I
Les deux frŠres
Le 20 ao–t 1672, la ville de la Haye, si vivante, si blanche, si
coquette que l’on dirait que tous les jours sont des dimanches, la
ville de la Haye, avec son parc ombreux, avec ses grands arbres
inclin‚s sur ses maisons gothiques, la ville de la Haye gonflait
toutes ses artŠres d’un flot noir et rouge de citoyens press‚s,
haletants, inquiets,–lesquels couraient, le couteau … la ceinture,
le mousquet sur l’‚paule ou le bƒton … la main, vers le Buytenhoff,
formidable prison o—, depuis l’accusation d’assassinat port‚e contre
lui par le chirugien Tyckelaer, languissait Corneille de Witt, frŠre
de l’ex-grand pensionnaire de Hollande.
————–
Holland had reestablished the stadtholderate under the leadership of
William of Orange. The former chiefs of the republic, Jean and
Corneille de Witt, unjustly accused of betraying their country to
France, had been forced to resign and sentenced to perpetual
banishment. Corneille de Witt had also been falsely accused of
planning to assassinate William of Orange, and had been thrown into
prison and tortured. When the story opens Corneille is still in
prison, awaiting his brother Jean, who is to accompany him into
exile. The Orange party wished the death of the de Witts and had
stirred up the populace, which was kept from breaking into the prison
only by state troops under the command of Tilly.
—————
–Mort aux traŒtres! cria la compagnie des bourgeois exasp‚r‚e.
–Bah! vous dites toujours la mˆme chose, grommela l’officier, c’est
fatigant!
Et il reprit son poste en tˆte de la troupe, tandis que le tumulte
allait en augmentant autour du Buytenhoff.
Et cependant le peuple ‚chauff‚ ne savait pas qu’au moment mˆme o— il
flairait le sang d’une de ses victimes, l’autre passait … cent pas de
la place derriŠre les groupes et les cavaliers pour se rendre au
Buytenhoff.
En effet, Jean de Witt venait de descendre de carrosse avec un
domestique et traversait tranquillement … pied l’avant-cour qui
pr‚cŠde la prison.
Il s’‚tait nomm‚ au concierge, qui du reste le connaissait, en
disant:
–Bonjour, Gryphus, je viens chercher pour l’emmener hors de la ville
mon frŠre Corneille de Witt condamn‚, comme tu sais, au bannissement.
Et le concierge, espŠce d’ours dress‚ … ouvrir et … fermer la porte
de la prison, l’avait salu‚ et laiss‚ entrer dans l’‚difice, dont les
portes s’‚taient referm‚es sur lui.
A dix pas de l…, il avait rencontr‚ une belle jeune fille de dix-sept
… dix-huit ans, en costume de Frisonne, qui lui avait fait une
charmante r‚v‚rence; et il lui avait dit en lui passant la main sous
le menton:
–Bonjour, bonne et belle Rosa; comment va mon frŠre?
–Oh! monsieur Jean, avait r‚pondu la jeune fille, ce n’est pas le
mal qu’on lui a fait que je crains pour lui: le mal qu’on lui a fait
est pass‚.
–Que crains-tu donc, la belle fille?
–Je crains le mal qu’on veut lui faire, monsieur Jean.
–Ah! oui, dit de Witt, ce peuple, n’est-ce pas?
–L’entendez-vous?
–Il est, en effet, fort ‚mu; mais quand il nous verra, comme nous ne
lui avons jamais fait que du bien, peut-ˆtre se calmera-t-il.
–Ce n’est malheureusement pas une raison, murmura la jeune fille en
s’‚loignant pour ob‚ir … un signe imp‚ratif que lui avait fait son
pŠre.
–Non, mon enfant, non; c’est vrai ce que tu dis l….
Puis continuant son chemin:
–Voil…, murmura-t-il, une petite fille qui ne sait probablement pas
lire et qui par cons‚quent n’a rien lu, et qui vient de r‚sumer
l’histoire du monde dans un mot. Et toujours aussi calme, mais plus
m‚lancolique qu’en entrant, l’ex-grand pensionnaire continua de
s’acheminer vers la chambre de son frŠre.
———
The mob pressed upon the soldiers, but was forced back. Tilly
declared that he had been ordered to protect the prison, and that he
would do so, unless the order was revoked. The populace then started
for the council hall to force the deputies to countermand the order.
——–
Jean de Witt ‚tait arriv‚ … la porte de la chambre o— gisait sur un
matelas son frŠre Corneille, auquel le fiscal avait, comme nous
l’avons dit, fait appliquer la torture pr‚paratoire.
L’arrˆt du bannissement ‚tait venu, qui avait rendu inutile
l’application de la torture extraordinaire. Corneille, ‚tendu sur
son lit, les poignets bris‚s, les doigts bris‚s, n’ayant rien avou‚
d’un crime qu’il n’avait pas commis, venait de respirer enfin, aprŠs
trois jours de souffrances, en apprenant que les juges dont il
attendait la mort avaient bien voulu ne le condamner qu’au
bannissement.
La porte s’ouvrit, Jean entra, et d’un pas empress‚ vint au lit du
prisonnier, qui tendit ses bras meurtris et ses mains envelopp‚es de
linge vers ce glorieux frŠre qu’il avait r‚ussi … d‚passer, non pas
dans les services rendus au pays, mais dans la haine que lui
portaient les Hollandais.
Jean baisa tendrement son frŠre sur le front, et reposa doucement sur
le matelas ses mains malades.
–Corneille, mon pauvre frŠre, dit-il, vous souffrez beaucoup,
n’est-ce pas?
–Je ne souffre plus, mon frŠre, puisque je vous vois.
–Oh! mon pauvre cher Corneille, alors, … votre d‚faut, c’est moi qui
souffre de vous voir ainsi, je vous en r‚ponds.
–Aussi, ai-je plus pens‚ … vous qu’… moi-mˆme, et tandis qu’ils me
torturaient, je n’ai song‚ … me plaindre qu’une fois pour dire:
Pauvre frŠre! Mais te voil…, oublions tout. Tu viens me chercher,
n’est-ce pas?
–Oui.
–Je suis gu‚ri; aidez-moi … me lever, mon frŠre, et vous verrez
comme je marche bien.
–Vous n’aurez pas longtemps … marcher, mon ami, car j’ai mon
carrosse au vivier, derriŠre les pistoliers de Tilly.
–Les pistoliers de Tilly? Pourquoi donc sont-ils au vivier?
–Ah! c’est que l’on suppose, dit le grand pensionnaire avec ce
sourire de physionomie triste qui lui ‚tait habituel, que les gens de
la Haye voudront vous voir partir, et l’on craint un peu de tumulte.
–Du tumulte? reprit Corneille en fixant son regard sur son frŠre
embarrass‚; du tumulte?
–Oui, Corneille.
–Alors, c’est cela que j’entendais tout … l’heure, fit le prisonnier
comme se parlant … lui-mˆme. Puis revenant … son frŠre:
–Il y a du monde sur le Buytenhoff, n’est-ce pas? dit-il.
–Oui, mon frŠre.
–Mais alors, pour venir ici…
–Eh bien?
–Comment vous a-t-on laiss‚ passer?
–Vous savez bien que nous ne sommes guŠre aim‚s, Corneille, fit le
grand pensionnaire avec une amertume m‚lancolique. J’ai pris les rues
‚cart‚es. En ce moment, le bruit monta plus furieux de la place … la
prison. Tilly dialoguait avec la garde bourgeoise.
–Oh! oh! fit Corneille, vous ˆtes un bien grand pilote, Jean; mais
je ne sais si vous tirerez votre frŠre du Buytenhoff.
–Avec l’aide de Dieu, Corneille, nous y tƒcherons du moins, r‚pondit
Jean; mais d’abord un mot.
–Dites.
Les clameurs montent de nouveau.
–Oh! oh! continua Corneille, comme ces gens sont en colŠre! Est-ce
contre vous? est-ce contre moi?
–Je crois que c’est contre tous deux, Corneille. Je vous disais
donc, mon frŠre, que ce que les orangistes nous reprochent au milieu
de leurs sottes calomnies, c’est d’avoir n‚goci‚ avec la France.
–Les niais!
–Si l’on trouvait en ce moment-ci notre correspondance avec monsieur
de Louvois, si bon pilote que je sois, je ne sauverais point d’esquif
si frˆle qui va porter les de Witt et leur fortune hors de la
Hollande. Cette correspondance, qui prouverait … des gens honnˆtes
combien j’aime mon pays et quels sacrifices j’offrais de faire
personnellement pour sa libert‚, pour sa gloire, cette correspondance
nous perdrait auprŠs des orangistes, nos vainqueurs. Aussi, cher
Corneille, j’aime … croire que vous l’avez br–l‚e avant de quitter
Dordrecht.
–Mon frŠre, reprit Corneille, votre correspondance avec monsieur de
Louvois prouve que vous avez ‚t‚ dans les derniers temps le plus
grand, le plus g‚n‚reux et le plus habile citoyen des sept Provinces
Unies. J’aime la gloire de mon pays; j’aime votre gloire surtout, mon
frŠre, et je me suis bien gard‚ de br–ler cette correspondance.
–Alors nous sommes perdus pour cette vie terrestre, dit
tranquillement l’ex-grand pensionnaire en s’approchant de la fenˆtre.
–Non, bien au contraire, Jean, et nous aurons … la fois le salut du
corps et la r‚surrection de la popularit‚.
–Qu’avez-vous donc fait de ces lettres, alors?
–Je les ai confi‚es … Corn‚lius van Baerle, mon filleul, que vous
connaissez et qui demeure … Dordrecht.
–Oh! le pauvre gar‡on, ce cher et na‹f enfant! ce savant qui, chose
rare, sait tant de choses et ne pense qu’aux fleurs qui saluent Dieu,
et qu’… Dieu qui fait naŒtre les fleurs! Vous l’avez charg‚ de ce
d‚p“t mortel; mais il est perdu, mon frŠre, ce pauvre cher Corn‚lius!
–Perdu?
–Oui, car il sera fort ou il sera faible. S’il est fort, il se
vantera de nous; s’il est faible, il aura peur de notre intimit‚;
s’il est fort, il criera le secret; s’il est faible, il le laissera
prendre. Dans l’un et l’autre cas, Corneille, il est donc perdu et
nous aussi. Ainsi donc, mon frŠre, fuyons vite, s’il en est temps
encore.
Corneille se souleva sur son lit et, prenant la main de son frŠre,
qui tr‚ssaillit au contact des linges:
–Est-ce que je ne connais pas mon filleul? dit-il; est-ce que je
n’ai pas appris … lire chaque pens‚e dans la tˆte de van Baerle,
chaque sentiment dans son ƒme? Tu me demandes s’il est faible, tu me
demandes s’il est fort? Il n’est ni l’un ni l’autre, mais qu’importe
ce qu’il soit! Le principal est qu’il gardera le secret attendu que
ce secret, il ne le connait mˆme pas. Jean se retourna surpris.
–Oh! continua Corneille avec son doux sourire, je vous le r‚pŠte,
mon frŠre, van Baerle ignore la nature et la valeur du d‚p“t que je
lui ai confi‚.
–Vite alors! s’‚cria Jean, puisqu’il en est temps encore,
faisons-lui passer l’ordre de br–ler la liasse.
–Par qui faire passer cet ordre?
–Par mon serviteur Craeke, qui devait nous accompagner … cheval et
qui est entr‚ avec moi dans la prison pour vous aider … descendre
l’escalier.
–R‚fl‚chissez avant de br–ler ces titres glorieux, Jean.
–Je r‚fl‚chis qu’avant tout, mon brave Corneille, il faut que les
frŠres de Witt sauvent leur vie pour sauver leur renomm‚e. Nous
morts, qui nous d‚fendra, Corneille? Qui nous aura seulement compris?
–Vous croyez donc qu’ils nous tueraient s’ils trouvaient ces
papiers?
Jean, sans r‚pondre … son frŠre, ‚tendit la main vers le Buytenhoff,
d’o— s’‚lan‡aient en ce moment des bouff‚es de clameurs f‚roces.
–Oui, oui, dit Corneille, j’entends bien ces clameurs, mais ces
clameurs, que disent-elles?
Jean ouvrit la fenˆtre.
–Mort aux traŒtres! hurlait la populace.
–Entendez-vous maintenant, Corneille?
–Et les traŒtres, c’est nous! dit le prisonnier en levant ces yeux
au ciel et en haussant ces ‚paules.
–C’est nous, r‚peta Jean de Witt.
–O— est Craeke?
–A la porte de votre chambre, je pr‚sume.
–Faites-le entrer, alors.
–Jean ouvrit la porte; le fidŠle serviteur attendait en effet sur le
seuil.
–Venez, Craeke, et retenez bien ce que mon frŠre va vous dire.
–Oh! non, il ne suffit pas de dire, Jean; il faut que j’‚crive,
malheureusement.
–Et pourquoi cela?
–Parce que van Baerle ne rendra pas ce d‚p“t ou ne le br–lera pas
sans un ordre pr‚cis.
–Mais pourrez-vous ‚crire, mon cher ami? demanda Jean, … l’aspect de
ces pauvres mains toutes br–l‚es et toutes meurtries.
–Oh! si j’avais plume et encre, vous verriez! dit Corneille.
–Voici un crayon, au moins.
–Avez-vous du papier? car on ne m’a rien laiss‚ ici.
–Cette Bible. D‚chirez-en la premiŠre feuille.
–Bien.
–Mais votre ‚criture sera illisible.
–Allons donc! dit Corneille en regardant son frŠre. Ces doigts qui
ont r‚sist‚ aux mŠches du bourreau, cette volont‚ qui a dompt‚ la
douleur, vont s’unir d’un commun effort, et, soyez tranquille, mon
frŠre, la ligne sera trac‚e sans un seul tremblement.
