice, lui avait adresss. Le comte avait tir son poignard, avait saisi la Fausta par les cheveux, et, sans sa prsence d’esprit, elle tait perdue.
Fabrice fit monter la jolie Bettina dans un petit appartement qu’il avait prs de l . Il lui raconta qu’il tait de Turin, fils d’un grand personnage qui pour le moment se trouvait Parme, ce qui l’obligeait garder beaucoup de mnagements. La Bettina lui rpondit en riant qu’il tait bien plus grand seigneur qu’il ne voulait le paratre. Notre hros eut besoin d’un peu de temps avant de comprendre que la charmante fille le prenait pour un non moindre personnage que le prince hrditaire lui-mme. La Fausta commenait avoir peur et aimer Fabrice; elle avait pris sur elle de ne pas dire ce nom sa femme de chambre, et de lui parler du prince. Fabrice finit par avouer la jolie fille qu’elle avait devin juste:
– Mais si mon nom est bruit, ajouta-t-il, malgr la grande passion dont j’ai donn tant de preuves ta matresse, je serai oblig de cesser de la voir, et aussitt les ministres de mon pre, ces mchants drles que je destituerai un jour, ne manqueront pas de lui envoyer l’ordre de vider le pays, que jusqu’ici elle a embelli de sa prsence.
Vers le matin, Fabrice combina avec la petite camriste plusieurs projets de rendez-vous pour arriver la Fausta: il fit appeler Ludovic et un autre de ses gens fort adroit, qui s’entendirent avec la Bettina, pendant qu’il crivait la Fausta la lettre la plus extravagante, la situation comportait toutes les exagrations de la tragdie, et Fabrice ne s’en fit pas faute. Ce ne fut qu’ la pointe du jour qu’il se spara de la petite camriste, fort contente des faons du jeune prince.
Il avait t cent fois rpt que, maintenant que la Fausta tait d’accord avec son amant, celui-ci ne repasserait plus sous les fentres du petit palais que lorsqu’on pourrait l’y recevoir, et alors il y aurait signal. Mais Fabrice, amoureux de la Bettina, et se croyant prs du dnouement avec la Fausta, ne put se tenir dans son village deux lieues de Parme. Le lendemain, vers les minuit, il vint cheval, et bien accompagn, chanter sous les fentres de la Fausta un air alors la mode, et dont il changeait les paroles.”N’est-ce pas ainsi qu’en agissent messieurs les amants?”se disait-il.
Depuis que la Fausta avait tmoign le dsir d’un rendez-vous, toute cette chasse semblait bien longue Fabrice.”Non, je n’aime point, se disait-il en chantant assez mal sous les fentres du petit palais; la Bettina me semble cent fois prfrable la Fausta, et c’est par elle que je voudrais tre reu en ce moment.”Fabrice, s’ennuyant assez retournait son village, lorsque cinq cents pas du palais de la Fausta quinze ou vingt hommes se jetrent sur lui, quatre d’entre eux saisirent la bride de son cheval, deux autres s’emparrent de ses bras. Ludovic et les bravi de Fabrice furent assaillis, mais purent se sauver; ils tirrent quelques coups de pistolet. Tout cela fut l’affaire d’un instant: cinquante flambeaux allums parurent dans la rue en un clin d’oeil et comme par enchantement. Tous ces hommes taient bien arms. Fabrice avait saut bas de son cheval, malgr les gens qui le retenaient; il chercha se faire jour; il blessa mme un des hommes qui lui serrait les bras avec des mains semblables des taux; mais il fut bien tonn d’entendre cet homme lui dire du ton le plus respectueux:
– Votre Altesse me fera une bonne pension pour cette blessure, ce qui vaudra mieux pour moi que de tomber dans le crime de lse-majest, en tirant l’pe contre mon prince.
“Voici justement le chtiment de ma sottise, se dit Fabrice, je me serai damn pour un pch qui ne me semblait point aimable.”
A peine la petite tentative de combat fut-elle termine, que plusieurs laquais en grande livre parurent avec une chaise porteurs dore et peinte d’une faon bizarre: c’tait une de ces chaises grotesques dont les masques se servent pendant le carnaval. Six hommes, le poignard la main, prirent Son Altesse d’y entrer, lui disant que l’air frais de la nuit pourrait nuire sa voix on affectait les formes les plus respectueuses, l nom de prince tait rpt chaque instant, et presque en criant. Le cortge commena dfiler. Fabrice compta dans la rue plus de cinquante hommes portant des torches allumes. Il pouvait tre une heure du matin, tout le monde s’tait mis aux fentres, la chose se passait avec une certaine gravit.”Je craignais des coups de poignard de la part du comte M ***, se dit Fabrice, il se contente de se moquer de moi, je ne lui croyais pas tant de got. Mais pense-t-il rellement avoir affaire au prince? s’il sait que je ne suis que Fabrice, gare les coups de dague!”
Ces cinquante hommes portant des torches et les vingt hommes arms, aprs s’tre longtemps arrts sous les fentres de la Fausta, allrent parader devant les plus beaux palais de la ville. Des majordomes placs aux deux cts de la chaise porteurs demandaient de temps autre Son Altesse si elle avait quelque ordre leur donner. Fabrice ne perdit point la tte; l’aide de la clart que rpandaient les torches, il voyait que Ludovic et ses hommes suivaient le cortge autant que possible. Fabrice se disait: “Ludovic n’a que huit ou dix hommes et n’ose attaquer.”De l’Intrieur de sa chaise porteurs, Fabrice voyait fort bien que les gens chargs de la mauvaise plaisanterie taient arms jusqu’aux dents. Il affectait de rire avec les majordomes chargs de le soigner. Aprs plus de deux heures de marche triomphale il vit que l’on allait passer l’extrmit de la ru o tait situ le palais Sanseverina.
Comme on tournait la rue qui y conduit, il ouvre avec rapidit la porte de la chaise pratique sur le devant, saute par-dessus l’un des btons, renverse d’un coup de poignard l’un des estafiers qui lui portait sa torche au visage; il reoit un coup de dague dans l’paule; un second estafier lui brle la barbe avec sa torche allume, et enfin Fabrice arrive Ludovic auquel il crie:
– Tue! tue tout ce qui porte des torches!
Ludovic donne des coups d’pe et le dlivre de deux hommes qui s’attachaient le poursuivre. Fabrice arrive en courant jusqu’ la porte du palais Sanseverina; par curiosit, le portier avait ouvert la petite porte haute de trois pieds pratique dans la grande, et regardait tout bahi ce grand nombre de flambeaux. Fabrice entre d’un saut et ferme derrire lui cette porte en miniature; il court au jardin et s’chappe par une porte qui donnait sur une rue solitaire. Une heure aprs, il tait hors de la ville, au jour il passait la frontire des Etats de Modne et se trouvait en sret. Le soir il entra dans Bologne.”Voici une belle expdition, se dit-il; je n’ai pas mme pu parler ma belle.”Il se hta d’crire des lettres d’excuse au comte et la duchesse, lettres prudentes, et qui, en peignant ce qui se passait dans son coeur, ne pouvaient rien apprendre un ennemi.”J’tais amoureux de l’amour, disait-il la duchesse; j’ai fait tout au monde pour le connatre, mais il parat que la nature m’a refus un coeur pour aimer et tre mlancolique; je ne puis m’lever plus haut que le vulgaire plaisir, etc.”
On ne saurait donner l’ide du bruit que cette aventure fit dans Parme. Le mystre excitait la curiosit: une infinit de gens avaient vu les flambeaux et la chaise porteurs. Mais quel tait cet homme enlev et envers lequel on affectait toutes les formes du respect? Le lendemain aucun personnage connu ne manqua dans la ville.
Le petit peuple qui habitait la rue d’o le prisonnier s’tait chapp disait bien avoir vu un cadavre, mais au grand jour, lorsque les habitants osrent sortir de leurs maisons, ils ne trouvrent d’autres traces du combat que beaucoup de sang rpandu sur le pav. Plus de vingt mille curieux’ vinrent visiter la rue dans la journe. Les villes d’Italie sont accoutumes des spectacles singuliers, mais toujours elles savent le pourquoi et le comment. Ce qui choqua Parme dans cette occurrence, ce fut que mme un mois aprs, quand on cessa de parler uniquement de la promenade aux flambeaux, personne, grce la prudence du comte Mosca n’avait pu deviner le nom du rival qui avait voulu enlever la Fausta au comte M ***. Cet amant jaloux et vindicatif avait pris la fuite ds le commencement de la promenade. Par ordre du comte, la Fausta fut mise la citadelle. La duchesse rit beaucoup d’une petite injustice que le comte dut se permettre pour arrter tout fait la curiosit du prince, qui autrement et pu arriver jusqu’au nom de Fabrice.
On voyait Parme un savant homme arriv du nord pour crire une histoire du moyen ge; il cherchait des manuscrits dans les bibliothques, et le comte lui avait donn toutes les autorisations possibles. Mais ce savant, fort jeune encore, se montrait irascible; il croyait, par exemple, que tout le monde Parme cherchait se moquer de lui. Il est vrai que les gamins des rues le suivaient quelquefois cause d’une immense chevelure rouge clair tale avec orgueil. Ce savant croyait qu’ l’auberge on lui demanderait des prix exagrs de toutes choses, et il ne payait pas la moindre bagatelle sans en chercher le prix dans le voyage d’une Mme Starke qui est arriv une vingtime dition’, parce qu’il indique l’Anglais prudent le prix d’un dindon, d’une pomme, d’un verre de lait, etc.
Le savant la crinire rouge, le soir mme du jour o Fabrice fit cette promenade force, devint furieux son auberge, et sortit de sa poche de petits pistolets pour se venger du cameriere qui lui demandait deux sous d’une pche mdiocre. On l’arrta, car porter de petits pistolets est un grand crime!
Comme ce savant irascible tait long et maigre, le comte eut l’ide, le lendemain matin, de le faire passer aux yeux du prince pour le tmraire qui, ayant prtendu enlever la Fausta au comte M ***, avait t mystifi. Le port des pistolets de poche est puni de trois ans de galre Parme; mais cette peine n’est jamais applique. Aprs quinze jours de prison, pendant lesquels le savant n’avait vu qu’un avocat qui lui avait fait une peur horrible des lois atroces diriges par la pusillanimit des gens au pouvoir contre les porteurs d’armes caches, un autre avocat visita la prison et lui raconta la promenade inflige par le comte M *** un rival qui tait rest inconnu.
– La police ne veut pas avouer au prince qu’elle n’a pu savoir quel est ce rival: Avouez que vous vouliez plaire la Fausta, que cinquante brigands vous ont enlev comme vous chantiez sous sa fentre, que pendant une heure on vous a promen en chaise porteurs sans vous adresser autre chose que des honntets. Cet aveu n’a rien d’humiliant, on ne vous demande qu’un mot. Aussitt aprs qu’en le prononant vous aurez tir la police d’embarras, elle vous embarque dans une chaise de poste et vous conduit la frontire o l’on vous souhaite le bonsoir.
Le savant rsista pendant un mois: deux ou trois fois le prince fut sur le point de le faire amener au Ministre de l’intrieur, et de se trouver prsent l’interrogatoire. Mais enfin il n’y songeait plus quand l’historien, ennuy, se dtermina tout avouer et fut conduit la frontire. Le prince resta convaincu que le rival du comte M *** avait une fort de cheveux rouges.
Trois jours aprs la promenade, comme Fabrice qui se cachait Bologne organisait avec le fidle Ludovic les moyens de trouver le comte M ***, il apprit que, lui aussi, se cachait dans un village de la montagne sur la route de Florence. Le comte n’avait que trois de ses buli avec lui; le lendemain au moment o il rentrait de la promenade, il fut enlev par huit hommes masqus qui se donnrent lui pour des sbires de Parme. On le conduisit, aprs lui avoir band les yeux, dans une auberge deux lieues plus avant dans la montagne, o il trouva tous les gards possibles et un souper fort abondant. On lui servit les meilleurs vins d’Italie et d’Espagne.
– Suis-je donc prisonnier d’Etat? dit le comte.
– Pas le moins du monde! lui rpondit fort poliment Ludovic masqu. Vous avez offens un simple particulier, en vous chargeant de le faire promener en chaise porteurs; demain matin, il veut se battre en duel avec vous. Si vous le tuez, vous trouverez deux bons chevaux, de l’argent et des relais prpars sur la route de Gnes.
– Quel est le nom du fier- -bras? dit le comte irrit.
– Il se nomme Bombace. Vous aurez le choix des armes et de bons tmoins, bien loyaux, mais il faut que l’un des deux meure!
– C’est donc un assassinat! dit le comte M ***, effray.
– A Dieu ne plaise! c’est tout simplement un duel mort avec le jeune homme que vous avez promen dans les rues de Parme au milieu de la nuit et qui resterait dshonor si vous restiez en vie. L’un de vous deux est de trop sur la terre, ainsi tchez de le tuer, vous aurez des pes, des pistolets, des sabres, toutes les armes qu’on a pu se procurer en quelques heures, car il a fallu se presser; la police de Bologne est fort diligente, comme vous pouvez le savoir, et il ne faut pas qu’elle empche ce duel ncessaire l’honneur du jeune homme dont vous vous tes moqu.
– Mais si ce jeune homme est un prince…
– C’est un simple particulier comme vous, et mme beaucoup moins riche que vous, mais il veut se battre mort, et il vous forcera vous battre, je vous en avertis.
– Je ne crains rien au monde! s’cria M ***.
– C’est ce que votre adversaire dsire avec le plus de passion, rpliqua Ludovic. Demain, de grand matin, prparez-vous dfendre votre vie; elle sera attaque par un homme qui a raison d’tre fort en colre et qui ne vous mnagera pas; je vous rpte que vous aurez le choix des armes; et faites votre testament.
Vers les six heures du matin, le lendemain, on servit djeuner au comte M ***, puis on ouvrit une porte de la chambre o il tait gard, et on l’engagea passer dans la cour d’une auberge de campagne; cette cour tait environne de haies et de murs assez hauts, et les portes en taient soigneusement fermes.
Dans un angle, sur une table de laquelle on invita le comte M *** s’approcher, il trouva quelques bouteilles de vin et d’eau-de-vie, deux pistolets, deux pes, deux sabres, du papier et de l’encre; une vingtaine de paysans taient aux fentres de l’auberge qui donnaient sur la cour. Le comte implora leur piti.
– On veut m’assassiner! s’criait-il, sauvez-moi la vie!
– Vous vous trompez! ou vous voulez tromper, lui cria Fabrice qui tait l’angle oppos de la cour, ct d’une table charge d’armes.
Il avait mis habit bas, et sa figure tait cache par un de ces masques en fil de fer qu’on trouve dans les salles d’armes.
– Je vous engage, ajouta Fabrice, prendre le masque en fil de fer qui est prs de vous, ensuite avancez vers moi avec une pe ou des pistolets; comme on vous l’a dit hier soir, vous avez le choix des armes.
Le comte M *** levait des difficults sans nombre, et semblait fort contrari de se battre Fabrice, de son ct, redoutait l’arrive de l police, quoique l’on ft dans la montagne cinq grandes lieues de Bologne; il finit par adresser son rival les injures les plus atroces; enfin, il eut le bonheur de mettre en colre le comte M ***, qui saisit une pe et marcha sur Fabrice; le combat s’engagea assez mollement.
Aprs quelques minutes, il fut interrompu par un grand bruit. Notre hros avait bien senti qu’il se jetait dans une action, qui, pendant toute sa vie, pourrait tre pour lui un sujet de reproches ou du moins d’imputations calomnieuses. Il avait expdi Ludovic dans la campagne pour lui recruter des tmoins. Ludovic donna de l’argent des trangers qui travaillaient dans un bois voisin; ils accoururent en poussant des cris, pensant qu’il s’agissait de tuer un ennemi de l’homme qui payait. Arrivs l’auberge, Ludovic les pria de regarder de tous leurs yeux, et de voir si l’un de ces deux jeunes gens qui se battaient agissait en tratre et prenait sur l’autre des avantages illicites.
Le combat un instant interrompu par les cris de mort des paysans tardait recommencer; Fabrice insulta de nouveau la fatuit du comte.
– Monsieur le comte, lui criait-il, quand on est insolent, il faut tre brave. Je sens que la condition est dure pour vous, vous aimez mieux payer des gens qui sont braves.
Le comte, de nouveau piqu, se mit lui crier qu’il avait longtemps frquent la salle d’armes du fameux Battistin Naples, et qu’il allait chtier son insolence; la colre du comte M *** ayant enfin reparu, il se battit avec assez de fermet, ce qui n’empcha point Fabrice de lui donner un fort beaucoup d’pe dans la poitrine, qui le retint au lit plusieurs mois. Ludovic, en donnant les premiers soins au bless, lui dit l’oreille:
– Si vous dnoncez ce duel la police, je vous ferai poignarder dans votre lit.
Fabrice se sauva dans Florence; comme il s’tait tenu cach Bologne, ce fut Florence seulement qu’il reut toutes les lettres de reproches de la duchesse; elle ne pouvait lui pardonner d’tre venu son concert et de ne pas avoir cherch lui parler. Fabrice fut ravi des lettres du comte Mosca, elles respiraient une franche amiti et les sentiments les plus nobles. Il devina que le comte avait crit Bologne, de faon carter les soupons qui pouvaient peser sur lui relativement au duel; la police fut d’une justice parfaite: elle constata que deux trangers, dont l’un seulement, le bless, tait connu (le comte M ***), s’taient battus l’pe, devant plus de trente paysans, au milieu desquels se trouvait vers la fin du combat le cur du village qui avait fait de vains efforts pour sparer les duellistes. Comme le nom de Joseph Bossi n’avait point t prononc, moins de deux mois aprs, Fabrice osa revenir Bologne, plus convaincu que jamais que sa destine le condamnait ne jamais connatre la partie noble et intellectuelle de l’amour. C’est ce qu’il se donna le plaisir d’expliquer fort au long la duchesse; il tait bien las de sa vie solitaire et dsirait passionnment alors retrouver les charmantes soires qu’il passait entre le comte et sa tante. Il n’avait pas revu depuis eux les douceurs de la bonne compagne.
Je me suis tant ennuy propos de l’amour que je voulais me donner et de la Fausta, crivait-il la duchesse, que maintenant son caprice me ft-il encore favorable, je ne ferais pas vingt lieues pour aller la sommer de sa parole; ainsi ne crains pas, comme tu me le dis, que j’aille jusqu’ Paris o je vois qu’elle dbute avec un succs fou. Je ferais toutes les lieues possibles pour passer une soire avec toi et avec ce comte si bon pour ses amis.
LIVRE SECONDE
Par ses cris continuels, cette rpublique nous empcherait de jouir de la meilleure des monarchies. (Chap. xxiii.)
CHAPITRE XIV
Pendant que Fabrice tait la chasse de l’amour dans un village voisin de Parme, le fiscal gnral Rassi, qui ne le savait pas si prs de lui, continuait traiter son affaire comme s’il et t un libral: il feignit de ne pouvoir trouver, ou plutt intimida les tmoins dcharge; et enfin, aprs un travail fort savant de prs d’une anne, et environ deux mois aprs le dernier retour de Fabrice Bologne, un certain vendredi, la marquise Raversi, ivre de joie, dit publiquement dans son salon que, le lendemain, la sentence qui venait d’tre rendue depuis une heure contre le petit del Dongo serait prsente la signature du prince et approuve par lui. Quelques minutes plus tard la duchesse sut ce propos de son ennemie.”Il faut que le comte soit bien mal servi par ses agents! se dit-elle; encore ce matin il croyait que la sentence ne pouvait tre rendue avant huit jours. Peut-tre ne serait-il pas fch d’loigner de Parme mon jeune grand vicaire; mais, ajouta-t-elle en chantant, nous le verrons revenir, et un jour il sera notre archevque.”La duchesse sonna:
– Runissez tous les domestiques dans la salle d’attente, dit-elle son valet de chambre, mme les cuisiniers; allez prendre chez le commandant de la place le permis ncessaire pour avoir quatre chevaux de poste, et enfin qu’avant une demi-heure ces chevaux soient attels mon landau. Toutes les femmes de la maison furent occupes faire des malles, la duchesse prit la hte un habit de voyage, le tout sans rien faire dire au comte; l’ide de se moquer un peu de lui la transportait de joie.
– Mes amis, dit-elle aux domestiques rassembls, j’apprends que mon pauvre neveu va tre condamn par contumace pour avoir eu l’audace de dfendre sa vie contre un furieux; c’est Giletti qui voulait le tuer. Chacun de vous a pu voir combien le caractre de Fabrice est doux et inoffensif. Justement indigne de cette injure atroce, je pars pour Florence: je laisse chacun de vous ses gages pendant dix ans. Si vous tes malheureux, crivez-moi, et tant que j’aurai un sequin, il y aura quelque chose pour vous.
La duchesse pensait exactement ce qu’elle disait, et, ses derniers mots, les domestiques fondirent en larmes; elle aussi avait les yeux humides; elle ajouta d’une voix mue:
– Priez Dieu pour moi et pour Mgr Fabrice del Dongo, premier grand vicaire du diocse, qui demain matin va tre condamn aux galres, ou, ce qui serait moins bte, la peine de mort.
Les larmes des domestiques redoublrent et peu peu se changrent en cris peu prs sditieux; la duchesse monta dans son carrosse et se fit conduire au palais du prince. Malgr l’heure indue, elle fit solliciter une audience par le gnral Fontana, aide de camp de service; elle n’tait point en grand habit de cour, ce qui jeta cet aide de camp dans une stupeur profonde. Quant au prince, il ne fut point surpris, et encore moins fch de cette demande d’audience.”Nous allons voir des larmes rpandues par de beaux yeux, se dit-il en se frottant les mains. Elle vient demander grce; enfin cette fire beaut va s’humilier! elle tait aussi trop insupportable avec ses petits airs d’indpendance! Ces yeux si parlants semblaient toujours me dire la moindre chose qui la choquait: Naples et Milan seraient un sjour bien autrement aimable que votre petite ville de Parme. A la vrit je ne rgne pas sur Naples ou sur Milan, mais enfin cette grande dame vient me demander quelque chose qui dpend de moi uniquement et qu’elle brle d’obtenir; j’ai toujours pens que l’arrive de ce neveu m’en ferait tirer pied ou aile.”
Pendant que le prince souriait ces penses et se livrait toutes ces prvisions agrables, il se promenait dans son grand cabinet, la porte duquel le gnral Fontana tait rest debout et raide comme un soldat au port d’armes. Voyant les yeux brillants du prince, et se rappelant l’habit de voyage de la duchesse, il crut la dissolution de la monarchie. Son bahissement n’eut plus de bornes quand il entendit le prince lui dire:
– Priez Mme la duchesse d’attendre un petit quart d’heure.
Le gnral aide de camp fit son demi-tour comme un soldat la parade; le prince sourit encore: “Fontana n’est pas accoutum se dit-il, voir attendre cette fire duchesse: la figure tonne avec laquelle il va lui parler du petit quart d’heure d’attente prparera le passage aux larmes touchantes que ce cabinet va voir rpandre.”Ce petit quart d’heure fut dlicieux pour le prince, il se promenait d’un pas ferme et gal, il rgnait.”Il s’agit ici de ne rien dire qui ne soit parfaitement sa place; quels que soient mes sentiments envers la duchesse, il ne faut point oublier que c’est une des plus grandes dames de ma cour. Comment Louis XIV parlait-il aux princesses ses filles quand il avait lieu d’en tre mcontent?”et ses yeux s’arrtrent sur le portrait du grand roi.
Le plaisant de la chose c’est que le prince ne songea point se demander s’il ferait grce Fabrice et quelle serait cette grce. Enfin, au bout de vingt minutes, le fidle Fontana se prsenta de nouveau la porte, mais sans rien dire.
– La duchesse Sanseverina peut entrer, cria le prince d’un air thtral.
“Les larmes vont commencer”, se dit-il, et, comme pour se prparer un tel spectacle, il tira son mouchoir.
Jamais la duchesse n’avait t aussi leste et aussi jolie; elle n’avait pas vingt-cinq ans. En voyant son petit pas lger et rapide effleurer peine les tapis, le pauvre aide de camp fut sur le point de perdre tout fait la raison.
– J’ai bien des pardons demander Votre Altesse Srnissime, dit la duchesse de sa petite voix lgre et gaie, j’ai pris la libert de me prsenter devant elle avec un habit qui n’est pas prcisment convenable, mais Votre Altesse m’a tellement accoutume ses bonts que j’ai os esprer qu’elle voudrait bien m’accorder encore cette grce.
La duchesse parlait assez lentement, afin de se donner le temps de jouir de la figure du prince; elle tait dlicieuse cause de l’tonnement profond et du reste de grands airs que la position de la tte et des bras accusait encore. Le prince tait rest comme frapp par la foudre; de sa petite voix aigre et trouble il s’criait de temps autre en articulant peine:
– Comment! comment!
La duchesse, comme par respect, aprs avoir fini son compliment, lui laissa tout le temps de rpondre; puis elle ajouta:
– J’ose esprer que Votre Altesse Srnissime daigne me pardonner l’incongruit de mon costume.
Mais, en parlant ainsi, ses yeux moqueurs brillaient d’un si vif clat que le prince ne put le supporter; il regarda au plafond, ce qui chez lui tait le dernier signe du plus extrme embarras.
– Comment! comment! dit-il encore.
Puis il eut le bonheur de trouver une phrase:
– Madame la duchesse, asseyez-vous donc.
Il avana lui-mme un fauteuil et avec assez de grce. La duchesse ne fut point insensible cette politesse, elle modra la ptulance de son regard.
– Comment! comment! rpta encore le prince en s’agitant dans son fauteuil, sur lequel on et dit qu’il ne pouvait trouver de position solide.
– Je vais profiter de la fracheur de la nuit pour courir la poste, reprit la duchesse, et, comme mon absence peut tre de quelque dure, je n’ai point voulu sortir des Etats de Son Altesse Srnissime sans la remercier de toutes les bonts que depuis cinq annes elle a daign avoir pour moi.
A ces mots le prince comprit enfin; il devint ple: c’tait l’homme du monde qui souffrait le plus de se voir tromp dans ses prvisions; puis il prit un air de grandeur tout fait digne du portrait de Louis XIV qui tait sous ses yeux.”A la bonne heure, se dit la duchesse, voil un homme.”
– Et quel est le motif de ce dpart subit? dit le prince d’un ton assez ferme.
– J’avais ce projet depuis longtemps, rpondit la duchesse. et une petite insulte que l’on a faite Monsignore del Dongo que demain l’on va condamner mort ou aux galres, me fait hter mon dpart.
– Et dans quelle ville allez-vous?
– A Naples, je pense.
Elle ajouta en se levant:
– Il ne me reste plus qu’ prendre cong de Votre Altesse Srnissime et la remercier trs humblement de ses anciennes bonts.
A son tour, elle parlait d’un air si ferme que le prince vit bien que dans deux secondes tout serait fini; l’clat du dpart ayant eu lieu, il savait que tout arrangement tait impossible; elle n’tait pas femme revenir sur ses dmarches. Il courut aprs elle.
– Mais vous savez bien, madame la duchesse, lui dit-il en lui prenant la main, que toujours je vous ai aime, et d’une amiti laquelle il ne tenait qu’ vous de donner un autre nom. Un meurtre a t commis, c’est ce qu’on ne saurait nier; j’ai confi l’instruction du procs mes meilleurs juges…
A ces mots, la duchesse se releva de toute sa hauteur; toute apparence de respect et mme d’urbanit disparut en un clin d’oeil: la femme outrage parut clairement, et la femme outrage s’adressant un tre qu’elle sait de mauvaise foi. Ce fut avec l’expression de la colre la plus vive et mme du mpris, qu’elle dit au prince en pesant sur tous les mots:
– Je quitte jamais les Etats de Votre Altesse Srnissime, pour ne jamais entendre parler du fiscal Rassi, et des autres infmes assassins qui ont condamn mort mon neveu et tant d’autres; si Votre Altesse Srnissime ne veut pas mler un sentiment d’amertume aux derniers instants que je passe auprs d’un prince poli et spirituel quand il n’est pas tromp, je la prie trs humblement de ne pas me rappeler l’ide de ces Juges infmes qui se vendent pour mille cus ou une croix.
L’accent admirable et surtout vrai avec lequel furent prononces ces paroles fit tressaillir le prince; il craignit un instant de voir sa dignit compromise par une accusation encore plus directe, mais au total sa sensation finit bientt par tre de plaisir: il admirait la duchesse; l’ensemble de sa personne atteignit en ce moment une beaut sublime. “Grand Dieu! qu’elle est belle, se dit le prince; on doit passer quelque chose une femme unique et telle que peut-tre il n’en existe pas une seconde dans toute l’Italie… Eh bien! avec un peu de bonne politique il ne serait peut-tre pas impossible d’en faire un jour ma matresse, il y a loin d’un tel tre cette poupe de marquise Balbi, et qui encore chaque anne vole au moins trois cent mille francs mes pauvres sujets… Mais l’ai-je bien entendu? pensa-t-il tout coup; elle a dit: condamn mon neveu et tant d’autres.”
Alors la colre surnagea, et ce fut avec une hauteur digne du rang suprme que le prince dit, aprs un silence:
– Et que faudrait-il faire pour que Madame ne partt point?
– Quelque chose dont vous n’tes pas capable rpliqua la duchesse avec l’accent de l’ironie l plus amre et du mpris le moins dguis.
Le prince tait hors de lui, mais il devait l’habitude de son mtier de souverain absolu la force de rsister un premier mouvement.”Il faut avoir cette femme, se dit-il, c’est ce que je me dois, puis il faut la faire mourir par le mpris… Si elle sort de ce cabinet, je ne la revois jamais.”Mais ivre de colre et de haine comme il l’tait en ce moment, o trouver un mot qui pt satisfaire la fois ce qu’il se devait lui-mme et porter la duchesse ne pas dserter sa cour l’instant?”On ne peut se dit-il, ni rpter ni tourner en ridicule un geste”, et il alla se placer entre la duchesse et la porte de son cabinet. Peu aprs il entendit gratter cette porte.
– Quel est le jean-sucre, s’cria-t-il en jurant de toute la force de ses poumons, quel est le jean-sucre qui vient ici m’apporter sa sotte prsence?
Le pauvre gnral Fontana montra sa figure ple et totalement renverse, et ce fut avec l’air d’un homme l’agonie qu’il pronona ces mots mal articuls:
– Son Excellence le comte Mosca sollicite l’honneur d’tre introduit.
– Qu’il entre! dit le prince en criant.
Et comme Mosca saluait:
– Eh bien! lui dit-il, voici Mme la duchesse Sanseverina qui prtend quitter Parme l’instant pour aller s’tablir Naples, et qui par-dessus le march me dit des impertinences.
– Comment! dit Mosca plissant.
– Quoi! vous ne saviez pas ce projet de dpart?
– Pas la premire parole; j’ai quitt Madame six heures, joyeuse et contente.
Ce mot produisit sur le prince un effet incroyable. D’abord il regarda Mosca; sa pleur croissante lui montra qu’il disait vrai et n’tait point complice du coup de tte de la duchesse.”En ce cas, se dit-il, je la perds pour toujours; plaisir et vengeance, tout s’envole en mme temps. A Naples elle fera des pigrammes avec son neveu Fabrice sur la grande colre du petit prince de Parme.”Il regarda la duchesse; le plus violent mpris et la colre se disputaient son coeur; ses yeux taient fixs en ce moment sur le comte Mosca, et les contours si fins de cette belle bouche exprimaient le ddain le plus amer. Toute cette figure disait : vil courtisan!”Ainsi, pensa le prince, aprs l’avoir examine, je perds ce moyen de la rappeler en ce pays. Encore en ce moment, si elle sort de ce cabinet elle est perdue pour moi, Dieu sait ce qu’elle dira de mes juges Naples… Et avec cet esprit et cette force de persuasion divine que le ciel lui a donns, elle se fera croire de tout le monde. Je lui devrai la rputation d’un tyran ridicule qui se lve la nuit pour regarder sous son lit…”Alors, par une manoeuvre adroite et comme cherchant se promener pour diminuer son agitation, le prince se plaa de nouveau devant la porte du cabinet, le comte tait sa droite trois pas de distance, ple, dfait et tellement tremblant qu’il fut oblig de chercher un appui sur le dos du fauteuil que la duchesse avait occup au commencement de l’audience, et que le prince dans un mouvement de colre avait pouss au loin. Le comte tait amoureux.”Si la duchesse part je la suis, se disait-il, mais voudra-t-elle de moi sa suite? voil la question.”
A la gauche du prince, la duchesse debout, les bras croiss et serrs contre la poitrine, le regardait avec une impertinence admirable; une pleur complte et profonde avait succd aux vives couleurs qui nagure animaient cette tte sublime.
Le prince, au contraire des deux autres personnages, avait la figure rouge et l’air inquiet; sa main gauche jouait d’une faon convulsive avec la croix attache au grand cordon de son ordre qu’il portait sous l’habit; de la main droite il se caressait le menton.
– Que faut-il faire? dit-il au comte, sans trop savoir ce qu’il faisait lui-mme et entran par l’habitude de le consulter sur tout.
– Je n’en sais rien en vrit, Altesse Srnissime, rpondit le comte de l’air d’un homme qui rend le dernier soupir.
Il pouvait peine prononcer les mots de sa rponse. Le ton de cette voix donna au prince la premire consolation que son orgueil bless et trouve dans cette audience, et ce petit bonheur lui fournit une phrase heureuse pour son amour-propre.
– Eh bien! dit-il, je suis le plus raisonnable des trois; je veux bien faire abstraction complte de ma position dans le monde. Je vais parler comme un ami.
Et il ajouta, avec un beau sourire de condescendance bien imit des temps heureux de Louis XIV.
– Comme un ami parlant des amis. Madame la duchesse, ajouta-t-il, que faut-il faire pour vous faire oublier une rsolution intempestive?
– En vrit, je n’en sais rien, rpondit la duchesse avec un grand soupir, en vrit, je n’en sais rien, tant j’ai Parme en horreur.
Il n’y avait nulle intention d’pigramme dans ce mot, on voyait que la sincrit mme parlait par sa bouche.
Le comte se tourna vivement de son ct; l’me du courtisan tait scandalise; puis il adressa au prince un regard suppliant. Avec beaucoup de dignit et de sang-froid le prince laissa passer un moment; puis s’adressant au comte:
– Je vois, dit-il, que votre charmante amie est tout fait hors d’elle-mme; c’est tout simple, elle adore son neveu.
Et, se tournant vers la duchesse, il ajouta, avec le regard le plus galant et en mme temps de l’air que l’on prend pour citer le mot d’une comdie:
– Que faut-il faire pour plaire ces beaux yeux?
La duchesse avait eu le temps de rflchir; d’un ton ferme et lent, et comme si elle et dict son ultimatum, elle rpondit:
– Son Altesse m’crirait une lettre gracieuse, comme elle sait si bien les faire; elle me dirait que, n’tant point convaincue de la culpabilit de Fabrice del Dongo, premier grand vicaire de l’archevque, elle ne signera point la sentence quand on viendra la lui prsenter, et que cette procdure injuste n’aura aucune suite l’avenir.
– Comment injuste! s’cria le prince en rougissant jusqu’au blanc des yeux, et reprenant sa colre.
– Ce n’est pas tout! rpliqua la duchesse avec une fiert romaine; ds ce soir, et, ajouta-t-elle en regardant la pendule, il est dj onze heures et un quart, ds ce soir Son Altesse Srnissime enverra dire la marquise Raversi qu’elle lui conseille d’aller la campagne pour se dlasser des fatigues qu’a d lui causer un certain procs dont elle parlait dans son salon au commencement de la soire.
Le duc se promenait dans son cabinet comme un homme furieux.
– Vit-on jamais une telle femme?… s’criait-il; elle me manque de respect.
La duchesse rpondit avec une grce parfaite:
– De la vie je n’ai eu l’ide de manquer de respect Son Altesse Srnissime; Son Altesse a eu l’extrme condescendance de dire qu’elle parlait comme un ami des amis. Je n’ai, du reste aucune envie de rester Parme, ajouta-t-elle en regardant le comte avec le dernier mpris.
Ce regard dcida le prince, jusqu’ici fort incertain, quoique ces paroles eussent sembl annoncer un engagement; il se moquait fort des paroles.
Il y eut encore quelques mots d’changs, mais enfin le comte Mosca reut l’ordre d’crire le billet gracieux sollicit par la duchesse. Il omit la phrase: Cette procdure injuste n’aura aucune suite l’avenir.”Il suffit, se dit le comte, que le prince promette de ne point signer la sentence qui lui sera prsente.”Le prince le remercia d’un coup d’oeil en signant.