Et en effet, Corneille prit le crayon et ‚crivit. Alors on put voir
sous le linge blanc transparaŒtre les gouttes de sang que la pression
des doigts sur le crayon chassait des chairs ouvertes. La sueur
ruisselait des tempes du grand pensionnaire. Corneille ‚crivit:
“Cher filleul,
Br–le le d‚p“t que je t’ai confi‚, br–le-le sans le regarder, sans
l’ouvrir, afin qu’il te demeure inconnu … toi-mˆme. Les secrets du
genre de celui qu’il contient tuent les d‚positaires. Br–le, et tu
auras sauv‚ Jean et Corneille. Adieu et aime-moi.
Corneille de Witt.
20 ao–t 1672.”
Jean, les larmes aux yeux, essuya une goutte de ce noble sang qui
avait tach‚ la feuille, la remit … Craeke avec une derniŠre
recommandation, et revint … Corneille, que la souffrance venait de
pƒlir encore, et qui semblait prŠs de s’‚vanouir.
–Maintenant, dit-il, quand ce brave Craeke aura fait entendre son
ancien sifflet de contre-maŒtre, c’est qu’il sera hors des groupes,
de l’autre c“t‚ du vivier… Alors nous partirons … notre tour.
Cinq minutes ne s’‚taient pas ‚coul‚es, qu’un long et vigoureux coup
de sifflet per‡a les d“mes de feuillage noir des ormes et domina les
clameurs du Buytenhoff. Jean leva ses bras au ciel pour le
remercier.
–Et maintenant, dit-il, partons, Corneille.
II
Rosa
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The mob extorted from the deputies the order to withdraw the troops
and brought it in triumph to Tilly.
—————
Il le prit avec stupeur, jeta dessus un regard rapide, et tout haut:
–Ceux qui ont sign‚ cet ordre, dit-il, sont les v‚ritables bourreaux
de monsieur Corneille de Witt. Quant … moi, je ne voudrais pas pour
mes deux mains avoir ‚crit une seule lettre de cet ordre infƒme. Et
repoussant du pommeau de son ‚p‚e l’homme qui voulait le lui
r‚prendre:
–Un moment, dit-il, un ‚crit comme celui-l… est d’importance et se
garde.
Il plia le papier et le mit avec soin dans la poche de son
justaucorps. Puis se retournant vers sa troupe:
–Cavaliers de Tilly, cria-t-il, file … droite!
Puis … demi-voix, et cependant de fa‡on … ce que ses paroles ne
fussent pas perdues pour tout le monde:
–Et maintenant, ‚gorgeurs, dit-il, faites votre oeuvre.
Un cri furieux compos‚ de toutes les haines avides et de toutes les
joies f‚roces accueillit ce d‚part. Les cavaliers d‚filaient
lentement. Le comte resta derriŠre, faisant face jusqu’au dernier
moment … la populace.
Comme on voit, Jean de Witt ne s’‚tait pas exag‚r‚ le danger quand,
aidant son frŠre … se lever, il le pressait de partir. Corneille
descendit donc, appuy‚ au bras de l’ex-grand pensionnaire, l’escalier
qui conduisait dans la cour. Au bas de l’escalier, il trouva la
belle Rosa toute tremblante.
–Oh! monsieur Jean, dit celle-ci, quel malheur!
–Qu’y a-t-il donc, mon enfant? demanda de Witt.
–Il y a que l’on dit qu’ils sont all‚s chercher au Hoogstraet
l’ordre qui doit ‚loigner les cavaliers du comte de Tilly.
–Oh! oh! fit Jean. En effet, ma fille, si les cavaliers s’en vont,
la position est mauvaise pour nous.
–Aussi, si j’avais un conseil … vous donner…dit la jeune fille
toute tremblante.
–Donne, mon enfant.
–Eh bien! monsieur Jean, je ne sortirais point par la grande rue.
–Et pourquoi cela, puisque les cavaliers de Tilly sont toujours …
leur poste?
–Oui, mais tant qu’il ne sera pas revoqu‚, cet ordre est de rester
devant la prison.
–Sans doute.
–En avez-vous un pour qu’il vous accompagne jusque hors de la ville?
–Non.
–Eh bien! du moment o— vous allez avoir d‚pass‚ les premiers
cavaliers vous tomberez aux mains du peuple.
–Mais la garde bourgeoise?
–Oh! la garde bourgeoise, c’est la plus enrag‚e.
–Que faire, alors?
–A votre place, monsieur Jean, continua timidement la jeune fille,
je sortirais par la poterne. L’ouverture donne sur une rrue d‚serte,
car tout le monde est dans la grande rue, attendant … l’entr‚e
principale, et je gagnerais celle des portes de la ville par laquelle
vous voulez sortir.
–Mais mon frŠre ne pourra marcher, dit Jean.
–J’essaierai, r‚pondit Corneille avec une expression de fermet‚
sublime.
–Mais n’avez-vous pas votre voiture? demanda la jeune fille.
–La voiture est l…, au seuil de la grande porte.
–Non, r‚pondit la jeune fille. J’ai pens‚ que votre cocher ‚tait un
homme d‚vou‚, et je lui ai dit d’aller vous attendre … la poterne.
Les deux frŠres se regardŠrent avec attendrissement, et leur double
regard, lui apportant toute l’expression de leur reconnaissance, se
concentra sur la jeune fille.
–Maintenant, dit le grand pensionnaire, reste … savoir si Gryphus
voudra bien nous ouvrir cette porte.
–Oh! non, dit Rosa, il ne voudra pas.
–Eh bien! alors?
–Alors, j’ai pr‚vu son refus, et tout … l’heure, tandis qu’il
causait par la fenˆtre de la ge“le avec un pistolier, j’ai pris la
clef au trousseau.
–Et tu l’as, cette clef?
–La voici, monsieur Jean.
–Mon enfant, dit Corneille, je n’ai rien … te donner en ‚change du
service que tu me rends, except‚ la Bible que tu trouveras dans ma
chambre: c’est le dernier pr‚sent d’un honnˆte homme; j’espŠre qu’il
te portera bonheur.
–Merci, monsieur Corneille, elle ne me quittera jamais, r‚pondit la
jeune fille. Puis … elle-mˆme et en soupirant:
–Quel malheur que je ne sache pas lire! dit-elle.
–Voice les clameurs qui redoublent, ma fille, dit Jean; je crois
qu’il n’y a pas un instant … perdre.
–Venez donc, dit la belle Frisonne, et par un couloir int‚rieur,
elle conduisit les deux frŠres au c“t‚ oppos‚ de la prison.
Toujours guid‚s par Rosa, ils descendirent un escalier d’une douzaine
de marches, traversŠrent une petite cour, et la porte cintr‚e s’‚tant
ouverte, ils se retrouvŠrent de l’autre c“t‚ de la prison dans la rue
d‚serte, en face de la voiture qui les attendait, le marchepied
abaiss‚.
–Eh! vite, vite, vite, mes maŒtres, les entendez-vous? cria le
cocher tout effar‚.
Mais aprŠs avoir fait monter Corneille le premier, le grand
pensionnaire se retourna vers la jeune fille.
–Adieu, mon enfant, dit-il; tout ce que nous pourrions te dire ne
t’exprimerait que faiblement notre reconnaissance. Nous te
recommandons … Dieu, qui se souviendra, j’espŠre, que tu viens de
sauver la vie de deux hommes.
Rosa prit la main qui lui tendait le grand pensionnaire et la baisa
respectueusement.
–Allez, dit-elle, allez, on dirait qu’ils enfoncent la porte.
Jean de Witt monta pr‚cipitamment, prit place prŠs de son frŠre, et
ferma le mantelet de la voiture en criant:
–Au Tol-Hek!
Le Tol-Hek ‚tait la grille qui fermait la porte conduisant au petit
port de Schweningen, dans lequel un petit bƒtiment atttendait les
deux frŠres.
La voiture partit au galop de deux vigoureux chevaux flamands et
emporta les fugitifs. Rosa les suivit jusqu’… ce qu’ils eussent
tourn‚ l’angle de la rue. Alors elle rentra fermer la porte derriŠre
elle et jeta la clef dans un puits.
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The infuriated mob broke into the Buytenhoff and searched the cells.
————–
III
LES MASSACREURS
Les rugissements de la foule ‚clataient comme un tonnerre, car il lui
‚tait bien d‚montr‚ que Corn‚lius de Witt n’‚tait plus dans la
prison. En effet, Corneille et Jean avaient pris la grande rue qui
conduit au Tol-Hek, tout en recommandant au cocher de ralentir le pas
de ses chevaux pour que le passage de leur carrosse n’‚veillƒt aucun
soup‡on. Mais arriv‚ au milieu de cette rue, quand il vit de loin la
grille, le cocher n‚gligea tout pr‚caution et mit le carrosse au
galop.
Tout … coup il s’arrˆta.
–Qu’y a-t-il? demanda Jean en passant la tˆte par la portiŠre.
–Oh! mes maŒtres, s’‚cria le cocher, il y a …
La terreur ‚touffait la voix du brave homme.
–Voyons, achŠve, dit le grand pensionnaire.
–Il y a que la grille est ferm‚e.
–Comment! la grille est ferm‚e? Ce n’est pas l’habitude de fermer la
grille pendant le jour.
–Voyez plut“t.
Jean de Witt se pencha en dehors de la voiture et vit en effet la
grille ferm‚e.
–Va toujours, dit Jean, j’ai sur moi l’ordre de commutation, le
portier ouvrira.
La voiture reprit sa course, mais on sentait que le cocher ne
poussait plus ses chevaux avec la mˆme confiance. Puis en sortant sa
tˆte par la portiŠre, Jean de Witt avait ‚t‚ vu et reconnu par un
brasseur qui poussa un cri de surprise, et courut aprŠs deux autres
hommes qui couraient devant lui. Au bout de cent pas il les
rejoignit et leur parla; les trois hommes s’arrˆtŠrent, regardant
s’‚loigner la voiture, mais encore peu s–rs de ceux qu’elle
renfermait. La voiture, pendant ce temps, arrivait au Tol-Hek.
–Ouvrez! cria le cocher.
–Ouvrir, dit le portier paraissant sur le seuil de sa maison,
ouvrir, et avec quoi?
–Avec la clef, parbleu! dit le cocher.
–Avec la clef, oui; mais il faudrait l’avoir pour cela.
–Comment! vous n’avez pas la clef de la porte? demanda le cocher.
–Non.
–Qu’en avez-vous donc fait?
–Dame! on me l’a prise.
–Qui cela?
–Quelqu’un qui probablement tenait … ce que personne ne sortit de la
ville.
–Mon ami, dit le grand pensionnaire sortant la tˆte de la voiture et
risquant le tout pour le tout, mon ami, c’est pour moi Jean de Witt
et pour mon frŠre Corneille, que j’emmŠne en exil.
–Oh! monsieur de Witt, je suis au d‚sespoir, dit le portier se
pr‚cipitant vers la voiture, mais sur l’honneur, la clef m’a ‚t‚
prise.
–Quand cela?
–Ce matin.
–Par qui?
–Par un jeune homme de vingt-deux ans, pƒle et maigre.
–Et pourquoi la lui avez-vous remise?
–Parce qu’il avait un ordre sign‚ et scell‚.
–De qui?
–Mais de messieurs de l’h“tel de ville.
–Allons, dit tranquillement Corneille, il paraŒt que bien d‚cid‚ment
nous sommes perdus.
–Sais-tu si la mˆme pr‚caution a ‚t‚ prise partout?
–Je ne sais.
–Allons, dit Jean au cocher, Dieu ordonne … l’homme de faire tout ce
qu’il peut pour conserver sa vie; gagne une autre porte.
–Ah! dit le portier, voyez-vous l…-bas?
–Passe au galop … travers ce groupe, cria Jean au cocher, et prends
la rue … gauche; c’est notre seul espoir.
Le groupe dont parlait Jean avait eu pour noyau les trois hommes que
nous avons vus suivre des yeux la voiture, et qui depuis ce temps et
pendant que Jean parlementait avec le portier s’‚tait grossi de sept
ou huit nouveaux individus. Ces nouveaux arrivants avaient
‚videmment des intentions hostiles … l’endroit du carrosse. Aussi,
voyant les chevaux venir sur eux au grand galop, se mirent-ils en
travers de la rue en agitant leurs bras arm‚s de bƒtons et criant:
–Arrˆte! arrˆte!
La voiture et les hommes se heurtŠrent enfin. Les frŠres de Witt ne
pouvaient rien voir, enferm‚s qu’ils ‚taient dans la voiture. Mais
ils sentirent les chevaux se cabrer, puis ‚prouvŠrent une violente
secousse. Il y eut un moment d’h‚sitation et de tremblement dans
toute la machine roulante, qui s’emporta de nouveau, passant sur
quelque chose de rond et de flexible qui semblait ˆtre le corps d’un
homme renvers‚, et s’‚loigna au milieu des blasphŠmes.
–Oh! dit Corneille, je crains bien que nous n’ayons fait un malheur.
–Au galop! au galop! cria Jean.
–Mais, malgr‚ cet ordre, tout … coup le cocher s’arrˆta.
–Eh bien? demanda Jean.
–Voyez-vous? dit le cocher.
Jean regarda.
Toute la populace du Buytenhoff apparaissait … l’extr‚mit‚ de la rue
que devait suivre la voiture.
–Arrˆte et sauve-toi, dit Jean au cocher; il est inutile d’aller
plus loin; nous sommes perdus.
–Les voil…! les voil…! criŠrent ensemble cinq cents voix.
–Oui, les voil…, les traŒtres! les meurtriers! les assassins!
r‚pondirent ceux qui couraient aprŠs la voiture.
Tout … coup le carrosse s’arrˆta. Un mar‚chal venait, d’un coup de
massue, d’assommer un des deux chevaux, qui tomba dans les traits. En
ce moment le volet d’une fenˆtre s’entr’ouvrit et l’on put voir le
visage livide et les yeux sombres d’un jeune homme se fixant sur le
spectacle qui se pr‚parait. DerriŠre lui apparaissait la tˆte d’un
officier presque aussi pƒle que la sienne.
–Oh! mon Dieu! mon Dieu! monseigneur, que va-t-il se passer? murmura
l’officier.
–Quelque chose de terrible, bien certainement, r‚pondit celui-ci.
–Oh! voyez-vous, monseigneur, ils tirent le grand pensionnaire de la
voiture, ils le battent, ils le d‚chirent.