Le comte eut grand tort, le prince tait fatigu et et tout sign; il croyait se bien tirer de la scne et toute l’affaire tait domine ses yeux par ces mots: “Si la duchesse part, je trouverai ma cour ennuyeuse avant huit jours.”Le comte remarqua que le matre corrigeait la date et mettait celle du lendemain. Il regarda la pendule, elle marquait prs de minuit. Le ministre ne vit dans cette date corrige que l’envie pdantesque de faire preuve d’exactitude et de bon gouvernement. Quant l’exil de la marquise Raversi, il ne fit pas un pli; le prince avait un plaisir particulier exiler les gens.
– Gnral Fontana, s’cria-t-il en entrouvrant la porte.
Le gnral parut avec une figure tellement tonne et tellement curieuse, qu’il y eut change d’un regard gai entre la duchesse et le comte, et ce regard fit la paix.
– Gnral Fontana, dit le prince, vous allez monter dans ma voiture qui attend sous la colonnade; vous irez chez la marquise Raversi, vous vous ferez annoncer; si elle est au lit, vous ajouterez que vous venez de ma part, et, arriv dans sa chambre, vous direz ces prcises paroles, et non d’autres: “Madame la marquise Raversi, Son Altesse Srnissime vous engage partir demain, avant huit heures du matin, pour votre chteau de Velleja; Son Altesse vous fera connatre quand vous pourrez revenir Parme.”
Le prince chercha des yeux ceux de la duchesse, laquelle, sans le remercier comme il s’y attendait, lui fit une rvrence extrmement respectueuse et sortit rapidement.
– Quelle femme! dit le prince en se tournant vers le comte Mosca.
Celui-ci, ravi de l’exil de la marquise Raversi qui facilitait toutes ses actions comme ministre, parla pendant une grosse demi-heure en courtisan consomm; il voulait consoler l’amour-propre du souverain, et ne prit cong que lorsqu’il le vit bien convaincu que l’histoire anecdotique de Louis XIV n’avait pas de page plus belle que celle qu’il venait de fournir ses historiens futurs.
En rentrant chez elle, la duchesse ferma sa porte, et dit qu’on n’admt personne, pas mme le comte. Elle voulait se trouver seule avec elle-mme, et voir un peu quelle ide elle devait se former de la scne qui venait d’avoir lieu. Elle avait agi au hasard et pour se faire plaisir au moment mme; mais quelque dmarche qu’elle se ft laiss entraner elle y et tenu avec fermet. Elle ne se ft point blme en revenant au sang-froid, encore moins repentie: tel tait le caractre auquel elle devait d’tre encore trente-six ans la plus jolie femme de la cour.
Elle rvait en ce moment ce que Parme pouvait offrir d’agrable, comme elle et fait au retour d’un long voyage, tant de neuf heures onze elle avait cru fermement quitter ce pays pour toujours.
“Ce pauvre comte a fait une plaisante figure lorsqu’il a connu mon dpart en prsence du prince… Au fait, c’est un homme aimable et d’un coeur bien rare! Il et quitt ses ministres pour me suivre… Mais aussi pendant cinq annes entires il n’a pas eu une distraction me reprocher. Quelles femmes maries l’autel pourraient en dire autant leur seigneur et matre? Il faut convenir qu’il n’est point important, point pdant; il ne donne nullement l’envie de le tromper; devant moi il semble toujours avoir honte de sa puissance… Il faisait une drle de figure en prsence de son seigneur et matre; s’il tait l je l’embrasserais… Mais pour rien au monde je ne me chargerais d’amuser un ministre qui a perdu son portefeuille, c’est une maladie dont on ne gurit qu’ la mort, et… qui fait mourir. Quel malheur ce serait d’tre ministre jeune! Il faut que je le lui crive, c’est une de ces choses qu’il doit savoir officiellement avant de se brouiller avec son prince… Mais j’oubliais mes bons domestiques.”
La duchesse sonna. Ses femmes taient toujours occupes faire des malles; la voiture tait avance sous le portique et on la chargeait; tous les domestiques qui n’avaient pas de travail faire entouraient cette voiture, les larmes aux yeux. La Chkina, qui dans les grandes occasions entrait seule chez la duchesse, lui apprit tous ces dtails.
– Faites-les monter dit la duchesse.
Un instant aprs elle passa dans la salle d’attente.
– On m’a promis, leur dit-elle, que la sentence contre mon neveu ne serait pas signe par le souverain (c’est ainsi qu’on parle en Italie); je suspends mon dpart, nous verrons si mes ennemis auront le crdit de faire changer cette rsolution.
Aprs un petit silence, les domestiques se mirent crier : “Vive Mme la duchesse!”et applaudirent avec fureur. La duchesse, qui tait dj dans la pice voisine, reparut comme une actrice applaudie, fit une petite rvrence pleine de grce ses gens et leur dit:
– Mes amis, je vous remercie.
Si elle et dit un mot, tous, en ce moment, eussent march contre le palais pour l’attaquer. Elle fit un signe un postillon, ancien contrebandier et homme dvou, qui la suivit.
– Tu vas t’habiller en paysan ais, tu sortiras de Parme comme tu pourras, tu loueras une sediola et tu iras aussi vite que possible Bologne. Tu entreras Bologne en promeneur et par la porte de Florence, et tu remettras Fabrice, qui est au Pelegrino, un paquet que Chkina va te donner. Fabrice se cache et s’appelle l -bas M. Joseph Bossi; ne va pas le trahir par tourderie, n’aie pas l’air de le connatre; mes ennemis mettront peut-tre des espions tes trousses. Fabrice te renverra ici au bout de quelques heures ou de quelques jours: c’est surtout en revenant qu’il faut redoubler de prcautions pour ne pas le trahir.
– Ah! les gens de la marquise Raversi! s’cria le postillon; nous les attendons, et si Madame voulait ils seraient bientt extermins.
– Un jour peut-tre! mais gardez-vous sur votre tte de rien faire sans mon ordre.
C’tait la copie du billet du prince que la duchesse voulait envoyer Fabrice; elle ne put rsister au plaisir de l’amuser, et ajouta un mot sur la scne qui avait amen le billet; ce mot devint une lettre de dix pages. Elle fit rappeler le postillon.
– Tu ne peux partir, lui dit-elle, qu’ quatre heures, porte ouvrante.
– Je comptais passer par le grand gout, j’aurais de l’eau jusqu’au menton, mais je passerais…
– Non, dit la duchesse, je ne veux pas exposer prendre la fivre un de mes plus fidles serviteurs. Connais-tu quelqu’un chez Mgr l’archevque?
– Le second cocher est mon ami.
– Voici une lettre pour ce saint prlat: introduis-toi sans bruit dans son palais, fais-toi conduire chez le valet de chambre; je ne voudrais pas qu’on rveillt Monseigneur. S’il est dj renferm dans sa chambre, passe la nuit dans le palais, et, comme il est dans l’usage de se lever avec le jour, demain matin, quatre heures, fais-toi annoncer de ma part, demande sa bndiction au saint archevque, remets-lui le paquet que voici, et prends les lettres qu’il te donnera peut-tre pour Bologne.
La duchesse adressait l’archevque l’original mme du billet du prince, comme ce billet tait relatif son premier grand vicaire, elle priait de le dposer aux archives de l’archevch, o elle esprait que MM. les grands vicaires et les chanoines, collgues de son neveu, voudraient bien en prendre connaissance; le tout sous la condition du plus profond secret.
La duchesse crivait Mgr Landriani avec une familiarit qui devait charmer ce bon bourgeois; la signature seule avait trois lignes; la lettre, fort amicale, tait suivie de ces mots: Angelina-Cornelia-Isola Valserra del Dongo, duchesse Sanseverina.
“Je n’en ai pas tant crit, je pense, se dit la duchesse en riant, depuis mon contrat de mariage avec le pauvre duc; mais on ne mne ces gens-l que par ces choses, et aux yeux des bourgeois la caricature fait beaut.”Elle ne put pas finir la soire sans cder la tentation d’crire une lettre de persiflage au pauvre comte; elle lui annonait officiellement, pour sa gouverne, disait-elle, dans ses rapports avec les ttes couronnes, qu’elle ne se sentait pas capable d’amuser un ministre disgraci.”Le prince vous fait peur; quand vous ne pourrez plus le voir, ce serait donc moi vous faire peur?”Elle fit porter sur-le-champ cette lettre.
De son ct, le lendemain vers sept heures du matin, le prince manda le comte Zurla, ministre de l’Intrieur.
– De nouveau, lui dit-il, donnez les ordres les plus svres tous les podestats’ pour qu’ils fassent arrter le sieur Fabrice del Dongo. On nous annonce que peut-tre il osera reparatre dans nos Etats. Ce fugitif se trouvant Bologne, o il semble braver les poursuites de nos tribunaux, placez des sbires qui le connaissent personnellement 1ø dans les villages sur la route de Bologne Parme; 2ø aux environs du chteau de la duchesse Sanseverina, Sacca, et de sa maison de Castelnovo; 3ø autour du chteau du comte Mosca. J’ose esprer de votre haute sagesse, monsieur le comte, que vous saurez drober la connaissance de ces ordres de votre souverain la pntration du comte Mosca. Sachez que je veux que l’on arrte le sieur Fabrice del Dongo.
Ds que ce ministre fut sorti, une porte secrte introduisit chez le prince le fiscal gnral Rassi, qui s’avana pli en deux et saluant chaque pas. La mine de ce coquin-l tait peindre; elle rendait justice toute l’infamie de son rle, et, tandis que les mouvements rapides et dsordonns de ses yeux trahissaient la connaissance qu’il avait de ses mrites, l’assurance arrogante et grimaante de sa bouche montrait qu’il savait lutter contre le mpris.
Comme ce personnage va prendre une assez grande influence sur la destine de Fabrice, on peut en dire un mot. Il tait grand, il avait de beaux yeux fort intelligents, mais un visage abm par la petite vrole; pour de l’esprit, il en avait, et beaucoup et du plus fin; on lui accordait de possder parfaitement la science du droit, mais c’tait surtout par l’esprit de ressource qu’il brillait. De quelque sens que pt se prsenter une affaire, il trouvait facilement, et en peu d’instants les moyens fort bien fonds en droit d’arriver une condamnation ou un acquittement; il tait surtout le roi des finesses de procureur.
A cet homme, que de grandes monarchies eussent envi au prince de Parme, on ne connaissait qu’une passion: tre en conversation intime avec de grands personnages et leur plaire par des bouffonneries. Peu lui importait que l’homme puissant rt de ce qu’il disait, ou de sa propre personne, ou ft des plaisanteries rvoltantes sur Mme Rassi; pourvu qu’il vt rire et qu’on le traitt avec familiarit, il tait content. Quelquefois le prince, ne sachant plus comment abuser de la dignit de ce grand juge, lui donnait des coups de pied; si les coups de pied lui faisaient mal, il se mettait pleurer. Mais l’instinct de bouffonnerie tait si puissant chez lui, qu’on le voyait tous les jours prfrer le salon d’un ministre qui le bafouait, son propre salon o il rgnait despotiquement sur toutes les robes noires du pays. Le Rassi s’tait surtout fait une position part, en ce qu’il tait impossible au noble le plus insolent de pouvoir l’humilier; sa faon de se venger des injures qu’il essuyait toute la journe tait de les raconter au prince, auquel il s’tait acquis le privilge de tout dire; il est vrai que souvent la rponse tait un soufflet bien appliqu et qui faisait mal, mais il ne s’en formalisait aucunement. La prsence de ce grand juge distrayait le prince dans ses moments de mauvaise humeur, alors il s’amusait l’outrager. On voit que Rassi tait peu prs l’homme parfait la cour: sans honneur et sans humeur.
– Il faut du secret avant tout, lui cria le prince sans le saluer, et le traitant tout fait comme un cuistre, lui qui tait si poli avec tout le monde. De quand votre sentence est-elle date?
– Altesse Srnissime, d’hier matin.
– De combien de juges est-elle signe?
– De tous les cinq.
– Et la peine?
– Vingt ans de forteresse, comme Votre Altesse Srnissime me l’avait dit.
– La peine de mort et rvolt, dit le prince comme se parlant soi-mme, c’est dommage! Quel effet sur cette femme! Mais c’est un del Dongo, et ce nom est rvr dans Parme, cause des trois archevques presque successifs… Vous me dites vingt ans de forteresse?
– Oui, Altesse Srnissime, reprit le fiscal Rassi toujours debout et pli en deux, avec, au pralable, excuse publique devant le portrait de Son Altesse Srnissime; de plus, jene au pain et l’eau tous les vendredis et toutes les veilles des ftes principales, le sujet tant d’une impit notoire. Ceci pour l’avenir et pour casser le cou sa fortune.
– Ecrivez, dit le prince:
Son Altesse Srnissime ayant daign couter avec bon t les trs humbles supplications de la marquise del Dongo, mre du coupable, et de la duchesse Sanseverina, sa tante lesquelles ont reprsent qu’ l’poque du crime leur fils et neveu tait fort jeune et d’ailleurs gar par une folle passion conue pour la femme du malheureux Giletti, a bien voulu, malgr l’horreur inspire par un tel meurtre, commuer la peine laquelle Fabrice del Dongo a t condamn, en celle de douze annes de forteresse.
“Donnez que je signe.”
Le prince signa et data de la veille, puis, rendant la sentence Rassi il lui dit:
– Ecrivez immdiatement au-dessous de ma signature:
La duchesse Sanseverina s’tant derechef jete aux genoux de Son Altesse le prince a permis que tous les jeudis le coupable ait une heure de promenade sur la plate-forme de la tour carre vulgairement appele tour Farnse.
“Signez cela, dit le prince, et surtout bouche close, quoi que vous puissiez entendre annoncer par la ville. Vous direz au conseiller De Capitani qui a vot pour deux ans de forteresse et qui mme pror en faveur de cette opinion ridicule, que je l’engage relire les lois et rglements. Derechef, silence, et bonsoir.”
Le fiscal Rassi fit, avec beaucoup de lenteur, trois profondes rvrences que le prince ne regarda pas.
Ceci se passait sept heures du matin. Quelques heures plus tard, la nouvelle de l’exil de la marquise Raversi se rpandait dans la ville et dans les cafs, tout le monde parlait la fois de ce grand vnement. L’exil de la marquise chassa pour quelque temps de Parme cet implacable ennemi des petites villes et des petites cours, l’ennui. Le gnral Fabio Conti, qui s’tait cru ministre, prtexta une attaque de goutte, et pendant plusieurs jours ne sortit point de sa forteresse. La bourgeoisie et par la suite le petit peuple conclurent, de ce qui se passait, qu’il tait clair que le prince avait rsolu de donner l’archevch de Parme Monsignore del Dongo. Les fins politiques de caf allrent mme jusqu’ prtendre qu’on avait engag le pre Landriani, l’archevque actuel, feindre une maladie et prsenter sa dmission; on lui accorderait une grosse pension sur la ferme du tabac ils en taient srs: ce bruit vint jusqu’ l’archevque qui s’en alarma fort, et pendant quelques jours son zle pour notre hros en fut grandement paralys. Deux mois aprs cette belle nouvelle se trouvait dans les journaux de Paris, avec ce petit changement, que c’tait le comte de Mosca, neveu de la duchesse de Sanseverina, qui allait tre fait archevque.
La marquise Raversi tait furibonde dans son chteau de Velleja, ce n’tait point une femmelette, de celles qui croient se venger en lanant des propos outrageants contre leurs ennemis. Ds le lendemain de sa disgrce, le chevalier Riscara et trois autres de ses amis se prsentrent au prince par son ordre, et lui demandrent la permission d’aller la voir son chteau. L’Altesse reut ces messieurs avec une grce parfaite, et leur arrive Velleja fut une grande consolation pour la marquise. Avant la fin de la seconde semaine, elle avait trente personnes dans son chteau, tous ceux que le ministre libral devait porter aux places. Chaque soir la marquise tenait un conseil rgulier avec les mieux informs de ses amis. Un jour qu’elle avait reu beaucoup de lettres de Parme et de Bologne, elle se retira de bonne heure: la femme de chambre favorite introduisit d’abord l’amant rgnant, le comte Baldi, jeune homme d’une admirable figure et fort insignifiant; et plus tard, le chevalier Riscara son prdcesseur: celui-ci tait un petit homme noir au physique et au moral, qui, ayant commenc par tre rptiteur de gomtrie au collge des nobles Parme, se voyait maintenant conseiller d’Etat et chevalier de plusieurs ordres.
– J’ai la bonne habitude, dit la marquise ces deux hommes, de ne dtruire -jamais aucun papier, et bien m’en prend; voici neuf lettres que la Sanseverina m’a crites en diffrentes occasions. Vous allez partir tous les deux pour Gnes, vous chercherez parmi les galriens un ex-notaire nomm Burati, comme le grand pote de Venise, ou Durati. Vous, comte Baldi, placez-vous mon bureau et crivez ce que je vais vous dicter.
Une ide me vient et je t’cris ce mot. Je vais ma chaumire prs de Castelnovo; si tu veux venir passer douze heures avec moi, je serai bien heureuse: il n’y a, ce me semble, pas grand danger aprs ce qui vient de se passer; les nuages s’claircissent. Cependant arrte-toi avant d’entrer dans Castelnovo; tu trouveras sur la route un de mes gens, ils t’aiment tous la folie. Tu garderas, bien en tendu, le nom de Bossi pour ce petit voyage. On dit que tu as de la barbe comme le plus admirable capucin, et l’on ne t’a vu Parme qu’avec la figure dcente d’un grand vicaire.
– Comprends-tu, Riscara?
– Parfaitement; mais le voyage Gnes est un luxe inutile; je connais un homme dans Parme qui, la vrit, n’est pas encore aux galres, mais qui ne peut manquer d’y arriver. Il contrefera admirablement l’criture de la Sanseverina.
A ces mots, le comte Baldi ouvrit dmesurment ses yeux si beaux; il comprenait seulement.
– Si tu connais ce digne personnage de Parme, pour lequel tu espres de l’avancement, dit la marquise Riscara, apparemment qu’il te connat aussi; sa matresse, son confesseur, son ami peuvent tre vendus l Sanseverina, j’aime mieux diffrer cette petite plaisanterie de quelques jours, et ne m’exposer aucun hasard. Partez dans deux heures, comme de bons petits agneaux, ne voyez me qui vive Gnes et revenez bien vite.
Le chevalier Riscara s’enfuit en riant, et parlant du nez comme Polichinelle: Il faut prparer les paquets, disait-il en courant d’une faon burlesque. Il voulait laisser Baldi seul avec la dame. Cinq jours aprs, Riscara ramena la marquise son comte Baldi tout corch: pour abrger de six lieues, on lui avait fait passer une montagne dos de mulet; il jurait qu’on ne le reprendrait plus faire de grands voyages. Baldi remit la marquise trois exemplaires de la lettre qu’elle lui avait dicte, et cinq ou six autres lettres de la mme criture, composes par Riscara, et dont on pourrait peut-tre tirer parti par la suite. L’une de ces lettres contenait de fort jolies plaisanteries sur les peurs que le prince avait la nuit, et sur la dplorable maigreur de la marquise Baldi, sa matresse, laquelle laissait, dit-on, la marque d’une pincette sur le coussin des bergres aprs s’y tre assise un instant. On et jur que toutes ces lettres taient crites de la main de Mme Sanseverina.
– Maintenant je sais n’en pas douter, dit la marquise, que l’ami du coeur, que le Fabrice est Bologne ou dans les environs…
– Je suis trop malade, s’cria le comte Baldi en l’interrompant; je demande en grce d’tre dispens de ce second voyage, ou du moins je voudrais obtenir quelques jours de repos pour remettre ma sant.
– Je vais plaider votre cause, dit Riscara.
Il se leva et parla bas la marquise.
– Eh bien! soit, j’y consens, rpondit-elle en souriant.
– Rassurez-vous, vous ne partirez point, dit la marquise Baldi d’un air assez ddaigneux.
– Merci, s’cria celui-ci avec l’accent du coeur.
En effet, Riscara monta seul en chaise de poste. Il tait peine Bologne depuis deux jours, lorsqu’il aperut dans une calche Fabrice et la petite Marietta.”Diable! se dit-il, il parat que notre futur archevque ne se gne point; il faudra faire connatre ceci la duchesse, qui en sera charme.”Riscara n’eut que la peine de suivre Fabrice pour savoir son logement; le lendemain matin, celui-ci reut par un courrier la lettre de fabrique gnoise; il la trouva un peu courte, mais du reste n’eut aucun soupon. L’ide de revoir la duchesse et le comte le rendit fou de bonheur, et quoi que pt dire Ludovic, il prit un cheval la poste et partit au galop. Sans s’en douter, il tait suivi peu de distance par le chevalier Riscara qui, en arrivant, six lieues de Parme, la post avant Castelnovo, eut le plaisir de voir un grand attroupement dans la place devant la prison du lieu; on venait d’y conduire notre hros, reconnu la poste, comme il changeait de cheval, par deux sbires choisis et envoys par le comte Zurla.
Les petits yeux du chevalier Riscara brillrent de joie; il vrifia avec une patience exemplaire tout ce qui venait d’arriver dans ce petit village, puis expdia un courrier la marquise Raversi. Aprs quoi, courant les rues comme pour voir l’glise fort curieuse, et ensuite pour chercher un tableau du Parmesan qu’on lui avait dit exister dans le pays, il rencontra enfin le podestat qui s’empressa de rendre ses hommages un conseiller d’Etat. Riscara eut l’air tonn qu’il n’et pas envoy sur-le-champ la citadelle de Parme le conspirateur qu’il avait eu le bonheur de faire arrter.
– On pourrait craindre, ajouta Riscara d’un air froid, que ses nombreux amis qui le cherchaient avant-hier pour favoriser son passage travers les Etats de Son Altesse Srnissime ne rencontrent les gendarmes; ces rebelles taient bien douze ou quinze cheval.
– Intelligenti pauca! s’cria le podestat d’un air malin.
CHAPITRE XV
Deux heures plus tard, le pauvre Fabrice, garni de menottes et attach par une longue chane la sediola mme dans laquelle on l’avait fait monter, partait pour la citadelle de Parme, escort par huit gendarmes. Ceux-ci avaient l’ordre d’emmener avec eux tous les gendarmes stationns dans les villages que le cortge devait traverser, le podestat lui-mme suivait ce prisonnier d’importance. Sur les sept heures aprs midi, la sediola, escorte par tous les gamins de Parme et par trente gendarmes, traversa la belle promenade, passa devant le petit palais qu’habitait la Fausta quelques mois auparavant, et enfin se prsenta la porte extrieure de la citadelle l’instant o le gnral Fabio Conti et sa fille allaient sortir. La voiture du gouverneur s’arrta avant d’arriver au pont-levis pour laisser entrer la sediola laquelle Fabrice tait attach; le gnral cria aussitt que l’on fermt les portes de la citadelle, et se hta de descendre au bureau d’entre pour voir un peu ce dont il s’agissait; il ne fut pas peu surpris quand il reconnut le prisonnier, lequel tait devenu tout raide, attach sa sediola pendant une aussi longue route; quatre gendarmes l’avaient enlev et le portaient au bureau d’crou.”J’ai donc en mon pouvoir, se dit le vaniteux gouverneur, ce fameux Fabrice del Dongo, dont on dirait que depuis prs d’un an la haute socit de Parme a jur de s’occuper exclusivement!”
Vingt fois le gnral l’avait rencontr la cour, chez la duchesse et ailleurs; mais il se garda bien de tmoigner qu’il le connaissait; il et craint de se compromettre.
– Que l’on dresse, cria-t-il au commis de la prison, un procs-verbal fort circonstanci de la remise qui m’est faite du prisonnier par le digne podestat de Castelnovo.
Barbone, le commis, personnage terrible par le volume de sa barbe et sa tournure martiale, prit un air plus important que de coutume, on et dit un gelier allemand. Croyant savoir que c’tait surtout la duchesse Sanseverina qui avait empch son matre le gouverneur, de devenir ministre de la guerre, ii fut d’une insolence plus qu’ordinaire envers le prisonnier; il lui adressait la parole en l’appelant voi, ce qui est en Italie la faon de parler aux domestiques.
– Je suis prlat de la sainte Eglise romaine, lui dit Fabrice avec fermet, et grand vicaire de ce diocse, ma naissance seule me donne droit aux gards.
– Je n’en sais rien! rpliqua le commis avec impertinence; prouvez vos assertions en exhibant les brevets qui vous donnent droit ces titres fort respectables.
Fabrice n’avait point de brevets et ne rpondit pas. Le gnral Fabio Conti, debout ct de son commis, le regardait crire sans lever les yeux sur le prisonnier, afin de n’tre pas oblig de dire qu’il tait rellement Fabrice del Dongo.
Tout coup Cllia Conti, qui attendait en voiture, entendit un tapage effroyable dans le corps de carde. Le commis Barbone faisant une description insolente et fort longue de la personne du prisonnier, lui ordonna d’ouvrir ses vtements afin que l’on pt vrifier et constater le nombre et l’tat des gratignures reues lors de l’affaire Giletti.
– Je ne puis, dit Fabrice souriant amrement; je me trouve hors d’tat d’obir aux ordres de Monsieur, les menottes m’en empchent!
– Quoi! s’cria le gnral d’un air naf, le prisonnier a des menottes! dans l’intrieur de la forteresse! cela est contre les rglements, il faut un ordre ad hoc; tez-lui les menottes.
Fabrice le regarda.”Voil un plaisant jsuite! pensa-t-il; il y a une heure qu’il me voit ces menottes qui me gnent horriblement, et il fait l’tonn!”
Les menottes furent tes par les gendarmes; ils venaient d’apprendre que Fabrice tait neveu de la duchesse Sanseverina, et se htrent de lui montrer une politesse mielleuse qui faisait contraste avec la grossiret du commis, celui-ci en parut piqu et dit Fabrice qui restait immobile:
– Allons donc! dpchons! montrez-nous ces gratignures que vous avez reues du pauvre Giletti, lors de l’assassinat.
D’un saut, Fabrice s’lana sur le commis, et lui donna un soufflet tel que le Barbone’ tomba de sa chaise sur les jambes du gnral. Les gendarmes s’emparrent des bras de Fabrice qui restait immobile; le gnral lui-mme et deux gendarmes qui taient ses cts se htrent de relever le commis dont la figure saignait abondamment. Deux gendarmes plus loigns coururent fermer la porte du bureau, dans l’ide que le prisonnier cherchait s’vader. Le brigadier qui les commandait pensa que le jeune del Dongo ne pouvait pas tenter une fuite bien srieuse, puisque enfin il se trouvait dans l’intrieur de la citadelle; toutefois il s’approcha de la fentre pour empcher le dsordre, et par un instinct de gendarme. Vis- -vis de cette fentre ouverte, et deux pas, se trouvait arrte la voiture du gnral: Cllia s’tait blottie dans le fond, afin de ne pas tre tmoin de la triste scne qui se passait au bureau; lorsqu’elle entendit tout ce bruit, elle regarda.
– Que se passe-t-il? dit-elle au brigadier.
– Mademoiselle, c’est le jeune Fabrice del Dongo qui vient d’appliquer un fier soufflet cet insolent de Barbone!
– Quoi! c’est M. del Dongo qu’on amne en prison?
– Eh! sans doute, dit le brigadier; c’est cause de la haute naissance de ce pauvre jeune homme que l’on fait tant de crmonies, je croyais que Mademoiselle tait au fait.
Cllia ne quitta plus la portire; quand les gendarmes qui entouraient la table s’cartaient un peu, elle apercevait le prisonnier.”Qui m’et dit, pensait-elle, que je le reverrais pour la premire fois dans cette triste situation, quand je le rencontrai sur la route du lac de Cme?… Il me donna la main pour monter dans le carrosse de sa mre… Il se trouvait dj avec la duchesse! Leurs amours avaient-ils commenc cette poque?”
Il faut apprendre au lecteur que dans le parti libral dirig par la marquise Raversi et le gnral Conti, on affectait de ne pas douter de la tendre liaison qui devait exister entre Fabrice et la duchesse. Le comte Mosca, qu’on abhorrait, tait pour sa duperie l’objet d’ternelles plaisanteries.
“Ainsi, pensa Cllia, le voil prisonnier et prisonnier de ses ennemis! car au fond, le comte Mosca, quand on voudrait le croire un ange, va se trouver ravi de cette capture.”
Un accs de gros rire clata dans le corps de garde.
– Jacopo, dit-elle au brigadier d’une voix mue, que se passe-t-il donc?
– Le gnral a demand avec vigueur au prisonnier pourquoi il avait frapp Barbone: Monsignore Fabrice a rpondu froidement: “Il m’a appel assassin, qu’il montre les titres et brevets qui l’autorisent me donner ce titre”; et l’on rit.
Un gelier qui savait crire remplaa Barbone; Cllia vit sortir celui-ci, qui essuyait avec son mouchoir le sang qui coulait en abondance de son affreuse figure: il jurait comme un paen:
– Ce f… Fabrice, disait-il trs haute voix, ne mourra jamais que de ma main. Je volerai le bourreau etc.
Il s’tait arrt entre la fentre du bureau et la voiture du gnral pour regarder Fabrice, et ses jurements redoublaient.
– Passez votre chemin, lui dit le brigadier; on ne jure point ainsi devant Mademoiselle.
Barbone leva la tte pour regarder dans la voiture, ses yeux rencontrrent ceux de Cllia laquelle un cri d’horreur chappa; jamais elle n’avait vu d’aussi prs une expression de figure tellement atroce.”Il tuera Fabrice! se dit-elle, il faut que je prvienne don Cesare.”C’tait son oncle, l’un des prtres les plus respectables de la ville; le gnral Conti, son frre, lui avait fait avoir la place d’conome et de premier aumnier de la prison.
Le gnral remonta en voiture.
– Veux-tu rentrer chez toi, dit-il sa fille, ou m’attendre peut-tre longtemps dans la cour du palais? il faut que j’aille rendre compte de tout ceci au souverain.
Fabrice sortait du bureau escort par trois gendarmes on le conduisait la chambre qu’on lui avait destine: Cllia regardait par la portire, le prisonnier tait fort prs d’elle. En ce moment elle rpondit la question de son pre par ces mots: Je vous suivrai. Fabrice, entendant prononcer ces paroles tout prs de lui, leva les yeux et rencontra le regard de la jeune fille. Il fut frapp surtout de l’expression de mlancolie de sa figure. << Comme elle est embellie, pensa-t-il, depuis notre rencontre prs de Cme! quelle expression de pense profonde!… On a raison de la comparer la duchesse; quelle physionomie anglique!”Barbone, le commis sanglant, qui ne s’tait pas plac prs de la voiture sans intention, arrta d’un geste les trois gendarmes qui conduisaient Fabrice, et, faisant le tour de la voiture par derrire, pour arriver la portire prs de laquelle tait le gnral:
– Comme le prisonnier a fait acte de violence dans l’intrieur de la citadelle, lui dit-il, en vertu de l’article 157 du rglement, n’y aurait-il pas lieu de lui appliquer les menottes pour trois jours?
– Allez au diable! s’cria le gnral, que cette arrestation ne laissait pas d’embarrasser.
Il s’agissait pour lui de ne pousser bout ni la duchesse ni le comte Mosca: et d’ailleurs, dans quel sens le comte allait-il prendre cette affaire? au fond, le meurtre d’un Giletti tait une bagatelle, et l’intrigue seule tait parvenue en faire quelque chose.
Durant ce court dialogue, Fabrice tait superbe au milieu des ces gendarmes, c’tait bien la mine la plus fire et la plus noble; ses traits fins et dlicats, et le sourire de mpris qui errait sur ses lvres, faisaient un charmant contraste avec les apparences grossires des gendarmes qui l’entouraient. Mais tout cela ne formait pour ainsi dire que la partie extrieure de sa physionomie; il tait ravi de la cleste beaut de Cllia, et son oeil trahissait toute sa surprise. Elle, profondment pensive, n’avait pas song retirer la tte de la portire; il la salua avec le demi-sourire le plus respectueux; puis, aprs un instant:
– Il me semble, mademoiselle, lui dit-il, qu’autrefois, prs d’un lac, j’ai dj eu l’honneur de vous rencontrer avec accompagnement de gendarmes.
Cllia rougit et fut tellement interdite qu’elle ne trouva aucune parole pour rpondre.”Quel air noble au milieu de ces tres grossiers!”se disait-elle au moment o Fabrice lui adressait la parole. La profonde piti, et nous dirons presque l’attendrissement o elle tait plonge, lui trent la prsence d’esprit ncessaire pour trouver un mot quelconque, elle s’aperut de son silence et rougit encore davantage. En ce moment on tirait avec violence les verrous de la grande porte de la citadelle, la voiture de Son Excellence n’attendait-elle pas depuis une minute au moins? Le bruit fut si violent sous cette vote, que, quand mme Cllia aurait trouv quelque mot pour rpondre, Fabrice n’aurait pu entendre ses paroles.
Emporte par les chevaux qui avaient pris le galop aussitt aprs le pont-levis, Cllia se disait: “Il m’aura trouve bien ridicule!”Puis tout coup elle ajouta: “Non pas seulement ridicule; il aura cru voir en moi une me basse, il aura pens que je ne rpondais pas son salut parce qu’il est prisonnier et moi fille du gouverneur.”
Cette ide fut du dsespoir pour cette jeune fille qui avait l’me leve.”Ce qui rend mon procd tout fait avilissant, ajouta-t-elle, c’est que jadis, quand nous nous rencontrmes pour la premire fois, aussi avec accompagnement de gendarmes, comme il le dit, c’tait moi qui me trouvais prisonnire, et lui me rendait service et me tirait d’un fort grand embarras… Oui, il faut en convenir, mon procd est complet, c’est la fois de la grossiret et de l’ingratitude. Hlas! le pauvre jeune homme! maintenant qu’il est dans le malheur tout le monde va se montrer ingrat envers lui. Il m’avait bien dit alors: “Vous souviendrez-vous de mon nom Parme?”Combien il me mprise l’heure qu’il est! Un mot poli tait si facile dire! Il faut l’avouer, oui, ma conduite a t atroce avec lui. Jadis, sans l’offre gnreuse de la voiture de sa mre, j’aurais d suivre les gendarmes pied dans la poussire, ou, ce qui est bien pis, monter en croupe derrire un de ces gens-l ; c’tait alors mon pre qui tait arrt et moi sans dfense! Oui, mon procd est complet. Et combien un tre comme lui a d le sentir vivement! Quel contraste entre sa physionomie si noble et mon procd! Quelle noblesse! quelle srnit! Comme il avait l’air d’un hros entour de ses vils ennemis! Je comprends maintenant la passion de la duchesse: puisqu’il est ainsi au milieu d’un vnement contrariant et qui peut avoir des suites affreuses, quel ne doit-il pas paratre lorsque son me est heureuse!”
Le carrosse du gouverneur de la citadelle resta plus d’une heure et demie dans la cour du palais et toutefois, lorsque le gnral descendit de chez le prince, Cllia ne trouva point qu’il ft rest trop longtemps.
– Quelle est la volont de Son Altesse? demanda Cllia.
– Sa parole a dit: la prison! et son regard: la mort!
– La mort! Grand Dieu! s’cria Cllia.
– Allons, tais-toi! reprit le gnral avec humeur; que je suis sot de rpondre un enfant!
Pendant ce temps, Fabrice montait les trois cent quatre-vingts marches’ qui conduisaient la tour Farnse, nouvelle prison btie sur la plate-forme de la grosse tour, une lvation prodigieuse. Il ne songea pas une seule fois, distinctement du moins, au grand changement qui venait de s’oprer dans son sort.”Quel regard! se disait-il; que de choses il exprimait! quelle profonde piti! Elle avait l’air de dire: la vie est un tel tissu de malheurs! Ne vous affligez point trop de ce qui vous arrive! est-ce que nous ne sommes point ici-bas pour tre infortuns? Comme ses yeux si beaux restaient attachs sur moi, mme quand les chevaux s’avanaient avec tant de bruit sous la vote!”
Fabrice oubliait compltement d’tre malheureux.
Cllia suivit son pre dans plusieurs salons; au commencement de la soire, personne ne savait encore la nouvelle de l’arrestation du grand coupable, car ce fut le nom que les courtisans donnrent deux heures plus tard ce pauvre jeune homme imprudent.
On remarqua ce soir-l plus d’animation que de coutume dans la figure de Cllia, or, l’animation l’air de prendre part ce qui l’environnait taient surtout ce qui manquait cette belle personne. Quand on comparait sa beaut celle de la duchesse, c’tait surtout cet air de n’tre mue par rien, cette faon d’tre comme au-dessus de toutes choses, qui faisaient pencher la balance en faveur de sa rivale. En Angleterre, en France, pays de vanit, on et t probablement d’un avis tout oppos. Cllia Conti tait une jeune fille encore un peu trop svelte que l’on pouvait comparer aux belles figures du Guide; nous ne dissimulerons point que, suivant les donnes de la beaut grecque, on et pu reprocher cette tte des traits un peu marqus, par exemple, les lvres remplies de la grce la plus touchante taient un peu fortes.
L’admirable singularit de cette figure dans laquelle clataient les grces naves et l’empreinte cleste de l’me la plus noble, c’est que, bien que de la plus rare et de la plus singulire beaut, elle ne ressemblait en aucune faon aux ttes des statues grecques. La duchesse avait au contraire un peu trop de la beaut connue de l’idal, et sa tte vraiment lombarde rappelait le sourire voluptueux et la tendre mlancolie des belles Hrodiades de Lonard de Vinci. Autant la duchesse tait smillante, ptillante d’esprit et de malice, s’attachant avec passion, si l’on peut parler ainsi, tous les sujets que le courant de la conversation amenait devant les yeux de son me, autant Cllia se montrait calme et lente s’mouvoir, soit par mpris de ce qui l’entourait, soit par regret de quelque chimre absente. Longtemps on avait cru qu’elle finirait par embrasser la vie religieuse. A vingt ans on lui voyait de la rpugnance aller au bal, et si elle y suivait son pre, ce n’tait que par obissance et pour ne pas nuire aux intrts de son ambition.
“Il me sera donc impossible, rptait trop souvent l’me vulgaire du gnral, le ciel m’ayant donn pour fille la plus belle personne des Etats de notre souverain, et la plus vertueuse, d’en tirer quelque parti pour l’avancement de ma fortune! Ma vie est trop isole, je n’ai qu’elle au monde, et il me faut de toute ncessit une famille qui m’taie dans le monde, et qui me donne un certain nombre de salons, o mon mrite et surtout mon aptitude au ministre soient poss comme bases inattaquables de tout raisonnement politique. Eh bien! ma fille si belle, si sage, si pieuse, prend de l’humeur ds qu’un jeune homme bien tabli la cour entreprend de lui faire agrer ses hommages. Ce prtendant est-il conduit, son caractre devient moins sombre, et je la vois presque gaie, jusqu’ ce qu’un autre pouseur se mette sur les rangs. Le plus bel homme de la cour, le comte Baldi, s’est prsent et a dplu: l’homme le plus riche des Etats de Son Altesse, le marquis Crescenzi, lui a succd, elle prtend qu’il ferait son malheur.
“Dcidment, disait d’autres fois le gnral, les yeux de ma fille sont plus beaux que ceux de la duchesse, en cela surtout qu’en de rares occasions ils sont susceptibles d’une expression plus profonde; mais cette expression magnifique, quand est-ce qu’on la lui voit? Jamais dans un salon o elle pourrait lui faire honneur, mais bien la promenade, seule avec moi, o elle se laissera attendrir, par exemple, par le malheur de quelque manant hideux.”Conserve quelque souvenir de ce regard sublime, lui dis-je quelquefois, pour les salons o nous paratrons ce soir.”Point: daigne-t-elle me suivre dans le monde, sa figure noble et pure offre l’expression assez hautaine et peu encourageante de l’obissance passive.”
Le gnral n’pargnait aucune dmarche? comme on voit, pour se trouver un gendre convenable, mais il disait vrai.
Les courtisans, qui n’ont rien regarder dans leur me, sont attentifs tout: ils avaient remarqu que c’tait surtout dans ces jours o Cllia ne pouvait prendre sur elle de s’lancer hors de ses chres rveries et de feindre de l’intrt pour quelque chose que la duchesse aimait s’arrter auprs d’elle et cherchait la faire parler. Cllia avait des cheveux blond cendr, se dtachant, par un effet trs doux, sur des joues d’un coloris fin mais en gnral un peu trop ple. La forme seule du front et pu annoncer un observateur attentif que cet air si noble, cette dmarche tellement au-dessus des grces vulgaires, tenaient une profonde incurie pour tout ce qui est vulgaire. C’tait l’absence et non pas l’impossibilit de l’intrt pour quelque chose. Depuis que son pre tait gouverneur de la citadelle, Cllia se trouvait heureuse, ou du moins exempte de chagrins, dans son appartement si lev. Le nombre effroyable de marches qu’il fallait monter pour arriver ce palais du gouverneur, situ sur l’esplanade de la grosse tour, loignait les visites ennuyeuses, et Cllia, par cette raison matrielle, jouissait de la libert du couvent, c’tait presque l tout l’idal de bonheur que, dans un temps, elle avait song demander la vie religieuse. Elle tait saisie d’une sorte d’honneur la seule pense de mettre sa chre solitude et ses penses intimes la disposition d’un jeune homme, que le titre de mari autoriserait troubler toute cette vie intrieure. Si par la solitude elle n’atteignait pas au bonheur, du moins elle tait parvenue viter les sensations trop douloureuses.
Le jour o Fabrice fut conduit la forteresse, la duchesse rencontra Cllia la soire du ministre de l’Intrieur, comte Zurla; tout le monde faisait cercle autour d’elles: ce soir-l , la beaut de Cllia l’emportait sur celle de la duchesse. Les yeux de la jeune fille avaient une expression si singulire et si profonde qu’ils en taient presque indiscrets: il y avait de la piti, il y avait aussi de l’indignation et de la colre dans ses regards. La gaiet et les ides brillantes de la duchesse semblaient jeter Cllia dans des moments de douleur allant jusqu’ l’horreur.”Quels vont tre les cris et les gmissements de la pauvre femme, se disait-elle, lorsqu’elle va savoir que son amant, ce jeune homme d’un si grand coeur et d’une physionomie si noble, vient d’tre jet en prison! Et ces regards du souverain qui le condamnent mort! O pouvoir absolu, quand cesseras-tu de peser sur l’Italie’! O mes vnales et basses! Et je suis fille d’un gelier! et je n’ai point dmenti ce noble caractre en ne daignant pas rpondre Fabrice! et autrefois il fut mon bienfaiteur! Que pense-t-il de moi cette heure, seul dans sa chambre et en tte- -tte avec sa petite lampe?”Rvolte par cette ide, Cllia jetait des regards d’horreur sur la magnifique illumination des salons du ministre de l’Intrieur.
“Jamais, se disait-on dans le cercle de courtisans qui se formait autour des deux beauts la mode, et qui cherchait se mler leur conversation, jamais elles ne se sont parl d’un air si anim et en mme temps si intime. La duchesse, toujours attentive conjurer les haines excites par le premier ministre, aurait-elle song quelque grand mariage en faveur de la Cllia?”Cette conjecture tait appuye sur une circonstance qui jusque-l ne s’tait jamais prsente l’observation de la cour: les yeux de la jeune fille avaient plus de feu, et mme, si l’on peut ainsi dire, plus de passion que ceux de la belle duchesse. Celle-ci de son ct tait tonne, et, l’on peut dire sa gloire, ravie des grces si nouvelles qu’elle dcouvrait dans la jeune solitaire; depuis une heure elle la regardait avec un plaisir assez rarement senti la vue d’une rivale.”Mais que se passe-t-il donc? se demandait la duchesse; jamais Cllia n’a t aussi belle, et l’on peut dire aussi touchante: son coeur aurait-il parl?… Mais en ce cas-l , certes, c’est de l’amour malheureux, il y a de la sombre douleur au fond de cette animation si nouvelle… Mais l’amour malheureux se tait! S’agirait-il de ramener un inconstant par un succs dans le monde?”Et la duchesse regardait avec attention les jeunes gens qui les environnaient. Elle ne voyait nulle part d’expression singulire, c’tait toujours de la fatuit plus ou moins contente.”Mais il y a du miracle ici, se disait la duchesse, pique de ne pas deviner. O est le comte Mosca, cet tre si fin? Non, je ne me trompe point, Cllia me regarde avec attention et comme si j’tais pour elle l’objet d’un intrt tout nouveau. Est-ce l’effet de quelque ordre donn par son pre, ce vil courtisan? Je croyais cette me noble et jeune incapable de se ravaler des intrts d’argent. Le gnral Fabio Conti aurait-il quelque demande dcisive faire au comte?”
Vers les dix heures, un ami de la duchesse s’approcha et lui dit deux mots voix basse, elle plit excessivement; Cllia lui prit la main et osa la lui serrer.
– Je vous remercie et je vous comprends maintenant… vous avez une belle me! dit la duchesse faisant effort sur elle-mme.
Elle eut peine la force de prononcer ce peu de mots. Elle adressa beaucoup de sourires la matresse de la maison qui se leva pour l’accompagner jusqu’ la porte du dernier salon: ces honneurs n’taient dus qu’ des princesses du sang et faisaient pour la duchesse un cruel contresens avec sa position prsente. Aussi elle sourit beaucoup la comtesse Zurla, mais malgr des efforts inous ne put jamais lui adresser un seul mot.
Les yeux de Cllia se remplirent de larmes en voyant passer la duchesse au milieu de ces salons peupls alors de ce qu’il y avait de plus brillant dans la socit.”Que va devenir cette pauvre femme, se dit-elle, quand elle se trouvera seule dans sa voiture? Ce serait une indiscrtion moi de m’offrir pour l’accompagner! je n’ose… Combien le pauvre prisonnier, assis dans quelque affreuse chambre, tte tte avec sa petite lampe serait consol pourtant s’il savait qu’il est aim ce point! Quelle solitude affreuse que celle dans laquelle on l’a plong! et nous, nous sommes ici dans ces salons si brillants! quelle horreur! Y aurait-il un moyen de lui faire parvenir un mot? Grand Dieu! ce serait trahir mon pre, sa situation est si dlicate entre les deux partis! Que devient-il s’il s’expose la haine passionne de la duchesse qui dispose de la volont du premier ministre, lequel est le matre dans les trois quarts des affaires! D’un autre ct le prince s’occupe sans cesse de ce qui se passe la forteresse , et il n’en tend pas raillerie sur ce sujet la peur rend cruel… Dans tous les cas, Fabrice (Cllia ne disait plus M. del Dongo) est bien autrement plaindre!… il s’agit pour lui de bien autre chose que du danger de perdre une place lucrative!… Et la duchesse!… Quelle terrible passion que l’amour!… et cependant tous ces menteurs du monde en parlent comme d’une source de bonheur! On plaint les femmes ges parce qu’elles ne peuvent plus ressentir ou inspirer de l’amour!… Jamais je n’oublierai ce que je viens de voir; quel changement subit! Comme les yeux de la duchesse si beaux, si radieux, sont devenus mornes, teints, aprs le mot fatal que le marquis N… est venu lui dire!… Il faut que Fabrice soit bien digne d’tre aim!…”
Au milieu de ces rflexions fort srieuses et qui occupaient toute l’me de Cllia, les propos complimenteurs qui l’entouraient toujours lui semblrent plus dsagrables encore que de coutume. Pour s’en dlivrer, elle s’approcha d’une fentre ouverte et demi voile par un rideau de taffetas; elle esprait que personne n’aurait la hardiesse de la suivre dans cette sorte de retraite. Cette fentre donnait sur un petit bois d’orangers en pleine terre: la vrit, chaque hiver on tait oblig de les recouvrir d’un toit. Cllia respirait avec dlices le parfum de ces fleurs, et ce plaisir semblait rendre un peu de calme son me…”Je lui ai trouv l’air fort noble, pensa-t-elle; mais inspirer une telle passion une femme si distingue!… Elle a eu la gloire de refuser les hommages du prince, et si elle et daign le vouloir, elle et t la reine de ses Etats… Mon pre dit que la passion du souverain allait jusqu’ l’pouser si jamais il ft devenu libre!… Et cet amour pour Fabrice dure depuis si longtemps! car il y a bien cinq ans’ que nous les rencontrmes prs du lac de Cme!… Oui, il y a cinq ans, se dit-elle aprs un instant de rflexion. J’en fus frappe mme alors, o tant de choses passaient inaperues devant mes yeux d’enfant! Comme ces deux dames semblaient admirer Fabrice!…”
Cllia remarqua avec joie qu’aucun des jeunes gens qui lui parlaient avec tant d’empressement n’avait os se rapprocher du balcon. L’un d’eux, le marquis Crescenzi, avait fait quelques pas dans ce sens, puis s’tait arrt auprs d’une table de jeu.”Si au moins, se disait-elle, sous ma petite fentre du palais de la forteresse, la seule qui ait de l’ombre, j’avais la vue de jolis orangers, tels que ceux-ci, mes ides seraient moins tristes! mais pour toute perspective les normes pierres de taille de la tour Farnse… Ah! s’cria-t-elle en faisant un mouvement, c’est peut-tre l qu’on l’aura plac! Qu’il me tarde de pouvoir parler don Cesare! il sera moins svre que le gnral. Mon pre ne me dira rien certainement en rentrant la forteresse, mais je saurai tout par don Cesare… J’ai de l’argent; je pourrais acheter quelques orangers qui, placs sous la fentre de ma volire, m’empcheraient de voir ce gros mur de la tour Farnse. Combien il va m’tre plus odieux encore maintenant que je connais l’une des personnes qu’il cache la lumire!… Oui c’est bien la troisime fois que je l’ai vu; une fois la cour, au bal du jour de naissance de la princesse; aujourd’hui, entour de trois gendarmes, pendant que cet horrible Barbone sollicitait les menottes contre lui, et enfin prs du lac de Cme… Il y a bien cinq ans de cela; quel air de mauvais garnement il avait alors! quels yeux il faisait aux gendarmes, et quels regards singuliers sa mre et sa tante lui adressaient! Certainement il y avait ce jour-l quelque secret, quelque chose de particulier entre eux; dans le temps, j’eus l’ide que lui aussi avait peur des gendarmes…”Cllia tressaillit.”Mais que j’tais ignorante! Sans doute, dj dans ce temps, la duchesse avait de l’intrt pour lui… Comme il nous fit rire au bout de quelques moments, quand ces dames, malgr leur proccupation vidente, se furent un peu accoutumes la prsence d’une trangre!… et ce soir j’ai pu ne pas rpondre au mot qu’il m’a adress!… _ ignorance et timidit! combien souvent vous ressemblez ce qu’il y a de plus noir! Et je suis ainsi vingt ans passs!… J’avais bien raison de songer au clotre; rellement je ne suis faite que pour la retraite!”Digne fille d’un gelier!”se sera-t-il dit. Il me mprise, et, ds qu’il pourra crire la duchesse, il parlera de mon manque d’gard, et la duchesse me croira une petite fille bien fausse; car enfin ce soir elle a pu me croire remplie de sensibilit pour son malheur.”
Cllia s’aperut que quelqu’un s’approchait et apparemment dans le dessein de se placer ct d elle au balcon de fer de cette fentre; elle en fut contrarie, quoiqu’elle se ft des reproches; les rveries auxquelles on l’arrachait n’taient point sans quelque douceur.”Voil un importun que je vais joliment recevoir!”pensa-t-elle. Elle tournait la tte avec un regard altier, lorsqu’elle aperut la figure timide de l’archevque qui s’approchait du balcon par de petits mouvements insensibles.”Ce saint homme n’a point d’usage, pensa Cllia; pourquoi venir troubler une pauvre fille telle que moi? Ma tranquillit est tout ce que je possde.”Elle le saluait avec respect, mais aussi d’un air hautain, lorsque le prlat lui dit:
– Mademoiselle, savez-vous l’horrible nouvelle?
Les yeux de la jeune fille avaient dj pris une tout autre expression; mais, suivant les instructions cent fois rptes de son pre, elle rpondit avec un air d’ignorance que le langage de ses yeux contredisait hautement:
– Je n’ai rien appris, monseigneur.
– Mon premier grand vicaire, le pauvre Fabrice del Dongo, qui est coupable comme moi de la mort de ce brigand de Giletti, a t enlev Bologne o il vivait sous le nom suppos de Joseph Bossi; on l’a renferm dans votre citadelle il y est arriv enchan la voiture mme qui l portait. Une sorte de gelier nomm Barbone, qui jadis eut sa grce aprs avoir assassin un de ses frres, a voulu faire prouver une violence personnelle Fabrice; mais mon jeune ami n’est point homme souffrir une insulte. Il a jet ses pieds son infme adversaire, sur quoi on l’a descendu dans un cachot vingt pieds sous terre, aprs lui avoir mis les menottes.
– Les menottes, non.
– Ah! vous savez quelque chose! s’cria l’archevque, et les traits du vieillard perdirent de leur profonde expression de dcouragement; mais, avant tout, on peut approcher de ce balcon et nous interrompre: seriez-vous assez charitable pour remettre vous-mme don Cesare mon anneau pastoral que voici?
La jeune fille avait pris l’anneau, mais ne savait o le placer pour ne pas courir la chance de le perdre.
– Mettez-le au pouce, dit l’archevque; et il le plaa lui-mme. Puis-je compter que vous remettrez cet anneau?
– Oui, monseigneur.
– Voulez-vous me promettre le secret sur ce que je vais ajouter, mme dans le cas o vous ne trouveriez pas convenable d’accder ma demande?
– Mais oui, monseigneur, rpondit la jeune fille toute tremblante en voyant l’air sombre et srieux que le vieillard avait pris tout coup… Notre respectable archevque, ajouta-t-elle, ne peut que me donner des ordres dignes de lui et de moi.
– Dites don Cesare que je lui recommande mon fils adoptif: je sais que les sbires qui l’ont enlev ne lui ont pas donn le temps de prendre son brviaire, je prie don Cesare de lui faire tenir le sien, et si M. votre oncle veut l’envoyer demain l’archevch, je me charge de remplacer le livre par lui donn Fabrice. Je prie don Cesare de faire tenir galement l’anneau que porte cette jolie main, M. del Dongo.
L’archevque fut interrompu par le gnral Fabio Conti qui venait prendre sa fille pour la conduire sa voiture; il y eut l un petit moment de conversation qui ne fut pas dpourvu d’adresse de la part du prlat. Sans parler en aucune faon du nouveau prisonnier, il s’arrangea de faon ce que le courant du discours pt amener convenablement dans sa bouche certaines maximes morales et politiques; par exemple: Il y a des moments de crise dans la vie des cours qui dcident pour longtemps de l’existence des plus grands personnages; il y aurait une imprudence notable changer en haine personnelle l’tat d’loignement politique qui est souvent le rsultat fort simple de positions opposes. L’archevque, se laissant un peu emporter par le profond chagrin que lui causait une arrestation si imprvue, alla jusqu’ dire qu’il fallait assurment conserver les positions dont on jouissait, mais qu’il y aurait une imprudence bien gratuite s’attirer pour la suite des haines furibondes en se prtant de certaines choses que l’on n’oublie point.
Quand le gnral fut dans son carrosse avec sa fille:
– Ceci peut s’appeler des menaces, lui dit-il… des menaces un homme de ma sorte!
Il n’y eut pas d’autres paroles changes entre le pre et la fille pendant vingt minutes.
En recevant l’anneau pastoral de l’archevque, Cllia s’tait bien promis de parler son pre, lorsqu’elle serait en voiture, du petit service que le prlat lui demandait. Mais aprs le mot menaces prononc avec colre, elle se tint pour assure que son pre intercepterait la commission; elle recouvrait cet anneau de la main gauche et le serrait avec passion. Durant tout le temps que l’on mit pour aller du ministre de l’Intrieur la citadelle, elle se demanda s’il serait criminel elle de ne pas parler son pre. Elle tait fort pieuse, fort timore, et son coeur, si tranquille d’ordinaire, battait ‘avec une violence inaccoutume mais enfin le qui vive de la sentinelle place sur le rempart au-dessus de la porte retentit l’approche de la voiture, avant que Cllia et trouv les termes convenables pour disposer son pre ne pas refuser, tant elle avait peur d’tre refuse! En montant les trois cent soixante marches qui conduisaient au palais du gouverneur, Cllia ne trouva rien.
Elle se hta de parler son oncle, qui la gronda et refusa de se prter rien.
CHAPITRE XVI
– Eh bien! s’cria le gnral, en apercevant son frre don Cesare, voil la duchesse qui va dpenser cent mille cus pour se moquer de moi et faire sauver le prisonnier!
Mais pour le moment, nous sommes obligs de laisser Fabrice dans sa prison, tout au fate de la citadelle de Parme; on le garde bien, et nous l’y retrouverons peut-tre un peu chang. Nous allons nous occuper avant tout de la cour, o des intrigues fort compliques, et surtout les passions d’une femme malheureuse vont dcider de son sort. En montant les trois cent quatre-vingt-dix marches’ de sa prison la tour Farnse, sous les yeux du gouverneur, Fabrice, qui avait tant redout ce moment, trouva qu’il n’avait pas le temps de songer au malheur.
En rentrant chez elle aprs la soire du comte Zurla, la duchesse renvoya ses femmes d’un geste puis, se laissant tomber tout habille sur son lit
– Fabrice, s’cria-t-elle haute voix, est au pouvoir de ses ennemis, et peut-tre cause de moi ils lui donneront du poison!
Comment peindre le moment de dsespoir qui suivit cet expos de la situation, chez une femme aussi peu raisonnable, aussi esclave de la sensation prsente, et, sans se l’avouer, perdument amoureuse du Jeune prisonnier? Ce furent des cris inarticuls des transports de rage, des mouvements convulsifs, mais pas une larme. Elle renvoyait ses femmes pour les cacher, elle pensait qu’elle allait clater en sanglots ds qu’elle se trouverait seule; mais les larmes, ce premier soulagement des grandes douleurs, lui manqurent tout fait. La colre, l’indignation, le sentiment de son infriorit vis- -vis du prince, dominaient trop cette me altire.
“Suis-je assez humilie! s’criait-elle chaque instant; on m’outrage, et, bien plus, on expose la vie de Fabrice! et je ne me vengerai pas! Halte-l , mon prince! vous me tuez, soit, vous en avez le pouvoir; mais ensuite moi j’aurai votre vie. Hlas! pauvre Fabrice, quoi cela te servirait-il? Quelle diffrence avec ce jour o je voulus quitter Parme! et pourtant alors je me croyais malheureuse… quel aveuglement! J’allais briser toutes les habitudes d’une vie agrable : hlas! sans le savoir, je touchais un vnement qui allait jamais dcider de mon sort. Si, par ses infmes habitudes de plate courtisanerie, le comte n’et supprim le mot procdure injuste de ce fatal billet que m’accordait la vanit du prince, nous tions sauvs. J’avais eu le bonheur plus que l’adresse, il faut en convenir, de mettre en jeu son amour-propre au sujet de sa chre ville de Parme . Alors je menaais de partir, alors j’tais libre! Grand Dieu! suis-je assez esclave! Maintenant me voici cloue dans ce cloaque infme, et Fabrice enchan dans la citadelle, dans cette citadelle qui pour tant de gens distingus a t l’antichambre de la mort! et je ne puis plus tenir ce tigre en respect par la crainte de me voir quitter son repaire!
“Il a trop d’esprit pour ne pas sentir que je ne m’loignerai jamais de la tour infme o mon coeur est enchan. Maintenant la vanit pique de cet homme peut lui suggrer les ides les plus singulires; leur cruaut bizarre ne ferait que piquer au jeu son tonnante vanit. S’il revient ses anciens propos de fade galanterie, s’il me dit: Agrez les hommages de votre esclave, ou Fabrice prit: eh bien! la vieille histoire de Judith… Oui, mais si ce n’est qu’un suicide pour moi, c’est un assassinat pour Fabrice; le bent de successeur, notre prince royal, et l’infme bourreau Rassi font pendre Fabrice comme mon complice.”
La duchesse jeta des cris: cette alternative dont elle ne voyait aucun moyen de sortir torturait ce coeur malheureux. Sa tte trouble ne voyait aucune autre probabilit dans l’avenir. Pendant dix minutes elle s’agita comme une insense enfin un sommeil d’accablement remplaa pour quelques instants cet tat horrible, la vie tait puise. Quelques minutes aprs, elle se rveilla en sursaut, et se trouva assise sur son lit; il lui semblait qu’en sa prsence le prince voulait faire couper la tte de Fabrice. Quels yeux gars la duchesse ne jeta-t-elle pas autour d’elle! Quand enfin elle se fut convaincue qu’elle n’avait sous les yeux ni le prince ni Fabrice, elle retomba sur son lit et fut sur le point de s’vanouir. Sa faiblesse physique tait telle qu’elle ne se sentait pas la force de changer de position.”Grand Dieu! si je pouvais mourir! se dit-elle… Mais quelle lchet! moi abandonner Fabrice dans le malheur’ Je m’gare… Voyons, revenons au vrai; envisageons de sang-froid l’excrable position o je me suis plonge comme plaisir. Quelle funeste tourderie! venir habiter la cour d’un prince absolu! un tyran qui connat toutes ses victimes! chacun de leurs regards lui semble une bravade pour son pouvoir. Hlas! c’est ce que ni le comte ni moi nous ne vmes lorsque je quittai Milan: je pensais aux grces d’une cour aimable, quelque chose d’infrieur, il est vrai, mais quelque chose dans le genre des beaux jours du Prince Eugne!
“De loin nous ne nous faisons pas d’ide de ce que c’est que l’autorit d’un despote qui connat de vue tous ses sujets. La forme extrieure du despotisme est la mme que celle des autres gouvernements: il y a des juges, par exemple, mais ce sont des Rassi; le monstre, il ne trouverait rien d’extraordinaire faire pendre son pre si le prince le lui ordonnait… il appellerait cela son devoir… Sduire Rassi! malheureuse que je suis! je n’en possde aucun moyen. Que puis-je lui offrir? cent mille francs peut-tre! et l’on prtend que, lors du dernier coup de poignard auquel la colre du ciel envers ce malheureux pays l’a fait chapper, le prince lui a envoy dix mille sequins d’or dans une cassette! D’ailleurs quelle somme d’argent pourrait le sduire? Cette me de boue qui n’a jamais vu que du mpris dans les regards des hommes, a le plaisir ici d’y voir maintenant de la crainte, et mme du respect; il peut devenir ministre de la police, et pourquoi pas? Alors les trois quarts des habitants du pays seront ses bas courtisans, et trembleront devant lui, aussi servilement que lui-mme tremble devant le souverain.
“Puisque je ne peux fuir ce lieu dtest, il faut que j’y sois utile Fabrice: vivre seule, solitaire, dsespre! que puis-je alors pour Fabrice? Allons, marche, malheureuse femme; fais ton devoir, va dans le monde, feins de ne plus penser Fabrice… Feindre de t’oublier, cher ange!”
A ce mot, la duchesse fondit en larmes; enfin, elle pouvait pleurer. Aprs une heure accorde la faiblesse humaine, elle vit avec un peu de consolation que ses ides commenaient s’claircir.”Avoir le tapis magique, se dit-elle, enlever Fabrice de la citadelle, et me rfugier avec lui dans quelque pays heureux, o nous ne puissions tre poursuivis, Paris, par exemple. Nous y vivrions d’abord avec les douze cents francs que l’homme d’affaires de son pre me fait passer avec une exactitude si plaisante. Je pourrais bien ramasser cent mille francs des dbris de ma fortune!”L’imagination de la duchesse passait en revue avec des moments d’inexprimables dlices tous les dtails de la vie qu’elle rnnerait trois cents lieues de Parme.”L , se disait-elle, il pourrait entrer au service sous un nom suppos… Plac dans un rgiment de ces braves Franais, bientt le jeune Valserra aurait une rputation; enfin il serait heureux.”
Ces images fortunes rappelrent une seconde fois les larmes, mais celles-ci taient de douces larmes. Le bonheur existait donc encore quelque part! Cet tat dura longtemps, la pauvre femme avait horreur de revenir la contemplation de l’affreuse ralit. Enfin, comme l’aube du jour commenait marquer d’une ligne blanche le sommet des arbres de son jardin, elle se fit violence.”Dans quelques heures, se dit-elle, je serai sur le champ de bataille; il sera question d’agir, et s’il m’arrive quelque chose d’irritant, si le prince s’avise de m’adresser quelque mot relatif Fabrice, je ne suis pas assure de pouvoir garder tout mon sang-froid. Il faut donc ici et sans dlai prendre des rsolutions.
“Si je suis dclare criminelle d’Etat Rassi fait saisir tout ce qui se trouve dans ce palais; le 1er de ce mois, le comte et moi avons brl, suivant l’usage, tous les papiers dont la police pourrait abuser, et il est le ministre de la police, voil le plaisant. J’ai trois diamants de quelque prix: demain, Fulgence, mon ancien batelier de Grianta, partira pour Genve o il les mettra en sret. Si jamais Fabrice s’chappe (grand Dieu! soyez-moi propice! et elle fit un signe de croix), l’incommensurable lchet du marquis del Dongo trouvera qu’il y a du pch envoyer du pain un homme poursuivi par un prince lgitime, alors il trouvera du moins mes diamants, il aura du pain.
“Renvoyer le comte… me trouver seule avec lui, aprs ce qui vient d’arriver, c’est ce qui m’est impossible. Le pauvre homme! il n’est point mchant, au contraire; il n’est que faible. Cette me vulgaire n’est point la hauteur des ntres. Pauvre Fabrice! que ne peux-tu tre ici un instant avec moi, pour tenir conseil sur nos prils!
“La prudence mticuleuse du comte gnerait tous mes projets, et d’ailleurs il ne faut point l’entraner dans ma perte… Car pourquoi la vanit de ce tyran ne me jetterait-elle pas en prison? J’aurai conspir… quoi de plus facile prouver? Si c’tait sa citadelle qu’il m’envoyt et que je passe force d’or parler Fabrice, ne ft-ce qu’un instant, avec quel courage nous marcherions ensemble la mort! Mais laissons ces folies, son Rassi lui conseillerait de finir avec moi par le poison; ma prsence dans les rues, place sur une charrette pourrait mouvoir la sensibilit de ses chers Parmesans… Mais quoi! toujours le roman! Hlas! l’on doit pardonner ces folies une pauvre femme dont le sort rel est si triste! Le vrai de tout ceci, c’est que le prince ne m’enverra point la mort; mais rien de plus facile que de me jeter en prison et de m’y retenir; il fera cacher dans un coin de mon palais toutes sortes de papiers suspects comme on a fait pour ce pauvre L… Alors trois juges pas trop coquins, car il y aura ce qu’ils appellent des pices probantes, et une douzaine de faux tmoins suffisent. Je puis donc tre condamne mort comme ayant conspir; et le prince, dans sa clmence infinie, considrant qu’autrefois j’ai eu l’honneur d’tre admise sa cour, commuera ma peine en dix ans de forteresse. Mais moi, pour ne point dchoir de ce caractre violent qui a fait dire tant de sottises la marquise Raversi et mes autres ennemis, je m’empoisonnerai bravement. Du moins le public aura la bont de le croire; mais je gage que le Rassi paratra dans mon cachot pour m’apporter galamment, de la part du prince, un petit flacon de strychnine ou de l’opium de Prouse.
“Oui, il faut me brouiller trs ostensiblement avec le comte, car je ne veux pas l’entraner dans ma perte, ce serait une infamie; le pauvre homme m’a aime avec tant de candeur! Ma sottise a t de croire qu’il restait assez d’me chez un courtisan vritable pour tre capable d’amour. Trs probablement le prince trouvera quelque prtexte pour me jeter en prison; il craindra que je ne pervertisse l’opinion publique relativement Fabrice. Le comte est plein d’honneur; l’instant il fera ce que les cuistres de cette cour, dans leur tonnement profond, appelleront une folie, il quittera la cour. J’ai brav l’autorit du prince le soir du billet, je puis m’attendre tout de la part de sa vanit blesse: un homme n prince oublie-t-il jamais la sensation que je lui ai donne ce soir-l ? D’ailleurs le comte brouill avec moi est en meilleure position pour tre utile Fabrice. Mais si le comte, que ma rsolution va mettre au dsespoir, se vengeait?… Voil , par exemple, une ide qui ne lui viendra jamais; il n’a point l’me foncirement basse du prince: le comte peut, en gmissant, contresigner un dcret infme, mais il a de l’honneur. Et puis, de quoi se venger? de ce que, aprs l’avoir aim cinq ans, sans faire la moindre offense son amour, je lui dis: “Cher comte! j’avais le bonheur de vous aimer: eh bien! cette flamme s’teint; je ne vous aime plus! mais je connais le fond de votre coeur, je garde pour vous une estime profonde, et vous serez toujours le meilleur de mes amis.”
“Que peut rpondre un galant homme une dclaration aussi sincre?
“Je prendrai un nouvel amant, du moins on le croira dans le monde. Je dirai cet amant: “Au fond le prince a raison de punir l’tourderie de Fabrice; mais le jour de sa fte, sans doute notre gracieux souverain lui rendra la libert.”Ainsi je gagne six mois. Le nouvel amant dsign par la prudence serait ce juge vendu, cet infme bourreau, ce Rassi… il se trouverait anobli, et dans le fait, je lui donnerais l’entre de la bonne compagnie. Pardonne cher Fabrice! un tel effort est pour moi au-del du possible. Quoi! ce monstre, encore tout couvert du sang du comte P. et de D.! il me ferait vanouir d’horreur en s’approchant de moi, ou plutt je saisirais un couteau et le plongerais dans son infme coeur. Ne me demande pas des choses impossibles!
“Oui, surtout oublier Fabrice! et pas l’ombre de colre contre le prince, reprendre ma gaiet ordinaire, qui paratra aimable ces mes fangeuses, premirement, parce que j’aurai l’air de me soumettre de bonne grce leur souverain; en second lieu, parce que, bien loin de me moquer d’eux, je serai attentive faire ressortir leurs jolis petits mrites; par exemple, je ferai compliment au comte Zurla sur la beaut de la plume blanche de son chapeau qu’il vient de faire venir de Lyon par un courrier, et qui fait son bonheur.
“Choisir un amant dans le parti de la Raversi… Si le comte s’en va, ce sera le parti ministriel; l sera le pouvoir. Ce sera un ami de la Raversi qui rgnera sur la citadelle, car le Fabio Conti arrivera au ministre. Comment le prince, homme de bonne compagnie, homme d’esprit, accoutum au travail charmant du comte, pourra-t-il traiter d’affaires avec ce boeuf, avec ce roi des sots qui toute sa vie s’est occup de ce problme capital: les soldats de Son Altesse doivent-ils porter sur leur habit, la poitrine, sept boutons ou bien neuf? Ce sont ces btes brutes fort jalouses de moi, et voil ce qui fait ton danger, cher Fabrice! ce sont ces btes brutes qui vont dcider de mon sort et du tien! Donc, ne pas souffrir que le comte donne sa dmission! qu’il reste, dt-il subir des humiliations! il s’imagine toujours que donner sa dmission est le plus grand sacrifice que puisse faire un premier ministre; et toutes les fois que son miroir lui dit qu’il vieillit, il m’offre ce sacrifice: donc brouillerie complte, oui, et rconciliation seulement dans le cas o il n’y aurait que ce moyen de l’empcher de s’en aller. Assurment, je mettrai son cong toute la bonne amiti possible, mais aprs l’omission courtisanesque des mots procdure injuste dans le billet du prince, je sens que pour ne pas le har j’ai besoin de passer quelques mois sans le voir. Dans cette soire dcisive, je n’avais pas besoin de son esprit; il fallait seulement qu’il crivt sous ma dicte, il n’avait qu’ crire ce mot, que j’avais obtenu par mon caractre: ses habitudes de bas courtisan l’ont emport. Il me disait le lendemain qu’il n’avait pu faire signer une absurdit par son prince, qu’il aurait fallu des lettres de grce: eh! bon Dieu! avec de telles gens, avec ces monstres de vanit et de rancune qu’on appelle des Farnse, on prend ce qu’on peut.”
A cette ide, toute la colre de la duchesse se ranima.”Le prince m’a trompe, se disait-elle, et avec quelle lchet!… Cet homme est sans excuse: il a de l’esprit, de la finesse, du raisonnement; il n’y a de bas en lui que ses passions. Vingt fois le comte et moi nous l’avons remarqu, son esprit ne devient vulgaire que lorsqu’il s’imagine qu’on a voulu l’offenser. Eh bien! le crime de Fabrice est tranger la politique, c’est un petit assassinat comme on en compte cent par an dans ces heureux Etats, et le comte m’a jur qu’il a fait prendre les renseignements les plus exacts, et que Fabrice est innocent. Ce Giletti n’tait point sans courage: se voyant deux pas de la frontire, il eut tout coup la tentation de se dfaire d’un rival qui plaisait.”
La duchesse s’arrta longtemps pour examiner s’il tait possible de croire la culpabilit de Fabrice: non pas qu’elle trouvt que ce ft un bien gros pch, chez un gentilhomme du rang de son neveu, de se dfaire de l’impertinence d’un histrion; mais, dans son dsespoir, elle commenait sentir vaguement qu’elle allait tre oblige de se battre pour prouver cette innocence de Fabrice.”Non, se dit-elle enfin, voici une preuve dcisive; il est comme le pauvre Pietranera, il a toujours des armes dans toutes ses poches, et, ce jour-l , il ne portait qu’un mauvais fusil un coup, et encore, emprunt l’un des ouvriers.