–En v‚rit‚, il faut que ces gens-l… soient anim‚s d’une bien
violente indignation, fit le jeune homme du mˆme ton impassible qu’il
avait conserv‚ jusqu’alors.
–Et voici Corneille qu’ils tirent … son tour du carrosse, Corneille
d‚j… tout bris‚, tout mutil‚ par la torture. Oh! voyez donc, voyez
donc.
–Oui, en effet, c’est bien Corneille.
L’officier poussa un faible cri et d‚tourna la tˆte. C’est que, sur
le dernier degr‚ du marchepied, avant mˆme qu’il eut touch‚ la terre,
Corneille de Witt venait de recevoir un coup de barre de fer qui lui
avait bris‚ la tˆte. Il se releva cependant, mais pour retomber
aussit“t. Puis des hommes le prenant par les pieds, le tirŠrent dans
la foule, au milieu de laquelle on put suivre le sillage sanglant
qu’il y tra‡ait et qui se refermait derriŠre lui avec de grandes
hu‚es pleines de joie. Le jeune homme devint plus pƒle encore, ce
qu’on e–t cru impossible, et son oeil se voila un instant sous sa
paupiŠre. L’officier vit ce mouvement de piti‚, le premier que son
s‚vŠre compagnon e–t laiss‚ ‚chapper, et voulant profiter de cet
amollissement de son ƒme:
–Venez, venez, monseigneur, dit-il, car voil… qu’on va assassiner
aussi le grand pensionnaire.
Mais le jeune homme avait d‚j… ouvert les yeux.
–En v‚rit‚! dit-il. Ce peuple est implacable. Il ne fait pas bon de
le trahir.
–Monseigneur, dit l’officier, est-ce qu’on ne pourrait pas sauver ce
pauvre homme, qui a ‚lev‚ Votre Altesse? S’il y a un moyen, dites-le,
et duss‚-je y perdre la vie …
Guillaume d’Orange, car c’‚tait lui, plissa son front d’une fa‡on
sinistre, et r‚pondit:
–Colonel van Deken, allez, je vous prie, trouver mes troupes afin
qu’elles prennent les armes … tout ‚v‚nement.
–Mais laisserai-je donc monseigneur seul ici, en face de ces
assassins?
–Ne vous inqui‚tez pas de moi plus que je ne m’en inquiŠte, dit
brusquement le prince. Allez.
L’officier partit avec une rapidit‚ qui t‚moignait bien moins de son
ob‚issance que de la joie de n’assister point au hideux assassinat du
second des frŠres. Il n’avait point ferm‚ la porte de la chambre que
Jean, qui par un effort suprˆme avait gagn‚ le perron d’une maison
situ‚e presque en face de celle o— ‚tait cach‚ son ‚lŠve, chancela
sous les secousses qu’on lui imprimait de dix c“t‚s … la fois en
disant:
–Mon frŠre, o— est mon frŠre?
–Un de ces furieux lui jeta bas son chapeau d’un coup de poing.
Un autre lui montra le sang qui teignait ses mains, celui-l… venait
d’‚ventrer Corneille, et il accourait pour ne point perdre l’occasion
d’en faire autant au grand pensionnaire, tandis que l’on traŒnait au
gibet le cadavre de celui qui ‚tait d‚j… mort. Jean poussa un
g‚missement lamentable et mit une de ses mains sur ses yeux.
–Ah! tu fermes tes yeux, dit un des soldats de la garde bourgeoise,
eh bien! je vais te les crever, moi!
Et il lui poussa dans le visage un coup de pique sous lequel le sang
jaillit.
–Mon frŠre! cria de Witt essayant de voir ce qu’‚tait devenu
Corneille, … travers le flot de sang qui l’aveuglait, mon frŠre!
–Va le rejoindre! hurla un autre assassin en lui appliquant son
mousquet sur la tempe et en lƒchant la d‚tente.
Mais le coup ne partit point. Alors le meurtrier retourna son arme,
et la prenant … deux mains par le canon il assomma Jean de Witt d’un
coup de crosse. Jean de Witt chancela et tomba … ses pieds. Mais
aussit“t, se relevant par un suprˆme effort:
–Mon frŠre! cria-t-il d’une voix tellement lamentable que le jeune
homme tira le contrevent sur lui.
D’ailleurs il restait peu de chose … voir, car un troisiŠme assassin
lui lƒcha … bout portant un coup de pistolet qui partit cette fois,
et il tomba pour ne plus se relever. Alors chacun de ses mis‚rables,
enhardi par cette chute, voulut d‚charger son arme sur le cadavre.
Chacun voulut donner un coup de masse, d’‚p‚e ou de couteau, chacun
voulut tirer sa goutte de sang, arracher son lambeau d’habits. Puis
quand ils furent tous deux bien meurtris, bien d‚chir‚s, bien
d‚pouill‚s, la populace les traŒna nus et sanglants … un gibet
improvis‚, o— des bourreaux amateurs les suspendirent par les pieds.
Nous ne pourrions dire si … travers l’ouverture du volet le jeune
homme vit la fin de cette terrible scŠne, mais au moment mˆme o— il
pendait les deux martyrs au gibet, il traversait la foule et gagnait
le Tol-Hek toujours ferm‚.
–Ah! monsieur, s’‚cria le portier, me rapportez-vous la clef?
–Oui, mon ami, la voil…, r‚pondit le jeune homme.
–Oh! c’est un bien grand malheur que vous ne m’ayez pas rapport‚
cette clef seulement une demi-heure plus t“t, dit le portier en
soupirant.
–Et pourquoi cela? demanda le jeune homme.
–Parce que j’eusse pu ouvrir aux messieurs de Witt. Tandis que,
ayant trouv‚ la porte ferm‚e, ils ont ‚t‚ oblig‚s de rebrouusser
chemin. Ils sont tomb‚s au milieu de ceux qui les poursuivaient.
–La porte! la porte! s’‚cria une voix qui semblait ˆtre celle d’un
homme press‚. Le prince se retourna et reconnut le colonel van
Deken.
–C’est vous, colonel? dit-il. Vous n’ˆtes pas encore sorti de la
Haye? C’est accomplir tardivement mon ordre.
–Monseigneur, r‚pondit le colonel, voil… la troisiŠme porte …
laquelle je me pr‚sente; j’ai trouv‚ les deux autres ferm‚es.
–Eh bien! ce brave homme va nous ouvrir celle-ci. Ouvre, mon ami,
dit le prince au portier qui ‚tait rest‚ tout ‚bahi … ce titre de
monseigneur.
——————
William of Orange mounted his horse, and, followed by his officer,
rode off at full speed toward his camp, in order to be with his
troops when the news should arrive of the death of the de Witts. The
murder of these men had greatly strengthened his position as
Stadtholder.
—————
IV
L’AMATEUR DE TULIPES ET SON VOISIN
——————-
Cornelius van Baerle, the godson of Corneille de Witt, and the
custodian of their secret correspondence, was a young man of wealth
and quiet tastes. He had declined to enter political life, and had
retired to his ancestral home at Dordrecht where he spent his time
and fortune in the cultivation of tulips. After creating several new
species, he set to work to create a black tulip, for which the
Horticultural Society of Harlem had offered a prize of 100,000
florins. In the house adjoining that of van Baerle, lived another
tulip-grower, named Boxtel, who had not the wealth of van Baerle, and
could not attain the same success. He became envious of his more
fortunate rival. With a telescope he watched the garden and the
glass-covered drying-room where van Baerle kept his bulbs and
records. Van Baerle, absorbed in his work, was utterly ignorant of
the hatred of his envious neighbor. When Corneille de Witt in
January, 1672, had come to van Baerle, and, in the supposed secrecy
of the drying-room, confided to his godson the state correspondence,
Boxtel, telescope in hand, watched attentively all the movements. He
saw the mysterious package pass from the hands of de Witt to those of
van Baerle who enclosed it carefully in the drawer where he kept his
best tulip bulbs. Boxtel guessed the nature of the documents, and
determined to make use of this knowledge at the opportune time in
order to ruin his rival. The day Craeke arrived at Dordrecht with
the order from Corneille de Witt to destroy the papers, van Baerle
was in his drying-room, oblivious of the world and its revolutions,
but enraptured by his success in the world of tulips. Before him lay
three bulbs which he was sure would produce the long-sought black
tulip.
—————————
–Les admirables ca‹eux!…
Et Corn‚lius se d‚lectait dans sa contemplation, et Corn‚lius
s’absorbait dans les plus doux rˆves. Soudain la sonnette de son
cabinet fut plus vivement ‚branl‚e que d’habitude. Corn‚lius
tressaillit, ‚tendit la main sur ses ca‹eux et se retourna.
–Qui va l…? demanda-t-il.
–Monsieur, r‚pondit le serviteur, c’est un messager de la Haye.
–Un messager de la Haye….Que veut-il?
–Monsieur, c’est Craeke.
–Craeke, le valet de confiance de monsieur Jean de Witt? Bon! qu’il
attende.
–Je ne puis attendre, dit une voix dans le corridor.
Et en mˆme temps Craeke se pr‚cipita dans le s‚choir.
Cette apparition presque violente ‚tait une telle infraction aux
habitudes ‚tablies dans la maison de Corn‚lius van Baerle, que
celui-ci, en apercevant Craeke qui se pr‚cipitait dans le s‚choir,
fit de la main qui couvrait les ca‹eux un mouvement presque
convulsif, lequel envoya deux des pr‚cieux oignons rouler, l’un sous
la table voisine de la grande table, l’autre dans la chemin‚e.
–Au diable! dit Corn‚lius, se pr‚cipitant … la poursuite des ca‹eux,
qu’y a-t-il donc, Craeke?
–Il y a, monsieur, dit Craeke, d‚posant le papier sur la grande
table o— ‚tait rest‚ le troisiŠme oignon, il y a que vous ˆtes invit‚
… lire ce papier sans perdre un seul instant.
Et Craeke, qui avait cru remarquer dans les rues de Dordrecht les
sympt“mes d’un tumulte pareil … celui qu’il venait de laisser … la
Haye, s’enfuit sans tourner la tˆte.
–C’est bon! c’est bon! mon cher Craeke, dit Corn‚lius, ‚tendant le
bras sous la table pour y poursuivre l’oignon pr‚cieux; on le lira,
ton papier.
Puis, ramassant le ca‹eu, qu’il mit dans le creux de sa main pour
l’examiner:
–Bon! dit-il; en voil… d‚j… un intact. Diable de Craeke, va! entrer
ainsi dans mon s‚choir! Voyons … l’autre, maintenant.
Et sans lƒcher l’oignon fugitif, van Baerle s’avan‡a vers la
chemin‚e, et … genoux, du bout du doigt, se mit … palper les cendres
qui heureusement ‚taient froides.
Au bout d’un instant, il sentit le second ca‹eu.
–Bon, dit-il, le voici.
Et le regardant avec une attention presque paternelle:
–Intact comme le premier, dit-il.
Au mˆme instant, et comme Corn‚lius, encore … genoux, examinant le
second ca‹eu, la porte du s‚choir fut secou‚e si rudement et s’ouvrit
de telle fa‡on … la suite de cette secousse, que Corn‚lius sentit
monter … ses joues, … ses oreilles la flamme de cette mauvaise
conseillŠre que l’on nomme la colŠre.
–Qu’est-ce encore? demanda-t-il. Ah ‡a! devient-on fou c‚ans?
–Monsieur! monsieur! s’‚cria un domestique se pr‚cipitant dans le
s‚choir avec le visage plus pƒle et la mine plus effar‚e que ne les
avait Craeke.
–Et bien? demanda Corn‚lius, pr‚sageant un malheur … cette double
infraction de toutes les rŠgles.
–Ah! monsieur, fuyez, fuyez vite! cria le domestique.
–Fuir et pourquoi?
–Monsieur, la maison est pleine de gardes des Etats.
–Que demandent-ils?
–Ils vous cherchent.
–Pour quoi faire?
–Pour vous arrˆter.
–Pour m’arrˆter, moi?
–Oui, monsieur, et ils sont pr‚c‚d‚s d’un magistrat.
–Que veut dire cela? demanda van Baerle en serrant ses deux ca‹eux
dans sa main et en plongeant son regard effar‚ dans l’escalier.
–Ils montent, ils montent! cria le serviteur.
–Oh! mon cher enfant, mon digne maŒtre, cria la nourrice en faisant
… son tour son entr‚e dans le s‚choir. Prenez votre or, vos bijoux,
et fuyez, fuyez!
–Mais par o— veux-tu que je fuie, nourrice? demanda van Baerle.
–Sautez par la fenˆtre.
–Vingt-cinq pieds.
–Vous tomberez sur six pieds de terre grasse.
–Oui, mais je tomberai sur mes tulipes.
–N’importe, sautez.
Corn‚lius prit le troisiŠme ca‹eu, s’approcha de la fenˆtre,
l’ouvrit, mais … l’aspect du d‚gƒt qu’il allait causer dans ses
plates-bandes bien plus encore qu’… la vue de la distance qu’il lui
fallait franchir:
–Jamais, dit-il.
Et il fit un pas en arriŠre.
En ce moment on voyait poindre … travers les barreaux de la rampe les
hallebardes des soldats. La nourrice leva les bras au ciel. Quant …
Corn‚lius van Baerle, il faut le dire … la louange non pas de
l’homme, mais du tulipier, sa seule pr‚occupation fut pour ses
inestimables ca‹eux. Il chercha des yeux un papier o— les
envelopper, aper‡ut la feuille de la Bible d‚pos‚e par Craeke sur le
s‚choir, la prit sans se rappeler, tant son trouble ‚tait grand, d’o—
venait cette feuille, y enveloppa les trois ca‹eux, les cacha dans sa
poitrine et attendit. Les soldats, pr‚c‚d‚s du magistrat, entrŠrent
au mˆme instant.
–Etes-vous le docteur Corn‚lius van Baerle? demanda le magistrat,
quoiqu’il conn–t parfaitement le jeune homme; mais en cella il se
conformait aux rŠgles de la justice, ce qui donnait, comme on le
voit, une grande gravit‚ … l’interrogation.