“Je hais le prince parce qu’il m’a trompe, et trompe de la faon la plus lche; aprs son billet de pardon, il a fait enlever le pauvre garon Bologne, etc. Mais ce compte se rglera.”Vers les cinq heures du matin, la duchesse, anantie par ce long accs de dsespoir, sonna ses femmes; celles-ci jetrent un cri. En l’apercevant sur son lit tout habille, avec ses diamants, ple comme ses draps et les yeux ferms, il leur sembla la voir expose sur un lit de parade aprs sa mort. Elles l’eussent crue tout fait vanouie, si elles ne se fussent rappel qu’elle venait de les sonner. Quelques larmes fort rares coulaient de temps autre sur ses joues insensibles; ses femmes comprirent par un signe qu’elle voulait tre mise au lit.
Deux fois aprs la soire du ministre Zurla, le comte s’tait prsent chez la duchesse: toujours refus, il lui crivit qu’il avait un conseil lui demander pour lui-mme: “Devait-il garder sa position aprs l’affront qu’on osait lui faire?”Le comte ajoutait: “Le jeune homme est innocent mais, ft-il coupable, devait-on l’arrter sans m’en prvenir, moi, son protecteur dclar?”La duchesse ne vit cette lettre que le lendemain.
Le comte n’avait pas de vertu; l’on peut mme ajouter que ce que les libraux entendent par vertu (chercher le bonheur du plus grand nombre) lui semblait une duperie; il se croyait oblig chercher avant tout le bonheur du comte Mosca della Rovere; mais il tait plein d’honneur et parfaitement sincre lorsqu’il parlait de sa dmission. De la vie il n’avait dit un mensonge la duchesse; celle-ci du reste ne fit pas la moindre attention cette lettre; son parti, et un parti bien pnible, tait pris, feindre d’oublier Fabrice; aprs cet effort, tout lui tait indiffrent.
Le lendemain, sur le midi, le comte, qui avait pass dix fois au palais Sanseverina, enfin fut admis; il fut atterr la vue de la duchesse…”Elle a quarante ans! se dit-il, et hier si brillante! si jeune!… Tout le monde me dit que, durant sa longue conversation avec la Cllia Conti, elle avait l’air aussi jeune et bien autrement sduisante.”
La voix, le ton de la duchesse taient aussi tranges que l’aspect de sa personne. Ce ton, dpouill de toute passion, de tout intrt humain, de toute colre, fit plir le comte; il lui rappela la faon d’tre d’un de ses amis qui, peu de mois auparavant, sur le point de mourir, et ayant dj reu les sacrements, avait voulu l’entretenir.
Aprs quelques minutes, la duchesse put lui parler. Elle le regarda, et ses yeux restrent teints:
– Sparons-nous, mon cher comte, lui dit-elle d’une voix faible, mais bien articule, et quelle s’efforait de rendre aimable, sparons-nous, il le faut! Le ciel m’est tmoin que, depuis cinq ans, ma conduite envers vous a t irrprochable. Vous m’avez donn une existence brillante, au lieu de l’ennui qui aurait t mon triste partage au chteau de Grianta, sans vous j’aurais rencontr la vieillesse quelques annes plus tt… De mon ct ma seule occupation a t de chercher vous faire trouver le bonheur. C’est parce que je vous aime que je vous propose cette sparation l’amiable, comme on dirait en France.
Le comte ne comprenait pas; elle fut oblige de rpter plusieurs fois. Il devint d’une pleur mortelle, et, se jetant genoux auprs de son lit, il dit tout ce que l’tonnement profond, et en suite le dsespoir le plus vif, peuvent inspirer un homme d’esprit passionnment amoureux. A chaque moment il offrait de donner sa dmission et de suivre son amie dans quelque retraite mille lieues de Parme.
– Vous osez me parler de dpart, et Fabrice est ici! s’cria-t-elle en se soulevant demi.
Mais comme elle aperut que ce nom de Fabrice faisait une impression pnible, elle ajouta aprs un moment de repos et en serrant lgrement la main du comte:
– Non, cher ami, je ne vous dirai pas que je vous ai aim avec cette passion et ces transports que l’on n’prouve plus, ce me semble, aprs trente ans, et je suis dj bien loin de cet ge. On vous aura dit que j’aimais Fabrice, car je sais que le bruit en a couru dans cette cour mchante. (Ses yeux brillrent pour la premire fois dans cette conversation, en prononant ce mot mchante.) Je vous jure devant Dieu, et sur la vie de Fabrice que jamais il ne s’est pass entre lui et moi la plus petite chose que n’et pas pu souffrir l’oeil d’une tierce personne. Je ne vous dirai pas non plus que je l’aime exactement comme ferait une soeur, je l’aime d’instinct, pour parler ainsi. J’aime en lui son courage si simple et si parfait, que l’on peut dire qu’il ne s’en aperoit pas lui-mme, je me souviens que ce genre d’admiration commena son retour de Waterloo. Il tait encore enfant, malgr ses dix-sept ans; sa grande inquitude tait de savoir si rellement il avait assist la bataille et dans le cas du oui, s’il pouvait dire s’tre battu lui qui n’avait march l’attaque d’aucune batte rie ni d’aucune colonne ennemie. Ce fut pendant les graves discussions que nous avions ensemble sur ce sujet important, que je commenai voir en lui une grce parfaite. Sa grande me se rvlait moi; que de savants mensonges et tals, sa place, un jeune homme bien lev! Enfin s’il n’est heureux je ne puis tre heureuse. Tenez, voil un mot qui peint bien l’tat de mon coeur; si ce n’est la vrit, c’est au moins tout ce que j’en vois.
Le comte, encourag par ce ton de franchise et d’intimit, voulut lui baiser la main: elle la retira avec une sorte d’horreur.
– Les temps sont finis, lui dit-elle; je suis une femme de trente-sept ans, je me trouve la porte de la vieillesse, j’en ressens dj tous les dcouragements, et peut-tre mme suis-je voisine de la tombe. Ce moment est terrible, ce qu’on dit, et pourtant il me semble que je le dsire. J’prouve le pire symptme de la vieillesse: mon coeur est teint par cet affreux malheur, je ne puis plus aimer. Je ne vois plus en vous, cher comte, que l’ombre de quelqu’un qui me fut cher. Je dirai plus, c’est la reconnaissance toute seule qui me fait vous tenir ce langage.
– Que vais-je devenir? lui rptait le comte moi qui sens que je vous suis attach avec plus d passion que les premiers jours, quand je vous voyais la Scala!
– Vous avouerai-je une chose, cher ami, parler d’amour m’ennuie, et me semble indcent. Allons, dit-elle en essayant de sourire, mais en vain, courage! soyez homme d’esprit, homme judicieux, homme ressources dans les occurrences. Soyez avec moi ce que vous tes rellement aux yeux des indiffrents, l’homme le plus habile et le plus grand politique que l’Italie ait produit depuis des sicles.
Le comte se leva et se promena en silence pendant quelques instants.
– Impossible, chre amie, lui dit-il enfin: je suis en proie aux dchirements de la passion la plus violente, et vous me demandez d’interroger ma raison! Il n’y a plus de raison pour moi!
– Ne parlons pas de passion, je vous prie, dit-elle d’un ton sec.
Et ce fut pour la premire fois, aprs deux heures d’entretien, que sa voix prit une expression quelconque.
Le comte, au dsespoir lui-mme, chercha la consoler.
– Il m’a trompe, s’criait-elle sans rpondre en aucune faon aux raisons d’esprer que lui exposait le comte, il m’a trompe de la faon la plus lche!
Et sa pleur mortelle cessa pour un instant; mais, mme dans un moment d’excitation violente, le comte remarqua qu’elle n’avait pas la force de soulever les bras.
“Grand Dieu! serait-il possible, pensa-t-il, qu’elle ne ft que malade? en ce cas pourtant ce serait le dbut de quelque maladie fort grave.”Alors, rempli d’inquitude, il proposa de faire appeler le clbre Razori, le premier mdecin du pays et de l’Italie’.
– Vous voulez donc donner un tranger le plaisir de connatre toute l’tendue de mon dsespoir?… Est-ce l le conseil d’un tratre ou d’un ami?
Et elle le regarda avec des yeux tranges.
“C’en est fait, se dit-il avec dsespoir, elle n’a plus d’amour pour moi! et bien plus, elle ne me place plus mme au rang des hommes d’honneur vulgaires.”
Je vous dirai, ajouta le comte en parlant avec empressement, que j’ai voulu avant tout avoir des dtails sur l’arrestation qui nous met au dsespoir, et, chose trange! je ne sais encore rien de positif; j’ai fait interroger les gendarmes de la station voisine, ils ont vu arriver le prisonnier par la route de Castelnovo, et ont reu l’ordre de suivre sa sediola. J’ai rexpdi aussitt Bruno, dont vous connaissez le zle non moins que le dvouement; il a ordre de remonter de station en station pour savoir o et comment Fabrice a t arrt.
En entendant prononcer le nom de Fabrice, la duchesse fut saisie d’une lgre convulsion. `
– Pardonnez, mon ami, dit-elle au comte ds qu’elle put parler; ces dtails m’intressent fort, donnez-les-moi tous, faites-moi bien comprendre les plus petites circonstances.
– Eh bien! madame, reprit le comte en essayant un petit air de lgret pour tenter de la distraire un peu, j’ai envie d’envoyer un commis de confiance Bruno et d’ordonner celui-ci de pousser jusqu’ Bologne; c’est l , peut-tre, qu’on aura enlev notre jeune ami. De quelle date est sa dernire lettre?
– De mardi, il y a cinq jours.
– Avait-elle t ouverte la poste?
– Aucune trace d’ouverture. Il faut vous dire qu’elle tait crite sur du papier horrible; l’adresse est d’une main de femme, et cette adresse porte le nom d’une vieille blanchisseuse parente de ma femme de chambre. La blanchisseuse croit qu’il s’agit d’une affaire d’amour, et la Chkina lui rembourse les ports de lettres sans y rien ajouter.
Le comte, qui avait pris tout fait le ton d’un homme d’affaires, essaya de dcouvrir, en discutant avec la duchesse, quel pouvait avoir t le jour de l’enlvement Bologne. Il s’aperut alors seulement, lui qui avait ordinairement tant de tact, que c’tait l le ton qu’il fallait prendre. Ces dtails intressaient la malheureuse femme et semblaient la distraire un peu. Si le comte n’et pas t amoureux, il et eu cette ide si simple ds son entre dans la chambre. La duchesse le renvoya pour qu’il pt sans dlai expdier de nouveaux ordres au fidle Brano. Comme on s’occupait en passant de la question de savoir s’il y avait eu sentence avant le moment o le prince avait sign le billet adress la duchesse, celle-ci saisit avec une sorte d’empressement l’occasion de dire au comte:
– Je ne vous reprocherai point d’avoir omis les mots injuste procdure dans le billet que vous crivtes et qu’il signa, c’tait l’instinct de courtisan qui vous prenait la gorge; sans vous en douter, vous prfriez l’intrt de votre matre celui de votre amie. Vous avez mis vos actions mes ordres, cher comte, et cela depuis longtemps, mais il n’est pas en votre pouvoir de changer votre nature, vous avez de grands talents pour tre ministre, mais vous avez aussi l’instinct de ce mtier. La suppression du mot injuste me perd mais loin de moi de vous la reprocher en aucune faon, ce fut la faute de l’instinct et non pas celle de la volont.
“Rappelez-vous, ajouta-t-elle en changeant de ton et de l’air le plus imprieux, que je ne suis point trop afflige de l’enlvement de Fabrice, que je n’ai pas eu la moindre vellit de m’loigner de ce pays-ci, que je suis remplie de respect pour le prince. Voil ce que vous avez dire, et voici, moi, ce que je veux vous dire: Comme je compte seule diriger ma conduite l’avenir, je veux me sparer de vous l’amiable, c’est- -dire en bonne et vieille amie. Comptez que j’ai soixante ans; la jeune femme est morte en moi, je ne puis plus m’exagrer rien au monde, je ne puis plus aimer. Mais je serais encore plus malheureuse que je ne le suis s’il m’arrivait de compromettre votre destine. Il peut entrer dans mes projets de me donner l’apparence d’avoir un jeune amant, et je ne voudrais pas vous voir afflig. Je puis vous jurer sur le bonheur de Fabrice, elle s’arrta une demi-minute aprs ce mot, que jamais je ne vous ai fait une infidlit, et cela en cinq annes de temps. C’est bien long, dit-elle; elle essaya de sourire; ses joues si ples s’agitrent, mais ses lvres ne purent se sparer. Je vous jure mme que jamais je n’en ai eu le projet ni l’envie. Cela bien entendu, laissez-moi.
Le comte sortit, au dsespoir, du palais Sanseverina: il voyait chez la duchesse l’intention bien arrte de se sparer de lui, et jamais il n’avait t aussi perdument amoureux. C’est l une de ces choses sur lesquelles je suis oblig de revenir souvent, parce qu’elles sont improbables hors de l’Italie. En rentrant chez lui il expdia jusqu’ six personnes diffrentes sur la route de Castelnovo et de Bologne, et les chargea de lettres.”Mais ce n’est pas tout, se dit le malheureux comte, le prince peut avoir la fantaisie de faire excuter ce malheureux enfant, et cela pour se venger du ton que la duchesse prit avec lui le jour de ce fatal billet. Je sentais que la duchesse passait une limite que l’on ne doit jamais franchir, et c’est pour raccommoder les choses que j’ai eu la sottise incroyable de supprimer le mot procdure injuste, le seul qui lit le souverain… Mais bah! ces gens-l sont-ils lis par quelque chose? C’est l sans doute la plus grande faute de ma vie, j’ai mis au hasard tout ce qui peut en faire le prix pour moi: il s’agit de rparer cette tourderie force d’activit et d’adresse; mais enfin si je ne puis rien obtenir, mme en sacrifiant un peu de ma dignit, je plante l cet homme; avec ses rves de haute politique, avec ses ides de se faire roi constitutionnel de la Lombardie, nous verrons comment il me remplacera… Fabio Conti n’est qu’un sot, le talent de Rassi se rduit faire pendre lgalement un homme qui dplat au pouvoir.”
Une fois cette rsolution bien arrte de renoncer au ministre si les rigueurs l’gard de Fabrice dpassaient celles d’une simple dtention, le comte se dit: “Si un caprice de la vanit de cet homme imprudemment brave me cote le bonheur, du moins l’honneur me restera… A propos, puisque je me moque de mon portefeuille, je puis me permettre cent actions qui, ce matin encore, m’eussent sembl hors du possible. Par exemple, je vais tenter tout ce qui est humainement faisable pour faire vader Fabrice… Grand Dieu! s’cria le comte en s’interrompant et ses yeux s’ouvrant l’excs comme la vue d’un bonheur imprvu, la duchesse ne m’a pas parl d’vasion, aurait-elle manqu de sincrit une fois en sa vie, et la brouille ne serait-elle que le dsir que je trahisse le prince? Ma foi, c’est fait!”
L’oeil du comte avait repris toute sa finesse satirique.”Cet aimable fiscal Rassi est pay par le matre pour toutes les sentences qui nous dshonorent en Europe, mais il n’est pas homme refuser d’tre pay par moi pour trahir les secrets du matre. Cet animal-l a une matresse et un confesseur mais la matresse est d’une trop vile espce pour que je puisse lui parler, le lendemain elle raconterait l’entrevue toutes les fruitires du voisinage.”Le comte, ressuscit par cette lueur d’espoir, tait dj sur le chemin de la cathdrale; tonn de la lgret de sa dmarche, il sourit malgr son chagrin: “Ce que c’est, dit-il que de n’tre plus ministre!”Cette cathdrale, comme beaucoup d’glises en Italie, sert de passage d’une rue l’autre, le comte vit de loin un des grands vicaires de l’archevque qui traversait la nef.
– Puisque je vous rencontre, lui dit-il, vous serez assez bon pour pargner ma goutte la fatigue mortelle de monter jusque chez Mgr l’archevque. Je lui aurais toutes les obligations du monde s’il voulait bien descendre jusqu’ la sacristie.
L’archevque fut ravi de ce message, il avait mille choses dire au ministre au sujet de -Fabrice. Mais le ministre devina que ces choses n’taient que des phrases et ne voulut rien couter.
– Quel homme est-ce que Dugnani, vicaire de Saint-Paul?
– Un petit esprit et une grande ambition rpondit l’archevque, peu de scrupules et une extrme pauvret, car nous en avons des vices!
– Tudieu, monseigneur! s’cria le ministre, vous peignez comme Tacite.
Et il prit cong de lui en riant.
A peine de retour au ministre, il fit appeler l’abb Dugnani.
– Vous dirigez la conscience de mon excellent ami le fiscal gnral Rassi, n’aurait-il rien me dire?
Et, sans autres paroles ou plus de crmonie, il renvoya le Dugnani.
CHAPITRE XVII
LE comte se regardait comme hors du ministre.”Voyons un peu, se dit-il, combien nous pourrons avoir de chevaux aprs ma disgrce, car c’est ainsi qu’on appellera ma retraite.”Le comte fit l’tat de sa fortune: il tait entr au ministre avec quatre-vingt mille francs de bien; son grand tonnement, il trouva que, tout compt son avoir actuel ne s’levait pas cinq cent mille francs: “C’est vingt mille livres de rente tout au plus, se dit-il. Il faut convenir que je suis un grand tourdi! Il n’y a pas un bourgeois Parme qui ne me croie cent cinquante mille livres de rente, et le prince, sur ce sujet, est plus bourgeois qu’un autre. Quand ils me verront dans la crotte, ils diront que je sais bien cacher ma fortune. Pardieu, s’cria-t-il, si je suis encore ministre trois mois, nous la verrons double, cette fortune.”Il trouva dans cette ide l’occasion d’crire la duchesse, et la saisit avec avidit; mais pour se faire pardonner une lettre, dans les termes o ils en taient, il remplit celle-ci de chiffres et de calculs.”Nous n’aurons que vingt mille livres de rente, lui dit-il, pour vivre tous trois Naples Fabrice, vous et moi. Fabrice et moi nous aurons un cheval de selle nous deux.”Le ministre venait peine d’envoyer sa lettre, lorsqu’on annona le fiscal gnral Rassi; il le reut avec une hauteur qui frisait l’impertinence.
– Comment, monsieur, lui dit-il, vous faites enlever Bologne un conspirateur que je protge, de plus vous voulez lui couper le cou, et vous ne me dites rien! Savez-vous au moins le nom de mon successeur? est-ce le gnral Conti, ou vous-mme?
Le Rassi fut atterr; il avait trop peu d’habitude de la bonne compagnie pour deviner si le comte parlait srieusement: il rougit beaucoup, nonna quelques mots peu intelligibles; le comte le regardait et jouissait de son embarras. Tout coup le Rassi se secoua et s’cria avec une aisance parfaite et de l’air de Figaro pris en flagrant dlit par Almaviva:
– Ma foi, monsieur le comte, je n’irai point par quatre chemins avec Votre Excellence: que me donnerez-vous pour rpondre toutes vos questions comme je ferais celles de mon confesseur?
– La croix de Saint-Paul (c’est l’ordre de Parme), ou de l’argent, si vous pouvez me fournir un prtexte pour vous en accorder.
– J’aime mieux la croix de Saint-Paul, parce qu’elle m’anoblit.
– Comment, cher fiscal, vous faites encore quelque cas de notre pauvre noblesse?
– Si j’tais n noble, rpondit le Rassi avec toute l’impudence de son mtier, les parents des gens que j’ai fait pendre me haraient, mais ils ne me mpriseraient pas.
– Eh bien! je vous sauverai du mpris dit le comte, gurissez-moi de mon ignorance. Que comptez-vous faire de Fabrice?
– Ma foi, le prince est fort embarrass: il craint que, sduit par les beaux yeux d’Armide, pardonnez ce langage un peu vif, ce sont les termes prcis du souverain, il craint que, sduit par de fort beaux yeux qui l’ont un peu touch lui-mme, vous ne le plantiez l , et il n’y a que vous pour les affaires de Lombardie. Je vous dirai mme, ajouta Rassi en baissant la voix, qu’il y a l une fire occasion pour vous, et qui vaut bien la croix de Saint-Paul que vous me donnez. Le prince vous accorderait, comme rcompense nationale, une jolie terre valant six cent mille francs qu’il distrairait de son domaine, ou une gratification de trois cent mille francs cus, si vous vouliez consentir ne pas vous mler du sort de Fabrice del Dongo, ou du moins ne lui en parler qu’en public.
– Je m’attendais mieux que a, dit le comte; ne pas me mler de Fabrice, c’est me brouiller avec la duchesse.
– Eh bien! c’est encore ce que dit le prince: le fait est qu’il est horriblement mont contre Mme la duchesse, entre nous soit dit, et il craint que, pour ddommagement de la brouille avec cette dame aimable, maintenant que vous voil veuf, vous ne lui demandiez la main de sa cousine, la vieille princesse Isota, laquelle n’est ge que de cinquante ans.
– Il a devin juste, s’cria le comte; notre matre est l’homme le plus fin de ses Etats.
Jamais le comte n’avait eu l’ide baroque d’pouser cette vieille princesse, rien ne ft all plus mal un homme que les crmonies de cour ennuyaient la mort.
Il se mit jouer avec sa tabatire sur le marbre d’une petite table voisine de son fauteuil. Rassi vit dans ce geste d’embarras la possibilit d’une bonne aubaine; son oeil brilla.
– De grce, monsieur le comte, s’cria-t-il, si Votre Excellence veut accepter, ou la terre de six cent mille francs, ou la gratification en argent, je la prie de ne point choisir d’autre ngociateur que moi. Je me ferais fort, ajouta-t-il en baissant la voix, de faire augmenter la gratification en argent ou mme de faire joindre une fort assez importante la terre domaniale. Si Votre Excellence daignait mettre un peu de douceur et de mnagement dans sa faon de parler au prince de ce morveux qu’on a coffr, on pourrait peut-tre riger en duch la terre que lui offrirait la reconnaissance nationale. Je le rpte Votre Excellence, le prince, pour le quart d’heure, excre la duchesse, mais il est fort embarrass, et mme au point que j’ai cru parfois qu’il y avait quelque circonstance secrte qu’il n’osait pas m’avouer. Au fond on peut trouver ici une mine d’or, moi vous vendant mes secrets les plus intimes et fort librement, car on me croit votre ennemi jur. Au fond, s’il est furieux contre la duchesse, il croit aussi, et comme nous tous, que vous seul au monde pouvez conduire bien toutes les dmarches secrtes relatives au Milanais. Votre Excellence me permet-elle de lui rpter textuellement les paroles du souverain? dit le Rassi en s’chauffant, il y a souvent une physionomie dans la position des mots, qu’aucune traduction ne saurait rendre, et vous pourrez y voir plus que je n’y vois.
– Je permets tout, dit le comte en continuant d’un air distrait, frapper la table de marbre avec sa tabatire d’or, je permets tout et je serai reconnaissant.
– Donnez-moi des lettres de noblesse transmissible, indpendamment de la croix, et je serai plus que satisfait. Quand je parle d’anoblissement au prince, il me rpond: “Un coquin tel que toi, noble! il faudrait fermer boutique ds le lendemain; personne Parme ne voudrait plus se faire anoblir.”Pour en revenir l’affaire du Milanais, le prince me disait, il n’y a pas trois jours: “Il n’y a que ce fripon-l pour suivre le fil de nos intrigues; si je le chasse ou s’il suit la duchesse, il vaut autant que je renonce l’espoir de me voir un jour le chef libral et ador de toute l’Italie.”
A ce mot le comte respira: “Fabrice ne mourra pas”, se dit-il.
De sa vie le Rassi n’avait pu arriver une conversation intime avec le premier ministre: il tait hors de lui de bonheur; il se voyait la veille de pouvoir quitter ce nom de Rassi, devenu dans le pays synonyme de tout ce qu’il y a de bas et de vil; le petit peuple donnait le nom de Rassi aux chiens enrags; depuis peu des soldats s’taient battus en duel parce qu’un de leurs camarades les avait appels Rassi. Enfin il ne se passait pas de semaine sans que ce malheureux nom ne vnt s’enchsser dans quelque sonnet atroce. Son fils, jeune et innocent colier de seize ans, tait chass des cafs, sur son nom.
C’est le souvenir brlant de tous ces agrments de sa position qui lui fit commettre une imprudence.
– J’ai une terre, dit-il au comte en rapprochant sa chaise du fauteuil du ministre, elle s’appelle Riva, je voudrais tre baron Riva.
– Pourquoi pas? dit le ministre.
Rassi tait hors de lui.
– Eh bien! monsieur le comte, je me permettrai d’tre indiscret, j’oserai deviner le but de vos dsirs, vous aspirez la main de la princesse Isota, et c’est une noble ambition. Une fois parent vous tes l’abri de la disgrce, vous bouclez notre homme. Je ne vous cacherai pas qu’il a ce mariage avec la princesse Isota en horreur mais si vos affaires taient confies
quelqu’un d’adroit et de bien pay, on pourrait ne pas dsesprer du succs.
– Moi, mon cher baron, j’en dsesprais; je dsavoue d’avance toutes les paroles que vous pourrez porter en mon nom; mais le jour o cette alliance illustre viendra enfin combler mes voux et me donner une si haute position dans l’tat, je vous offrirai, moi, trois cent mille francs de mon argent, ou bien je conseillerai au prince de vous accorder une marque de
faveur que vous-mme vous prfrerez cette somme d’argent.
Le lecteur trouve cette conversation longue: pourtant nous lui faisons grce de plus de la moiti; elle se prolongea encore deux heures. Le Rassi sortit de chez le comte fou de bonheur; le comte resta avec de grandes esprances de sauver Fabrice, et plus rsolu que jamais donner sa dmission. Il trouvait que son crdit avait besoin d’tre renouvel par la prsence au
pouvoir de gens tels que Rassi et le gnral Conti, il jouissait avec dlices d’une possibilit qu’il venait d’entrevoir de se venger du prince: a Il peut faire partir la duchesse, s’criait-il, mais parbleu il renoncera l’espoir d’tre roi constitutionnel de la Lombardie.”(Cette chimre tait ridicule: le prince avait beaucoup d’esprit, mais, force d’y rver, il en tait devenu amoureux fou.)
Le comte ne se sentait pas de joie en courant chez la duchesse lui rendre comte de sa conversation avec le fiscal. Il trouva la porte ferme pour lui, le portier n’osait presque pas lui avouer cet ordre reu de la bouche mme de sa matresse. Le comte regagna tristement le palais du ministre, le malheur qu’il venait d’essayer clipsait en entier la joie que lui avait donne sa conversation avec le confident du prince. N’ayant plus le coeur de s’occuper de rien, le comte errait tristement dans sa galerie de tableaux, quand, un quart d’heure aprs, il reut un billet ainsi conu:
Puisqu’il est vrai, cher et bon ami, que nous ne sommes plus qu’amis, il faut ne venir me voir que trois fois par semaine. Dans quinze jours nous rduirons ces visites, toujours si chres mon coeur, deux par mois. Si vous voulez me plaire donnez de la publicit cette sorte de rupture; si vous vouliez me rendre presque tout l’amour que jadis j’eus pour vous, vous feriez choix d’une nouvelle amie. Quant moi, j’ai de grands projets de dissipation: je compte aller beaucoup dans le monde, peut-tre mme trouverai-je un homme d’esprit pour me faire oublier mes malheurs. Sans doute en qualit d’ami la premire place dans mon coeur vous sera toujours rserve; mais je ne veux plus que l’on dise que mes dmarches ont t dictes par votre sagesse; je veux surtout que l’on sache bien que j’ai perdu toute influence sur vos dterminations. En un mot, cher comte, croyez que vous serez toujours mon ami le plus cher, mais jamais autre chose. Ne gardez, je vous prie aucune ide de retour, tout est bien fini. Comptez jamais sur mon amiti.
Ce dernier trait fut trop fort pour le courage du comte: il fit une belle lettre au prince pour donner sa dmission de tous ses emplois, et il l’adressa la duchesse avec prire de la faire parvenir au palais. Un instant aprs, il reut sa dmission, dchire en quatre, et, sur un des blancs du papier, la duchesse avait daign crire: “Non, mille fois non!”
Il serait difficile de dcrire le dsespoir du pauvre ministre.”Elle a raison, j’en conviens, se disait-il chaque instant, mon omission du mot procdure injuste est un affreux malheur; elle entranera peut-tre la mort de Fabrice, et celle-ci amnera la mienne.”Ce fut avec la mort dans l’me que le comte, qui ne voulait pas paratre au palais du souverain avant d’y tre appel, crivit de sa main le motu proprio qui nommait Rassi chevalier de l’ordre de Saint-Paul et lui confrait la noblesse transmissible; le comte y joignit un rapport d’une demi-page qui exposait au prince les raisons d’Etat qui conseillaient cette mesure. Il trouva une sorte de joie mlancolique faire de ces pices deux belles copies qu’il adressa la duchesse.
Il se perdait en suppositions; il cherchait deviner quel serait l’avenir le plan de conduite de la femme qu’il aimait.”Elle n’en sait rien elle-mme, se disait-il; une seule chose reste certaine, c’est que, pour rien au monde, elle ne manquerait aux rsolutions qu’elle m’aurait une fois annonces. >> Ce qui ajoutait encore son malheur, c’est qu’il ne pouvait parvenir trouver la duchesse blmable.”Elle m’a fait une grce en m’aimant, elle cesse de m’aimer aprs une faute involontaire, il est vrai, mais qui peut entraner une consquence horrible; je n’ai aucun droit de me plaindre.”Le lendemain matin, le comte sut que la duchesse avait recommenc aller dans le monde: elle avait paru la veille au soir dans toutes les maisons qui recevaient.”Que ft-il devenu s’il se ft rencontr avec elle dans le mme salon? Comment lui parler? de quel ton adresser la parole? et comment ne pas lui parler?”
Le lendemain fut un jour funbre; le bruit se rpandait gnralement que Fabrice allait tre mis mort, la ville fut mue. On ajoutait que le prince, ayant gard sa haute naissance, avait daign dcider qu’il aurait la tte tranche.
“C’est moi qui le tue, se dit le comte; je ne puis plus prtendre revoir jamais la duchesse.”Malgr ce raisonnement assez simple, il ne put s’empcher de passer trois fois sa porte; la vrit, pour n’tre pas remarqu, il alla chez elle pied. Dans son dsespoir, il eut mme le courage de lui crire. Il avait fait appeler Rassi deux fois, le fiscal ne s’tait point prsent.”Le coquin me trahit”, se dit le comte.
Le lendemain, trois grandes nouvelles agitaient la haute socit de Parme, et mme la bourgeoisie. La mise mort de Fabrice tait plus que jamais certaine; et, complment bien trange de cette nouvelle, la duchesse ne paraissait point trop au dsespoir. Selon les apparences, elle n’accordait que des regrets assez modrs son jeune amant, toutefois elle profitait avec un art infini de la pleur que venait de lui donner une indisposition assez grave, qui tait survenue en mme temps que l’arrestation de Fabrice. Les bourgeois reconnaissaient bien ces dtails le coeur sec d’une grande dame de la cour. Par dcence cependant, et comme sacrifice aux mnes du jeune Fabrice, elle avait rompu avec le comte Mosca.
– Quelle immoralit! s’criaient les jansnistes de Parme.
Mais dj la duchesse, chose incroyable! paraissait dispose couter les cajoleries des plus beaux jeunes gens de la cour. On remarquait, entre autres singularits, qu’elle avait t fort gaie dans une conversation avec le comte Baldi, l’amant actuel de la Raversi, et l’avait beaucoup plaisant sur ses courses frquentes au chteau de Velleja. La petite bourgeoisie et le peuple taient indigns de la mort de Fabrice, que ces bonnes gens attribuaient la jalousie du comte Mosca. La socit de la cour s’occupait aussi beaucoup du comte, mais c’tait pour s’en moquer. La troisime des grandes nouvelles que nous avons annonces n’tait autre en effet que la dmission du comte; tout le monde se moquait d’un amant ridicule qui, l’ge de cinquante-six ans’, sacrifiait une position magnifique au chagrin d’tre quitt par une femme sans coeur et qui, depuis longtemps, lui prfrait un jeune homme. Le seul archevque eut l’esprit, ou plutt le coeur, de deviner que l’honneur dfendait au comte de rester premier ministre dans un pays o l’on allait couper la tte, et sans le consulter, un jeune homme, son protg. La nouvelle de la dmission du comte eut l’effet de gurir de sa goutte le gnral Fabio Conti, comme nous le dirons en son lieu, lorsque nous parlerons de la faon dont le pauvre Fabrice passait son temps la citadelle, pendant que toute la ville s’enqurait de l’heure de son supplice.
Le jour suivant, le comte revit Bruno, cet agent fidle qu’il avait expdi sur Bologne; le comte s’attendrit au moment o cet homme entrait dans son cabinet; sa vue lui rappelait l’tat heureux o il se trouvait lorsqu’il l’avait envoy Bologne, presque d’accord avec la duchesse. Brano arrivait de Bologne o il n’avait rien dcouvert; il n’avait pu trouver Ludovic, que le podestat de Castelnovo avait gard dans la prison de son village.
– Je vais vous renvoyer Bologne, dit le comte Bruno: la duchesse tiendra au triste plaisir de connatre les dtails du malheur de Fabrice. Adressez-vous au brigadier de gendarmerie qui commande le poste de Castelnovo…
“Mais non! s’cria le comte en s’interrompant partez l’instant mme pour la Lombardie, et distribuez de l’argent et en grande quantit tous nos correspondants. Mon but est d’obtenir de tous ces gens-l des rapports de la nature la plus encourageante.”
Bruno ayant bien compris le but de sa mission, se mit crire ses lettres de crance, comme le comte lui donnait ses dernires instructions, il reut une lettre parfaitement fausse, mais fort bien crite; on et dit un ami crivant son ami pour lui demander un service. L’ami qui crivait n’tait autre que le prince. Ayant ou parler de certains projets de retraite, il suppliait son ami, le comte Mosca, de garder le ministre, il le lui demandait au nom de l’amiti et des dangers de la patrie; et le lui ordonnait comme son matre. Il ajoutait que le roi de*** venant de mettre sa disposition deux cordons de son ordre, il en gardait un pour lui, et envoyait l’autre son cher comte Mosca.
– Cet animal-l fait mon malheur! s’cria le comte furieux, devant Bruno stupfait, et croit me sduire par ces mmes phrases hypocrites que tant de fois nous avons arranges ensemble pour prendre la glu quelque sot.
Il refusa l’ordre qu’on lui offrait, et dans sa rponse parla de l’tat de sa sant comme ne lui laissant que bien peu d’esprance de pouvoir s’acquitter encore des pnibles travaux du ministre. Le comte tait furieux. Un instant aprs, on annona le fiscal Rassi, qu’il traita comme un ngre.
– Eh bien! parce que je vous ai fait noble, vous commencez faire l’insolent! Pourquoi n’tre pas venu hier pour me remercier, comme c’tait votre devoir troit, monsieur le cuistre?
Le Rassi tait bien au-dessus des injures; c’tait sur ce ton-l qu’il tait journellement reu par le prince; mais il voulait tre baron et se justifia avec esprit. Rien n’tait plus facile.
– Le prince m’a tenu clou une table hier toute la journe; je n’ai pu sortir du palais. Son Altesse m’a fait copier de ma mauvaise criture de procureur une quantit de pices diplomatiques tellement niaises et tellement bavardes que je crois, en vrit, que son but unique tait de me retenir prisonnier. Quand enfin j’ai pu prendre cong, vers les cinq heures, mourant de faim, il m’a donn l’ordre d’aller chez moi directement, et de n’en pas sortir de la soire. En effet, j’ai vu deux de ses espions particuliers, de moi bien connus, se promener dans ma rue jusque sur le minuit. Ce matin, ds que je l’ai pu, j’ai fait venir une voiture qui m’a conduit jusqu’ la porte de la cathdrale. Je suis descendu de voiture trs lentement, puis, prenant le pas de course, j’ai travers l’glise et me voici. Votre Excellence est dans ce moment-ci l’homme du monde auquel je dsire plaire avec le plus de passion.
– Et moi, monsieur le drle, je ne suis point dupe de tous ces contes plus ou moins bien btis! Vous avez refus de me parler de Fabrice avant-hier; j’ai respect vos scrupules, et vos serments touchant le secret, quoique les serments pour un tre tel que vous ne soient tout au plus que des moyens de dfaite. Aujourd’hui, je veux la vrit: Qu’est-ce que ces bruits ridicules qui font condamner mort ce jeune homme comme assassin du comdien Giletti?
– Personne ne peut mieux rendre compte Votre Excellence de ces bruits, puisque c’est moi-mme qui les ai fait courir par ordre du souverain; et, j’y pense! c’est peut-tre pour m’empcher de vous faire part de cet incident qu’hier, toute la journe, il m’a retenu prisonnier. Le prince, qui ne me croit pas un fou, ne pouvait pas douter que je ne vinsse vous apporter ma croix et vous supplier de l’attacher ma boutonnire.
– Au fait! s’cria le ministre, et pas de phrases.
– Sans doute le prince voudrait bien tenir une sentence de mort contre M. del Dongo, mais il n’a, comme vous le savez sans doute, qu’une condamnation en vingt annes de fers, commue par lui, le lendemain mme de la sentence, en douze annes de forteresse avec jene au pain et l’eau tous les vendredis, et autres bamboches religieuses.
– C’est parce que je savais cette condamnation la prison seulement, que j’tais effray des bruits d’excution prochaine qui se rpandent par la ville; je me souviens de la mort du comte Palanza, si bien escamote par vous.
– C’est alors que j’aurais d avoir la croix! s’cria Rassi sans se dconcerter; il fallait serrer le bouton tandis que je le tenais, et que l’homme avait envie de cette mort. Je fus un nigaud alors, et c’est arm de cette exprience que j’ose vous conseiller de ne pas m’imiter aujourd’hui. (Cette comparaison parut du plus mauvais got l’interlocuteur, qui fut oblig de se retenir pour ne pas donner des coups de pied Rassi.)
– D’abord, reprit celui-ci avec la logique d’un jurisconsulte et l’assurance parfaite d’un homme qu’aucune insulte ne peut offenser, d’abord il ne peut tre question de l’excution dudit del Dongo; le prince n’oserait! les temps sont bien changs! et enfin, moi, noble et esprant par vous de devenir baron, je n’y donnerais pas les mains. Or, ce n’est que de moi, comme le sait Votre Excellence, que l’excuteur des hautes ouvres peut recevoir des ordres, et, je vous le jure, le chevalier Rassi n’en donnera jamais contre le sieur del Dongo.
– Et vous ferez sagement, dit le comte en le toisant d’un air svre.
– Distinguons! reprit le Rassi avec un sourire. Moi je ne suis que pour les morts officielles, et si M. del Dongo vient mourir d’une colique, n’allez pas me l’attribuer! Le prince est outr, et je ne sais pourquoi, contre la Sanseverina (trois jours auparavant le Rassi et dit la duchesse, mais, comme toute la ville, il savait la rupture avec le premier ministre).
Le comte fut frapp de la suppression du titre dans une telle bouche, et l’on peut juger du plaisir qu’elle lui fit; il lana au Rassi un regard charge de la plus vive haine.”Mon cher ange! se dit-il ensuite, je ne puis te montrer mon amour qu’en obissant aveuglment tes ordres.”
– Je vous avouerai, dit-il au fiscal, que je ne prends pas un intrt bien passionn aux divers caprices de Mme la duchesse; toutefois, comme elle m’avait prsent ce mauvais sujet de Fabrice, qui aurait bien d rester Naples, et ne pas venir ici embrouiller nos affaires, je tiens ce qu’il ne soit pas mis mort de mon temps, et je veux bien vous donner ma parole que vous serez baron dans les huit jours qui suivront sa sortie de prison.
– En ce cas, monsieur le comte, je ne serai baron que dans douze annes rvolues, car le prince est furieux, et sa haine contre la duchesse est tellement vive, qu’il cherche la cacher.
– Son Altesse est bien bonne! qu’a-t-elle besoin de cacher sa haine, puisque son premier ministre ne protge plus la duchesse? Seulement je ne veux pas qu’on puisse m’accuser de vilenie ni surtout de jalousie: c’est moi qui ai fait venir la duchesse en ce pays, et si Fabrice meurt en prison, vous ne serez pas baron, mais vous serez peut-tre poignard. Mais laissons cette bagatelle: le fait est que j’ai fait le compte de ma fortune; peine si j’ai trouv vingt mille livres de rente, sur quoi j’ai le projet d’adresser trs humblement ma dmission au souverain. J’ai quelque espoir d’tre employ par le roi de Naples: cette grande ville m’offrira des distractions dont j’ai besoin en ce moment, et que je ne puis trouver dans un trou tel que Parme; je ne resterais qu’autant que vous me feriez obtenir la main de la princesse Isota, etc.
La conversation fut infinie dans ce sens. Comme Rassi se levait, le comte lui dit d’un air fort indiffrent:
– Vous savez qu’on a dit que Fabrice me trompait, en ce sens qu’il tait un des amants de la duchesse; je n’accepte point ce bruit, et pour le dmentir, je veux que vous fassiez passer cette bourse Fabrice.
– Mais, monsieur le comte, dit Rassi effray, et regardant la bourse, il y a l une somme norme, et les rglements…
– Pour vous, mon cher, elle peut tre norme reprit le comte de l’air du plus souverain mpris un bourgeois tel que vous, envoyant de l’argent son ami en prison, croit se ruiner en lui donnant dix sequins: moi, je veux que Fabrice reoive ces six mille francs, et surtout que le chteau ne sache rien de cet envoi.
Comme le Rassi effray voulait rpliquer, le comte ferma la porte sur lui avec impatience.”Ces gens-l , se dit-il, ne voient le pouvoir que derrire l’insolence.”Cela dit, ce grand ministre se livra une action tellement ridicule, que nous avons quelque peine la rapporter; il courut prendre dans son bureau un portrait en miniature de la duchesse, et le couvrit de baisers passionns.”Pardon, mon cher ange, s’criait-il, si je n’ai pas jet par la fentre et de mes propres mains ce cuistre qui ose parler de toi avec une nuance de familiarit, mais, si j’agis avec cet excs de patience, c’est pour t’obir! et il ne perdra rien pour attendre!”
Aprs une longue conversation avec le portrait, le comte, qui se sentait le coeur mort dans la poitrine, eut l’ide d’une action ridicule et s’y livra avec un empressement d’enfant. Il se fit donner un habit avec des plaques, et fut faire une visite la vieille princesse Isota; de la vie il ne s’tait prsent chez elle qu’ l’occasion du jour de l’an. Il la trouva entoure d’une quantit de chiens, et pare de tous ses atours, et mme avec des diamants comme si elle allait la cour. Le comte, ayant tmoign quelque crainte de dranger les projets de Son Altesse, qui probablement allait sortir, l’Altesse rpondit au ministre qu’une princesse de Parme se devait elle-mme d’tre toujours ainsi. Pour la premire fois depuis son malheur le comte eut un mouvement de gaiet.”J’ai bien fait de paratre ici, se dit-il, et ds aujourd’hui il faut faire ma dclaration.”La princesse avait t ravie de voir arriver chez elle un homme aussi renomm par son esprit et un premier ministre; la pauvre vieille fille n’tait gure accoutume de semblables visites. Le comte commena par une prface adroite, relative l’immense distance qui sparera toujours d’un simple gentilhomme les membres d’une famille rgnante.
– Il faut faire une distinction, dit la princesse: la fille d’un roi de France, par exemple, n’a aucun espoir d’arriver jamais la couronne; mais les choses ne vont point ainsi dans la famille de Parme. C’est pourquoi nous autres Farnse nous devons toujours conserver une certaine dignit dans notre extrieur; et moi, pauvre princesse telle que vous me voyez, je ne puis pas dire qu’il soit absolument impossible qu’un jour vous soyez mon premier ministre.
Cette ide par son imprvu baroque donna au pauvre comte un second instant de gaiet parfaite.
Au sortir de chez la princesse Isota, qui avait grandement rougi en recevant l’aveu de la passion du premier ministre, celui-ci rencontra un des fourriers du palais: le prince le faisait demander en toute hte.
– Je suis malade, rpondit le ministre, ravi de pouvoir faire une malhonntet son prince.
“Ah! ah! vous me poussez bout, s’cria-t-il avec fureur, et puis vous voulez que je vous serve! mais sachez, mon prince, qu’avoir reu le pouvoir de la Providence ne suffit plus en ce sicle-ci, il faut beaucoup d’esprit et un grand caractre pour russir tre despote.”
Aprs avoir renvoy le fourrier du palais fort scandalis de la parfaite sant de ce malade, le comte trouva plaisant d’aller voir les deux hommes de la cour qui avaient le plus d’influence sur le gnral Fabio Conti. Ce qui surtout faisait frmir le ministre et lui tait tout courage, c’est que le gouverneur de la citadelle tait accus de s’tre dfait jadis d’un capitaine, son ennemi personnel, au moyen de l’aquetta de Prouse.
Le comte savait que depuis huit jours la duchesse avait rpandu des sommes folles pour se mnager des intelligences la citadelle, mais, suivant lui, il y avait peu d’espoir de succs, tous les yeux taient encore trop ouverts. Nous ne raconterons point au lecteur toutes les tentatives de corruption essayes par cette femme malheureuse: elle tait au dsespoir, et des agents de toute sorte et parfaitement dvous la secondaient. Mais il n’est peut-tre qu’un seul genre d’affaires dont on s’acquitte parfaitement bien dans les petites cours despotiques, c’est la garde des prisonniers politiques. L’or de la duchesse ne produisit d’autre effet que de faire renvoyer de la citadelle huit ou dix hommes de tout grade.
CHAPITRE XVIII
Ainsi, avec un dvouement complet pour le prisonnier, la duchesse et le premier ministre n’avaient pu faire pour lui que bien peu de chose. Le prince tait en colre, la cour ainsi que le public taient piqus contre Fabrice et ravis de lui voir arriver malheur; il avait t trop heureux. Malgr l’or jet pleines mains, la duchesse n’avait pu faire un pas dans le sige de la citadelle; il ne se passait pas de jour sans que la marquise Raversi ou le chevalier Riscara eussent quelque nouvel avis communiquer au gnral Fabio Conti. On soutenait sa faiblesse.
Comme nous l’avons dit, le jour de son emprisonnement Fabrice fut conduit d’abord au palais du gouverneur: C’est un joli petit btiment construit dans le sicle dernier sur les dessins de Vanvitelli, qui le plaa cent quatre-vingts pieds de haut, sur la plate-forme de l’immense tour ronde. Des fentres de ce petit palais, isol sur le dos de l’norme tour comme la bosse d’un chameau, Fabrice dcouvrait la campagne et les Alpes fort au loin; il suivait de l’oeil, au pied de la citadelle, le coeurs de la Parma, sorte de torrent, qui, tournant droite quatre lieues de la ville, va se jeter dans le P. Par-del la rive gauche de ce fleuve, qui formait comme une suite d’immenses taches blanches au milieu des campagnes verdoyantes, son oeil ravi apercevait distinctement chacun des sommets de l’immense mur que les Alpes forment au nord de l’Italie’. Ces sommets, toujours couverts de neige, mme au mois d’aot o l’on tait alors, donnent comme une sorte de fracheur par souvenir au milieu de ces campagnes brlantes, l’oeil en peut suivre les moindres dtails, et pourtant ils sont plus de trente lieues de la citadelle de Parme. La vue si tendue du joli palais du gouverneur est intercepte vers un angle au midi par la tour Farnse, dans laquelle on prparait la hte une chambre pour Fabrice. Cette seconde tour, comme le lecteur s’en souvient peut-tre, fut leve sur la plate-forme de la grosse tour, en l’honneur d’un prince hrditaire qui, fort diffrent de l’Hippolyte fils de Thse, n’avait point repouss les politesses d’une jeune belle-mre. La princesse mourut en quelques heures; le fils du prince ne recouvra sa libert que dix-sept ans plus tard en montant sur le trne la mort de son pre. Cette tour Farnse o, aprs trois quarts d’heure, l’on fit monter Fabrice, fort laide l’extrieur, est leve d’une cinquantaine de pieds au-dessus de la plate-forme de la grosse tour et garnie d’une quantit de paratonnerres. Le prince mcontent de sa femme, qui fit btir cette prison aperue de toutes parts, eut la singulire prtention de persuader ses sujets qu’elle existait depuis de longues annes: c’est pourquoi il lui imposa le nom de tour Farnse. Il tait dfendu de parler de cette construction, et de toutes les parties de la ville de Parme et des plaines voisines on voyait parfaitement les maons placer chacune des pierres qui composent cet difice pentagone. Afin de prouver qu’elle tait ancienne, on plaa au-dessus de la porte de deux pieds de large et de quatre de hauteur, par laquelle on y entre, un magnifique bas-relief qui reprsente Alexandre Farnse, le gnral clbre, forant Henri IV s’loigner de Paris. Cette tour Farnse place en si belle vue se compose d’un rez-de-chausse long de quarante pas au moins, large proportion et tout rempli de colonnes fort trapues, car cette pice si dmesurment vaste n’a pas plus de quinze pieds d’lvation. Elle est occupe par le corps de garde, et, du centre, l’escalier s’lve en tournant autour d’une des colonnes: c’est un petit escalier en fer, fort lger, large de deux pieds peine et construit en filigrane. Par cet escalier tremblant sous le poids des geliers qui l’escortaient, Fabrice arriva de vastes pices de plus de vingt pieds de haut, formant un magnifique premier tage. Elles furent jadis meubles avec le plus grand luxe pour le jeune prince qui y passa les dix-sept plus belles annes de sa vie. A l’une des extrmits de cet appartement, on fit voir au nouveau prisonnier une chapelle de la plus grande magnificence; les murs de la vote sont entirement revtus de marbre noir; des colonnes noires aussi et de la plus noble proportion sont places en lignes le long des murs noirs, sans les toucher, et ces murs sont orns d’une quantit de ttes de morts en marbre blanc de proportions colossales, lgamment sculptes et places sur deux os en sautoir.”Voil bien une invention de la haine qui ne peut tuer, se dit Fabrice, et quelle diable d’ide de me montrer cela!”
Un escalier de fer et en filigrane fort lger, galement dispos autour d’une colonne, donne accs au second tage de cette prison, et c’est dans les chambres de ce second tage, hautes de quinze pieds environ, que depuis un an le gnral Fabio Conti faisait preuve de gnie. D’abord, sous sa direction, l’on avait solidement grill les fentres de ces chambres jadis occupes par les domestiques du prince, et qui sont plus de trente pieds des dalles de pierre formant la plate-forme de la grosse tour ronde. C’est par un corridor obscur plac au centre du btiment que l’on arrive ces chambres, qui toutes ont deux fentres; et dans ce corridor fort troit, Fabrice remarqua trois portes de fer successives formes de barreaux normes et s’levant jusqu’ la vote. Ce sont les plans, coupes et lvations de toutes ces belles inventions, qui pendant deux ans avaient valu au gnral une audience de son matre chaque semaine. Un conspirateur plac dans l’une de ces chambres ne pourrait pas se plaindre l’opinion d’tre trait d’une faon inhumaine, et pourtant ne saurait avoir de communication avec personne au monde, ni faire un mouvement sans qu’on l’entendt. Le gnral avait fait placer dans chaque chambre de gros madriers de chne formant comme des bancs de trois pieds de haut, et c’tait l son invention capitale, celle qui lui donnait des droits au Ministre de la police. Sur ces bancs il avait fait tablir une cabane en planches, fort sonore, haute de dix pieds, et qui ne touchait au mur que du ct des fentres. Des trois autres cts il rgnait un petit corridor de quatre pieds de large, entre le mur primitif de la prison, compos d’normes pierres de taille, et les parois en planches de la cabane. Ces parois, formes de quatre doubles de planches de noyer, chne et sapin, taient solidement relies par des boulons de fer et par des clous sans nombre.
Ce fut dans l’une de ces chambres construites depuis un an. et chef-d’oeuvre du gnral Fabio Conti, laquelle avait reu le beau nom d’Obissance passive, que Fabrice fut introduit. Il courut aux fentres; la vue qu’on avait de ces fentres grilles tait sublime: un seul petit coin de l’horizon tait cach, vers le nord-ouest, par le toit en galerie du joli palais du gouverneur, qui n’avait que deux tages; le rez-de-chausse tait occup par les bureaux de l’tat-major; et d’abord les yeux de Fabrice furent attirs vers une des fentres du second tage, o se trouvaient, dans de jolies cages, une grande quantit d’oiseaux de toute sorte. Fabrice s’amusait les entendre chanter, et les voir saluer les derniers rayons du crpuscule du soir, tandis que les geliers s’agitaient autour de lui. Cette fentre de la volire n’tait pas plus de vingt-cinq pieds de l’une des siennes, et se trouvait cinq ou six pieds en contrebas, de faon qu’il plongeait sur les oiseaux.
Il y avait lune ce jour-l , et au moment o Fabrice entrait dans sa prison, elle se levait majestueusement l’horizon droite, au-dessus de la chane des Alpes, vers Trvise. Il n’tait que huit heures et demie du soir, et l’autre extrmit de l’horizon, au couchant, un brillant crpuscule rouge orang dessinait parfaitement les contours du mont Viso et des autres pics des Alpes qui remontent de Nice vers le Mont-Cenis et Turin sans songer autrement son malheur, Fabrice fut mu et ravi par ce spectacle sublime.”C’est donc dans ce monde ravissant que vit Cllia Conti! avec son me pensive et srieuse, elle doit jouir de cette vue plus qu’un autre; on est ici comme dans des montagnes solitaires cent lieues de Parme.”Ce ne fut qu’aprs avoir pass plus de deux heures la fentre, admirant cet horizon qui parlait son me, et souvent aussi arrtant sa vue sur le joli palais du gouverneur que Fabrice s’cria tout coup: “Mais ceci est-il une prison? est-ce l ce que j’ai tant redout?”Au lieu d’apercevoir chaque pas des dsagrments et des motifs d’aigreur, notre hros se laissait charmer par les douceurs de la prison.
Tout coup son attention fut violemment rappele la ralit par un tapage pouvantable: sa chambre de bois, assez semblable une cage et surtout fort sonore, tait violemment branle; des aboiements de chien et de petits cris aigus compltaient le bruit le plus singulier’.”Quoi donc! si tt pourrais-je m’chapper!”pensa Fabrice. Un instant aprs, il riait comme jamais peut-tre on n’a ri dans une prison. Par ordre du gnral, on avait fait monter en mme temps que les geliers un chien anglais, fort mchant, prpos la garde des prisonniers d’importance, et qui devait passer la nuit dans l’espace si ingnieusement mnag tout autour de Fabrice. Le chien et le gelier devaient coucher dans l’intervalle de trois pieds mnag entre les dalles de pierre du sol primitif de la chambre et le plancher de bois sur lequel le prisonnier ne pouvait faire un pas sans tre entendu.
Or, l’arrive de Fabrice, la chambre de l’Obissance passive se trouvait occupe par une centaine de rats normes qui prirent la fuite dans tous les sens. Le chien, sorte d’pagneul crois avec un fox anglais, n’tait point beau, mais en revanche il se montra fort alerte. On l’avait attach sur le pav en dalles de pierre au-dessous du plancher de la chambre de bois, mais lorsqu’il sentit passer les rats tout prs de lui il fit des efforts si extraordinaires qu’il parvint retirer la tte de son collier; alors advint cette bataille admirable et dont le tapage rveilla Fabrice lanc dans les rveries les moins tristes. Les rats qui avaient pu se sauver du premier coup de dent, se rfugiant dans la chambre de bois, le chien monta aprs eux les six marches qui conduisaient du pav en pierre la cabane de Fabrice. Alors commena un tapage bien autrement pouvantable: la cabane tait branle jusqu’en ses fondements. Fabrice riait comme un fou et pleurait force de rire : le gelier Grillo, non moins riant, avait ferm la porte; le chien, courant aprs les rats, n’tait gn par aucun meuble, car la chambre tait absolument nue; il n’y avait pour gner les bonds du chien chasseur qu’un pole de fer dans un coin. Quand le chien eut triomph de tous ses ennemis, Fabrice l’appela, le caressa, russit lui plaire: “Si jamais celui-ci me voit sautant pardessus quelque mur, se dit-il, il n’aboiera pas.”Mais cette politique raffine tait une prtention de sa part: dans la situation d’esprit o il tait, il trouvait son bonheur jouer avec ce chien. Par une bizarrerie laquelle il ne rflchissait point, une secrte joie rgnait au fond de son me.
Aprs qu’il se fut bien essouffl courir avec le chien:
– Comment vous appelez-vous? dit Fabrice au gelier.
– Grillo, pour servir Votre Excellence dans tout ce qui est permis par le rglement.
– Eh bien! mon cher Grillo, un nomm Giletti a voulu m’assassiner au milieu d’un grand chemin, je me suis dfendu et je l’ai tu, je le tuerais encore si c’tait faire: mais je n’en veux pas moins mener joyeuse vie, tant que je serai votre hte. Sollicitez l’autorisation de vos chefs et allez demander du linge au palais Sanseverina; de plus achetez-moi force nbieu d’Asti.
C’est un assez bon vin mousseux qu’on fabrique en` Pimont dans la patrie d’Alfieri et qui est fort estim surtout de la classe d’amateurs laquelle appartiennent les geliers. Huit ou dix de ces messieurs taient occups transporter dans la chambre de bois de Fabrice quelques meubles antiques et fort dors que l’on enlevait au premier tage dans l’appartement du prince; tous recueillirent religieusement dans leur pense le mot en faveur du vin d’Asti. Quoi qu’on pt faire, l’tablissement de Fabrice pour cette premire nuit fut pitoyable; mais il n’eut l’air choqu que de l’absence d’une bouteille de bon nbieu.
– Celui-l a l’air d’un bon enfant… dirent les geliers en s’en allant… et il n’y a qu’une chose dsirer, c’est que nos messieurs lui laissent passer de l’argent.
Quand il fut seul et un peu remis de tout ce tapage: “Est-il possible que ce soit l la prison, se dit Fabrice en regardant cet immense horizon de Trvise au mont Viso, la chane si tendue des Alpes, les pics couverts de neige, les toiles, etc., et une premire nuit en prison encore! Je conois que Cllia Conti se plaise dans cette solitude arienne; on est ici mille lieues au-dessus des petitesses et des mchancets qui nous occupent l -bas. Si ces oiseaux qui sont l sous ma fentre lui appartiennent, je la verrai… Rougira-t-elle en m’apercevant?”Ce fut en discutant cette grande question que le prisonnier trouva le sommeil une heure fort avance de la nuit.
Ds le lendemain de cette nuit la premire passe en prison, et durant laquelle il ne s’impatienta pas une seule fois, Fabrice fut rduit faire la conversation avec Fox le chien anglais; Grillo le gelier lui faisait bien toujours des yeux fort aimables, mais un ordre nouveau le rendait muet, et il n’apportait ni linge ni nbieu.
“Verrai-je Cllia? se dit Fabrice en s’veillant. Mais ces oiseaux sont-ils elle?”Les oiseaux commenaient jeter des petits cris et chanter, et cette lvation c’tait le seul bruit qui s’entendt dans les airs. Ce fut une sensation pleine de nouveaut et de plaisir pour Fabrice que ce vaste silence qui rgnait cette hauteur: il coutait avec ravissement les petits gazouillements interrompus et si vifs par lesquels ses voisins les oiseaux saluaient le jour.”S’ils lui appartiennent elle paratra un instant dans cette chambre, l sous ma fentre”, et tout en examinant les immenses chanes des Alpes, vis- -vis le premier tage desquelles la citadelle de Parme semblait s’lever comme un ouvrage avanc, ses regards revenaient chaque instant aux magnifiques cages de citronnier et de bois d’acajou qui, garnies de fils dors s’levaient au milieu de la chambre fort claire, servant de volire. Ce que Fabrice n’apprit que plus tard, c’est que cette chambre tait la seule du second tage du palais qui et de l’ombre de onze quatre; elle tait abrite par la tour Farnse.
“Quel ne va pas tre mon chagrin, se dit Fabrice, si, au lieu de cette physionomie cleste et pensive que j’attends et qui rougira peut-tre un peu si elle m’aperoit, je vois arriver la grosse figure de quelque femme de chambre bien commune, charge par procuration de soigner les oiseaux! Mais si je vois Cllia, daignera-t-elle m’apercevoir? Ma foi, il faut faire des indiscrtions pour tre remarqu; ma situation doit avoir quelques privilges; d’ailleurs nous sommes tous deux seuls ici et si loin du monde! Je suis un prisonnier, apparemment ce que le gnral Conti et les autres misrables de cette espce appellent un de leurs subordonns… Mais elle a tant d’esprit, ou pour mieux dire tant d’me, comme le suppose le comte, que peut-tre, ce qu’il dit, mprise-t-elle le mtier de son pre, de l viendrait sa mlancolie! Noble cause de tristesse! Mais aprs tout, je ne suis point prcisment un tranger pour elle. Avec quelle grce pleine de modestie elle m’a salu hier soir! Je me souviens fort bien que lors de notre rencontre prs de Cme je lui dis: “Un jour je viendrai voir vos beaux tableaux de Parme, vous souviendrez-vous de ce nom: Fabrice del Dongo?”L’aura-t-elle oubli? elle tait si jeune alors!
“Mais propos, se dit Fabrice tonn en interrompant tout coup le cours de ses penses, j’oublie d’tre en colre! Serais-je un de ces grands courages comme l’antiquit en a montr quelques exemples au monde? Suis-je un hros sans m’en douter? Comment! moi qui avais tant de peur de la prison, j’y suis, et je ne me souviens pas d’tre triste! c’est bien le cas de dire que la peur a t cent fois pire que le mal. Quoi! j’ai besoin de me raisonner pour tre afflig de cette prison, qui, comme le dit Blans, peut durer dix ans comme dix mois? Serait-ce l’tonnement de tout ce nouvel tablissement qui me distrait de la peine que je devrais prouver? Peut-tre que cette bonne humeur indpendante de ma volont et peu raisonnable cessera tout coup, peut-tre en un instant je tomberai dans le noir malheur que je devrais prouver.
“Dans tous les cas, il est bien tonnant d’tre en prison et de devoir se raisonner pour tre triste! Ma foi, j’en reviens ma supposition, peut-tre que j’ai un grand caractre.”
Les rveries de Fabrice furent interrompues par le menuisier de la citadelle, lequel venait prendre mesure d’abat-jour pour ses fentres, c’tait la premire fois que cette prison servait, et l’on avait oubli de la complter en cette partie essentielle.
“Ainsi, se dit Fabrice, je vais tre priv de cette vue sublime”, et il cherchait s’attrister de cette privation.
– Mais quoi! s’cria-t-il tout coup parlant au menuisier, je ne verrai plus ces jolis oiseaux?
– Ah! les oiseaux de Mademoiselle! qu’elle aime tant! dit cet homme avec l’air de la bont cachs, clipss, anantis comme tout le reste.
Parler tait dfendu au menuisier tout aussi strictement qu’aux geliers, mais cet homme avait piti de la jeunesse du prisonnier: il lui apprit que ces abat-jour normes, placs sur l’appui des deux fentres, et s’loignant du mur tout en s’levant ne devaient laisser aux dtenus que la vue du ciel.
– On fait cela pour la morale, lui dit-il, afin d’augmenter une tristesse salutaire et l’envie de se corriger dans l’me des prisonniers; le gnral, ajouta le menuisier, a aussi invent de leur retirer les vitres, et de les faire remplacer leurs fentres par du papier huil.
Fabrice aima beaucoup le tour pigrammatique de cette conversation, fort rare en Italie.
– Je voudrais bien avoir un oiseau pour me dsennuyer, je les aime la folie; achetez-m’en un de la femme de chambre de Mlle Cllia Conti.
– Quoi! vous la connaissez, s’cria le menuisier, que vous dites si bien son nom?
– Qui n’a pas ou parler de cette beaut si clbre? Mais j’ai eu l’honneur de la rencontrer plusieurs fois la cour.
– La pauvre demoiselle s’ennuie bien ici, ajouta le menuisier; elle passe sa vie l avec ses oiseaux. Ce matin elle vient de faire acheter de beaux orangers que l’on a placs par son ordre la porte de la tour sous votre fentre; sans la corniche vous pourriez les voir.
Il y avait dans cette rponse des mots bien prcieux pour Fabrice, il trouva une faon obligeante de donner quelque argent au menuisier.
– Je fais deux fautes la fois, lui dit cet homme, je parle Votre Excellence et je reois de l’argent. Aprs-demain, en revenant pour les abat-jour, j’aurai un oiseau dans ma poche, et si je ne suis pas seul, je ferai semblant de le laisser envoler; si je puis mme, je vous apporterai un livre de prires; vous devez bien souffrir de ne pas pouvoir dire vos offices.
“Ainsi, se dit Fabrice, ds qu’il fut seul, ces oiseaux sont elle, mais dans deux jours je ne les verrai plus!”A cette pense, ses regards prirent une teinte de malheur. Mais enfin, son inexprimable joie, aprs une si longue attente et tant de regards, vers midi Cllia vint soigner ses oiseaux. Fabrice resta immobile et sans respiration, il tait debout contre les normes barreaux de sa fentre et fort prs. Il remarqua qu’elle ne levait pas les yeux sur lui, mais ses mouvements avaient l’air gn, comme ceux de quelqu’un qui se sent regard. Quand elle l’aurait voulu, la pauvre fille n’aurait pas pu oublier le sourire si fin qu’elle avait vu errer sur les lvres du prisonnier, la veille, au moment o les gendarmes l’emmenaient du corps de garde.
Quoique, suivant toute apparence, elle veillt sur ses actions avec le plus grand soin, au moment o elle s’approcha de la fentre de la volire, elle rougit fort sensiblement. La premire pense de Fabrice, coll contre les barreaux de fer de sa fentre, fut de se livrer l’enfantillage de frapper un peu avec la main sur ces barreaux, ce qui produirait un petit bruit; puis la seule ide de ce manque de dlicatesse lui fit horreur.”Je mriterais que pendant huit jours elle envoyt soigner ses oiseaux par sa femme de chambre.”Cette ide dlicate ne lui ft point venue Naples ou Novare.
Il la suivait ardemment des yeux: “Certainement, se disait-il, elle va s’en aller sans daigner jeter un regard sur cette pauvre fentre, et pourtant elle est bien en face.”Mais en revenant du fond de la chambre que Fabrice, grce sa position plus leve, apercevait fort bien, Cllia ne put s’empcher de le regarder du haut de l’oeil, tout en marchant, et c’en fut assez pour que Fabrice se crt autoris la saluer.”Ne sommes-nous pas seuls au monde ici?”se dit-il pour s’en donner le courage. Sur ce salut, la jeune fille resta immobile et baissa les yeux; puis Fabrice les lui vit relever fort lentement; et videmment, en faisant effort sur elle-mme, elle salua le prisonnier avec le mouvement le plus grave et le plus distant, mais elle ne put imposer silence ses yeux; sans qu’elle le st probablement, ils exprimrent un instant la piti la plus vive. Fabrice remarqua qu’elle rougissait tellement que la teinte rose s’tendait rapidement jusque sur le haut des paules dont la chaleur venait d’loigner, en arrivant la volire, un chle de dentelle noire. Le regard involontaire par lequel Fabrice rpondit son salut redoubla le trouble de la jeune fille.”Que cette pauvre femme serait heureuse, se disait-elle en pensant la duchesse, si un instant seulement elle pouvait le voir comme je le vois!”
Fabrice avait eu quelque lger espoir de la saluer de nouveau son dpart; mais, pour viter cette nouvelle politesse, Cllia fit une savante retraite par chelons, de cage en cage, comme si, en finissant, elle et d soigner les oiseaux placs le plus prs de la porte. Elle sortit enfin, Fabrice restait immobile regarder la porte par laquelle elle venait de disparatre; il tait un autre homme.
Ds ce moment l’unique objet de ses penses fut de savoir comment il pourrait parvenir continuer de la voir, mme quand on aurait pos cet horrible abat-jour devant la fentre qui donnait sur le palais du gouverneur.
La veille au soir, avant de se coucher, il s’tait impos l’ennui fort long de cacher la meilleure partie de l’or qu’il avait, dans plusieurs des trous de rats qui ornaient sa chambre de bois’.”Il faut, ce soir, que je cache ma montre. N’aide pas entendu dire qu’avec de la patience et un ressort de montre brch on peut couper le bois et mme le fer? Je pourrai donc scier cet abat-jour.”Ce travail de cacher la montre, qui dura deux grandes heures, ne lui sembla point long; il songeait aux diffrents moyens de parvenir son but et ce qu’il savait faire en travaux de menuiserie.”Si je sais m’y prendre, se disait-il, je pourrai couper bien carrment un compartiment de la planche de chne qui formera abat-jour, vers la partie qui reposera sur l’appui de la fentre; j’terai et je remettrai ce morceau suivant les circonstances; je donnerai tout ce que je possde Grillo afin qu’il veuille bien ne pas s’apercevoir de ce petit mange.”Tout le bonheur de Fabrice tait dsormais attach la possibilit d excuter ce travail, et il ne songeait rien autre.”Si je parviens seulement la voir, je suis heureux… Non pas, se dit-il; il faut aussi qu’elle voie que je la vois.”Pendant toute la nuit, il eut la tte remplie d’inventions de menuiserie, et ne songea peut-tre pas une seule fois la cour de Parme, la colre du prince, etc. Nous avouerons qu’il ne songea pas davantage la douleur dans laquelle la duchesse devait tre plonge. Il attendait avec impatience le lendemain, mais le menuisier ne reparut plus: apparemment qu’il passait pour libral dans la prison; on eut besoin d’en envoyer un autre mine rbarbative; lequel ne rpondit jamais que par un grognement de mauvais augure toutes les choses agrables que l’esprit de Fabrice cherchait lui adresser. Quelques-unes des nombreuses tentatives de la duchesse pour lier une correspondance avec Fabrice avaient t dpistes par les nombreux agents de la marquise Raversi, et, par elle, le gnral Fabio Conti tait journellement averti, effray, piqu d’amour-propre. Toutes les huit heures, six soldats de garde se relevaient dans la grande salle aux cent colonnes du rez-de-chausse; de plus, le gouverneur tablit un gelier de garde chacune des trois portes de fer successives du corridor, et le pauvre Grillo, le seul qui vt le prisonnier, fut condamn ne sortir de la tour Farnse que tous les huit jours, ce dont il se montra fort contrari. Il fit sentir son humeur Fabrice qui eut le bon esprit de ne rpondre que par ces mots: “Force nbieu d’Asti, mon ami”et il lui donna de l’argent.
– Eh bien! mme cela, qui nous console de tous les maux, s’cria Grillo indign, d’une voix peine assez leve pour tre entendu du prisonnier, on nous dfend de le recevoir et je devrais le refuser, mais je le prends; du reste, argent perdu; je ne puis rien vous dire sur rien. Allez, il faut que vous soyez joliment coupable; toute la citadelle est sens dessus dessous cause de vous; les belles menes de Mme la duchesse ont dj fait renvoyer trois d’entre nous.
“L’abat-jour sera-t-il prt avant midi?”Telle fut la grande question qui fit battre le coeur de Fabrice pendant toute cette longue matine; il comptait tous les quarts d’heure qui sonnaient l’horloge de la citadelle. Enfin, comme les trois quarts aprs onze heures sonnaient, l’abat-jour n’tait pas encore arriv; Cllia reparut donnant des soins ses oiseaux. La cruelle ncessit avait fait faire de si grands pas l’audace de Fabrice, et le danger de ne plus la voir lui semblait tellement au-dessus de tout, qu’il osa, en regardant Cllia, faire avec le doigt le geste de scier l’abat-jour; il est vrai qu’aussitt aprs avoir aperu ce geste si sditieux en prison, elle salua demi, et se retira.
“Eh quoi! se dit Fabrice tonn, serait-elle assez draisonnable pour voir une familiarit ridicule dans un geste dict par la plus imprieuse ncessit? Je voulais la prier de daigner toujours, en soignant ses oiseaux, regarder quelquefois la fentre de la prison, mme quand elle la trouvera masque par un norme volet de bois; je voulais lui indiquer que je ferai tout ce qui est humainement possible pour parvenir la voir. Grand Dieu! est-ce qu’elle ne viendra pas demain cause de ce geste indiscret?”Cette crainte, qui troubla le sommeil de Fabrice, se vrifia compltement; le lendemain Cllia n’avait pas paru trois heures, quand on acheva de poser devant les fentres de Fabrice les deux normes abat-jour; les diverses pices en avaient t leves, partir de l’esplanade de la grosse tour, au moyen de cordes et de poulies attaches par-dehors aux barreaux de fer des fentres. Il est vrai que, cache derrire une persienne de son appartement, Cllia avait suivi avec angoisse tous les mouvements des ouvriers; elle avait fort bien vu la mortelle inquitude de Fabrice, mais n’en avait pas moins eu le courage de tenir la promesse qu’elle s’tait faite.
Cllia tait une petite sectaire de libralisme; dans sa premire jeunesse elle avait pris au srieux tous les propos de libralisme qu’elle entendait dans la socit de son pre, lequel ne songeait qu’ se faire une position, elle tait partie de l pour prendre en mpris et presque en horreur le caractre flexible du courtisan: de l son antipathie pour le mariage. Depuis l’arrive de Fabrice, elle tait bourrele de remords: “Voil , se disait-elle, que mon indigne coeur se met du parti des gens qui veulent trahir mon pre! il ose me faire le geste de scier une porte!… Mais, se dit-elle aussitt l’me navre, toute la ville parle de sa mort prochaine! Demain peut tre le jour fatal! avec les monstres qui nous gouvernent, quelle chose au monde n’est pas possible! Quelle douceur, quelle srnit hroque dans ces yeux qui peut-tre vont se fermer! Dieu! quelles ne doivent pas tre les angoisses de la duchesse! aussi on la dit tout fait au dsespoir. Moi j’irais poignarder le prince, comme l’hroque Charlotte Corday.”