–Je le suis, maŒtre van Spennen, r‚pondit Corn‚lius en saluant
gracieusement son juge, et vous le savez bien.
–Alors livrez-nous les papiers s‚ditieux que vous cachez chez vous.
–Les papiers s‚ditieux? r‚p‚ta Corn‚lius tout abasourdi de
l’apostrophe.
–Oh! ne faites pas l’‚tonn‚.
–Je vous jure, maŒtre van Spennen, reprit Corn‚lius, que j’ignore
complŠtement ce que vous voulez dire.
–Alors je vais vous mettre sur la voie, docteur, dit le juge:
livrez- nous les papiers que le traŒtre Corneille de Witt a d‚pos‚s
chez vous au mois de janvier dernier.
Un ‚clair passa dans l’esprit de Corn‚lius.
–Oh! oh! dit van Spennen, voil… que vous commencez … vous rappeler,
n’est-ce pas?
–Sans doute ; mais vous parliez de papier s‚ditieux, et je n’ai
aucun papier de ce genre.
–Ah! vous niez?
–Certainement.
Le magistrat se retourna pour embrasser d’un coup d’oeil tout le
cabinet.
–Quelle est la piŠce de votre maison qu’on nomme le s‚choir?
demanda-t-il.
–C’est justement celle o— nous sommes, maŒtre van Spennen.
Le magistrat jeta un coup d’oeil sur une petite note plac‚e au
premier rang de ses papiers.
–C’est bien, dit-il, comme un homme qui est fix‚.
Puis se retournant vers Corn‚lius.
–Voulez-vous me remettre ces papiers? dit-il.
–Mais je ne puis, maŒtre van Spennen. Ces papiers ne sont point …
moi: ils m’ont ‚t‚ remis en d‚p“t, et un d‚p“t est sacr‚.
–Docteur Corn‚lius, dit le juge, au nom des Etats, je vous ordonne
d’ouvrir ce tiroir et de me remettre les papiers qui y sont
renferm‚s.
Et du doigt le magistrat indiquait juste le troisiŠme tiroir d’un
bahut plac‚ prŠs de la chemin‚e.
C’‚tait dans ce troisiŠme tiroir, en effet, qu’‚taient les papiers
remis par Corneille de Witt … son filleul, preuve que la police avait
‚t‚ parfaitement renseign‚e.
–Ah! vous ne voulez pas? dit van Spennen voyant que Corn‚lius
restait immobile de stup‚faction. Je vais donc l’ouvrir moi-mˆme.
Et ouvrant le tiroir dans toute sa largeur, le magistrat mit d’abord
… d‚couvert une vingtaine d’oignons, rang‚s et ‚tiquet‚s avec soin ;
puis le paquet de papier demeur‚ dans le mˆme ‚tat exactement o— il
avait ‚t‚ remis … son filleul par le malheureux Corneille de Witt.
Le magistrat rompit les cires, d‚chira l’enveloppe, jeta un regard
avide sur les premiers feuillets qui s’offraient … ses regards, et
s’‚cria d’une voix terrible:
–Ah! la justice n’avait donc pas re‡u un faux avis!
–Comment! dit Corn‚lius, qu’est-ce donc?
–Ah! ne faites pas davantage l’ignorant, monsieur van Baerle,
r‚pondit le magistrat, et suivez-nous.
–Comment! que je vous suive! s’‚cria le docteur.
–Oui, car au nom des Etats, je vous arrˆte.
On n’arrˆtait pas encore au nom de Guillaume d’Orange. Il n’y avait
pas encore assez longtemps qu’il ‚tait stathouder pour cela.
–M’arrˆter? s’‚cria Corn‚lius; mais qu’ai-je donc fait?
–Cela ne me regarde point, docteur, vous vous en expliquerez avec
vos juges.
–O— cela?
–A la Haye.
Corn‚lius, stup‚fait, embrassa sa nourrice, qui perdait connaissance,
donna la main … ses serviteurs, qui fondaient en larmmes, et suivit
le magistrat, qui l’enferma dans une chaise comme un prisonnier
d’‚tat, et le fit conduire au grand galop … la Haye.
V
UNE INVASION
——————
Boxtel knew that van Baerle had found the bulb of the black tulip,
and had denounced him to the police in the hope that, after the
arrest of the master of the house, he could enter the garden
unnoticed and steal the famous bulbs. The day of the arrest he
remained in bed, pretending to be sick.
——————
La nuit vint. C’‚tait la nuit qu’attendait Boxtel.
La nuit venue, il se leva.
Il avait bien calcul‚: personne ne songeait … garder le jardin;
maison et domestiques ‚taient sens dessus dessous.
Il entendit successivement sonner dix heures, onze heures, minuit.
A minuit, le coeur bondissant, les mains tremblantes, le visage
livide, il prit une ‚chelle, l’appliqua contre le mur, monta jusqu’…
l’avant-dernier ‚chelon et ‚couta.
Tout ‚tait tranquille. Pas un bruit ne troublait le silence de la
nuit.
Une seule lumiŠre veillait dans toute la maison.
C’‚tait celle de la nourrice.
Ce silence et cette obscurit‚ enhardirent Boxtel.
Il enjamba le mur, s’arrˆta un instant sur le faŒte; puis, bien
certain qu’il n’avait rien … craindre, il passa l’‚chelle de son
jardin dans celui de Corn‚lius et descendit.
Puis, comme il savait o— ‚taient enterr‚s les ca‹eux de la future
tulipe noire, il courut dans leur direction, suivant n‚anmoins les
all‚es pour n’ˆtre point trahi par la trace de ses pas, et, arriv‚ …
l’endroit pr‚cis, avec une joie de tigre, il plongea ses mains dans
la terre molle.
Il ne trouva rien et crut s’ˆtre tromp‚.
Cependant, la sueur perlait instinctivement sur son front.
Il fouilla … c“t‚: rien.
Il fouilla … droite, il fouilla … gauche: rien.
Il fouilla devant et derriŠre: rien.
Il faillit devenir fou, car il s’aper‡ut enfin que dans la
matin‚e-mˆme la terre avait ‚t‚ remu‚e.
En effet, pendant que Boxtel ‚tait dans son lit, Corn‚lius ‚tait
descendu dans son jardin, avait d‚terr‚ l’oignon et l’avait divis‚ en
trois ca‹eux.
Boxtel ne pouvait se d‚cider … quitter la place. Il avait retourn‚
avec ses mains plus de dix pieds carr‚s.
Enfin il ne lui resta plus de doute sur son malheur.
Ivre de colŠre, il regagna son ‚chelle, enjamba le mur, ramena
l’‚chelle de chez Corn‚lius chez lui, la jeta dans son jardin et
sauta aprŠs elle.
Tout … coup il lui vint un dernier espoir.
C’est que les ca‹eux ‚taient dans le s‚choir.
Il ne s’agissait que de p‚n‚trer dans le s‚choir comme il avait
p‚n‚tr‚ dans le jardin.
L… il les trouverait.
Au reste ce n’‚tait guŠre plus difficile.
Les vitrages du s‚choir se soulevaient comme ceux d’une serre.
Corn‚lius van Baerle les avait ouverts le matin mˆme et personne
n’avait song‚ … les fermer.
Le tout ‚tait de se procurer une ‚chelle assez longue, une ‚chelle de
vingt pieds au lieu d’une de douze.
Boxtel avait remarqu‚ dans la rue qu’il habitait une maison en
r‚paration; le long de cette maison une ‚chelle gigantesque ‚tait
dress‚e.
Cette ‚chelle ‚tait bien l’affaire de Boxtel, si les ouvriers ne
l’avaient pas emport‚e.
Il courut … la maison, l’‚chelle y ‚tait.
Boxtel prit l’‚chelle et l’emporta … grande peine dans son jardin;
avec plus de peine encore, il la dressa contre la muraille de la
maison de Corn‚lius.
Boxtel mit une lanterne sourde tout allum‚e dans sa poche, monta …
l’‚chelle et p‚n‚tra dans le s‚choir.
Arriv‚ dans ce tabernacle, il s’arrˆta, s’appuyant contre la table;
les jambes lui manquaient, son coeur battait … ‚touffer.
Dans le jardin, Boxtel n’‚tait qu’un maraudeur; dans la chambre,
Boxtel ‚tait un voleur.
Cependant, il reprit courage; il n’‚tait pas venu jusque-l… pour
rentrer chez lui les mains nettes.
Mais il eut beau chercher, ouvrir et fermer tous les tiroirs; il
trouva ‚tiquet‚es comme dans un jardin des plantes, la Joannis, la
Witt, la tulipe bistre, la tulipe caf‚ br–l‚; mais la tulipe noire ou
plut“t des ca‹eux o— elle ‚tait encore endormie, il n’y en avait pas
de traces.
Et cependant, sur le registre des graines et des ca‹eux tenu en
partie double par van Baerle avec plus de soin et d’exactitude que le
registre commercial des premiŠres maisons d’Amsterdam, Boxtel lut ces
lignes:
“Aujourd’hui, 20 ao–t 1672, j’ai d‚terr‚ l’oignon de la grande tulipe
noire que j’ai s‚par‚ en trois ca‹eux parfaits.”
–Ces ca‹eux! Ces ca‹eux! hurla Boxtel en ravageant tout dans le
s‚choir, o— les a-t-il pu cacher?
Puis tout … coup se frappant le front … s’aplatir le cerveau:
–Oh! mis‚rable que je suis! s’‚cria-t-il; ah! trois fois perdu
Boxtel, est-ce qu’on se s‚pare de ces ca‹eux, est-ce qu’on les
abandonne … Dordrecht quand on part pour la Haye, est-ce que l’on
peut vivre sans ses ca‹eux, quand ces ca‹eux sont ceux de la grande
tulipe noire? Il aura eu le temps de les prendre, l’infƒme! Il les a
sur lui, il les a emport‚s … la Haye!
C’‚tait un ‚clair qui montrait … Boxtel l’abŒme d’un crime inutile.
–Eh bien! aprŠs tout, dit l’envieux, s’il les a, il ne peut les
garder que tant qu’il sera vivant et…
Le reste de sa hideuse pens‚e s’absorba dans un affreux sourire.
–Les ca‹eux sont … la Haye, dit-il; ce n’est donc plus … Dordrecht
que je puis vivre.
A la Haye pour les ca‹eux! … la Haye!
Et Boxtel, sans faire attention aux richesses immenses qu’il
abandonnait, tant il ‚tait pr‚occup‚ d’une autre richesse
inestimable, Boxtel sortit, se laissa glisser le long de l’‚chelle,
reporta l’instrument de vol o— il l’avait pris, et, pareil … un
animal de proie, rentra rugissant dans sa maison.
VI
LA CHAMBRE DE FAMILLE
A minuit, on frappa … la porte du Buytenhoff. C’‚tait Corn‚lius van
Baerle que l’on amenait. Quand le ge“lier Gryphus re‡ut ce nouvel
h“te et qu’il eut vu sur la lettre d’‚crou la qualit‚ du prisonnier:
–Filleul de Corneille de Witt, murmura-t-il avec son sourire de
ge“lier; ah! jeune homme, nous avons justement ici la chambre de
famille; nous allons vous la donner.
Et enchant‚ de la plaisanterie qu’il venait de faire, le farouche
orangiste prit son falot et les clefs pour conduire le filleul dans
la chambre du parrain.
Sur la route qu’il fallait parcourir pour arriver … cette chambre le
d‚sesp‚r‚ fleuriste n’entendit rien que l’aboiement d’un chien, ne
vit rien que le visage d’une jeune fille.
Le chien sortit d’une niche creus‚e dans le mur, en secouant une
grosse chaŒne, et il flaira Corn‚lius afin de le bien reconnaŒtre au
moment o— il serait ordonn‚ de le d‚vorer.
La jeune fille, quand le prisonnier fit g‚mir la rampe de l’escalier
sous sa main alourdie, entr’ouvrit le guichet d’une chambre qu’elle
habitait dans l’‚paisseur de cet escalier mˆme. Et la lampe … la
main droite, elle ‚claira son charmant visage rose encadr‚ dans
d’admirables cheveux blonds … torsades ‚paisses.
C’‚tait un bien beau tableau … peindre et en tout digne de maŒtre
Rembrandt que cette spirale noire de l’escalier illumin‚e par le
falot rougeƒtre de Gryphus avec la sombre figure du ge“lier au
sommet, la m‚lancholique figure de Corn‚lius qui se penchait sur la
rampe pour regarder; au-dessous de lui, encadr‚ par le guichet
lumineux, le suave visage de Rosa; puis, en bas, tout … fait dans
l’ombre, … cet endroit de l’escalier o— l’obscurit‚ faisait
disparaŒtre les d‚tails, les yeux d’escarbou.
Mais ce que n’aurait pu rendre dans son tableau le sublime maŒtre,
c’est l’expression douloureuse qui parut sur le visage de Rosa quand
elle vit ce beau jeune homme pƒle monter l’escalier lentement et
qu’elle put lui appliquer ces sinistres paroles prononc‚es par son
pŠre:
–Vous aurez la chambre de famille.
Cette vision dura un moment, beaucoup moins de temps que nous n’avons
mis … la d‚crire. Puis Gryphus continua son chemin, Corn‚lius fut
forc‚ de le suivre, et cinq minutes aprŠs il entrait dans le cachot,
qu’il est inutile de d‚crire, puisque le lecteur le connait d‚j….
Gryphus, aprŠs avoir montr‚ du doigt le lit au prisonnier, reprit son
falot et sortit.
Quant … Corn‚lius, rest‚ seul, il se jeta sur ce lit, mais ne dormit
point. Il ne cessa d’avoir l’oeil fix‚ sur l’‚troite fenˆtre …
treillis de fer qui prenait son jour sur le Buytenhoff; il vit de
cette fa‡on blanchir par del… les arbres ce premier rayon de lumiŠre
que le ciel laisse tomber sur la terre comme un blanc manteau.
Corn‚lius, impatient de savoir si quelque chose vivait … l’entour de
lui, s’approcha de la fenˆtre et promena circulairement un triste
regard.