Pendant toute cette troisime journe de sa prison, Fabrice fut outr de colre, mais uniquement de ne pas avoir vu reparatre Cllia.”Colre pour colre, j’aurais d lui dire que je l’aimais, s’criait-il, car il en tait arriv cette dcouverte. Non, ce n’est point par grandeur d’me que je ne songe pas la prison et que je fais mentir la prophtie de Blans, tant d’honneur ne m’appartient point. Malgr moi je songe ce regard de douce piti que Cllia laissa tomber sur moi lorsque les gendarmes m’emmenaient du corps de garde, ce regard a effac toute ma vie passe. Qui m’et dit que je trouverais des yeux si doux en un tel lieu! et au moment o j’avais les regards salis par la physionomie de Barbone et par celle de M. le gnral gouverneur. Le ciel parut au milieu de ces tres vils. Et comment faire pour ne pas aimer la beaut et chercher la revoir? Non, ce n’est point par grandeur d’me que je suis indiffrent toutes les petites vexations dont la prison m’accable.”L’imagination de Fabrice, parcourant rapidement toutes les possibilits arriva celle d’tre mis en libert.”Sans dout l’amiti de la duchesse fera des miracles pour moi. Eh bien! je ne la remercierais de la libert que du bout des lvres; ces lieux ne sont point de ceux o l’on revient! une fois hors de prison, spars de socits comme nous le sommes, je ne reverrais presque jamais Cllia! Et, dans le fait, quel mal me fait la prison? Si Cllia daignait ne pas m’accabler de sa colre qu’aurais-je demander au ciel?”
Le soir d ce jour o il n’avait pas vu sa jolie voisine, il eut une grande ide: avec la croix de fer du chapelet que l’on distribue tous les prisonniers leur entre en prison, il commena, et avec succs, percer l’abat-jour.”C’est peut-tre une imprudence, se dit-il avant de commencer. Les menuisiers n’ont-ils pas dit devant moi que, ds demain, ils seront remplacs par les ouvriers peintres? Que diront ceux-ci s’ils trouvent l’abat-jour de la fentre perc? Mais si je ne commets cette imprudence, demain je ne puis la voir. Quoi! par ma faute je resterais un jour sans la voir! et encore quand elle m’a quitt fche!”L’imprudence de Fabrice fut rcompense; aprs quinze heures de travail il vit Cllia, et, par excs de bonheur, comme elle ne croyait pas tre aperue de lui, elle resta longtemps immobile et le regard fix sur cet immense abat-jour, il eut tout le temps de lire dans ses yeux les signes de la piti la plus tendre. Sur la fin de la visite elle ngligeait mme videmment les soins donner ses oiseaux, pour rester des minutes entires immobile contempler la fentre. Son me tait profondment trouble; elle songeait la duchesse dont l’extrme malheur lui avait inspir tant de piti, et cependant elle commenait la har. Elle ne comprenait rien la profonde mlancolie qui s’emparait de son caractre, elle avait de l’humeur contre elle-mme. Deux ou trois fois, pendant le cours de cette visite, Fabrice eut l’impatience de chercher branler l’abat-jour; il lui semblait qu’il n’tait pas heureux tant qu’il ne pouvait pas tmoigner Cllia qu’il la voyait.”Cependant, se disait-il, si elle savait que je l’aperois avec autant de facilit, timide et rserve comme elle est, sans doute elle se droberait mes regards.”
Il fut bien plus heureux le lendemain (de quelles misres l’amour ne fait-il pas son bonheur!): pendant qu’elle regardait tristement l’immense abat-jour, il parvint faire passer un petit morceau de fil de fer par l’ouverture que la croix de fer avait pratique, et il lui fit des signes qu’elle comprit videmment du moins dans ce sens qu’ils voulaient dire: je suis l et je vous vois.
Fabrice eut du malheur les jours suivants. Il voulait enlever l’abat-jour colossal un morceau de planche grand comme la main, que l’on pourrait remettre volont et qui lui permettrait de voir et d’tre vu, c’est- -dire de parler, par signes du moins, de ce qui se passait dans son me; mais il se trouva que le bruit de la petite scie fort imparfaite qu’il avait fabrique avec le ressort de sa montre brch par la croix, inquitait Grillo qui venait passer de longues heures dans sa chambre. Il crut remarquer, il est vrai, que la svrit de Cllia semblait diminuer mesure qu’augmentaient les difficults matrielles qui s’opposaient toute correspondance; Fabrice observa fort bien qu’elle n’affectait plus de baisser les yeux ou de regarder les oiseaux quand il essayait de lui donner signe de prsence l’aide de son chtif morceau de fil de fer, il avait le plaisir de voir qu’elle ne manquait jamais paratre dans la volire au moment prcis o onze heures trois quarts sonnaient, et il eut presque la prsomption de se croire la cause de cette exactitude si ponctuelle. Pourquoi? cette ide ne semble pas raisonnable; mais l’amour observe des nuances invisibles l’oeil indiffrent, et en tire des consquences infinies. Par exemple, depuis que Cllia ne voyait plus le prisonnier, presque immdiatement en entrant dans la volire, elle levait les yeux vers sa fentre. C’tait dans ces journes funbres o personne dans Parme ne doutait que Fabrice ne ft bientt mis mort: lui seul l’ignorait; mais cette affreuse ide ne quittait plus Cllia, et comment se serait-elle fait des reproches du trop d’intrt qu’elle portait Fabrice? il allait prir! et pour la cause de la libert! car il tait trop absurde de mettre mort un del Dongo pour un coup d’pe un histrion. Il est vrai que cet aimable jeune homme tait attach une autre femme! Cllia tait profondement malheureuse, et sans s’avouer bien prcisment le genre d’intrt qu’elle prenait son sort.”Certes, se disait-elle, si on le conduit la mort, je m’enfuirai dans un couvent, et de la vie je ne reparatrai dans cette socit de la cour, elle me fait horreur. Assassins polis!”
Le huitime jour de la prison de Fabrice, elle eut un bien grand sujet de honte: elle regardait fixement et absorbe dans ses tristes penses, l’abat-jour qui cachait la fentre du prisonnier; ce jour-l n’avait encore donn aucun signe de prsence: tout coup un petit morceau d’abat-jour, plus grand que la main, fut retir par lui; il la regarda d’un air gai, et elle vit ses yeux qui la saluaient. Elle ne put soutenir cette preuve inattendue, elle se retourna rapidement vers ses oiseaux et se mit les soigner, mais elle tremblait au point qu’elle versait l’eau qu’elle leur distribuait, et Fabrice pouvait voir parfaitement son motion; elle ne put supporter cette situation et prit le parti de se sauver en courant.
Ce moment fut le plus beau de la vie de Fabrice, sans aucune comparaison. Avec quels transports il et refus la libert, si on la lui et offerte en cet instant!
Le lendemain fut le jour de grand dsespoir de la duchesse. Tout le monde tenait pour sr dans la ville que c’en tait fait de Fabrice; Cllia n’eut pas le triste courage de lui montrer une duret qui n’tait pas dans son coeur, elle passa une heure et demie la volire, regarda tous ses signes, et souvent lui rpondit, au moins par l’expression de l’intrt le plus vif et le plus sincre; elle le quittait des instants pour lui cacher ses larmes. Sa coquetterie de femme sentait bien vivement l’imperfection du langage employ: si l’on se ft parl, de combien de faons diffrentes n’et-elle pas pu chercher deviner quelle tait prcisment la nature des sentiments que Fabrice avait pour la duchesse! Cllia ne pouvait presque plus se faire d’illusion , elle avait de la haine pour Mme Sanseverina.
Une nuit, Fabrice vint penser un peu srieusement sa tante: il fut tonn, il eut peine reconnatre son image, le souvenir qu’il conservait d’elle avait totalement chang, pour lui, cette heure, elle avait cinquante ans.
– Grand Dieu! s’cria-t-il avec enthousiasme, que je fus bien inspir de ne pas lui dire que je l’aimais!
Il en tait au point de ne presque plus pouvoir comprendre comment il l’avait trouve si jolie. Sous ce rapport, la petite Marietta lui faisait une impression de changement moins sensible: c’est que jamais il ne s’tait figur que son me ft de quelque chose dans l’amour pour la Marietta, tandis que souvent il avait cru que son me tout entire appartenait la duchesse. La duchesse d’A… et la Marietta lui faisaient l’effet maintenant de deux jeunes colombes dont tout le charme serait dans la faiblesse et dans l’innocence, tandis que l’image sublime de Cllia Conti, en s’emparant de toute son me, allait jusqu’ lui donner de la terreur. Il sentait trop bien que l’ternel bonheur de sa vie allait le forcer de compter avec la fille du gouverneur, et qu’il tait en son pouvoir de faire de lui le plus malheureux des hommes. Chaque jour il craignait mortellement de voir se terminer tout coup, par un caprice sans appel de sa volont, cette sorte de vie singulire et dlicieuse qu’il trouvait auprs d’elle; toutefois, elle avait dj rempli de flicit les deux premiers mois de sa prison. C’tait le temps o, deux fois la semaine, le gnral Fabio Conti disait au prince:
– Je puis donner ma parole d’honneur Votre Altesse que le prisonnier del Dongo ne parle me qui vive; et passe sa vie dans l’accablement du plus profond dsespoir, ou dormir.
Cllia venait deux ou trois fois le jour voir ses oiseaux, quelquefois pour des instants: si Fabrice ne l’et pas tant aime, il et bien vu qu’il tait aim; mais il avait des doutes mortels cet gard. Cllia avait fait placer un piano dans la volire. Tout en frappant les touches, pour que le son de l’instrument pt rendre compte de sa prsence et occupt les sentinelles qui se promenaient sous les fentres, elle rpondait des yeux aux questions de Fabrice. Sur un seul sujet elle ne faisait jamais de rponse, et mme, dans les grandes occasions, prenait la fuite, et quelquefois disparaissait pour une journe entire; c’tait lorsque les signes de Fabrice indiquaient des sentiments dont il tait trop difficile de ne pas comprendre l’aveu: elle tait inexorable sur ce point.
Ainsi, quoique troitement resserr dans une assez petite cage, Fabrice avait une vie fort occupe; elle tait employe tout entire chercher la solution de ce problme si important: “M’aime-t-elle?”Le rsultat de milliers d’observations sans cesse renouveles, mais aussi sans cesse mises en doute, tait ceci: “Tous ses gestes volontaires disent non, mais ce qui est involontaire dans le mouvement de ses yeux semble avouer qu’elle prend de l’amiti pour moi.”
Cllia esprait bien ne jamais arriver un aveu et c’est pour loigner ce pril qu’elle avait repouss, avec une colre excessive, une prire que Fabrice lui avait adresse plusieurs fois. La misre des ressources employes par le pauvre prisonnier aurait d, ce semble, inspirer Cllia plus de piti. Il voulait correspondre avec elle au moyen de caractres qu’il traait sur sa main avec un morceau de charbon dont il avait fait la prcieuse dcouverte dans son pole; il aurait form les mots lettre lettre, successivement. Cette invention et doubl les moyens de conversation en ce qu’elle et permis de dire des choses prcises. Sa fentre tait loigne de celle de Cllia d’environ vingt-cinq pieds; il et t trop chanceux de se parler par-dessus la tte des sentinelles se promenant devant le palais du gouverneur. Fabrice doutait d’tre aim; s’il et eu quelque exprience de l’amour, il ne lui ft pas rest de doutes; mais jamais femme n’avait occup son coeur, il n’avait, du reste, aucun soupon d’un secret qui l’et mis au dsespoir s’il l’et connu; il tait grandement question du mariage de Cllia Conti avec le marquis Crescenzi, l’homme le plus riche de la cour.
CHAPITRE XIX
L’ambition du gnral Fabio Conti, exalte jusqu’ la folie par les embarras qui venaient se placer au milieu de la carrire du premier ministre Mosca et qui semblaient annoncer sa chute, l’avait port faire des scnes violentes sa fille, il lui rptait sans cesse, et avec colre, qu’elle cassait le cou sa fortune si elle ne se dterminait enfin faire un choix; vingt ans passs il tait temps de prendre un parti; cet tat d’isolement cruel, dans lequel son obstination draisonnable plongeait le gnral, devait cesser la fin, etc.
C’tait d’abord pour se soustraire ces accs d’humeur de tous les instants que Cllia s’tait rfugie dans la volire; on n’y pouvait arriver que par un petit escalier de bois fort incommode, et dont la goutte faisait un obstacle srieux pour le gouverneur.
Depuis quelques semaines, l’me de Cllia tait tellement agite, elle savait si peu elle-mme ce qu’elle devait dsirer, que, sans donner prcisment une parole son pre, elle s’tait presque laiss engager. Dans un de ses accs de colre, le gnral s’tait cri qu’il saurait bien l’envoyer s’ennuyer dans le couvent le plus triste de Parme, et que l , il la laisserait se morfondre jusqu’ ce qu’elle daignt faire un choix.
– Vous savez que notre maison, quoique fort ancienne, ne runit pas six mille livres de rente, tandis que la fortune du marquis Crescenzi s’lve plus de cent mille cus par an. Tout le monde la cour s’accorde lui reconnatre le caractre le plus doux; jamais il n’a donn de sujet de plainte personne; il est fort bel homme, jeune, fort bien vu du prince, et je dis qu’il faut tre folle lier pour repousser ses hommages. Si ce refus tait le premier, je pourrais peut-tre le supporter; mais voici cinq ou six partis, et des premiers de la cour, que vous refusez, comme une petite sotte que vous tes. Et que deviendriez-vous, je vous prie, si j’tais mis la demi-solde? quel triomphe pour mes ennemis, si l’on me voyait log dans quelque second tage, moi dont il a t si souvent question pour le ministre! Non, morbleu! voici assez de temps que ma bont me fait jouer le rle d’un Cassandre. Vous allez me fournir quelque objection valable contre ce pauvre marquis Crescenzi, qui a la bont d’tre amoureux de vous, de vouloir vous pouser sans dot, et de vous assigner un douaire de trente mille livres de rente, avec lequel du moins je pourrai me loger; vous allez me parler raisonnablement, ou, morbleu! vous l’pousez dans deux mois!…
Un seul mot de tout ce discours avait frapp Cllia, c’tait la menace d’tre mise au couvent, et par consquent loigne de la citadelle, et au moment encore o la vie de Fabrice semblait ne tenir qu’ un fil, car il ne se passait pas de mois que le bruit de sa mort prochaine ne court de nouveau la ville et la cour. Quelque raisonnement qu’elle se ft, elle ne put se dterminer courir cette chance: Etre spare de Fabrice, et au moment o elle tremblait pour sa vie! c’tait ses yeux le plus grand des maux, c’en tait du moins le plus immdiat.
Ce n’est pas que, mme en n’tant pas loigne de Fabrice, son coeur trouvt la perspective du bonheur; elle le croyait aim de la duchesse, et son me tait dchire par une jalousie mortelle. Sans cesse elle songeait aux avantages de cette femme si gnralement admire. L’extrme rserve qu’elle s’imposait envers Fabrice, le langage des signes dans lequel elle l’avait confin, de peur de tomber dans quelque indiscrtion, tout semblait se runir pour lui ter les moyens d’arriver quelque claircissement sur sa manire d’tre avec la duchesse. Ainsi, chaque jour, elle sentait plus cruellement l’affreux malheur d’avoir une rivale dans le coeur de Fabrice, et chaque jour elle osait moins s’exposer au danger de lui donner l’occasion de dire toute la vrit sur ce qui se passait dans ce coeur. Mais quel charme cependant de l’entendre faire l’aveu de ses sentiments vrais! quel bonheur pour Cllia de pouvoir claircir les soupons affreux qui empoisonnaient sa vie.
Fabrice tait lger; Naples, il avait la rputation de changer assez facilement de matresse. Malgr toute la rserve impose au rle d’une demoiselle, depuis qu’elle tait chanoinesse et qu’elle allait la cour, Cllia, sans interroger jamais, mais en coutant avec attention, avait appris connatre la rputation que s’taient faite les jeunes gens qui avaient successivement recherch sa main; eh bien! Fabrice, compar tous ces jeunes gens, tait celui qui portait le plus de lgret dans ses relations de cour. Il tait en prison, il s’ennuyait, il faisait la cour l’unique femme laquelle il pt parler; quoi de plus simple? quoi mme de plus commun? et c’tait ce qui dsolait Cllia. Quand mme, par une rvlation complte elle et appris que Fabrice n’aimait plus la duchesse, quelle confiance pouvait-elle avoir dans ses paroles? quand mme elle et cru la sincrit de ses discours, quelle confiance et-elle pu avoir dans la dure de ses sentiments? Et enfin pour achever de porter le dsespoir dans son coeur, Fabrice n’tait-il pas dj fort avanc dans la carrire ecclsiastique? n’tait-il pas la veille de se lier par des voeux ternels? Les plus grandes dignits ne l’attendaient-elles pas dans ce genre de vie?”S’il me restait la moindre lueur de bon sens, se disait la malheureuse Cllia, ne devrais-je pas prendre la fuite? ne devrais-je pas supplier mon pre de m’enfermer dans quelque couvent fort loign? Et, pour comble de misre, c’est prcisment la crainte d’tre loigne de la citadelle et renferme dans un couvent qui dirige toute ma conduite! C’est cette crainte qui me force dissimuler, qui m’oblige au hideux et dshonorant mensonge de feindre d’accepter les soins et les attentions publiques du marquis Crescenzi.”
Le caractre de Cllia tait profondment raisonnable; en toute sa vie elle n’avait pas eu se reprocher une dmarche inconsidre, et sa conduite en cette occurrence tait le comble de la draison : on peut juger de ses souffrances!… Elles taient d’autant plus cruelles qu’elle ne se faisait aucune illusion. Elle s’attachait un homme qui tait perdument aim de la plus belle femme de la cour, d’une femme qui, tant de titres, tait suprieure elle Cllia! Et cet homme mme, et-il t libre, n’tait pas capable d’un attachement srieux. tandis qu’elle. comme elle le sentait trop bien, n’aurait jamais qu’un seul attachement dans sa vie.
C’tait donc le coeur agit des plus affreux remords que tous les jours Cllia venait la volire: porte en ce lieu comme malgr elle, son inquitude changeait d’objet et devenait moins cruelle, les remords disparaissaient pour quelques instants; elle piait, avec des battements de coeur indicibles, les moments o Fabrice pouvait ouvrir la sorte de vasistas par lui pratiqu dans l’immense abat-jour qui masquait sa fentre. Souvent la prsence du gelier Grillo dans sa chambre l’empchait de s’entretenir par signes avec son amie.
Un soir, sur les onze heures, Fabrice entendit des bruits de la nature la plus trange dans la citadelle: de nuit, en se couchant sur la fentre et sortant la tte hors du vasistas, il parvenait distinguer les bruits un peu forts qu’on faisait dans le grand escalier, dit des trois cents marches, lequel conduisait de la premire cour dans l’intrieur de la tour ronde, l’esplanade en pierre sur laquelle on avait construit le palais du gouverneur et la prison Farnse o il se trouvait.
Vers le milieu de son dveloppement, cent quatre-vingts marches d’lvation, cet escalier passait du ct mridional d’une vaste cour, au ct du nord; l se trouvait un pont en fer lger et fort troit, au milieu duquel tait tabli un portier. On relevait cet homme toutes les six heures, et il tait oblig de se lever et d’effacer le corps pour que l’on pt passer sur le pont qu’il gardait, et par lequel seul on pouvait parvenir au palais du gouverneur et la tour Farnse. Il suffisait de donner deux tours un ressort, dont le gouverneur portait la clef sur lui, pour prcipiter ce pont de fer dans la cour, une profondeur de plus de cent pieds; cette simple prcaution prise, comme il n’y avait pas d’autre escalier dans toute la citadelle, et que tous les soirs minuit un adjudant rapportait chez le gouverneur, et dans un cabinet auquel on entrait par sa chambre, les cordes de tous les puits, il restait compltement inaccessible dans son palais, et il et t galement impossible qui que ce ft d’arriver la tour Farnse. C’est ce que Fabrice avait parfaitement bien remarqu le jour de son entr la citadelle, et ce que Grillo, qui comme tous les geliers aimait vanter sa prison, lui avait plusieurs fois expliqu: ainsi il n’avait gure d’espoir de se sauver. Cependant il se souvenait d’une maxime de l’abb Blans
L’amant songe plus souvent arriver sa matresse que le mari garder sa femme; le prisonnier songe plus souvent se sauver que le gelier fermer sa porte; donc, quels que soient les obstacles, l’amant et le prisonnier doivent russir.
Ce soir-l Fabrice entendait fort distinctement un grand nombre d’hommes passer sur le pont en fer, dit le pont de l’esclave, parce que jadis un esclave dalmate avait russi se sauver, en prcipitant le gardien du pont dans la cour.
“On vient faire ici un enlvement, on va peut-tre me mener pendre; mais il peut y avoir du dsordre, il s’agit d’en profiter.”Il avait pris ses armes, il retirait dj de l’or de quelques-unes de ses cachettes, lorsque tout coup il s’arrta.
“L’homme est un plaisant animal, s’cria-t-il, il faut en convenir! Que dirait un spectateur invisible qui verrait mes prparatifs? Est-ce que par hasard je veux me sauver? Que deviendrais-je le lendemain du jour o je serais de retour Parme? est-ce que je ne ferais pas tout au monde pour revenir auprs de Cllia? S’il y a du dsordre, profitons-en pour me glisser dans le palais du gouverneur; peut-tre je pourrai parler Cllia, peut-tre autoris par le dsordre j’oserai lui baiser la main. Le gnral Conti, fort dfiant de sa nature, et non moins vaniteux, fait garder son palais par cinq sentinelles, une chaque angle du btiment, et une cinquime la porte d’entre, mais par bonheur la nuit est fort noire.”A pas de loup, Fabrice alla vrifier ce que faisaient le gelier Grillo et son chien: le gelier tait profondment endormi dans une peau de boeuf suspendue au plancher par quatre cordes, et entoure d’un filet grossier: le chien Fox ouvrit les yeux, se leva, et s’avana doucement vers Fabrice pour le caresser.
Notre prisonnier remonta lgrement les six marches qui conduisaient sa cabane de bois; le bruit devenait tellement fort au pied de la tour Farnse, et prcisment devant la porte, qu’il pensa que Grillo pourrait bien se rveiller. Fabrice, charg de toutes ses armes, prt agir, se croyait rserv, cette nuit-l , aux grandes aventures, quand tout coup il entendit commencer la plus belle symphonie du monde: c’tait une srnade que l’on donnait au gnral ou sa fille. Il tomba dans un accs de rire fou: “Et moi qui songeais dj donner des coups de dague! comme si une srnade n’tait pas une chose infiniment plus ordinaire qu’un enlvement ncessitant la prsence de quatre-vingts personnes dans une prison ou qu’une rvolte!”La musique tait excellente et parut dlicieuse Fabrice, dont l’me n’avait eu aucune distraction depuis tant de semaines; elle lui fit verser de bien douces larmes; dans son ravissement, il adressait les discours les plus irrsistibles la belle Cllia. Mais le lendemain, midi, il la trouva d’une mlancolie tellement sombre, elle tait si ple, elle dirigeait sur lui des regards o il lisait quelquefois tant de colre, qu’il ne se sentait pas assez autoris pour lui adresser une question sur la srnade; il craignit d’tre impoli.
Cllia avait grandement raison d’tre triste c’tait une srnade que lui donnait le marquis Crescenzi: une dmarche aussi publique tait en quelque sorte l’annonce officielle du mariage. Jusqu’au jour mme de la srnade, et jusqu’ neuf heures du soir, Cllia avait fait la plus belle rsistance, mais elle avait eu la faiblesse de cder la menace d’tre envoye immdiatement au couvent, qui lui avait t faite par son pre.
“Quoi! je ne le verrais plus!”s’tait-elle dit en pleurant. C’est en vain que sa raison avait ajout: “Je ne le verrais plus, cet tre qui fera mon malheur de toutes les faons, je ne verrais plus cet amant de la duchesse, je ne verrais plus cet homme lger qui a eu dix matresses connues Naples, et les a toutes trahies; je ne verrais plus ce jeune ambitieux qui, s’il survit la sentence qui pse sur lui, va s’engager dans les ordres sacrs! Ce serait un crime pour moi de le regarder encore lorsqu’il sera hors de cette citadelle, et son inconstance naturelle m’en pargnera la tentation; car, que suis-je pour lui? un prtexte pour passer moins ennuyeusement quelques heures de chacune de ses journes de prison.”Au milieu de toutes ces injures, Cllia vint se souvenir du sourire avec lequel il regardait les gendarmes qui l’entouraient lorsqu’il sortait du bureau d’crou pour monter la tour Farnse. Les larmes inondrent ses yeux: “Cher ami, que ne ferais-je pas pour toi! Tu me perdras, je le sais, tel est mon destin; je me perds moi-mme d’une manire atroce en assistant ce soir cette affreuse srnade; mais demain, midi, je reverrai tes yeux!”
Ce fut prcisment le lendemain de ce jour o Cllia avait fait de si grands sacrifices au jeune prisonnier, qu’elle aimait d’une passion si vive; ce fut le lendemain de ce jour o, voyant tous ses dfauts, elle lui avait sacrifi sa vie, que Fabrice fut dsespr de sa froideur. Si mme en n’employant que le langage si imparfait des signes il et fait la moindre violence l’me de Cllia, probablement elle n’et pu retenir ses larmes, et Fabrice et obtenu l’aveu de tout ce qu’elle sentait pour lui; mais il manquait d’audace, il avait une trop mortelle crainte d’offenser Cllia, elle pouvait le punir d’une peine trop svre. En d’autres termes, Fabrice n’avait aucune exprience du genre d’motion que donne une femme que l’on aime; c’tait une sensation qu’il n’avait jamais prouve, mme dans sa plus faible nuance. Il lui fallut huit jours, aprs celui de la srnade, pour se remettre avec Cllia sur le pied accoutum de bonne amiti. La pauvre fille s’armait de svrit mourant de crainte de se trahir, et il semblait Fabrice que chaque jour il tait moins bien avec elle.
Un jour, il y avait alors prs de trois mois que Fabrice tait en prison sans avoir eu aucune communication quelconque avec le dehors, et pourtant sans se trouver malheureux; Grillo tait rest fort tard le matin dans sa chambre; Fabrice ne savait comment le renvoyer; il tait au dsespoir enfin midi et demi avait dj sonn lorsqu’il put ouvrir les deux petites trappes d’un pied de haut qu’il avait pratiques l’abat-jour fatal.
Cllia tait debout la fentre de la volire, les yeux fixs sur celle de Fabrice; ses traits contracts exprimaient le plus violent dsespoir. A peine vit-elle Fabrice, qu’elle lui fit signe que tout tait perdu: elle se prcipita son piano et, feignant de chanter un rcitatif de l’opra alors la mode, elle lui dit, en phrases interrompues par le dsespoir et la crainte d’tre comprise par les sentinelles qui se promenaient sous la fentre:
– Grand Dieu! vous tes encore en vie? Que ma reconnaissance est grande envers le Ciel! Barbone, ce gelier dont vous puntes l’insolence le jour de votre entre ici, avait disparu, il n’tait plus dans la citadelle: avant-hier soir il est rentr, et depuis hier j’ai lieu de croire qu’il cherche vous empoisonner. Il vient rder dans la cuisine particulire du palais qui fournit vos repas. Je ne sais rien de sr, mais ma femme de chambre croit que cette figure atroce ne vient dans les cuisines du palais que dans le dessein de vous ter la vie. Je mourais d’inquitude ne vous voyant point paratre, je vous croyais mort. Abstenez-vous de tout aliment jusqu’ nouvel avis, je vais faire l’impossible pour vous faire parvenir quelque peu de chocolat. Dans tous les cas, ce soir neuf heures, si la bont du Ciel veut que vous ayez un fil, ou que vous puissiez former un ruban avec votre linge, laissez-le descendre de votre fentre sur les orangers, j’y attacherai une corde que vous retirerez vous, et l’aide de cette corde je vous ferai passer du pain et du chocolat.
Fabrice avait conserv comme un trsor le morceau de charbon qu’il avait trouv dans le pole de sa chambre: il se hta de profiter de l’motion de Cllia, et d’crire sur sa main une suite de lettres dont l’apparition successive formait ces mots:
– Je vous aime, et la vie ne m’est prcieuse que parce que je vous vois; surtout envoyez-moi du papier et un crayon.
Ainsi que Fabrice l’avait espr, l’extrme terreur qu’il lisait dans les traits de Cllia empcha la jeune fille de rompre l’entretien aprs ce mot si hardi, je vous aime; elle se contenta de tmoigner beaucoup d’humeur. Fabrice eut l’esprit d’ajouter:
– Par le grand vent qu’il fait aujourd’hui, je n’entends que fort imparfaitement les avis que vous daignez me donner en chantant, le son du piano couvre la voix. Qu’est-ce que c’est par exemple, que ce poison dont vous me parlez?
A ce mot, la terreur de la jeune fille reparut tout entire; elle se mit la hte tracer de grandes lettres l’encre sur les pages d’un livre qu’elle dchira, et Fabrice fut transport de joie en voyant enfin tabli, aprs trois mois de soins, ce moyen de correspondance qu’il avait si vainement sollicit. Il n’eut garde d’abandonner la petite ruse qui lui avait si bien russi, il aspirait crire des lettres, et feignait chaque instant de ne pas bien saisir les mots dont Cllia exposait successivement ses yeux toutes les lettres.
Elle fut oblige de quitter la volire pour courir auprs de son pre; elle craignait par-dessus tout qu’il ne vnt l’y chercher; son gnie souponneux n’et point t content du grand voisinage de la fentre de cette volire et de l’abat-jour qui masquait celle du prisonnier. Cllia elle-mme avait eu l’ide quelques moments auparavant, lorsque la non-apparition de Fabrice la plongeait dans une si mortelle inquitude, que l’on pourrait jeter une petite pierre enveloppe d’un morceau de papier vers la partie suprieure de cet abat-jour; si le hasard voulait qu’en cet instant le gelier charg de la garde de Fabrice ne se trouvt pas dans sa chambre, c’tait un moyen de correspondance certain.
Notre prisonnier se hta de construire une sorte de raban avec du linge; et le soir, un peu aprs neuf heures, il entendit fort bien de petits coups frapps sur les caisses des orangers qui se trouvaient sous sa fentre; il laissa glisser son ruban qui lui ramena une petite corde fort longue, l’aide de laquelle il retira d’abord une provision de chocolat, et ensuite, son inexprimable satisfaction, un rouleau de papier et un crayon. Ce fut en vain qu’il tendit la corde ensuite, il ne reut plus rien; apparemment que les sentinelles s’taient rapproches des orangers. Mais il tait ivre de joie. Il se hta d’crire une lettre infinie Cllia: peine fut-elle termine qu’il l’attacha sa corde et la descendit. Pendant plus de trois heures il attendit vainement qu’on vnt la prendre, et plusieurs fois la retira pour y faire des changements.”Si Cllia ne voit pas ma lettre ce soir, se disait-il, tandis qu’elle est encore mue par ses ides de poison peut-tre demain matin rejettera-t-elle bien loin ;’ide de recevoir une lettre.”
Le fait est que Cllia n’avait pu se dispenser de descendre la ville avec son pre: Fabrice en eut presque l’ide en entendant, vers minuit et demi, rentrer la voiture du gnral; il connaissait le pas des chevaux. Quelle ne fut pas sa joie lorsque, quelques minutes aprs avoir entendu le gnral traverser l’esplanade et les sentinelles lui prsenter les armes, il sentit s’agiter la corde qu’il n’avait cess de tenir autour du bras! On attachait un grand poids cette corde, deux petites secousses lui donnrent le signal de la retirer. Il eut assez de peine faire passer au poids qu’il ramenait une corniche extrmement saillante qui se trouvait sous sa fentre.
Cet objet qu’il avait eu tant de peine faire remonter, c’tait une carafe remplie d’eau et enveloppe dans un chle. Ce fut avec dlices que ce pauvre jeune homme, qui vivait depuis si longtemps dans une solitude si complte, couvrit ce chle de ses baisers. Mais il faut renoncer peindre son motion lorsque enfin, aprs tant de jours d’esprance vaine, il dcouvrit un petit morceau de papier qui tait attach au chle par une pingle.
Ne buvez que de cette eau, vivez avec du chocolat; demain je ferai tout au monde pour vous faire parvenir du pain, je le marquerai de tous les cts avec de petites croix traces l’encre. C’est affreux dire, mais il faut que vous le sachiez, peut-tre Barbone est-il charg de vous empoisonner. Comment n’avez-vous pas senti que le sujet que vous traitez dans votre lettre au crayon est fait pour me dplaire? Aussi je ne vous crirais pas sans le danger extrme qui vous menace. Je viens de voir la duchesse, elle se porte bien ainsi que le comte, mais elle est fort maigrie; ne m’crivez plus sur ce sujet: voudriez-vous me fcher?
Ce fut un grand effort de vertu chez Cllia que d’crire l’avant-dernire ligne de ce billet. Tout le monde prtendait, dans la socit de la cour, que Mme Sanseverina prenait beaucoup d’amiti pour le comte Baldi, ce si bel homme, l’ancien ami de la marquise Raversi. Ce qu’il y avait de sr, c’est qu’il s’tait brouill de la faon la plus scandaleuse avec cette marquise qui, pendant six ans, lui avait servi de mre et l’avait tabli dans le monde.
Cllia avait t oblige de recommencer ce petit mot crit la hte, parce que dans la premire rdaction il perait quelque chose des nouvelles amours que la malignit publique supposait la duchesse.
– Quelle bassesse moi! s’tait-elle crie: dire du mal Fabrice de la femme qu’il aime!…
Le lendemain matin, longtemps avant le jour, Grillo entra dans la chambre de Fabrice, y dposa un assez lourd paquet, et disparut sans mot dire. Ce paquet contenait un pain assez gros, garni de tous les cts de petites croix traces la plume: Fabrice les couvrit de baisers; il tait amoureux. A ct du pain se trouvait un rouleau recouvert d’un grand nombre de doubles de papier; il renfermait six mille francs en sequins; enfin, Fabrice trouva un beau brviaire tout neuf: une main qu’il commenait connatre avait trac ces mots la marge:
Le poison! Prendre garde l’eau, au vin, tout; vivre de chocolat, tcher de faire manger par le chien le dner auquel on ne touchera pas; il ne faut pas paratre mfiant, l’ennemi chercherait un autre moyen. Pas d’tourderie, au nom de Dieu! pas de lgret!
Fabrice se hta d’enlever ces caractres chris qui pouvaient compromettre Cllia et de dchirer un grand nombre de feuillets du brviaire, l’aide desquels il fit plusieurs alphabets; chaque lettre tait proprement trace avec du charbon cras dlay dans du vin. Ces alphabets se trouvrent secs lorsque onze heures trois quarts Cllia parut deux pas en arrire de la fentre de la volire.”La grande affaire maintenant, se dit Fabrice, c’est qu’elle consente en faire usage.”Mais, par bonheur, il se trouva qu’elle avait beaucoup de choses dire au jeune prisonnier sur la tentative d’empoisonnement: un chien des filles de service tait mort pour avoir mang un plat qui lui tait destin. Cllia, bien loin de faire des objections contre l’usage des alphabets, en avait prpar un magnifique avec de l’encre. La conversation suivie par ce moyen, assez incommode dans les premiers moments, ne dura pas moins d’une heure et demie, c’est- -dire tout le temps que Cllia put rester la volire. Deux ou trois fois, Fabrice se permettant des choses dfendues, elle ne rpondit pas, et alla pendant un instant donner ses oiseaux les soins ncessaires.
Fabrice avait obtenu que, le soir en lui envoyant de l’eau, elle lui ferait parvenir un des alphabets tracs par elle avec de l’encre, et qui se voyait beaucoup mieux. Il ne manqua pas d’crire une fort longue lettre dans laquelle il eut soin de ne point placer de choses tendres, du moins d’une faon qui pt offenser. Ce moyen lui russit; sa lettre fut accepte.
Le lendemain, dans la conversation par les alphabets, Cllia ne lui fit pas de reproches; elle lui apprit que le danger du poison diminuait; le Barbone avait t attaqu et presque assomm par les gens qui faisaient la cour aux filles de cuisine du palais du gouverneur; probablement il n’oserait plus reparatre dans les cuisines. Cllia lui avoua que, pour lui, elle avait os voler du contre-poison son pre, elle le lui envoyait: l’essentiel tait de repousser l’instant tout aliment auquel on trouverait une saveur extraordinaire. Cllia avait fait beaucoup de questions don Cesare, sans pouvoir dcouvrir d’o provenaient les six cents sequins reus par Fabrice; dans tous les cas, c’tait un signe excellent; la svrit diminuait.
Cet pisode du poison avana infiniment les affaires de notre prisonnier; toutefois jamais il ne put obtenir le moindre aveu qui ressemblt de l’amour, mais il avait le bonheur de vivre de la manire la plus intime avec Cllia. Tous les matins, et souvent les soirs, il y avait une longue conversation avec les alphabets; chaque soir, neuf heures, Cllia acceptait une longue lettre, et quelquefois y rpondait par quelques mots; elle lui envoyait le journal et quelques livres; enfin, Grillo avait t amadou au point d’apporter Fabrice du pain et du vin, qui lui taient remis journellement par la femme de chambre de Cllia. Le gelier Grillo en avait conclu que le gouverneur n’tait pas d’accord avec les gens qui avaient charg Barbone d’empoisonner le jeune Monsignore, et il en tait fort aise, ainsi que tous ses camarades, car un proverbe s’tait tabli dans la prison: il suffit de regarder en face monsignore del Dongo pour qu’il vous donne de l’argent.
Fabrice tait devenu fort ple; le manque absolu d’exercice nuisait sa sant; cela prs, jamais il n’avait t aussi heureux. Le ton de la conversation tait intime, et quelquefois fort gai, entre Cllia et lui. Les seuls moments de la vie de Cllia qui ne fussent pas assigs de prvisions funestes et de remords taient ceux qu’elle passait s’entretenir avec lui. Un jour elle eut l’imprudence de lui dire:
– J’admire votre dlicatesse; comme je suis la fille du gouverneur, vous ne me parlez jamais du dsir de recouvrer la libert!
– C’est que je me garde bien d’avoir un dsir aussi absurde, lui rpondit Fabrice; une fois de retour Parme, comment vous reverrais-je? et la vie me serait dsormais insupportable si je ne pouvais vous dire tout ce que je pense… non, pas prcisment tout ce que je pense, vous y mettez bon ordre; mais enfin, malgr votre mchancet, vivre sans vous voir tous les jours serait pour moi un bien autre supplice que cette prison! de la vie je ne fus aussi heureux!… N’est-il pas plaisant de voir que le bonheur m’attendait en prison?
– Il y a bien des choses dire sur cet article, rpondit Cllia d’un air qui devint tout coup excessivement srieux et presque sinistre.
– Comment! s’cria Fabrice fort alarm, serais-je expos perdre cette place si petite que j’ai pu gagner dans votre coeur, et qui fait ma seule joie en ce monde?
– Oui, lui dit-elle, j’ai tout lieu de croire que vous manquez de probit envers moi, quoique passant d’ailleurs dans le monde pour fort galant homme; mais je ne veux pas traiter ce sujet aujourd’hui.
Cette ouverture singulire jeta beaucoup d’embarras dans leur conversation, et souvent l’un et l’autre eurent les larmes aux yeux.
Le fiscal gnral Rassi aspirait toujours changer de nom: il tait bien las de celui qu’il s’tait fait, et voulait devenir baron Riva. Le comte Mosca, de son ct, travaillait, avec toute l’habilet dont il tait capable, fortifier chez ce juge vendu la passion de la baronnie, comme il cherchait redoubler chez le prince la folle esprance de se faire roi constitutionnel de la Lombardie. C’taient les seuls moyens qu’il et pu inventer de retarder la mort de Fabrice.
Le prince disait Rassi:
– Quinze jours de dsespoir et quinze jours d’esprance, c’est par ce rgime patiemment suivi que nous parviendrons vaincre le caractre de cette femme altire, c’est par ces alternatives de douceur et de duret que l’on arrive dompter les chevaux les plus froces. Appliquez le caustique ferme.
En effet, tous les quinze jours on voyait renatre dans Parme un nouveau bruit annonant la mort prochaine de Fabrice. Ces propos plongeaient la malheureuse duchesse dans le dernier dsespoir. Fidle la rsolution de ne pas entraner le comte dans sa ruine, elle ne le voyait que deux fois par mois; mais elle tait punie de sa cruaut envers ce pauvre homme par les alternatives continuelles de sombre dsespoir o elle passait sa vie. En vain le comte Mosca, surmontant la jalousie cruelle que lui inspiraient les assiduits du comte Baldi, ce si bel homme, crivait la duchesse quand il ne pouvait la voir, et lui donnait connaissance de tous les renseignements qu’il devait au zle du futur baron Riva, la duchesse aurait eu besoin, pour pouvoir rsister aux bruits atroces qui couraient sans cesse sur Fabrice, de passer sa vie avec un homme d’esprit et de coeur tel que Mosca; la nullit du Baldi, la laissant ses penses, lui donnait une faon d’exister affreuse et le comte ne pouvait parvenir lui communiquer ses raisons d’esprer.
Au moyen de divers prtextes assez ingnieux, ce ministre tait parvenu faire consentir le prince ce que l’on dpost dans un chteau ami, au centre mme de la Lombardie, dans les environs de Sarono, les archives de toutes les intrigues fort compliques au moyen desquelles Ranuce-Ernest IV nourrissait l’esprance archifolle de se faire roi constitutionnel de ce beau pays.
Plus de vingt de ces pices fort compromettantes taient de la main du prince ou signes par lui, et dans le cas o la vie de Fabrice serait srieusement menace, le comte avait le projet d’annoncer Son Altesse qu’il allait livrer ces pices une grande puissance qui d’un mot pouvait l’anantir.
Le comte Mosca se croyait sr du futur baron Riva, il ne craignait que le poison; la tentative de Barbone l’avait profondment alarm, et tel point qu’il s’tait dtermin hasarder une dmarche folle en apparence. Un matin il passa la porte de la citadelle, et fit appeler le gnral Fabio Conti qui descendit jusque sur le bastion au-dessus de la porte; l , se promenant amicalement avec lui, il n’hsita pas lui dire, aprs une petite prface aigre-douce et convenable:
– Si Fabrice prit d’une faon suspecte, cette mort pourra m’tre attribue, je passerai pour un jaloux, ce serait pour moi un ridicule abominable et que je suis rsolu de ne pas accepter. Donc, et pour m’en laver, s’il prit de maladie, je vous tuerai de ma main; comptez l -dessus.
Le gnral Fabio Conti fit une rponse magnifique et parla de sa bravoure, mais le regard du comte resta prsent sa pense.
Peu de jours aprs, et comme s’il se ft concert avec le comte, le fiscal Rassi se permit une imprudence bien singulire chez un tel homme. Le mpris public attach son nom qui servait de proverbe la canaille, le rendait malade depuis qu’il avait l’espoir fond de pouvoir y chapper. Il adressa au gnral Fabio Conti une copie officielle de la sentence qui condamnait Fabrice douze annes de citadelle. D’aprs la loi, c’est ce qui aurait d tre fait ds le lendemain mme de l’entre de Fabrice en prison; mais ce qui tait inou Parme, dans ce pays de mesures secrtes, c’est que la justice se permt une telle dmarche sans l’ordre exprs du souverain. En effet, comment nourrir l’espoir de redoubler tous les quinze jours l’effroi de la duchesse, et de dompter ce caractre altier, selon le mot du prince, une fois qu’une copie officielle de la sentence tait sortie de la chancellerie de justice? La veille du jour o le gnral Fabio Conti reut le pli officiel du fiscal Rassi, il apprit que le commis Barbone avait t rou de coups en rentrant un peu tard la citadelle; il en conclut qu’il n’tait plus question en certain lieu de se dfaire de Fabrice; et, par un trait de prudence qui sauva Rassi des suites immdiates de sa folie, il ne parla point au prince, la premire audience qu’il en obtint, de la copie officielle de la sentence du prisonnier lui transmise. Le comte avait dcouvert, heureusement pour la tranquillit de la pauvre duchesse, que la tentative gauche de Barbone n’avait t qu’une vellit de vengeance particulire, et il avait fait donner ce commis l’avis dont on a parl.
Fabrice fut bien agrablement surpris quand, aprs cent trente-cinq jours de prison dans une cage assez troite, le bon aumnier don Cesare vint le chercher un jeudi pour le faire promener sur le donjon de la tour Farnse: Fabrice n’y eut pas t dix minutes que, surpris par le grand air, il se trouva mal.
Don Cesare prit prtexte de cet accident pour lui accorder une promenade d’une demi-heure tous les jours. Ce fut une sottise, ces promenades frquentes eurent bientt rendu notre hros des forces dont il abusa.
Il y eut plusieurs srnades; le ponctuel gouverneur ne les souffrait que parce qu’elles engageaient avec le marquis Crescenzi sa fille Cllia, dont le caractre lui faisait peur: il sentait vaguement qu’il n’y avait nul point de contact entre elle et lui, et craignait toujours de sa part quelque coup de tte. Elle pouvait s’enfuir au couvent, et il restait dsarm. Du reste, le gnral craignait que toute cette musique dont les sons pouvaient pntrer jusque dans ls cachots les plus profonds, rservs aux plus noirs libraux, ne contnt des signaux. Les musiciens aussi lui donnaient de la jalousie par eux-mmes; aussi, peine la srnade termine, on les enfermait clef dans les grandes salles basses du palais du gouverneur, qui de jour servaient de bureaux pour l’tat-major, et on ne leur ouvrait la porte que le lendemain matin au grand jour. C’tait le gouverneur lui-mme qui, plac sur le pont de l’esclave, les faisait fouiller en sa prsence et leur rendait la libert, non sans leur rpter plusieurs fois qu’il ferait pendre l’instant celui d’entre eux qui aurait l’audace de se charger de la moindre commission pour quelque prisonnier. Et l’on savait que dans sa peur de dplaire il tait homme tenir parole, de faon que le marquis Crescenzi tait oblig de payer triple ses musiciens fort choqus de cette nuit passer en prison.
Tout ce que la duchesse put obtenir et grand-peine de la pusillanimit de l’un de ces hommes ce fut qu’il se chargerait d’une lettre pour l remettre au gouverneur. La lettre tait adresse Fabrice; on y dplorait la fatalit qui faisait que depuis plus de cinq mois qu’il tait en prison, ses amis du dehors n’avaient pu tablir avec lui la moindre correspondance.
En entrant la citadelle, le musicien gagn se jeta aux genoux du gnral Fabio Conti, et lui avoua qu’un prtre, lui inconnu, avait tellement insist pour le charger d’une lettre adresse au sieur del Dongo, qu’il n’avait os refuser; mais, fidle son devoir, il se htait de la remettre entre les mains de Son Excellence.
L’Excellence fut trs flatte: elle connaissait les ressources dont la duchesse disposait, et avait grand-peur d’tre mystifie. Dans sa joie, le gnral alla prsenter cette lettre au prince, qui fut ravi.
– Ainsi, la fermet de mon administration est parvenue me venger! Cette femme hautaine souffre depuis cinq mois! Mais l’un de ces jours nous allons faire prparer un chafaud, et sa folle imagination ne manquera pas de croire qu’il est destin au petit del Dongo.
CHAPITRE XX
Une nuit, vers une heure du matin, Fabrice, couch sur sa fentre, avait pass la tte par le guichet pratiqu dans l’abat-jour, et contemplait les toiles et l’immense horizon dont on jouit du haut de la tour Farnse. Ses yeux, errant dans la campagne du ct du bas P et de Ferrare, remarqurent par hasard une lumire excessivement petite mais assez vive, qui semblait partir du haut d’une tour.”Cette lumire ne doit pas tre aperue de la plaine, se dit Fabrice, l’paisseur de la tour l’empche d’tre vue d’en bas, ce sera quelque signal pour un point loign.”Tout coup il remarqua que cette lueur paraissait et disparaissait des intervalles fort rapprochs.”C’est quelque jeune fille qui parle son amant du village voisin.”Il compta neuf apparitions successives: “Ceci est un I”, dit-il. En effet, l’I est la neuvime lettre de l’alphabet. Il y eut ensuite, aprs un repos, quatorze apparitions: “Ceci est un N”; puis, encore aprs un repos, une seule apparition: “C’est un A; le mot est Ina.”
Quelle ne fut pas sa joie et son tonnement quand les apparitions successives, toujours spares par de petits repos, vinrent complter les mots suivants:
Ina pensa a te.
Evidemment: Gina pense toi!
Il rpondit l’instant par des apparitions successives de sa lampe au vasistas par lui pratiqu:
Fabrice t’aime!
La correspondance continua jusqu’au jour. Cette nuit tait la cent soixante-treizime de sa captivit, et on lui apprit que depuis quatre mois on faisait ces signaux toutes les nuits. Mais tout le monde pouvait les voir et les comprendre; on commena ds cette premire nuit tablir des abrviations: trois apparitions se suivant trs rapidement indiquaient la duchesse; quatre, le prince; deux, le comte Mosca; deux apparitions rapides suivies de deux lentes voulaient dire vasion. On convint de suivre l’avenir l’ancien alphabet alla monaca, qui, afin de n’tre pas devin par des indiscrets, change le numro ordinaire des lettres, et leur en donne d’arbitraires; A, par exemple, porte le numro 10; le B, le numro 3; c’est- -dire que trois clipses successives de la lampe veulent dire B, dix clipses successives, l’A, etc.; un moment d’obscurit fait la sparation des mots. On prit rendez-vous pour le lendemain une heure aprs minuit, et le lendemain la duchesse vint cette tour qui tait un quart de lieue de la ville. Ses yeux se remplirent de larmes en voyant les signaux faits par ce Fabrice qu’elle avait cru mort si souvent. Elle lui dit elle-mme par des apparitions de lampe: Je t’aime, bon courage, sant, bon espoir! Exerce tes forces dans ta chambre. tu auras besoin de la force de tes bras.”Je ne l’ai pas vu, se disait la duchesse, depuis le concert de la Fausta, lorsqu’il parut la porte de mon salon habill en chasseur. Qui m’et dit alors le sort qui nous attendait!”
La duchesse fit faire des signaux qui annonaient Fabrice que bientt il serait dlivr, grce la bon t du prince (ces signaux pouvaient tre compris); puis elle revint lui dire des tendresses; elle ne pouvait s’arracher d’auprs de lui! Les seules reprsentations de Ludovic, qui, parce qu’il avait t utile Fabrice, tait devenu son factotum, purent l’engager, lorsque le jour allait dj paratre, discontinuer des signaux qui pouvaient attirer les regards de quelque mchant. Cette annonce plusieurs fois rpte d’une dlivrance prochaine jeta Fabrice dans une profonde tristesse: Cllia, la remarquant le lendemain, commit l’imprudence de lui en demander la cause.
– Je me vois sur le point de donner un grave sujet de mcontentement la duchesse.
– Et que peut-elle exiger de vous que vous lui refusiez? s’cria Cllia transporte de la curiosit la plus vive.
– Elle veut que je sorte d’ici, lui rpondit-il, et c’est quoi je ne consentirai jamais.
Cllia ne put rpondre, elle le regarda et fondit en larmes. S’il et pu lui adresser la parole de prs, peut-tre alors et-il obtenu l’aveu de sentiments dont l’incertitude le plongeait souvent dans un profond dcouragement; il sentait vivement que la vie, sans l’amour de Cllia, ne pouvait tre pour lui qu’une suite de chagrins amers ou d’ennuis insupportables. Il lui semblait que ce n’tait plus la peine de vivre pour retrouver ces mmes bonheurs qui lui semblaient intressants avant d’avoir connu l’amour, et quoique le suicide ne soit pas encore la mode en Italie, il y avait song comme une ressource, si le destin le sparait de Cllia.
Le lendemain il reut d’elle une fort longue lettre.
Il faut, mon ami, que vous sachiez la vrit: bien souvent, depuis que vous tes ici, l’on a cru Parme que votre dernier jour tait arriv. Il est vrai que vous n’tes condamn qu’ douze annes de forteresse; mais il est, par malheur, impossible de douter qu’une haine toute-puissante ne s’attache vous poursuivre, et vingt fois j’ai trembl que le poison ne vnt mettre fin vos jours: saisissez donc tous les moyens possibles de sortir d’ici. Vous voyez que pour vous je manque aux devoirs les plus saints; jugez de l’imminence du danger par les choses que je me hasarde vous dire et qui sont si dplaces dans ma bouche. S’il le faut absolument, s’il n’est aucun autre moyen de salut, fuyez. Chaque instant que vous passez dans cette forteresse peut mettre votre vie dans le plus grand pril; songez qu’il est un parti la cour que la perspective du crime n’arrtera jamais dans ses desseins. Et ne voyez-vous pas tous les projets de ce parti sans cesse djous par l’habilet suprieure du comte Mosca? Or, on a trouv un moyen certain de l’exiler de Parme, c’est le dsespoir de la duchesse; et n’est-on pas trop certain d’amener ce dsespoir par la mort d’un jeune prisonnier? Ce mot seul, qui est sans rponse, doit vous faire juger de votre situation. Vous dites que vous avez de l’amiti pour moi: songez d’abord que des obstacles insurmontables s’opposent ce que ce sentiment prenne jamais une certaine fixit entre nous. Nous nous serons rencontrs dans notre jeunesse, nous nous serons tendu une main secourable dans une priode malheureuse; le destin m’aura place en ce lieu de svrit pour adoucir vos peines, mais je me ferais des reproches ternels si des illusions, que rien n’autorise et n’autorisera jamais, vous portaient ne pas saisir toutes les occasions possibles de soustraire votre vie un si affreux pril. J’ai perdu la paix de l’me par la cruelle imprudence que j’ai commise en changeant avec vous quelques signes de bonne amiti: Si nos jeux d’enfant, avec des alphabets vous conduisent des illusions si peu fondes et qui peuvent vous tre si fatales, ce serait en vain que pour me justifier je me rappellerais la tentative de Barbone. Je vous aurais jet moi-mme dans un pril bien plus affreux, bien plus certain, en croyant vous soustraire un danger du moment; et mes imprudences sont jamais impardonnables si elles ont fait natre des sentiments qui puissent vous porter rsister aux conseils de la duchesse. Voyez ce que vous m’obligez vous rpter; sauvez-vous, je vous l’ordonne…
Cette lettre tait fort longue; certains passages, tels que le je vous l’ordonne, que nous venons de transcrire, donnrent des moments d’espoir dlicieux l’amour de Fabrice. Il lui semblait que le fond des sentiments tait assez tendre, si les expressions taient remarquablement prudentes. Dans d’autres instants, il payait la peine de sa complte ignorance en ce genre de guerre; il ne voyait que de la simple amiti, ou mme de l’humanit fort ordinaire, dans cette lettre de Cllia.
Au reste, tout ce qu’elle lui apprenait ne lui fit pas changer un instant de dessein: en supposant que les prils qu’elle lui peignait fussent bien rels, tait-ce trop que d’acheter, par quelques dangers du moment, le bonheur de la voir tous les jours? Quelle vie mnerait-il quand il serait de nouveau rfugi Bologne ou Florence? car en se sauvant de la citadelle, il ne pouvait pas mme esprer la permission de vivre Parme. Et mme, quand le prince changerait au point de le mettre en libert (ce qui tait si peu probable, puisque lui, Fabrice, tait devenu, pour une faction puissante, un moyen de renverser le comte Mosca), quelle vie mnerait-il Parme, spar de Cllia par toute la haine qui divisait les deux partis? Une ou deux fois par mois, peut-tre, le hasard les placerait dans les mmes salons; mais, mme alors quelle sorte de conversation pourrait-il avoir avec elle? Comment retrouver cette intimit parfaite dont chaque jour maintenant il jouissait pendant plusieurs heures? que serait la conversation de salon, compare celle qu’ils faisaient avec des alphabets?”Et, quand je devrais acheter cette vie de dlices et cette chance unique de bonheur par quelques petits dangers, o serait le mal? Et ne serait-ce pas encore un bonheur que de trouver ainsi une faible occasion de lui donner une preuve de mon amour?”
Fabrice ne vit dans la lettre de Cllia que l’occasion de lui demander une entrevue: c’tait l’unique et constant objet de tous ses dsirs; il ne lui avait parl qu’une fois, et encore un instant, au moment de son entre en prison, et il y avait de cela plus de deux cents jours.
Il se prsentait un moyen facile de rencontrer Cllia: l’excellent abb don Cesare accordait Fabrice une demi-heure de promenade sur la terrasse de la tour Farnse tous les jeudis, pendant le jour, mais les autres jours de la semaine, cette promenade, qui pouvait tre remarque par tous les habitants de Parme et des environs et compromettre gravement le gouverneur, n’avait lieu qu’ la tombe de la nuit. Pour monter sur la terrasse de la tour Farnse il n’y avait d’autre escalier que celui du petit clocher dpendant de la chapelle si lugubrement dcore en marbre noir et blanc, et dont le lecteur se souvient peut-tre. Grillo conduisait Fabrice cette chapelle, il lui ouvrait le petit escalier du clocher: son devoir et t de l’y suivre, mais, comme les soires commenaient tre fraches, le gelier le laissait monter seul, l’enfermait clef dans ce clocher qui communiquait la terrasse, et retournait se chauffer dans sa chambre. Eh bien! un soir, Cllia ne pourrait-elle pas se trouver, escorte par sa femme de chambre, dans la chapelle de marbre noir?
Toute la longue lettre par laquelle Fabrice rpondait celle de Cllia tait calcule pour obtenir cette entrevue. Du reste, il lui faisait confidence avec une sincrit parfaite, et comme s’il se ft agi d’une autre personne, de toutes les raisons qui le dcidaient ne pas quitter la citadelle.
“Je m’exposerais chaque jour la perspective de mille morts pour avoir le bonheur de vous parler l’aide de nos alphabets, qui maintenant ne nous arrtent pas un instant, et vous voulez que je fasse la duperie de m’exiler Parme, ou peut-tre Bologne, ou mme Florence! Vous voulez que je marche pour m’loigner de vous! Sachez qu’un tel effort m’est impossible; c’est en vain que je vous donnerais ma parole, je ne pourrais la tenir.”
Le rsultat de cette demande de rendez-vous fut une absence de Cllia, qui ne dura pas moins de cinq jours; pendant cinq jours elle ne vint la volire que dans les instants o elle savait que Fabrice ne pouvait pas faire usage de la petite ouverture pratique l’abat-jour. Fabrice fut au dsespoir; il conclut de cette absence que, malgr certains regards qui lui avaient fait concevoir de folles esprances, jamais il n’avait inspir Cllia d’autres sentiments que ceux d’une simple amiti.”En ce cas, se disait-il, que m’importe la vie? que le prince me la fasse perdre, il sera le bienvenu; raison de plus pour ne pas quitter la forteresse.”Et c’tait avec un profond sentiment de dgot que, toutes les nuits, il rpondait aux signaux de la petite lampe. La duchesse le crut tout fait fou quand elle lut, sur le bulletin des signaux que Ludovic lui apportait tous les matins, ces mots tranges: je ne veux pas me sauver; je veux mourir ici!
Pendant ces cinq journes, si cruelles pour Fabrice, Cllia tait plus malheureuse que lui; elle avait eu cette ide, si poignante pour une me gnreuse: “Mon devoir est de m’enfuir dans un couvent, loin de la citadelle; quand Fabrice saura que je ne suis plus ici, et je le lui ferai dire par Grillo et par tous les geliers, alors il se dterminera une tentative d’vasion.”Mais aller au couvent, c’tait renoncer jamais revoir Fabrice; et renoncer le voir quand il donnait une preuve si vidente que les sentiments qui avaient pu autrefois le lier la duchesse n’existaient plus maintenant! Quelle preuve d’amour plus touchante un jeune homme pouvait-il donner? Aprs sept longs mois de prison, qui avaient gravement altr sa sant, il refusait de reprendre sa libert. Un tre lger, tel que les discours des courtisans avaient dpeint Fabrice aux yeux de Cllia, et sacrifi vingt matresses pour sortir un jour plus tt de la citadelle; et que n’et-il pas fait pour sortir d une prison o chaque jour le poison pouvait mettre fin sa vie!
Cllia manqua de courage, elle commit la faute insigne de ne pas chercher un refuge dans un couvent, ce qui en mme temps lui et donn un moyen tout naturel de rompre avec le marquis Crescenzi. Une fois cette faute commise, comment rsister ce jeune homme si aimable si naturel, si tendre, qui exposait sa vie des prils affreux pour obtenir le simple bonheur de l’apercevoir d’une fentre l’autre? Aprs cinq jours de combats affreux, entremls de moments de mpris pour elle-mme, Cllia se dtermina rpondre la lettre par laquelle Fabrice sollicitait le bonheur de lui parler dans la chapelle de marbre noir. A la vrit elle refusait, et en termes assez durs; mais de ce moment toute tranquillit fut perdue pour elle, chaque instant son imagination lui peignait Fabrice succombant aux atteintes du poison, elle venait six ou huit fois par jour la volire, elle prouvait le besoin passionn de s’assurer par ses yeux que Fabrice vivait.
“S’il est encore la forteresse, se disait-elle, s’il est expos toutes les horreurs que la faction Raversi trame peut-tre contre lui dans le but de chasser le comte Mosca, c est uniquement parce que j’ai eu la lchet de ne pas m’enfuir au couvent! Quel prtexte pour rester ici une fois qu’il et t certain que je m’en tais loigne jamais?”
Cette fille si timide la fois et si hautaine en vint courir la chance d’un refus de la part du gelier Grillo; bien plus, elle s’exposa tous les commentaires que cet homme pourrait se permettre sur la singularit de sa conduite. Elle descendit ce degr d’humiliation de le faire appeler, et de lui dire d’une voix tremblante et qui trahissait tout son secret, que sous peu de jours Fabrice allait obtenir sa libert, que la duchesse Sanseverina se livrait dans cet espoir aux dmarches les plus actives, que souvent il tait ncessaire d’avoir l’instant mme la rponse du prisonnier de certaines propositions qui taient faites, et qu’elle l’engageait, lui Grillo, permettre Fabrice de pratiquer une ouverture dans l’abat-jour qui masquait sa fentre, afin qu’elle pt lui communiquer par signes les avis qu’elle recevait plusieurs fois la journe de Mme Sanseverina.
Grillo sourit et lui donna l’assurance de son respect et de son obissance. Cllia lui sut un gr infini de ce qu’il n’ajoutait aucune parole; il tait vident qu’il savait fort bien tout ce qui se passait depuis plusieurs mois.
A peine ce gelier fut-il hors de chez elle que Cllia fit le signal dont elle tait convenue pour appeler Fabrice dans les grandes occasions; elle lui avoua tout ce qu’elle venait de faire.
– Vous voulez mourir par le poison, ajouta-t-elle: j’espre avoir le courage un de ces jours de quitter mon pre, et de m’enfuir dans quelque couvent lointain; voil l’obligation que je vous aurai; alors J’espre que vous ne rsisterez plus aux plans qui peuvent vous tre proposs pour vous tirer d’ici; tant que vous y tes, j’ai des moments affreux et draisonnables; de la vie je n’ai contribu au malheur de personne, et il me semble que je suis cause que vous mourrez. Une pareille ide que j’aurais au sujet d’un parfait inconnu me mettrait au dsespoir, jugez de ce que j’prouve quand je viens me figurer qu’un ami, dont la draison me donne de graves sujets de plaintes, mais qu’enfin je vois tous les jours depuis si longtemps, est en proie dans ce moment mme aux douleurs de la mort. Quelquefois je sens le besoin de savoir de vous-mme que vous vivez.
“C’est pour me soustraire cette affreuse douleur que je viens de m’abaisser jusqu’ demander une grce un subalterne qui pouvait me la refuser, et qui peut encore me trahir. Au reste, je serais peut-tre heureuse qu’il vnt me dnoncer mon pre, l’instant je partirais pour le couvent, je ne serais plus la complice bien involontaire de vos cruelles folies. Mais, croyez-moi, ceci ne peut durer longtemps, vous obirez aux ordres de la duchesse. Etes-vous satisfait, ami cruel? c’est moi qui vous sollicite de trahir mon pre! Appelez Grillo, et faites-lui un cadeau.”
Fabrice tait tellement amoureux, la plus simple expression de la volont de Cllia le plongeait dans une telle crainte, que mme cette trange communication ne fut point pour lui la certitude d’tre aim. Il appela Grillo auquel il paya gnreusement les complaisances` passes, et quant l’avenir, il lui dit que pour chaque jour qu’il lui permettrait de faire usage de l’ouverture pratique dans l’abat-jour, il recevrait un sequin. Grillo fut enchant de ces conditions.
– Je vais vous parler le coeur sur la main monseigneur: voulez-vous vous soumettre manger votre dner froid tous les jours? il est un moyen bien simple d’viter le poison. Mais je vous demande la plus profonde discrtion, un gelier doit tout voir et ne rien deviner, etc. Au lieu d’un chien j’en aurai plusieurs, et vous-mme vous leur ferez goter de tous les plats dont vous aurez le projet de manger; quant au vin, je vous donnerai du mien, et vous ne toucherez qu’aux bouteilles dont j’aurai bu. Mais si Votre Excellence veut me perdre jamais, il suffit qu’elle fasse confidence de ces dtails mmes Mlle Cllia, les femmes sont toujours femmes; si demain elle se brouille avec vous, aprs-demain, pour se venger, elle raconte toute cette invention son pre, dont la plus douce joie serait d’avoir de quoi faire pendre un gelier. Aprs Barbone, c’est peut-tre l’tre le plus mchant de la forteresse, et c’est l ce qui fait le vrai danger de votre position, il sait manier le poison, soyez-en sr, et il ne me pardonnerait pas cette ide d’avoir trois ou quatre petits chiens.
Il y eut une nouvelle srnade. Maintenant Grillo rpondait toutes les questions de Fabrice; il s’tait bien promis toutefois d’tre prudent, et de ne point trahir Mlle Cllia, qui selon lui, tout en tant sur le point d’pouser l marquis Crescenzi, l’homme le plus riche des Etats de Parme n’en faisait pas moins l’amour, autant que les murs de la prison le permettaient avec l’aimable monsignore del Dongo. Il rpondait aux dernires questions de celui-ci sur la srnade, lorsqu’il eut l’tourderie d’ajouter
– On pense qu’il l’pousera bientt.
On peut juger de l’effet de ce simple mot sur Fabrice. La nuit il ne rpondit aux signaux de la lampe que pour annoncer qu’il tait malade. Le lendemain matin, ds les dix heures, Cllia ayant paru la volire, il lui demanda, avec un ton de politesse crmonieuse bien nouveau entre eux, pourquoi elle ne lui avait pas dit tout simplement qu’elle aimait le marquis Crescenzi, et qu’elle tait sur le point de l’pouser.
– C’est que rien de tout cela n’est vrai, rpondit Cllia avec impatience.
Il est vritable aussi que le reste de sa rponse fut moins net: Fabrice le lui fit remarquer et profita de l’occasion pour renouveler la demande d’une entrevue. Cllia, qui voyait sa bonne foi mise en doute, l’accorda presque aussitt, tout en lui faisant observer qu’elle se dshonorerait jamais aux yeux de Grillo. Le soir, quand la nuit fut faite, elle parut, accompagne de sa femme de chambre, dans la chapelle de marbre noir; elle s’arrta au milieu, ct de la lampe de veille; la femme de chambre et Grillo retournrent trente pas auprs de la porte. Cllia, toute tremblante, avait prpar un beau discours, son but tait de ne point faire d’aveu compromettant, mais la logique de la passion est pressante; le profond intrt qu’elle met savoir la vrit ne lui permet point de garder de vains mnagements, en mme temps que l’extrme dvouement qu’elle sent pour ce qu’elle aime lui te la crainte d’offenser. Fabrice fut d’abord bloui de la beaut de Cllia, depuis prs de huit mois il n’avait vu d’aussi prs que des geliers. Mais le nom du marquis Crescenzi lui rendit toute sa fureur, elle augmenta quand il vit clairement que Cllia ne rpondait qu’avec des mnagements prudents; Cllia elle-mme comprit qu’elle augmentait les soupons au lieu de les dissiper. Cette sensation fut trop cruelle pour elle.
– Serez-vous bien heureux, lui dit-elle avec une sorte de colre et les larmes aux yeux, de m’avoir fait passer par-dessus tout ce que je me dois moi-mme? Jusqu’au 3 aot de l’anne passe, je n’avais prouv que de l’loignement pour les hommes qui avaient cherch me plaire. J’avais un mpris sans borne et probablement exagr pour le caractre des courtisans, tout ce qui tait heureux cette cour me dplaisait. Je trouvai au contraire des qualits singulires un prisonnier qui le 3 aot fut amen dans cette citadelle. J’prouvai, d’abord sans m’en rendre compte, tous les tourments de la jalousie. Les grces d’une femme charmante, et de moi bien connue, taient des coups de poignard pour mon coeur, parce que je croyais, et je crois encore un peu`, que ce prisonnier lui tait attach. Bientt les perscutions du marquis Crescenzi, qui avait demand ma main, redoublrent; il est fort riche et nous n’avons aucune fortune; je les repoussais avec une grande libert d’esprit, lorsque mon pre pronona le mot fatal de couvent; je compris que si je quittais la citadelle je ne pourrais plus veiller sur la vie du prisonnier dont le sort m’intressait. Le chef-d’oeuvre de mes prcautions avait t que jusqu’ ce moment il ne se doutt en aucune faon des affreux dangers qui menaaient sa vie. Je m’tais bien promis de ne jamais trahir ni mon pre ni mon secret, mais cette femme d’une activit admirable, d’un esprit suprieur, d’une volont terrible, qui protge ce prisonnier, lui offrit, ce que je suppose, des moyens d’vasion, il les repoussa et voulut me persuader qu’il se refusait quitter la citadelle pour ne pas s’loigner de moi. Alors je fis une grande faute, je combattis pendant cinq jours, j’aurais d l’instant me rfugier au couvent et quitter la forteresse: cette dmarche m’offrait un moyen bien simple de rompre avec le marquis Crescenzi. Je n’eus point le courage de quitter la forteresse et je suis une fille perdue; je me suis attache un homme lger: je sais quelle a t sa conduite Naples; et quelle raison aurais-je de croire qu’il aura chang de caractre? Enferm dans une prison svre, il a fait la cour la seule femme qu’il pt voir, elle a t une distraction pour son ennui. Comme il ne pouvait lui parler qu’avec certaines difficults, cet amusement a pris la fausse apparence d’une passion. Ce prisonnier s’tant fait un nom dans le monde par son courage, il s’imagine prouver que son amour est mieux qu’un simple got passager, en s’exposant d’assez grands prils pour continuer voir la personne qu’il croit aimer. Mais ds qu’il sera dans une grande ville, entour de nouveau des sductions de la socit, il sera de nouveau ce qu’il a toujours t, un homme du monde adonn aux dissipations, la galanterie, et sa pauvre compagne de prison finira ses jours dans un couvent, oublie de cet tre lger, et avec le mortel regret de lui avoir fait un aveu.
Ce discours historique, dont nous ne donnons que les principaux traits, fut, comme on le pense bien, vingt fois interrompu par Fabrice. Il tait perdument amoureux, aussi il tait parfaitement convaincu qu’il n’avait jamais aim avant d’avoir vu Cllia, et que la destine de sa vie tait de ne vivre que pour elle.
Le lecteur se figure sans doute les belles choses qu’il disait, lorsque la femme de chambre avertit sa matresse que onze heures et demie venaient de sonner, et que le gnral pouvait rentrer tout moment; la sparation fut cruelle.
– Je vous vois peut-tre pour la dernire fois, dit Cllia au prisonnier: une mesure qui est dans l’intrt de la cabale Raversi peut vous fournir une cruelle faon de prouver que vous n’tes pas inconstant.
Cllia quitta Fabrice touffe par ses sanglots, et mourant de honte de ne pouvoir les drober entirement sa femme de chambre ni surtout au gelier Grillo. Une seconde conversation n’tait possible que lorsque le gnral annoncerait devoir passer la soire dans le monde, et comme depuis la prison de Fabrice, et l’intrt qu’elle inspirait la curiosit du courtisan, il avait trouv prudent de se donner un accs de goutte presque continuel, ses courses la ville, soumises aux exigences d’une politique savante, ne se dcidaient souvent qu’au moment de monter en voiture.
Depuis cette soire dans la chapelle de marbre, la vie de Fabrice fut une suite de transports de joie. De grands obstacles, il est vrai, semblaient encore s’opposer son bonheur mais enfin il avait cette joie suprme et peu espre d’tre aim par l’tre divin qui occupait toutes ses penses.
La troisime journe aprs cette entrevue, les signaux de la lampe finirent de fort bonne heure, peu prs sur le minuit; l’instant o ils se terminaient, Fabrice eut presque la tte casse par une grosse balle de plomb qui, lance dans la partie suprieure de l’abat-jour de sa fentre, vint briser ses vitres de papier et tomba dans sa chambre.