A l’extr‚mit‚ de la place, une masse noirƒtre teint‚e de bleu sombre
par les brumes matinales, s’‚levait d‚coupant sur les maisons pƒles
sa silhouette irr‚guliŠre.
Corn‚lius reconnut le gibet.
A ce gibet pendaient deux informes lambeaux qui n’‚taient plus que
des squelettes encore saignants.
Le bon peuple de la Haye avait d‚chiquet‚ les chairs de ses victimes,
mais rapport‚ fidŠlement au gibet le pr‚texte d’une double
inscription trac‚e sur une ‚norme pancarte.
Sur cette pancarte, avec ses yeux de vingt-huit ans, Corn‚lius
parvint … lire les lignes suivantes:
“Ici pendent le grand sc‚l‚rat nomm‚ Jean de Witt et le petit coquin
Corneille de Witt, son frŠre, deux ennemis du peuple, mais grands
amis du roi de France.”
Corn‚lius poussa un cri d’horreur, et dans le transport de sa terreur
d‚lirante frappa des pieds et des mains … sa porte, si rudement et si
pr‚cipitamment que Gryphus accourut furieux, son trousseau d’‚normes
clefs … la main.
Il ouvrit la porte en prof‚rant d’horribles impr‚cations contre le
prisonnier qui le d‚rangeait en dehors des heures o— il avait
l’habitude de se d‚ranger.
–Ah ‡a mais! dit-il, est-il enrag‚ cet autre de Witt? s’‚cria-t-il,
mais ces de Witt ont donc le diable au corps!
–Monsieur, monsieur, dit Corn‚lius en saisissant le ge“lier par le
bras et en le traŒnant vers la fenˆtre; monsieur, qu’ai- je donc lu
l…-bas?
–O—, l…-bas?
–Sur cette pancarte.
Et tremblant, pƒle et haletant, il lui montrait, au fond de la place,
le gibet surmont‚ de la cynique inscription.
Gryphus se mit … rire.
–Ah! ah! r‚pondit-il. Oui, vous avez lu….Eh bien! mon cher
monsieur, voil… o— l’on arrive quand on a des intelligencces avec les
ennemis de monsieur le prince d’Orange.
–Messieurs de Witt ont ‚t‚ assassin‚s! murmura Corn‚lius, la sueur
au front et en se laissant tomber sur son lit, les bras pendants, les
yeux ferm‚s.
–Messieurs de Witt ont subi la justice du peuple, dit Gryphus;
appelez- vous cela assassin‚s, vous? moi, je dis ex‚cut‚s.
Et, voyant que le prisonnier ‚tait arriv‚ non seulement au calme,
mais … l’an‚antissement, il sortit de la chambre, tirant la porte
avec violence, et faisant rouler les verrous avec bruit.
En revenant … lui, Corn‚lius se trouva seul et reconnut la chambre o—
il se trouvait, la chambre de famille, ainsi que l’avait appel‚e
Gryphus, comme le passage fatal qui devait aboutir pour lui … une
triste mort.
Et comme c’‚tait un philosophe, comme c’‚tait surtout un chr‚tien, il
commen‡a par prier pour l’ƒme de son parrain, puis pour celle du
grand pensionnaire, puis enfin il se r‚signa lui-mˆme … tous les maux
qu’il plairait … Dieu de lui envoyer.
Puis, aprŠs s’ˆtre bien assur‚ qu’il ‚tait seul, il tira de sa
poitrine les trois ca‹eux de la tulipe noire et les cacha derriŠre un
grŠs sur lequel on posait la cruche traditionnelle, dans le coin le
plus obscur de la prison.
Inutile labeur de tant d’ann‚es! destruction de si douces esp‚rances!
sa d‚couverte allait donc aboutir au n‚ant comme lui … la mort! Dans
cette prison, pas un brin d’herbe, pas un atome de terre, pas un
rayon de soleil.
A cette pens‚e, Corn‚lius entra dans un sombre d‚sespoir dont il ne
sortit que par une circonstance extraordinaire.
Quelle ‚tait cette circonstance?
C’est ce que nous nous r‚servons de dire dans le chapitre suivant.
VII
LA FILLE DU GE“LIER
Le mˆme soir, comme il apportait la pitance du prisonnier, Gryphus,
en ouvrant la porte de la prison, glissa sur la dalle humide et tomba
; il se cassa le bras au-dessus du poignet. Corn‚lius fit un
mouvement vers le ge“lier ; mais comme il ne se doutait pas de la
gravit‚ de l’accident:
–Ce n’est rien, dit Gryphus, ne bougez pas.
Et il voulut se relever en s’appuyant sur son bras, mais l’os plia ;
Gryphus seulement alors sentit la douleur et jeta un cri. Il comprit
qu’il avait le bras cass‚, et cet homme si dur pour les autres
retomba ‚vanoui sur le seuil de la porte, o— il demeura inerte et
froid, semblable … un mort. Pendant ce temps, la porte de la prison
‚tait demeur‚e ouverte, et Corn‚lius se trouvait presque libre. Mais
l’id‚e ne lui vint mˆme pas … l’esprit de profiter de cet accident;
il avait vu, … la fa‡on dont le bras avait pli‚, qu’il y avait
fracture, qu’il y avait douleur; il ne songea pas … autre chose qu’…
porter secours au bless‚.
Au bruit que Gryphus avait fait en tombant, un pas pr‚cipit‚ se fit
entendre dans l’escalier. C’‚tait la belle Frisonne, qui, voyant son
pŠre ‚tendu … terre et le prisonnier courb‚ sur lui, avait cru
d’abord que Gryphus, dont elle connaissait la brutalit‚, ‚tait tomb‚
… la suite d’une lutte engag‚e entre lui et le prisonnier.
Mais ramen‚e par le premier coup d’oeil … la v‚rit‚, et honteuse de
ce qu’elle avait pu penser, elle leva sur le jeune homme ses beaux
yeux humides et lui dit:
–Pardon et merci, monsieur. Pardon de ce que j’avais pens‚, et merci
de ce que vous faites.
Corn‚lius rougit.
–Je ne fais que mon devoir de chr‚tien, dit-il, en secourant mon
semblable.
Gryphus, revenu de son ‚vanouissement, ouvrit les yeux, et sa
brutalit‚ accoutum‚e lui revenant avec la vie:
–Ah! voil… ce que c’est, dit-il, on se presse d’apporter le souper
du prisonnier, on tombe en se hƒtant, en tombant on se casse le bras,
et l’on vous laisse sur le carreau.
–Silence, mon pŠre, dit Rosa, vous ˆtes injuste envers ce jeune
monsieur, que j’ai trouv‚ occup‚ … vous secourir.
–Lui? fit Gryphus avec un air de doute.
–Cela est si vrai, monsieur, que je suis tout prˆt … vous secourir
encore.
–Vous? dit Gryphus ; ˆtes-vous donc docteur?
–C’est mon premier ‚tat, dit le prisonnier.
–De sorte que vous pourriez me remettre le bras?
–Parfaitement.
–Et que vous faut-il pour cela, voyons?
–Deux clavettes de bois et des bandes de linge.
–Tu entends, Rosa, dit Gryphus, le prisonnier va me remettre le bras
; c’est une ‚conomie ; voyons, aide-moi … me lever, je suis de plomb.
Rosa pr‚senta au bless‚ son ‚paule ; le bless‚ entoura le col de la
jeune fille de son bras intact, et faisant un effort, il se mit sur
ses jambes, tandis que Corn‚lius, pour lui ‚pargner le chemin,
roulait vers lui un fauteuil. Gryphus s’assit dans le fauteuil, puis
se retournant vers sa fille:
–Eh bien! n’as-tu pas entendu? lui dit-il. Va chercher ce que l’on
te demande.
Rosa descendit et rentra un instant aprŠs avec deux douves de baril
et une grande bande de linge.
–Est-ce bien cela que vous d‚sirez, monsieur? demanda Rosa.
–Oui, mademoiselle, fit Corn‚lius en jetant les yeux sur les objets
apport‚s ; oui, c’est bien cela. Maintenant, poussez cette table
pendant que je vais soutenir le bras de votre pŠre.
Rosa poussa la table. Corn‚lius posa le bras cass‚ dessus, afin qu’il
se trouvƒt … plat, et avec une habilet‚ parfaite, rajusta la
fracture, adapta la clavette et serra les bandes. A la derniŠre
‚pingle, le ge“lier s’‚vanouit une seconde fois.
–Allez chercher du vinaigre, mademoiselle, dit Corn‚lius, nous lui
en frotterons les tempes, et il reviendra.
Mais au lieu d’accomplir la prescription qui lui ‚tait faite, Rosa,
aprŠs s’ˆtre assur‚e que son pŠre ‚tait bien sans connaissance,
s’avan‡ant vers Corn‚lius:
–Monsieur, dit-elle, service pour service.
–Qu’est-ce … dire, ma belle enfant? demanda Corn‚lius.
–C’est-…-dire, monsieur, que le juge qui doit vous interroger demain
est venu s’informer aujourd’hui de la chambre o— vous ‚tiez ; qu’on
lui a dit que vous occupiez la chambre de monsieur Corneille de Witt,
et qu’… cette r‚ponse, il a ri d’une fa‡on sinistre qui me fait
croire que rien de bon ne vous attend.
–Mais, demanda Corn‚lius, que peut-on me faire?
–Voyez d’ici ce gibet.
–Mais je ne suis point coupable, dit Corn‚lius.
–L’‚taient-ils, eux, qui sont l…-bas, mutil‚s, d‚chir‚s?
–C’est vrai, dit Corn‚lius en s’assombrissant.
–D’ailleurs, continua Rosa, l’opinion publique veut que vous le
soyez, coupable. Mais enfin, coupable ou non, votre procŠs commencera
demain ; aprŠs-demain, vous serez condamn‚: les choses vont vite par
le temps qui court.
–Eh bien! que concluez-vous de tout ceci, mademoiselle?
–J’en conclus que je suis seule, que je suis faible, que mon pŠre
est ‚vanoui, que le chien est musel‚, que rien par cons‚quuent ne
vous empˆche de vous sauver. Sauvez-vous donc, voil… ce que je
conclus.
–Que dites-vous?
–Je dis que je n’ai pu sauver monsieur Corneille ni monsieur Jean de
Witt, h‚las! et que je voudrais bien vous sauver, vous.. Seulement,
faites vite ; voil… la respiration qui revient … mon pŠre, dans une
minute peut-ˆtre il rouvira les yeux, et il sera trop tard. Vous
h‚sitez?
En effet, Corn‚lius demeurait immobile, regardant Rosa, mais comme
s’il la regardait sans l’entendre.
–Ne comprenez-vous pas? fit la jeune fille impatiente.
–Si fait, je comprends, fit Corn‚lius; mais…
–Mais?
–Je refuse. On vous accuserait.
–Qu’importe? dit Rosa en rougissant.
–Merci, mon enfant, reprit Corn‚lius, mais je reste.
–Vous restez! Mon Dieu! mon Dieu! N’avez-vous donc pas compris que
vous serez condamn‚… . condamn‚ … mort, ex‚cut‚ suur un ‚chafaud et
peut-ˆtre assassin‚, mis en morceaux comme on a assassin‚ et mis en
morceaux monsieur Jean et monsieur Corneille? Au nom du ciel, ne vous
occupez pas de moi et fuyez cette chambre o— vous ˆtes. Prenez-y
garde, elle porte malheur aux de Witt.
–Hein! s’‚cria le ge“lier en se r‚veillant. Qui parle de ses
coquins, de ces mis‚rables, de ces sc‚l‚rats de de Witt?
–Ne vous emportez pas, mon brave homme, dit Corn‚lius avec son doux
sourire ; ce qu’il y a de pis pour les fractures, c’est de
s’‚chauffer le sang.
Puis, tout bas … Rosa:
–Mon enfant, dit-il, je suis innocent, j’attendrai mes juges avec la
tranquillit‚ et le calme d’un innocent.
–Silence! dit Rosa.
–Silence, et pourquoi?
–Il ne faut pas que mon pŠre soup‡onne que nous avons caus‚ ensemble.
–O— serait le mal?
–O— serait le mal? C’est qu’il m’empˆcherait de jamais revenir ici,
dit la jeune fille.
–Corn‚lius re‡ut cette na‹ve confidence avec un sourire; il lui
semblait qu’un peu de bonheur luisait sur son infortune.
–Eh bien! que marmottez-vous l… tous deux? dit Gryphus en se levant
et en soulevant son bras droit avec son bras gauche.
–Rien, r‚pondit Rosa ; monsieur me prescrit le r‚gime que vous avez
… suivre.
–Le r‚gime que je dois suivre! le r‚gime que je dois suivre! Vous
aussi, vous en avez un … suivre, la belle!
–Et lequel, mon pŠre?
–C’est de ne pas venir dans la chambre des prisonniers, ou, quand
vous y venez, d’en sortir le plus vite possible ; marchez donc devant
moi, et lestement!
Rosa et Corn‚lius ‚changŠrent un regard.
Celui de Rosa voulait dire:
–Vous voyez bien!
Celui de Corn‚lius signifiait:
–Qu’il soit fait ainsi qu’il plaira au Seigneur!
VIII
LE TESTAMENT DE CORNELIUS VAN BAERLE
————-
Van Baerle was tried the second day after his incarceration in the
Buytenhoff. He pleaded ignorance of the contents of the documents
found in his possession, but his judges, who were Orangists, had
determined to convict him of treason, and deliberated only as a
matter of form.
————-
Comme cette d‚lib‚ration avait ‚t‚ s‚rieuse, elle avait dur‚ une
demi-heure, et pendant cette demi-heure, le prisonnier avait ‚t‚
r‚int‚gr‚ dans sa prison. Ce fut l… que le greffier des Etats vint
lui lire l’arrˆt.
MaŒtre Gryphus ‚tait retenu sur son lit par la fiŠvre que lui causait
la fracture de son bras. Ses clefs ‚taient pass‚es aux mains d’un de
ses valets surnum‚raires, et derriŠre ce valet, qui avait introduit
le greffier, Rosa, la belle Frisonne, s’‚tait venue placer …
l’encoignure de la porte, un mouchoir sur sa bouche pour ‚touffer ses
soupirs et ses sanglots. Corn‚lius ‚couta la sentence avec un visage
plus ‚tonn‚ que triste. La sentence lue, le greffier lui demanda
s’il avait quelque chose … r‚pondre.