Cette fort grosse balle n’tait point aussi pesante beaucoup prs que l’annonait son volume; Fabrice russit facilement l’ouvrir et trouva une lettre de la duchesse. Par l’entremise de l’archevque qu’elle flattait avec soin, elle avait gagn un soldat de la garnison de la citadelle. Cet homme, frondeur adroit, trompait les soldats placs en sentinelle aux angles et la porte du palais du gouverneur ou s’arrangeait avec eux.
Il faut te sauver avec des cordes: je frmis en te donnant cet avis trange, j’hsite depuis plus de deux mois entiers te dire cette parole; mais l’avenir officiel se rembrunit chaque jour, et l’on peut s’attendre ce qu’il v a de pis. A propos, recommence l’instant les signaux avec ta lampe, pour nous prouver que tu as reu cette lettre dangereuse; marque P, B et G la monaca, c’est- -dire, quatre, douze et deux; je ne respirerai pas jusqu’ ce que j’aie vu ce signal; je suis la tour, on rpondra par N et O, sept et cinq. La rponse reue, ne fais plus aucun signal, et occupe-toi uniquement comprendre ma lettre.
Fabrice se hta d’obir, et fit les signaux convenus qui furent suivis des rponses annonces, puis il continua la lecture de la lettre.
On peut s’attendre ce qu’il y a de pis; c’est ce que m’ont dclar les trois hommes dans lesquels j’ai le plus de confiance, aprs que je leur ai lait jurer sur l’Evangile de me dire la vrit, quelque cruelle qu’elle pt tre pour moi. Le premier de ces hommes menaa le chirurgien dnonciateur Ferrare de tomber sur lui avec un couteau ouvert la main; le second te dit ton retour de Belgirate, qu’il aurait t plus strictement prudent de donner un coup de pistolet au valet de chambre qui arrivait en chantant dans le bois et conduisant en laisse un beau cheval un peu maigre; tu ne connais pas le troisime, c’est un voleur de grand chemin de mes amis, homme d’excution s’il en fut, et qui a autant de courage que toi; c’est pourquoi surtout je lui ai demand de me dclarer ce que tu devais faire. Tous les trois m’ont dit, sans savoir chacun que j’eusse consult les deux autres, qu’il vaut mieux s’exposer se casser le cou que de passer encore onze annes et quatre mois dans la crainte continuelle d’un poison fort probable.
Il faut pendant un mois t’exercer dans ta chambre monter et descendre au moyen d’une corde noue. Ensuite, un jour de fte o la garnison de la citadelle aura reu une gratification de vin, tu tenteras la grande entreprise. Tu auras trois cordes en soie et en chanvre, de la grosseur d’une plume de cygne, la premire de quatre-vingts pieds pour descendre les trente-cinq pieds qu’il y a de ta fentre au bois d’orangers, la seconde de trois cents pieds, et c’est l la difficult cause du poids, pour descendre les cent quatre-vingts pieds qu’a de hauteur le mur de la grosse tour; une troisime de trente pieds te servira descendre le rempart. Je passe ma vie tudier le grand mur l’orient, c’est- -dire du ct de Ferrare: une fente cause par un tremblement de terre a t remplie au moyen d’un contrefort qui forme plan inclin. Mon voleur de grand chemin m’assure qu’il se ferait fort de descendre de ce ct-l sans trop de difficult et sous peine seulement de quelques corchures, en se laissant glisser sur le plan inclin form par ce contrefort. L’espace vertical n’est que de vingt-huit pieds tout fait au bas; ce ct est le moins bien gard.
Cependant, tout prendre, mon voleur, qui trois fois s’est sauv de prison, et que tu aimerais si tu le connaissais, quoiqu’il excre les gens de ta caste, mon voleur de grand chemin, dis-je, agile et leste comme toi, pense qu’il aimerait mieux descendre par le ct du couchant, exactement vis- -vis le petit palais occup jadis par la Fausta, de vous bien connu. Ce qui le dciderait pour ce ct c’est que la muraille, quoique trs peu incline, est presque constamment garnie de broussailles; il y a des brins de bois, gros comme le petit doigt, qui peuvent fort bien corcher si l’on n’y prend garde, mais qui, aussi, sont excellents pour se retenir. Encore ce matin, je regardais ce ct du couchant avec une excellente lunette, la place choisir c’est prcisment au-dessous d’une pierre neuve que l’on a place la balustrade d ‘en haut, il y a deux ou trois ans. Verticalement au-dessous de cette pierre, tu trouveras d’abord un espace nu d’une vingtaine de pieds; il faut aller l trs lentement (tu sens si mon coeur frmit en te donnant ces instructions terribles, mais le courage consiste savoir choisir le moindre mal, si affreux qu’il soit encore); aprs l’espace nu, tu trouveras quatre-vingts ou quatre-vingt-dix pieds de broussailles fort grandes, o l’on voit voler des oiseaux, puis un espace de trente pieds qui n’a que des herbes, des violiers et des paritaires. Ensuite, en approchant de terre, vingt pieds de broussailles, et enfin vingt-cinq ou trente pieds rcemment parvrs.
Ce qui me dciderait pour ce ct, c’est que l se trouve verticalement, au-dessous de la pierre neuve de la balustrade d’en haut, une cabane en bois btie par un soldat dans son Jardin, et que le capitaine du gnie employ la forteresse veut le forcer dmolir; elle a dix-sept pieds de haut, elle est couverte en chaume, et le toit touche au grand mur de la citadelle. C’est ce toit qui me tente; dans le cas affreux d’un accident, il amortirait la chute. Une fois arriv l , tu es dans l’enceinte des remparts assez ngligemment gards; si l’on t’arrtait l , rire des coups de pistolet et dfends-toi quelques minutes. Ton ami de Ferrare et un autre homme de coeur, celui que j’appelle le voleur de grand chemin, auront des chelles, et n’hsiteront pas escalader ce rempart assez bas, et voler ton secours.
Le rempart n’a que vingt-trois pieds de haut, et un fort grand talus. Je serai au pied de ce dernier mur avec bon nombre de gens arms.
J’ai l’espoir de te faire parvenir cinq ou six lettres par la mme voie que celle-ci. Je rpterai sans cesse les mmes choses en d’autres termes, afin que nous soyons bien d’accord. Tu devines de quel coeur je te dis que l’homme du coup de pistolet au valet de chambre, qui, aprs tout, est le meilleur des tres et se meurt de repentir, pense que tu en seras quitte pour un bras cass. Le voleur de grand chemin, qui a plus d’exprience de ces sortes d’expditions, pense que, si tu veux descendre fort lentement, et surtout sans te presser, ta libert ne te cotera que des corchures. La grande difficult, c’est d’avoir des cordes; c’est quoi aussi je pense uniquement depuis quinze jours que cette grande ide occupe tous mes instants.
Je ne rponds pas cette folie, la seule chose sans esprit que tu aies dite de ta vie: “Je ne veux pas me sauver!”L’homme du coup de pistolet au valet de chambre s’cria que l’ennui t’avait rendu fou. Je ne te cacherai point que nous redoutons un fort imminent danger qui peut-tre fera hter le jour de ta faite. Pour t’annoncer ce danger, la lampe te dira plusieurs fois de suite: Le feu a pris au chteau! Tu rpondras : Mes livres sont-ils brls?
Cette lettre contenait encore cinq ou six pages de dtails, elle tait crite en caractres microscopiques sur du papier trs fin.
“Tout cela est fort beau et fort bien invent, se dit Fabrice; je dois une reconnaissance ternelle au comte et la duchesse; ils croiront peut-tre que j’ai eu peur, mais je ne me sauverai point. Est-ce que jamais l’on se sauva d’un lieu o l’on est au comble du bonheur, pour aller se jeter dans un exil affreux o tout manquera, jusqu’ l’air pour respirer? Que ferais-je au bout d’un mois que je serais Florence? je prendrais un dguisement pour venir rder auprs de la porte de cette forteresse, et tcher d’pier un regard!”
Le lendemain, Fabrice eut peur; il tait sa fentre, vers les onze heures, regardant le magnifique paysage et attendant l’instant heureux o il pourrait voir Cllia, lorsque Grillo entra hors d’haleine dans sa chambre:
– Et vite! vite! monseigneur, jetez-vous sur votre lit, faites semblant d’tre malade; voici trois juges qui montent! Ils vont vous interroger: rflchissez bien avant de parler; ils viennent pour vous entortiller.
En disant ces paroles Grillo se htait de fermer la petite trappe de l’abat-jour, poussait Fabrice sur son lit, et jetait sur lui deux ou trois manteaux.
– Dites que vous souffrez beaucoup et parlez peu, surtout faites rpter les questions pour rflchir.
Les trois juges entrrent.”Trois chapps des galres, se dit Fabrice en voyant ces physionomies basses, et non pas trois juges”; ils avaient de longues robes noires. Ils salurent gravement, et occuprent, sans mot dire, les trois chaises qui taient dans la chambre.
– Monsieur Fabrice del Dongo, dit le plus g, nous sommes peins de la triste mission que nous venons remplir auprs de vous. Nous sommes ici pour vous annoncer le dcs de Son Excellence M. le marquis del Dongo, votre pre, second grand majordome major du royaume lombardo-vnitien, chevalier grand-croix des ordres de, etc., etc., etc.
Fabrice fondit en larmes; le juge continua.
– Mme la marquise del Dongo, votre mre, vous fait part de cette nouvelle par une lettre missive; mais comme elle a joint au fait des rflexions inconvenantes, par un arrt d’hier, la cour de justice a dcid que sa lettre vous serait communique seulement par extrait, et c’est cet extrait que M. le greffier Bona va vous lire.
Cette lecture termine, le juge s’approcha de Fabrice toujours couch, et lui fit suivre sur la lettre de sa mre les passages dont on venait de lire les copies. Fabrice vit dans la lettre les mots emprisonnement injuste, punition cruelle pour un crime qui n’en est pas un, et comprit ce qui avait motiv la visite des juges. Du reste dans son mpris pour des magistrats sans probit, il ne leur dit exactement que ces paroles:
– Je suis malade, messieurs, je me meurs de langueur, et vous m’excuserez si je ne puis me lever.
Les juges sortis, Fabrice pleura encore beaucoup, puis il se dit: “Suis-je hypocrite? il me semblait que je ne l’aimais point.”
Ce jour-l et les suivants, Cllia fut fort triste; elle l’appela plusieurs fois, mais eut peine le courage de lui dire quelques paroles. Le matin du cinquime jour qui suivit la premire entrevue, elle lui dit que dans la soire elle viendrait la chapelle de marbre.
– Je ne puis vous adresser que peu de mots, lui dit-elle en entrant.
Elle tait tellement tremblante qu’elle avait besoin de s’appuyer sur sa femme de chambre. Aprs l’avoir renvoye l’entre de la chapelle:
– Vous allez me donner votre parole d’honneur, ajouta-t-elle d’une voix peine intelligible, vous allez me donner votre parole d’honneur d’obir la duchesse, et de tenter de fuir le jour qu’elle vous l’ordonnera de la faon qu’elle vous l’indiquera, ou demain matin je me rfugie dans un couvent, et je vous jure ici que de la vie je ne vous adresserai la parole.
Fabrice resta muet.
– Promettez, dit Cllia les larmes aux yeux et comme hors d’elle-mme, ou bien nous nous parlons ici pour la dernire fois. La vie que vous m’avez faite est affreuse: vous tes ici cause de moi et chaque jour peut tre le dernier de votre existence.
En ce moment, Cllia tait si faible qu’elle fut oblige de chercher un appui sur un norme fauteuil plac jadis au milieu de la chapelle, pour l’usage du prince prisonnier; elle tait sur le point de se trouver mal.
– Que faut-il promettre? dit Fabrice d’un air accabl.
– Vous le savez.
– Je jure donc de me prcipiter sciemment dans un malheur affreux, et de me condamner vivre loin de tout ce que j’aime au monde.
– Promettez des choses prcises.
– Je jure d’obir la duchesse, et de prendre la fuite le jour qu’elle le voudra et comme elle le voudra. Et que deviendrai-je une fois loin de vous?
– Jurez de vous sauver, quoi qu’il puisse arriver.
– Comment! tes-vous dcide pouser le marquis Crescenzi ds que je n’y serai plus?
– O Dieu! quelle me me croyez-vous?… Mais jurez, ou je n’aurai plus un seul instant la paix de l’me.
– Eh bien! je jure de me sauver d’ici le jour que Mme Sanseverina l’ordonnera, et quoi qu’il puisse arriver d’ici l .
Ce serment obtenu, Cllia tait si faible qu’elle fut oblige de se retirer aprs avoir remerci Fabrice.
– Tout tait prt pour ma faite demain matin, lui dit-elle, si vous vous tiez obstine rester. Je vous aurais vu en cet instant pour la premire fois de ma vie, j’en avais fait le voeu la Madone. Maintenant, ds que je pourrai sortir de ma chambre, j’irai examiner le mur terrible au-dessous de la pierre neuve de la balustrade.
Le lendemain, il la trouva ple au point de lui faire une vive peine. Elle lui dit de la fentre de la volire:
– Ne nous faisons point illusion, cher ami; comme il y a du pch dans notre amiti, je ne doute pas qu’il ne nous arrive malheur. Vous serez dcouvert en cherchant prendre la faite, et perdu jamais, si ce n’est pis; toutefois il faut satisfaire la prudence humaine, elle nous ordonne de tout tenter. Il vous faut pour descendre en dehors de la grosse tour une corde solide de plus de deux cents pieds de longueur. Quelques soins que je me donne depuis que je sais le projet de la duchesse, je n’ai pu me procurer que des cordes formant peine ensemble une cinquantaine de pieds. Par un ordre du jour du gouverneur, toutes les cordes que l’on voit dans la forteresse sont brles, et tous les soirs on enlve les cordes des puits, si faibles d’ailleurs que souvent elles cassent en remontant leur lger fardeau. Mais priez Dieu qu’il me pardonne, je trahis mon pre et je travaille, fille dnature, lui donner un chagrin mortel. Priez Dieu pour moi, et si votre vie est sauve, faites le voeu d’en consacrer tous les instants sa gloire.
“Voici une ide qui m’est venue: dans huit jours je sortirai de la citadelle pour assister aux noces d’une des soeurs du marquis Crescenzi. Je rentrerai le soir comme il est convenable, mais je ferai tout au monde pour ne rentrer que fort tard et peut-tre Barbone n’osera-t-il pas m’examiner de trop prs. A cette noce de la soeur du marquis se trouveront les plus grandes dames de la cour, et sans doute Mme Sanseverina. Au nom de Dieu! faites qu’une de ces dames me remette un paquet de cordes bien serres, pas trop grosses, et rduites au plus petit volume. Duss-je m’exposer mille morts, j’emploierai les moyens mme les plus dangereux pour introduire ce paquet de cordes dans la citadelle, au mpris, hlas! de tous mes devoirs. Si mon pre en a connaissance je ne vous reverrai jamais; mais quelle que soit la destine qui m’attend, je serai heureuse dans les bornes d’une amiti de soeur si je puis contribuer vous sauver.”
Le soir mme, par la correspondance de nuit au moyen de la lampe, Fabrice donna avis la duchesse de l’occasion unique qu’il y aurait de faire entrer dans la citadelle une quantit de cordes suffisante. Mais il la suppliait de garder le secret mme envers le comte, ce qui parut bizarre.”Il est fou, pensa la duchesse, la prison l’a chang, il prend les choses au tragique.”Le lendemain, une balle de plomb, lance par le frondeur, apporta au prisonnier l’annonce du plus grand pril possible; la personne qui se chargerait de faire entrer les cordes, lui disait-on, lui sauvait positivement et exactement la vie. Fabrice se hta de donner cette nouvelle Cllia. Celle balle de plomb apportait aussi Fabrice une vue fort exacte du mur du couchant par lequel il devait descendre du haut de la grosse tour dans l’espace compris entre les bastions; de ce lieu, il tait assez facile ensuite de se sauver, les remparts n’ayant que vingt-trois pieds de haut et tant assez ngligemment gards. Sur le revers du plan tait crit d’une petite criture fine un sonnet magnifique; une me gnreuse exhortait Fabrice prendre la fuite, et ne pas laisser avilir son me et dprir son corps par les onze annes de captivit qu’il avait encore subir.
Ici un dtail ncessaire et qui explique en partie le courage qu’eut la duchesse de conseiller Fabrice une fuite si dangereuse, nous oblige d’interrompre pour un instant l’histoire de cette entreprise hardie.
Comme tous les partis qui ne sont point au pouvoir, le parti Raversi n’tait pas fort uni. Le chevalier Riscara dtestait le fiscal Rassi qu’il accusait de lui avoir fait perdre un procs important dans lequel, la vrit, lui Riscara avait tort. Par Riscara, le prince reut un avis anonyme qui l’avertissait qu’une expdition de la sentence de Fabrice avait t adresse officiellement au gouverneur de la citadelle. La marquise Raversi, cet habile chef de parti fut excessivement contrarie de cette fausse dmarche, et en fit aussitt donner avis son ami, le fiscal gnral; elle trouvait fort simple qu’il voult tirer quelque chose du ministre Mosca, tant que Mosca tait au pouvoir. Rassi se prsenta intrpidement au palais, pensant bien qu’il en serait quitte pour quelques coups de pied; le prince ne pouvait se passer d’un jurisconsulte habile, et Rassi avait fait exiler comme libraux un juge et un avocat, les seuls hommes du pays qui eussent pu prendre sa place.
Le prince hors de lui le chargea d’injures et avanait sur lui pour le battre.
– Eh bien! c’est une distraction de commis rpondit Rassi du plus grand sang-froid; la chose est prescrite par la loi, elle aurait d tre faite le lendemain de l’crou du sieur del Dongo la citadelle. Le commis plein de zle a cru avoir fait un oubli, et m’aura fait signer la lettre d’envoi comme une chose de forme.
– Et tu prtends me faire croire des mensonges aussi mal btis? s’cria le prince furieux; dis plutt que tu t’es vendu ce fripon de Mosca, et c’est pour cela qu’il t’a donn la croix. Mais parbleu, tu n’en seras pas quitte pour des coups: je te ferai mettre en jugement, je te rvoquerai honteusement.
– Je vous dfie de me faire mettre en jugement! rpondit Rassi avec assurance (il savait que c’tait un sr moyen de calmer le prince); la loi est pour moi, et vous n’avez pas un second Rassi pour savoir l’luder. Vous ne me rvoquerez pas, parce qu’il est des moments o votre caractre est svre; vous avez soif de sang alors, mais en mme temps vous tenez conserver l’estime des Italiens raisonnables; cette estime est un sine qua non pour votre ambition. Enfin, vous me rappellerez au premier acte de svrit dont votre caractre vous fera un besoin, et, comme l’ordinaire, je vous procurerai une sentence bien rgulire rendue par des juges timides et assez honntes gens, et qui satisfera vos passions. Trouvez un autre homme dans vos Etats aussi utile que moi!
Cela dit, Rassi s’enfuit; il en avait t quitte pour un coup de rgle bien appliqu et cinq ou six coups de pied. En sortant du palais, il partit pour sa terre de Riva; il avait quelque crainte d’un coup de poignard dans le premier mouvement de colre, mais il ne doutait pas non plus qu’avant quinze jours un courrier ne le rappelt dans la capitale. Il employa le temps qu’il passa la campagne a organiser un moyen de correspondance sr avec le comte Mosca, il tait amoureux fou du titre de baron, et pensait que le prince faisait trop de cas de cette chose jadis sublime, la noblesse pour la lui confrer jamais; tandis que le comte, trs fier de sa naissance, n’estimait que la noblesse prouve par des titres avant l’an 1400.
Le fiscal gnral ne s’tait point tromp dans ses prvisions; il y avait peine huit jours qu’il tait sa terre, lorsqu’un ami du prince, qui y vint par hasard lui conseilla de retourner Parme sans dlai; le prince le reut en riant, prit ensuite un air fort srieux, et lui fit jurer sur l’Evangile qu’il garderait le secret sur ce qu’il allait lui confier; Rassi jura d’un grand srieux, et le prince, l’oeil enflamm de haine, s’cria qu’il ne serait pas le matre chez lui tant que Fabrice del Dongo serait en vie.
– Je ne puis, ajouta-t-il, ni chasser la duchesse ni souffrir sa prsence; ses regards me bravent et m’empchent de vivre.
Aprs avoir laiss le prince s’expliquer bien au long, lui, Rassi, jouant l’extrme embarras, s’cria enfin:
– Votre Altesse sera obie, sans doute, mais la chose est d’une horrible difficult: il n’y a pas d’apparence de condamner un del Dongo mort pour le meurtre d’un Giletti; c’est dj un tour de force tonnant que d’avoir tir de cela douze annes de citadelle. De plus, je souponne la duchesse d’avoir dcouvert trois des paysans qui travaillaient la fouille de Sanguigna, et qui se trouvaient hors du foss au moment o ce brigand de Giletti attaqua del Dongo.
– Et o sont ces tmoins? dit le prince irrit.
– Cachs en Pimont, je suppose. Il faudrait une conspiration contre la vie de Votre Altesse…
– Ce moyen a ses dangers, dit le prince, cela fait songer la chose.
– Mais pourtant, dit Rassi avec une feinte innocence, voil tout mon arsenal officiel.
– Reste le poison…
– Mais qui le donnera? Sera-ce cet imbcile de Conti?
– Mais, ce qu’on dit, ce ne serait pas son coup d’essai…
– Il faudrait le mettre en colre, reprit Rassi; et d’ailleurs, lorsqu’il expdia le capitaine, il n’avait pas trente ans, et il tait amoureux et infiniment moins pusillanime que de nos jours. Sans doute, tout doit cder la raison d’Etat; mais, ainsi pris au dpourvu et la premire vue, je ne vois, pour excuter les ordres du souverain qu’un nomm Barbone, commis greffier de la prison, et que le sieur del Dongo renversa d’un soufflet le jour qu’il y entra.
Une fois le prince mis son aise, la conversation fut infinie, il la termina en accordant son fiscal gnral un dlai d’un mois; le Rassi en voulait deux. Le lendemain, il reut une gratification secrte de mille sequins. Pendant trois jours il rflchit, le quatrime il revint son raisonnement qui lui semblait vident: “Le seul comte Mosca aura le coeur de me tenir parole, parce que, en me faisant baron, il ne me donne pas ce qu’il estime; secundo, en l’avertissant, Je me sauve probablement d’un crime pour lequel je suis peu prs pay d’avance; tercio, je venge les premiers coups humiliants qu’ait reus le chevalier Rassi.”La nuit suivante, il communiqua au comte toute sa conversation avec le prince.
Le comte faisait en secret la cour la duchesse; il est bien vrai qu’il ne la voyait toujours chez elle qu’une ou deux fois par mois, mais presque toutes les semaines, et quand il savait faire natre les occasions de parler de Fabrice, la duchesse, accompagne de Chkina, venait, dans la soire avance, passer quelques instants dans le jardin du comte. Elle savait tromper mme son cocher, qui lui tait dvou et qui la croyait en visite dans une maison voisine.
On peut penser si le comte, ayant reu la terrible confidence du fiscal, fit aussitt la duchesse le signal convenu. Quoique l’on ft au milieu de la nuit, elle le fit prier par la Chkina de passer l’instant chez elle. Le comte, ravi comme un amoureux de cette apparence d’intimit, hsitait cependant tout dire la duchesse, il craignait de la voir devenir folle de douleur.
Aprs avoir cherch des demi-mots pour mitiger l’annonce fatale, il finit cependant par lui tout dire; il n’tait pas en son pouvoir de garder un secret qu’elle lui demandait. Depuis neuf mois le malheur extrme avait eu une grande influence sur cette me ardente, il l’avait fortifie, et la duchesse ne s’emporta point en sanglots ou en plaintes.
Le lendemain soir elle fit faire Fabrice le signal du grand pril.
– Le feu a pris au chteau.
Il rpondit fort bien:
– Mes livres sont-ils brls?
La mme nuit elle eut le bonheur de lui faire parvenir une lettre dans une balle de plomb. Ce fut huit jours aprs qu’eut lieu le mariage de la soeur du marquis Crescenzi, o la duchesse commit une norme imprudence dont nous rendrons compte en son lieu.
CHAPITRE XXI
A l’poque de ses malheurs il y avait dj prs d’une anne que la duchesse avait fait une rencontre singulire: un jour qu’elle avait la luna comme on dit dans le pays, elle tait alle l’improviste, sur le soir, son chteau de Sacca, situ au-del de Colorno, sur la colline qui domine le P. Elle se plaisait embellir cette terre; elle aimait la vaste fort qui couronne la colline et touche au chteau, elle s’occupait y faire tracer des sentiers dans des directions pittoresques.
– Vous vous ferez enlever par les brigands, belle duchesse, lui disait un jour le prince; il est impossible qu’une fort o l’on sait que vous vous promenez, reste dserte.
Le prince jetait un regard sur le comte dont il prtendait moustiller la jalousie.
– Je n’ai pas de craintes, Altesse Srnissime rpondit la duchesse d’un air ingnu, quand je me promne dans mes bois; je me rassure par cette pense; je n’ai fait de mal personne, qui pourrait me har?
Ce propos fut trouv hardi, il rappelait les injures profres par les libraux du pays, gens fort insolents.
Le jour de la promenade dont nous parlons, le propos du prince revint l’esprit de la duchesse, en remarquant un homme fort mal vtu qui la suivait de loin travers le bois. A un dtour imprvu que fit la duchesse en continuant sa promenade, cet inconnu se trouva tellement prs d’elle qu’elle eut peur. Dans le premier mouvement elle appela son garde-chasse qu’elle avait laiss mille pas de l , dans le parterre de fleurs tout prs du chteau. L’inconnu eut le temps de s’approcher d’elle et se jeta ses pieds. Il tait jeune, fort bel homme, mais horriblement mal mis; ses habits avaient des dchirures d’un pied de long, mais ses yeux respiraient le feu d’une me ardente.
– Je suis condamn mort, je suis le mdecin Ferrante Palla, je meurs de faim ainsi que mes cinq enfants.
La duchesse avait remarqu qu’il tait horriblement maigre; mais ses yeux taient tellement beaux et remplis d’une exaltation si tendre, qu’ils lui trent l’ide du crime.”Pallagi, pensa-t-elle, aurait bien d donner de tels yeux au Saint Jean dans le Dsert qu’il vient de placer la cathdrale.”L’ide de saint Jean lui tait suggre par l’incroyable maigreur de Ferrante. La duchesse lui donna trois sequins qu’elle avait dans sa bourse, s’excusant de lui offrir si peu sur ce qu’elle venait de payer un compte son jardinier. Ferrante la remercia avec effusion.
– Hlas, lui dit-il, autrefois j’habitais les villes, je voyais des femmes lgantes; depuis qu’en remplissant mes devoirs de citoyen je me suis fait condamner mort, je vis dans les bois, et je vous suivais, non pour vous demander l’aumne ou vous voler, mais comme un sauvage fascin par une anglique beaut. Il y a si longtemps que je n’ai vu deux belles mains blanches!
– Levez-vous donc, lui dit la duchesse, car il tait rest genoux.
– Permettez que je reste ainsi, lui dit Ferrante; cette position me prouve que je ne suis pas occup actuellement voler, et elle me tranquillise; car vous saurez que je vole pour vivre depuis que l’on m’empche d’exercer ma profession. Mais dans ce moment-ci je ne suis qu’un simple mortel qui adore la sublime beaut.
La duchesse comprit qu’il tait un peu fou, mais elle n’eut point peur; elle voyait dans les veux de cet homme qu’il avait une me ardente et bonne, et d’ailleurs elle ne hassait pas les physionomies extraordinaires.
– Je suis donc mdecin, et je faisais la cour la femme de l’apothicaire Sarasine de Parme; il nous a surpris et l’a chasse, ainsi que trois enfants qu’il souponnait avec raison tre de moi et non de lui. J’en ai eu deux depuis. La mre et les cinq enfants vivent dans la dernire misre, au fond d’une sorte de cabane construite de mes mains une lieue d’ici, dans le bois. Car je dois me prserver des gendarmes, et la pauvre femme ne veut pas se sparer de moi. Je fus condamn mort; et fort justement: je conspirais. J’excre le prince, qui est un tyran. Je ne pris pas la fuite faute d’argent. Mes malheurs sont bien plus grands, et j’aurais d mille fois me tuer; je n’aime plus la malheureuse femme qui m’a donn ces cinq enfants et s’est perdue pour moi: j’en aime une autre. Mais si je me tue, les cinq enfants et la mre mourront littralement de faim.
Cet homme avait l’accent de la sincrit.
– Mais comment vivez-vous? lui dit la duchesse attendrie.
– La mre des enfants file: la fille ane est nourrie dans une ferme de libraux, o elle garde les moutons; moi, je vole sur la route de Plaisance Gnes.`
– Comment accordez-vous le vol avec vos principes libraux?
– Je tiens note des gens que je vole, et si jamais j’ai quelque chose, je leur rendrai les sommes voles. J’estime qu’un tribun du peuple tel que moi excute un travail qui, raison de son danger, vaut bien cent francs par mois; ainsi je me garde bien de prendre plus de douze cents francs par an.
“Je me trompe, je vole quelque petite somme au-del , car Je fais face par ce moyen aux frais d’impression de mes ouvrages.
– Quels ouvrages?
– La… aura-t-elle jamais une chambre et un budget?
– Quoi! dit la duchesse tonne, c’est vous, monsieur, qui tes l’un des plus grands potes du sicle, le fameux Ferrante Palla!
– Fameux peut-tre, mais fort malheureux, c’est sr.
– Et un homme de votre talent, monsieur, est oblig de voler pour vivre!
– C’est peut-tre pour cela que j’ai quelque talent. Jusqu’ici tous nos auteurs qui se sont fait connatre taient des gens pays par le gouvernement ou par le culte qu’ils voulaient saper. Moi, primo, j’expose ma vie; secundo, songez, madame, aux rflexions qui m’agitent lorsque je vais voler! Suis-je dans le vrai me dis-je? La place de tribun rend-elle des services valant, rellement cent francs par mois? J’ai deux chemises, l’habit que vous voyez, quelques mauvaises armes, et je suis sr de finir par la corde: j’ose croire que je suis dsintress. Je serais heureux sans ce fatal amour qui ne me laisse plus trouver que malheur auprs de la mre de mes enfants. La pauvret me pse comme laide: j’aime les beaux habits, les mains blanches…
Il regardait celles de la duchesse de telle sorte que la peur la saisit.
– Adieu, monsieur, lui dit-elle, puis-je vous tre bonne quelque chose Parme?
– Pensez quelquefois cette question: son emploi est de rveiller les cours et de les empcher de s’endormir dans ce faux bonheur tout matriel que donnent les monarchies. Le service qu’il rend ses concitoyens vaut-il cent francs par mois?… Mon malheur est d’aimer, dit-il d’un air fort doux, et depuis prs de deux ans mon me n’est occupe que de vous, mais jusqu’ici je vous avais vue sans vous faire peur.
Et il prit la faite avec une rapidit prodigieuse qui tonna la duchesse et la rassura.”Les gendarmes auraient de la peine l’atteindre, pensa-t-elle en effet il est fou.”
– Il est fou, lui dirent ses gens, nous savons tous depuis longtemps que le pauvre homme est amoureux de Madame, quand Madame est ici nous le voyons errer dans les parties les plus leves du bois, et ds que Madame est partie, il ne manque pas de venir s’asseoir aux mmes endroits o elle s’est arrte, il ramasse curieusement les fleurs qui ont pu tomber de son bouquet et les conserve longtemps attaches son mauvais chapeau.
– Et vous ne m’avez jamais parl de ces folies, dit la duchesse presque du ton du reproche.
– Nous craignions que Madame ne le dt au ministre Mosca. Le pauvre Ferrante est si bon enfant! a n’a jamais fait de mal personne, et parce qu’il aime notre Napolon, on l’a condamn a mort.
Elle ne dit mot au ministre de cette rencontre, et comme depuis quatre ans c’tait le premier secret qu’elle lui faisait, dix fois elle fut oblige de s’arrter court au milieu d’une phrase. Elle revint Sacca avec de l’or, Ferrante ne se montra point. Elle revint quinze jours plus tard: Ferrante, aprs l’avoir suivie quelque temps en gambadant dans le bois cent pas de distance, fondit sur elle avec la rapidit de l’pervier, et se prcipita ses genoux comme la premire fois.
– O tiez-vous il y a quinze jours?
– Dans la montagne au-del de Novi, pour voler des muletiers qui revenaient de Milan o ils avaient vendu de l’huile.
– Acceptez cette bourse.
Ferrante ouvrit la bourse, y prit un sequin qu’il baisa et qu’il mit dans son sein, puis la rendit.
– Vous me rendez cette bourse et vous volez! _ Sans doute; mon institution est telle, jamais je ne dois avoir plus de cent francs; or maintenant, la mre de mes enfants a quatre-vingts francs et moi j ‘en ai vingt-cinq, je suis en faute de cinq francs, et si l’on me pendait en ce moment j’aurais des remords. J’ai pris ce sequin parce qu’il vient de vous et que je vous aime.
L’intonation de ce mot fort simple fut parfaite.”Il aime rellement”, se dit la duchesse.
Ce jour-l il avait l’air tout fait gar. Il dit qu’il y avait Parme des gens qui lui devaient six cents francs, et qu’avec cette somme il rparerait sa cabane o maintenant ses pauvres petits enfants s’enrhumaient.
– Mais je vous ferai l’avance de ces six cents francs, dit la duchesse tout mue.
– Mais alors, moi, homme public, le parti contraire ne pourra-t-il pas me calomnier, et dire que je me vends?
La duchesse attendrie lui offrit une cachette Parme s’il voulait lui jurer que pour le moment il n’exercerait point sa magistrature dans cette ville, que surtout il n’excuterait aucun des arrts de mort que, disait-il, il avait in petto.
– Et si l’on me pend par suite de mon imprudence, dit gravement Ferrante, tous ces coquins, si nuisibles au peuple, vivront de longues annes, et qui la faute? Que me dira mon pre en me recevant l -haut?
La duchesse lui parla beaucoup de ses petits enfants qui l’humidit pouvait causer des maladies mortelles; il finit par accepter l’offre de la cachette Parme.
Le duc Sanseverina, dans la seule demi-journe qu’il et passe Parme depuis son mariage, avait montr la duchesse une cachette fort singulire qui existe l’angle mridional du palais de ce nom. Le mur de faade, qui date du Moyen Age, a huit pieds d’paisseur on l’a creus en dedans, et l se trouve une cachette de vingt pieds de haut, mais de deux seulement de largeur. C’est tout ct que l’on admire ce rservoir d’eau cit dans tous les voyages, fameux ouvrage du XIIe sicle, pratiqu lors du sige de Parme par l’empereur Sigismond, et qui plus tard fut compris dans l’enceinte du palais Sanseverina.
On entre dans la cachette en faisant mouvoir une norme pierre sur un axe de fer plac vers le centre du bloc. La duchesse tait si profondment touch de la folie de Ferrante et du sort de ses enfants, pour lesquels il refusait obstinment tout cadeau ayant une valeur, qu’elle lui permit de faire usage de cette cachette pendant assez longtemps. Elle le revit un mois aprs, toujours dans les bois de Sacca, et comme ce jour-l , il tait un peu plus calme, il lui rcita un de ses sonnets qui lui sembla gal ou suprieur tout ce qu’on a fait de plus beau en Italie depuis deux sicles. Ferrante obtint plusieurs entrevues; mais son amour s’exalta, devint importun, et la duchesse s’aperut que cette passion suivait les lois de tous les amours que l’on met dans la possibilit de concevoir une lueur d’esprance. Elle le renvoya dans ses bois, lui dfendit de lui adresser la parole: il obit l’instant et avec une douceur parfaite. Trois jours aprs, la tombe de la nuit, un capucin se prsenta la porte du palais Sanseverina; il avait, disait-il, un secret important communiquer la matresse du logis. Elle tait si malheureuse qu’elle fit entrer: c’tait Ferrante.
– Il se passe ici une nouvelle iniquit dont le tribun du peuple doit prendre connaissance, lui dit cet homme fou d’amour. D’autre part, agissant comme simple particulier, ajouta-t-il, je ne puis donner Mme la duchesse Sanseverina que ma vie, et je la lui apporte.
Ce dvouement si sincre de la part d’un voleur et d’un fou toucha vivement la duchesse. Elle parla longtemps cet homme qui passait pour le plus grand pote du nord de l’Italie, et pleura beaucoup.”Voil un homme qui comprend mon coeur”, se disait-elle. Le lendemain il reparut toujours l’Ave Maria, dguis en domestique et portant livre.
– Je n’ai point quitt Parme, j’ai entendu dire une horreur que ma bouche ne rptera point; mais me voici. Songez, madame, ce que vous refusez! L’tre que vous voyez n’est pas une poupe de cour, c’est un homme!