–Ma foi, non, r‚pondit-il.
Et comme le greffier allait sortir:
–A propos, monsieur le greffier, dit Corn‚lius, pour quel jour est
la chose, s’il vous plaŒt?
–Mais pour aujourd’hui, r‚pondit le greffier un peu gˆn‚ par le
sang-froid du condamn‚.
Un sanglot ‚clata derriŠre la porte. Corn‚lius se pencha pour voir
qui avait pouss‚ ce sanglot, mais Rosa avait devin‚ le mouvement et
s’‚tait rejet‚e en arriŠre.
–Et, ajouta Corn‚lius, … quelle heure l’ex‚cution?
–Monsieur, pour midi.
–Diable! fit Corn‚lius, j’ai entendu, ce me semble, sonner dix
heures il y a au moins vingt minutes. Je n’ai pas de temps … perdre.
–Pour vous reconcilier avec Dieu, oui, monsieur, fit le greffier en
saluant jusqu’… terre, et vous pouvez demander tel ministre qu’il
vous plaira.
En disant ces mots, il sortit … reculons, et le ge“lier rempla‡ant
l’allait suivre en refermant la porte de Corn‚lius, quand un bras
blanc et qui tremblait s’interposa entre cet homme et la lourde
porte. Corn‚lius ne vit que le casque d’or aux oreillettes de
dentelles blanches, coiffure des belles Frisonnes ; il n’entendit
qu’un murmure … l’oreille du guichetier ; mais celui-ci remit ses
lourdes clefs dans la main blanche qu’on lui tendait, et, descendant
quelques marches, il s’assit au milieu de l’escalier, gard‚ ainsi en
haut par lui, en bas par le chien. Le casque d’or fit volte-face, et
Corn‚lius reconnut le visage sillonn‚ de pleurs et les grands yeux
bleus tout noy‚s de la belle Rosa. La jeune fille s’avan‡a vers
Corn‚lius en appuyant ses deux mains sur sa poitrine bris‚e.
–Oh! monsieur! monsieur! dit-elle.
Et elle n’acheva point.
–Ma belle enfant, r‚pliqua Corn‚lius ‚mu, que d‚sirez- vous de moi?
Je n’ai pas grand pouvoir d‚sormais sur rien, je vous en avertis.
–Monsieur, je viens r‚clamer de vous une grƒce, dit Rosa, tendant
ses mains moiti‚ vers Corn‚lius, moiti‚ vers le ciel.
–Ne pleurez pas ainsi, Rosa, dit le prisonnier ; car vos larmes
m’attendrissent bien plus que ma mort prochaine. Et, vous le savez,
plus le prisonnier est innocent, plus il doit mourir avec calme et
mˆme avec joie, puisqu’il meurt martyr. Voyons, ne pleurez plus et
dites-moi vos d‚sirs, ma belle Rosa.
La jeune fille se laissa glisser … genoux.
–Pardonnez … mon pŠre, dit-elle.
–A votre pŠre! fit Corn‚lius ‚tonn‚.
–Oui, il a ‚t‚ si dur pour vous! mais il est ainsi de sa nature, il
est ainsi pour tous, et ce n’est pas vous particuliŠremeent qu’il a
brutalis‚.
–Il est puni, chŠre Rosa, plus que puni mˆme par l’accident qui lui
est arriv‚, et je lui pardonne.
–Merci! dit Rosa. Et maintenant, dites, puis-je, moi, … mon tour,
quelque chose pour vous?
–Vous pouvez s‚cher vos beaux yeux, chŠre enfant, r‚pondit Corn‚lius
avec son doux sourire.
–Mais pour vous–pour vous?
–Celui qui n’a plus … vivre qu’une heure est un grand sybarite s’il
a besoin de quelque chose, chŠre Rosa.
–Ce ministre qu’on vous avait offert?
–J’ai ador‚ Dieu toute ma vie, Rosa. Je l’ai ador‚ dans ses oeuvres,
b‚ni dans sa volont‚. Dieu ne peut rien avoir contre moi. Je ne vous
demanderai donc pas un ministre. La derniŠre pens‚e qui m’occupe,
Rosa, se rapporte … la glorification de Dieu. Aidez-moi, ma chŠre, je
vous en prie, dans l’accomplissement de cette derniŠre pens‚e.
–Ah! monsieur Corn‚lius, parlez, parlez! s’‚cria la jeune fille
inond‚e de larmes.
–Donnez-moi votre belle main, et promettez-moi de ne pas rire, mon
enfant.
–Rire! s’‚cria Rosa au d‚sespoir, rire en ce moment! Mais vous ne
m’avez donc pas regard‚e, monsieur Corn‚lius?
–Je vous ai regard‚e, Rosa, et avec les yeux du corps et avec les
yeux de l’ƒme. Jamais femme plus belle, jamais ƒme plus pure ne
s’‚tait offerte … moi; et si je ne vous regarde plus … partir de ce
moment, pardonnez-moi, c’est parce que, prˆt … sortir de la vie,
j’aime mieux n’avoir rien … y regretter.
Rosa tresaillit. Comme le prisonnier disait ces paroles, onze heures
sonnaient au beffroi du Buytenhoff. Corn‚lius comprit.
–Oui, oui, hƒtons-nous, dit-il, vous avez raison, Rosa. Alors
tirant de sa poitrine, o— il l’avait cach‚ de nouveau depuis qu’il
n’avait plus peur d’ˆtre fouill‚, le papier qui enveloppait les trois
ca‹eux:
–Ma belle amie, dit-il, j’ai beaucoup aim‚ les fleurs. C’‚tait dans
le temps o— j’ignorais que l’on p–t aimer autre chose. Oh! ne
rougissez pas, ne vous d‚tournez pas. J’aimais les fleurs, Rosa, et
j’avais trouv‚, je le crois du moins, le secret de la grande tulipe
noire que l’on croit impossible, et qui est, vous le savez ou vous ne
le savez pas, l’objet d’un prix de cent mille florins propos‚ par la
soci‚t‚ horticole de Harlem. Ces cent mille florins, et Dieu sait que
ce ne sont pas eux que je regrette, ces cent mille florins je les ai
l… dans ce papier; ils sont gagn‚s avec les trois ca‹eux qu’il
renferme, et que vous pouvez prendre, Rosa, car je vous les donne.
–Monsieur Corn‚lius!
–Oh! vous pouvez les prendre, Rosa, vous ne faites de tort …
personne, mon enfant. Je suis seul au monde; mon pŠre et ma mŠre sont
morts; je n’ai jamais eu ni soeur ni frŠre; je n’ai jamais pens‚ …
aimer personne d’amour, et si quelqu’un a pens‚ … m’aimer, je ne l’ai
jamais su. Vous le voyez bien d’ailleurs, Rosa, que je suis
abandonn‚, puisqu’… cette heure vous seule ˆtes dans mon cachot, me
consolant et me secourant.
–Mais, monsieur, cent mille florins…
–Ah! soyons s‚rieux, chŠre enfant, dit Corn‚lius. Cent mille
florins seront une belle dot … votre beaut‚; vous les aurez, les cent
mille florins, car je suis s–r de mes ca‹eux. Vous les aurez donc,
chŠre Rosa, et je ne vous demande en ‚change que la promesse
d’‚pouser un brave gar‡on, jeune, que vous aimerez, et qui vous
aimera autant que moi j’aimais les fleurs. Ne m’interrompez pas,
Rosa, je n’ai plus que quelques minutes.
La pauvre fille ‚touffait sous ses sanglots. Corn‚lius lui prit la
main.
–Ecoutez-moi, continua-t-il, voici comment vous proc‚derez. Vous
prendrez de la terre dans mon jardin de Dordrecht. Demandez …
Butruysheim, mon jardinier, du terreau de ma plate-bande num‚ro 6;
vous y planterez dans une caisse profonde ces trois ca‹eux, ils
fleuriront en mai prochain, c’est-…-dire dans sept mois, et quand
vous verrez la fleur sur la tige, passez les nuits … la garantir du
vent, les jours … la sauver du soleil. Elle fleurira noire, j’en
suis s–r. Alors vous ferez pr‚venir le pr‚sident de la soci‚t‚ de
Harlem. Il fera constater par le congrŠs la couleur de la fleur, et
l’on vous comptera les cent mille florins.
Rosa poussa un grand soupir.
–Maintenant, continua Corn‚lius, je ne d‚sire plus rien, sinon que
la tulipe s’appelle “Rosa Barlaensis,” c’est-…-dire qu’elle rappelle
en mˆme temps votre nom et le mien, et comme ne sachant pas le latin,
bien certainement, vous pourriez oublier ce mot, tƒchez de m’avoir un
crayon et du papier, que je vous l’‚crive. Rosa ‚clata en sanglots
et tendit un livre qui portait les initiales de C. W.
–Qu’est-ce que cela? demanda le prisonnier.
–H‚las! r‚pondit Rosa, c’est la Bible de votre pauvre parrain,
Corneille de Witt. Il y a puis‚ la force de subir la torture et
d’entendre sans pƒlir son jugement. Je l’ai trouv‚e dans cette
chambre aprŠs la mort du martyr, je l’ai gard‚e comme un relique.
Ecrivez dessus ce que vous avez … ‚crire, monsieur Corn‚lius, et
quoique j’aie le malheur de ne pas savoir lire, ce que vous ‚crirez
sera accompli.
Corn‚lius prit la Bible et la baisa respectueusement.
–Avec quoi ‚crirai-je? demanda-t-il?
–Il y a un crayon dans la Bible, dit Rosa. Il y ‚tait, je l’ai
conserv‚.
Corn‚lius le prit, et sur la seconde page,–car, on se le rappelle,
la premiŠre avait ‚t‚ d‚chir‚e,–prŠs de mourir … son tour comme son
parrain, il ‚crivit d’une main non moins ferme:
“Ce 23 ao–t 1672, sur le point de rendre, quoique innocent, mon ƒme …
Dieu sur un ‚chafaud, je lŠgue … Rosa Gryphus le seul bien qui me
soit rest‚ de tous mes biens dans ce monde, les autres ayant ‚t‚
confisqu‚s; je lŠgue, dis-je, … Rosa Gryphus trois ca‹eux qui, dans
ma conviction profonde, doivent donner, au mois de mai prochain la
grande tulipe noire, objet du prix de cent mille florins propos‚ par
la soci‚t‚ de Harlem, d‚sirant qu’elle touche ces cent mille florins
en mon lieu et place et comme mon unique h‚ritiŠre, … la seule charge
d’‚pouser un jeune homme de mon ƒge … peu prŠs, qui l’aimera et
qu’elle aimera, et de donner … la grande tulipe noire qui cr‚era une
nouvelle espŠce le nom de Rosa Barlaensis, c’est-…-dire son nom et le
mien r‚unis.
Dieu me trouve en grƒce et elle en sant‚!
CORNELIUS VAN BAERLE.”
Puis, donnant la Bible … Rosa:
–Lisez, dit-il.
–H‚las! r‚pondit la jeune fille … Corn‚lius, je vous l’ai d‚j… dit,
je ne sais pas lire. Alors Corn‚lius lut … Rosa le testament qu’il
venait de faire. Les sanglots de la pauvre enfant redoublŠrent.
–Acceptez-vous mes conditions? demanda le prisonnier en souriant
avec m‚lancholie et en baisant le bout des doigts tremblants de la
belle Frisonne.
–Oh! je ne saurais, monsieur, balbutia-t-elle.
–Vous ne sauriez, mon enfant, et pourquoi donc?
–Parce qu’il y a une de ces conditions que je ne saurais tenir.
–Laquelle?
–Vous me donnez les cent mille florins … titre de dot?
–Oui.
–Et pour ‚pouser un homme que j’aimerai?
–Sans doute.
–Eh bien! monsieur, cet argent ne peut ˆtre … moi. Je n’aimerai
jamais personne et ne me marierai pas.
Et aprŠs ces mots p‚niblement prononc‚s, Rosa fl‚chit sur ses genoux
et faillit s’‚vanouir de douleur. Corn‚lius, effray‚ de la voir si
pƒle et si mourante, allait la prendre dans ses bras, lorsqu’un pas
pesant, suivi d’autres bruits sinistres, retentit dans les escaliers
accompagn‚ des aboiements du chien.
–On vient vous chercher! s’‚cria Rosa en se tordant les mains. Mon
Dieu! mon Dieu! monsieur, n’avez-vous pas encore quelque chose … me
dire?
Et elle tomba … genoux, la tˆte enfonc‚e dans ses bras, et toute
suffoqu‚e de sanglots et de larmes.
–J’ai … vous dire de cacher pr‚cieusement vos trois ca‹eux et de les
soigner selon les prescriptions que je vous ai dites, eet pour
l’amour de moi. Adieu, Rosa.
–Oh! oui, dit-elle, sans lever la tˆte, oh! oui, tout ce que vous
avez dit, je le ferai. Except‚ de me marier, ajouta-t-ellle tout bas,
car cela, oh! cela, je le jure, c’est pour moi une chose impossible.
Et elle enfon‡a dans son sein le cher tr‚sor de Corn‚lius. Ce bruit
qu’avaient entendu Corn‚lius et Rosa, c’‚tait celui que faisait le
greffier qui revenait chercher le condamn‚, suivi de l’ex‚cuteur, des
soldats destin‚s … fournir la garde de l’‚chafaud, et des curieux
familiers de la prison. Corn‚lius, sans faiblesse comme sans
fanfaronnade, les re‡ut en amis plut“t qu’en pers‚cuteurs, et se
laissa imposer telles conditions qu’il plut … ces hommes pour
l’ex‚cution de leur office. Quand il lui fallut descendre pour
suivre les gardes, Corn‚lius chercha des yeux le regard ang‚lique de
Rosa, mais il ne vit derriŠre les ‚p‚es et les hallebardes qu’un
corps ‚tendu prŠs d’un banc de bois et un visage livide … demi voil‚
par de longs cheveux.
Mais, en tombant inanim‚e, Rosa, pour ob‚ir encore … son ami, avait
appuy‚ sa main sur son corsage de velours, et mˆme dans l’oubli de
toute vie, continuait instinctivement … recueillir le d‚p“t pr‚cieux
qui lui avait confi‚ Corn‚lius. Et en quittant le cachot, le jeune
homme put entrevoir dans les doigts crisp‚s de Rosa la feuille
jaunƒtre de cette Bible sur laquelle Corn‚lius de Witt avait si
p‚niblement et si douloureusement ‚crit les quelques lignes qui
eussent infailliblement, si Corn‚lius les avait lues, sauv‚ un homme
et une tulipe.
IX
LES PIGEONS DE DORDRECHT
———————
At the last minute the death sentence was commuted to imprisonment
for life and Cornelius was taken directly from the scaffold to the
state prison of Loewestein near Dordrecht. Boxtel, disguised as a
burgher of the Hague, had made friends with the executioner, and
hoped to get the tulip bulbs after the execution of van Baerle, but
the commutation of the sentence again frustrated his plans, and,
thinking Cornelius had the bulbs on his person, he decided to follow
the prisoner. After several months of confinement at Loewestein,
Cornelius caught and domesticated some pigeons that came from
Dordrecht, and in that way sent a letter to his old nurse. In this
letter was a message for Rosa.
———————–
Vers les premiers jours de f‚vrier, comme les premiŠres heures du
soir descendaient du ciel laissant derriŠre elles les ‚toiles
naissantes, Corn‚lius entendit dans l’escalier de la tourelle une
voix qui le fit tresaillir. Il porta la main … son coeur et ‚couta.
C’‚tait la voix douce et harmonieuse de Rosa. Avouons-le, Corn‚lius
ne fut pas si ‚tourdi de surprise, si extravagant de joie qu’il l’e–t
‚t‚ sans l’histoire du pigeon. Le pigeon lui avait en ‚change de sa
lettre rapport‚ l’espoir sous son aile vide, et il s’attendait chaque
jour, car il connaissait Rosa, … avoir, si le billet lui avait ‚t‚
remis, des nouvelles de son amour et de ses ca‹eux.
Il se leva, prˆtant l’oreille, inclinant le corps du c“t‚ de la
porte. Oui, c’‚taient bien les accents qui l’avaient ‚mu si
doucement … la Haye. Mais maintenant Rosa, qui avait fait le voyage
de la Haye … Loewestein ; Rosa qui avait r‚ussi, Corn‚lius ne savait
comment, … p‚n‚trer dans la prison ; Rosa parviendrait-elle aussi
heureusement … p‚n‚trer jusqu’au prisonnier? Tandis que Corn‚lius, …
ce propos, ‚chafaudait pens‚e sur pens‚e, d‚sirs sur inqui‚tudes, le
guichet plac‚ … la porte de sa cellule s’ouvrit, et Rosa, brillante
de joie, de parure, belle surtout du chagrin qui avait pƒli ses joues
depuis cinq mois, Rosa colla sa figure au grillage de Corn‚lius en
lui disant:
–Oh! monsieur! monsieur! me voici.
Corn‚lius ‚tendit les bras, regarda le ciel et poussa un cri de joie.
–Oh! Rosa! Rosa! cria-t-il.
–Silence! parlons bas, mon pŠre me suit, dit la jeune fille.
–Votre pŠre?
–Oui, il est l… dans la cour au bas de l’escalier, il re‡oit les
instructions du gouverneur, il va monter.
–Les instructions du gouverneur?…
–Ecoutez, je vais tƒcher de tout vous dire en deux mots: Le
stathouder a une maison de campagne … une lieue de Leyde, une grande
laiterie, pas autre chose: c’est ma tante, sa nourrice, qui a la
direction de tous les animaux qui sont renferm‚s dans cette m‚tairie.
DŠs que j’ai re‡u votre lettre, votre lettre que je n’ai pas pu lire,
h‚las! mais que votre nourrice m’a lue, j’ai couru chez ma tante, l…
je suis rest‚e jusqu’… ce que le prince vŒnt … la laiterie, et quand
il y vint, je lui demandai que mon pŠre troquƒt ses fonctions de
premier porte-clefs de la prison de la Haye contre les fonctions de
ge“lier … la forteresse de Loewestein. Il ne se doutait pas de mon
but; s’il l’e–t connu, peut-ˆtre e–t-il refus‚ ; au contraire, il
accorda.
–De sorte que vous voil….
–Comme vous voyez.
–De sorte que je vous verrai tous les jours?
–Le plus souvent que je pourrai.
–O Rosa! ma belle madone Rosa! dit Corn‚lius, vous m’aimez donc un
peu?
–Un peu… dit-elle, oh! vous n’ˆtes pas assez exigeant, monsieur
Corn‚lius.
Corn‚lius lui tendit passionn‚ment les mains, mais leurs doigts seuls
purent se toucher … travers le grillage.
–Voici mon pŠre! dit la jeune fille.
Et Rosa quitta vivement la porte et s’‚lan‡a vers le vieux Gryphus
qui apparaissait au haut de l’escalier.
X
LE GUICHET
Gryphus ‚tait suivi du molosse. Il lui faisait faire sa ronde pour
qu’… l’occasion il reconn–t les prisonniers. Gryphus ouvrit la porte
et commen‡a son discours au prisonnier.
–Monsieur, dit Gryphus en levant sa lanterne pour tƒcher de projeter
un peu de lumiŠre autour de lui, vous voyez en moi votrre nouveau
ge“lier. Je suis chef des porte-clefs et j’ai les chambres sur ma
surveillance. Je ne suis pas m‚chant, mais je suis inflexible pour
tout ce qui concerne la discipline.
–Mais je vous connais parfaitement, mon cher monsieur Gryphus, dit
le prisonnier en entrant dans le cercle de lumiŠre que projetait la
lanterne.
–Tiens, tiens, c’est vous, monsieur van Baerle, dit Gryphus; ah!
c’est vous; tiens, tiens, comme on se rencontre!
–Oui, et c’est avec un grand plaisir, mon cher monsieur Gryphus, que
je vois que votre bras va … merveille, puisque c’est de ce bras que
vous tenez une lanterne.
Gryphus fron‡a le sourcil.
–Voyez ce que c’est, dit-il, en politique on fait toujours des
fautes. Son Altesse vous a laiss‚ la vie, je ne l’aurais pas fait,
moi.
–Bah! demanda Corn‚lius, et pourquoi cela?
–Parce que vous ˆtes homme … conspirer de nouveau; vous autres
savants, vous avez commerce avec le diable. J’aimerais mieux avoir
dix militaires … garder qu’un seul savant. Les militaires, ils
fument, ils boivent, ils s’enivrent ; ils sont doux comme des moutons
quand on leur donne de l’eau-de-vie ou du vin de la Meuse. Mais un
savant, boire, fumer, s’enivrer! ah bien oui! C’est sobre, ‡a ne
d‚pense rien, ‡a garde sa tˆte fraŒche pour conspirer. Mais je
commence par vous dire que ‡a ne vous sera pas facile, … vous, de
conspirer.
–Je vous assure, maŒtre Gryphus, reprit van Baerle, que peut-ˆtre
j’ai eu un instant l’id‚e de me sauver, mais que bien certainement je
ne l’ai plus.
–C’est bien! c’est bien! dit Gryphus, veillez sur vous, j’en ferai
autant. C’est ‚gal, c’est ‚gal, Son Altesse a fait une lourde faute.
–En ne me faisant pas couper la tˆte?… Merci, merci, maŒtre
Gryphus.
–Sans doute. Voyez si messieurs de Witt ne se tiennent pas bien
tranquilles maintenant.
–C’est affreux ce que vous dites l…, monsieur Gryphus, dit van
Baerle en se d‚tournant pour cacher son d‚go–t. Vous oubliez que l’un
des ces malheureux ‚tait mon ami, et l’autre… l’autre mon second
pŠre.
–Oui, mais je me souviens que l’un et l’autre ‚tait des
conspirateurs. Et puis, c’est par philanthropie que je parle.
–Ah! vraiment! Expliquez donc un peu cela, cher monsieur Gryphus, je
ne comprends pas bien.
–Oui. Si vous ‚tiez rest‚ sur le billot de maŒtre Harbruck…
–Eh bien?
–Eh bien! vous ne souffririez plus. Tandis qu’ici je ne vous cache
pas que je vais vous rendre la vie trŠs dure.
–Merci de la promesse, maŒtre Gryphus.
Et tandis que le prisonnier souriait ironiquement au vieux ge“lier,
Rosa, derriŠre la porte, lui r‚pondait par un sourire plein
d’ang‚lique consolation. Gryphus alla vers la fenˆtre. Il faisait
encore assez jour pour qu’il vŒt sans le distinguer un horizon
immense qui se perdait dans une brume grisƒtre.
–Quelle vue a-t-on d’ici? demanda le ge“lier.
–Mais fort belle, dit Corn‚lius en regardant Rosa.
–Oui, oui, trop de vue, trop de vue.
En ce moment, les deux pigeons, effarouch‚s par la vue et surtout par
la voix de cet inconnu, sortirent de leur nid, et disparurent tout
effar‚s dans le brouillard.
–Oh! oh! qu’est-ce que cela? demanda le ge“lier.
–Mes pigeons, r‚pondit Corn‚lius.
–Mes pigeons! s’‚cria le ge“lier, mes pigeons! Est-ce qu’un
prisonnier a quelque chose … lui?
–Alors, dit Corn‚lius, les pigeons que le bon Dieu m’a prˆt‚s.
–Voil… d‚j… une contravention, r‚pliqua Gryphus; des pigeons! Ah!
jeune homme, jeune homme, je vous pr‚viens d’une chose, c”est que,
pas plus tard que demain, ces oiseaux bouilliront dans ma marmite.
Et, tout en faisant cette m‚chante promesse … Corn‚lius, Gryphus se
pencha en dehors pour examiner la structure du nid. Ce qui donna le
temps … van Baerle de courir … la porte et de serrer la main de Rosa,
qui lui dit:
–A neuf heures, ce soir.
Gryphus, tout occup‚ du d‚sir de prendre dŠs le lendemain les
pigeons, comme il avait promis de le faire, ne vit rien, n’entendit
rien, et comme il avait ferm‚ la fenˆtre, il prit sa fille par le
bras, sortit, donna un double tour … la serrure, poussa les verrous,
et alla faire les mˆmes promesses … un autre prisonnier. A peine
e–t-il disparu, que Corn‚lius courut … la fenˆtre et d‚molit de fond
en comble le nid des pigeons. Il aimait mieux les chasser … tout
jamais de sa pr‚sence que d’exposer … la mort les gentils messagers
auxquels il devait le bonheur d’avoir revu Rosa.
Cette visite du ge“lier, ses menaces brutales, la sombre perspective
de sa surveillance dont il connaissait les abus, rien de tout cela ne
put distraire Corn‚lius des douces pens‚es et surtout du doux espoir
que la pr‚sence de Rosa venait de resusciter dans son coeur. Il
attendit impatiemment que neuf heures sonnassent au donjon de
Loewestein.
Rosa avait dit, ®A neuf heures, attendez-moi.¯
La derniŠre note de bronze vibrait encore dans l’air lorsque
Corn‚lius entendit dans l’escalier le pas l‚ger et la robe onduleuse
de la belle Frisonne, et bient“t le grillage de la porte sur laquelle
Corn‚lius fixait ardemment les yeux s’‚claira. Le guichet venait de
s’ouvrir en dehors.
–Me voici, dit Rosa encore tout essouffl‚e d’avoir gravi l’escalier,
me voici!
–Oh! bonne Rosa!
–Vous ˆtes donc content de me voir?
–Vous le demandez! Mais comment avez-vous fait pour venir? dites.
–Ecoutez, mon pŠre s’endort chaque soir presque aussit“t qu’il a
soup‚: alors, je le couche, un peu ‚tourdi par le geniŠvre; n’en
dites rien … personne, car, grƒce … ce sommeil, je pourrai chaque
soir venir causer une heure avec vous.
–Oh! je vous remercie, Rosa, chŠre Rosa!
Et Corn‚lius avan‡a, en disant ces mots, son visage si prŠs du
guichet que Rosa retira le sien.
–Je vous ai rapport‚ vos ca‹eux de tulipe, dit-elle.
Le coeur de Corn‚lius bondit. Il n’avait point os‚ demander encore …
Rosa ce qu’elle avait fait du pr‚cieux tr‚sor qu’il lui avait confi‚.
–Ah! vous les avez donc conserv‚s?
–Ne me les aviez-vous donc pas donn‚s comme une chose qui vous ‚tait
chŠre?
–Oui, mais seulement parce que je vous les avais donn‚s, il me
semble qu’ils ‚taient … vous.
–Ils ‚taient … moi aprŠs votre mort et vous ˆtes vivant, par
bonheur. Ah! comme j’ai b‚ni Son Altesse. Vous ‚tiez vivant, dis-je
et j’‚tais r‚solue … vous apporter vos ca‹eux; seulement je ne savais
comment faire. Or je venais de prendre la r‚solution d’aller demander
au stathouder la place de ge“lier de Gorcum pour mon pŠre, lorsque la
nourrice m’apporta votre lettre. Ah! nous pleurƒmes bien ensemble, je
vous en r‚ponds. Mais votre lettre ne fit que m’affermir dans ma
r‚solution. C’est alors que je partis pour Leyde; vous savez le
reste.
–Comment, chŠre Rosa, reprit Corn‚lius, vous pensiez, avant ma
lettre re‡ue, … venir me rejoindre?
–Si j’y pensais! r‚pondit Rosa, laissant prendre … son amour le pas
sur sa pudeur, mais je ne pensais qu’… cela!
Et en disant ces mots, Rosa devint si belle que, pour la seconde
fois, Corn‚lius pr‚cipita son visage sur le grillage, et cela sans
doute pour remercier la belle jeune fille. Rosa se recula comme la
premiŠre fois.
–En v‚rit‚, dit-elle avec cette coquetterie qui bat dans le coeur de
toute jeune fille, en v‚rit‚, j’ai bien souvent regrett‚ de ne pas
savoir lire; mais jamais autant et de la mˆme fa‡on que lorsque votre
nourrice m’apporta votre lettre; j’ai tenu dans ma main cette lettre
qui parlait pour les autres et qui, pauvre sotte que j’‚tais, ‚tait
muette pour moi.
–Vous avez souvent regrett‚ de ne pas savoir lire? dit Corn‚lius, et
… quelle occasion?
–Dame! fit la jeune fille en riant, pour lire toutes les lettres que
l’on m’‚crivait.
–Vous receviez des lettres, Rosa?
–Par centaines.
–Mais qui vous ‚crivait donc?…
–Qui m’‚crivait? Mais d’abord tous les ‚tudiants qui passaient sur
le Buytenhoff, tous les officiers qui allaient … la place d’armes,
tous les commis et mˆme les marchands qui me voyaient … ma petite
fenˆtre.
–Et tous ces billets, chŠre Rosa, qu’en faisiez-vous?
–Autrefois, r‚pondit Rosa, je me les faisais lire par quelque amie,
et cela m’amusait beaucoup; mais depuis un certain temps,–a quoi bon
perdre son temps … ‚couter toutes ces sottises?–depuis un certain
temps je les br–le.
–Depuis un certain temps! s’‚cria Corn‚lius avec un regard troubl‚
tout … la fois par l’amour et la joie.
Rosa baissa les yeux toute rougissante. De sorte qu’elle ne vit pas
s’approcher Corn‚lius qui ne rencontra, h‚las! que le grillage ;
mais qui, malgr‚ cet obstacle, envoya … la jeune fille le plus tendre
baiser. Rosa s’enfuit si pr‚cipitamment qu’elle oublia de rendre …
Corn‚lius les trois ca‹eux de la tulipe noire.
XI
MAITRE ET ECOLIERE
Le bonhomme Gryphus, on a pu le voir, ‚tait loin de partager la bonne
volont‚ de sa fille pour le filleul de Corneille de Witt. Il n’avait
que cinq prisonniers … Loewestein: la tƒche de gardien n’‚tait donc
pas difficle … remplir, et la ge“le ‚tait une sorte de sin‚cure
donn‚e … son ƒge. Mais dans son zŠle, le digne ge“lier avait grandi
de toute la puissance de son imagination la tƒche qui lui ‚tait
impos‚e. Pour lui, Corn‚lius avait pris la proportion gigantesque
d’un criminel de premier ordre. Il ‚tait en cons‚quence devenue le
plus dangereux de ses prisonniers. Il surveillait chacune de ses
d‚marches, ne l’abordait qu’avec un visage courrouc‚, lui faisant
porter la peine de ce qu’il appelait son effroyable r‚bellion contre
le cl‚ment stadhouder. Il entrait trois fois par jour dans la
chambre de van Baerle, croyant le surprendre en faute; mais Corn‚lius
avait renonc‚ aux correspondances depuis qu’il avait sa
correspondance sous la main. Il ‚tait mˆme probable que Corn‚lius,
e–t-il obtenu sa libert‚ entiŠre et permission complŠte de se retirer
o— il e–t voulu, le domicile de la prison avec Rosa et ses ca‹eux lui
e–t paru pr‚f‚rable … tout autre domicile sans ses ca‹eux et sans
Rosa. C’est qu’en effet chaque soir … neuf heures, Rosa avait promis
de venir causer avec le cher prisonnier, et dŠs le premier soir,
Rosa, nous l’avons vu, avait tenu parole.
Le lendemain, elle monta comme la veille, avec le mˆme mystŠre et les
mˆmes pr‚cautions. Seulement elle s’‚tait promis … elle- mˆme de ne
pas trop approcher sa figure du grillage. D’ailleurs, pour entrer du
premier coup dans une conversation qui p–t occuper s‚rieusement van
Baerle, elle commen‡a par lui tendre … travers le grillage ses trois
ca‹eux toujours envelopp‚s dans le mˆme papier. Mais, au grand
‚tonnement de Rosa, van Baerle repoussa sa blanche main du bout de
ses doigts. Le jeune homme avait r‚fl‚chi.
–Ecoutez-moi, dit-il, nous risquerions trop, je crois, de mettre
toute notre fortune dans le mˆme sac. Songez qu’il s’agit,, ma chŠre
Rosa, d’accomplir une entreprise que l’on a regard‚e
jusqu’aujourd’hui comme impossible. Il s’agit de faire fleurir la
grande tulipe noire. Prenons donc toutes les pr‚cautions. Voici
comment j’ai calcul‚ que nous parviendrions … notre but.
–J’‚coute, dit Rosa.
–Vous avez bien dans cette forteresse un petit jardin, … d‚faut de
jardin une cour quelconque, … d‚faut de cour une terrassee.
–Nous avons un trŠs beau jardin, dit Rosa.
–Pouvez-vous, chŠre Rosa, m’apporter un peu de la terre de ce jardin
afin que j’en juge?
–DŠs demain.
–Vous en prendrez … l’ombre et au soleil afin que je juge de ses
qualit‚s sous les deux conditions de s‚cheresse et d’humidiit‚.
–Soyez tranquille.
–La terre choisie par moi et modifi‚e s’il est besoin, nous ferons
trois parts de nos trois ca‹eux, vous en prendrez un que vous
planterez le jour que je vous dirai dans la terre choisie par moi; il
fleurira certainement si vous le soignez selon mes indications.
–Je ne m’en ‚loignerai pas une seconde.
–Vous m’en donnerez un autre que j’essayerai d’‚lever ici dans ma
chambre, ce qui m’aidera … passer ces longues journ‚es penndant
lesquelles je ne vous vois pas. J’ai peu d’espoir, je vous l’avoue
pour celui-l…, et, d’avance, je regarde ce malheureux comme sacrifi‚
… mon ‚go‹sme. Cependant le soleil me visite quelquefois. Enfin nous
tiendrons, ou plut“t vous tiendrez en r‚serve le troisiŠme ca‹eu,
notre derniŠre ressource pour le cas o— nos premiŠres exp‚riences
auraient manqu‚. De cette maniŠre, ma chŠre Rosa, il est impossible
que nous n’arrivions pas … gagner les cent mille florins de votre dot
et … nous procurer le suprˆme bonheur de voir r‚ussir notre oeuvre.
–J’ai compris, dit Rosa. Je vous apporterai demain de la terre, vous
choisirez la mienne et la v“tre. Quant … la v“tre, il me faudra
plusieurs voyages, car je ne pourrai vous en apporter que peu … la
fois.
–Oh! nous ne sommes pas press‚s, chŠre Rosa; nos tulipes ne doivent
pas ˆtre enterr‚es avant un grand mois. Ainsi vous voyez que nous
avons tout le temps: seulement, pour planter votre ca‹eu, vous
suivrez toutes mes instructions, n’est-ce pas?
–Je vous le promets.
–Et une fois plant‚, vous me ferez part de toutes les circonstances
qui pourront int‚resser notre ‚lŠve, tels que changements
atmosph‚riques, traces dans les all‚es, traces sur les plates-bandes.
Vous ‚couterez la nuit si votre jardin n’est pas fr‚quent‚ par des
chats. Deux de ces malheureux animaux m’ont, … Dordrecht, ravag‚
deux plates- bandes.
–J’‚couterai.
–Les jours de lune… Avez-vous vue sur le jardin, chŠre enfant?
–La fenˆtre de ma chambre … coucher y donne.
–Bon. Les jours de lune, vous regarderez si des trous du mur ne
sortent point des rats. Les rats sont des rongeurs fort … craindre.
–Je regarderai, et s’il y a des chats ou des rats…
–Eh bien! il faudra aviser. Ensuite, continua van Baerle, il y a un
animal bien plus … craindre encore que le chat et le rat!
–Et quel est cet animal?
–C’est l’homme! Vous comprenez, chŠre Rosa, on vole un florin, et
l’on risque le bagne pour une pareille misŠre; … plus forte raison
peut-on voler un ca‹eu de tulipe que vaut cent mille florins.
–Personne que moi n’entrera dans le jardin.
–Vous me le promettez?
–Je vous le jure!
–Bien, Rosa! merci, chŠre Rosa! oh! toute joie va donc me venir de
vous!
Et, comme le visage de van Baerle se rapprochait du grillage avec la
mˆme ardeur que la veille, et que, d’ailleurs, l’heure de la retraite
‚tait arriv‚e, Rosa ‚loigna la tˆte et allongea la main.
Dans cette jolie main ‚tait le ca‹eu.
Corn‚lius baisa passionn‚ment le bout des doigts de cette main.
Etait-ce parce que cette main tenait un des ca‹eux de la grande
tulipe noire? Etait-ce que cette main ‚tait la main de Rosa? C’est
ce que nous laissons deviner … de plus savants que nous. Rosa se
retira donc avec les deux autres ca‹eux, les serrant contre sa
poitrine. Les serrait-elle contre sa poitrine parce que c’‚taient
les ca‹eux de la grande tulipe noire, ou parce que les ca‹eux lui
venaient de Corn‚lius van Baerle? Ce point, nous le croyons, serait
plus facile … pr‚ciser que l’autre. Quoi qu’il en soit, … partir de
ce moment, la vie devint douce et remplie pour le prisonnier.
Rosa, on l’a vu, lui avait remis un des ca‹eux. Chaque soir elle lui
apportait, poign‚e … poign‚e, la terre de la portion du jardin qu’il
avait trouv‚e la meilleure et qui en effet ‚tait excellente. Une
large cruche, que Corn‚lius avait cass‚e habilement, lui donna un
fond propice, il l’emplit … moiti‚ et m‚langea la terre apport‚e par
Rosa d’un peu de boue de riviŠre qu’il fit s‚cher et qui lui fournit
un excellent terreau. Puis, vers le commencement d’avril, il y
d‚posa le premier ca‹eu.
Dire ce que Corn‚lius d‚ploya de soins, d’habilet‚ et de ruse pour
d‚rober … la surveillance de Gryphus la joie de ses travaux, nous n’y
parviendrions pas. Il ne se passait point de jour que Rosa ne vŒnt
causer avec Corn‚lius. Les tulipes, fournissaient le fond de la
conversation; mais si int‚ressant que soit ce sujet, on ne peut pas
toujours parler tulipes. Alors on parlait d’autre chose, et … son
grand ‚tonnement le tulipier s’apercevait de l’extension immense que
pouvait prendre le cercle de la conversation.
Seulement Rosa avait pris une habitude: elle tenait son beau visage
invariablement … six pouces du guichet, car la belle Frisonne ‚tait
sans doute d‚fiante d’elle-mˆme, depuis qu’elle avait senti … travers
le grillage combien le souffle d’un prisonnier peut br–ler le coeur
d’une jeune fille. Il y a une chose surtout qui inqui‚tait … cette
heure le tulipier presque autant que ses ca‹eux, et sur laquelle il
revenait sans cesse. C’‚tait la d‚pendance o— ‚tait Rosa de son
pŠre.
Le bonheur de Corn‚lius d‚pendait de cet homme; cet homme pouvait un
beau matin s’ennuyer … Loewestein, trouver que l’air y ‚tait mauvais,
que le geniŠvre n’y ‚tait pas bon, quitter la forteresse et emmener
sa fille,–et encore une fois Corn‚lius et Rosa ‚taient s‚par‚s.
–Et alors … quoi bon les pigeons voyageurs? disait Corn‚lius … la
jeune fille; puisque, chŠre Rosa, vous ne saurez ni lire ce que je
vous ‚crirai, ni m’‚crire ce que vous aurez pens‚.
–Eh bien! r‚pondit Rosa, qui au fond du coeur craignait la
s‚paration autant que Corn‚lius, nous avons une heure tous les soirs,
employons- la bien.
–Mais il me semble, reprit Corn‚lius, que nous ne l’employons pas
mal.
–Employons-la mieux encore, dit Rosa en souriant. Montrez-moi … lire
et … ‚crire; je profiterai de vos le‡ons, croyez-moi, et de cette
fa‡on nous ne serons plus jamais s‚par‚s que par notre volont‚ …
nous-mˆmes.
–Oh! alors, s’‚cria Corn‚lius, nous avons l’‚ternit‚ devant nous.
Rosa sourit et haussa doucement les ‚paules.
–Est-ce que vous resterez toujours en prison? r‚pondit-elle. Est-ce
qu’aprŠs vous avoir donn‚ la vie, Son Altesse ne vous donnera pas la
libert‚? Est-ce qu’alors vous ne rentrerez pas dans vos biens?
Est-ce que vous ne serez point riche? Est-ce qu’une fois libre et
riche, vous daignerez regarder, quand vous passerez … cheval ou en
carrosse, la petite Rosa, une fille de ge“lier?
Corn‚lius voulut protester, et certes il l’e–t fait de tout son coeur
et dans la sinc‚rit‚ d’une ƒme remplie d’amour. La jeune fille
l’interrompit.
–Comment va votre tulipe? demanda-t-elle en souriant.
Parler … Corn‚lius de sa tulipe, c’‚tait un moyen pour Rosa de tout
faire oublier … Corn‚lius, mˆme Rosa.
–Mais assez bien, dit-il; la pellicule noircit, le travail de la
fermentation a commenc‚. Et la v“tre, Rosa?
–Oh! moi, j’ai fait les choses en grand et d’aprŠs vos indications.
–Voyons, Rosa, qu’avez-vous fait? dit Corn‚lius.
–J’ai, dit en souriant la jeune fille,–car au fond du coeur elle ne
pouvait s’empˆcher d’‚tudier ce double amour du prisonnnier pour elle
et pour la tulipe noire;–j’ai fait les choses en grand: je me suis
pr‚par‚ dans un carr‚ nu, loin des arbres et des murs, dans une terre
l‚gŠrement sablonneuse, plut“t humide que sŠche, sans un grain de
pierre, sans un caillou, je me suis dispos‚ une plate-bande comme
vous me l’avez d‚crite.
–Bien, bien, Rosa.
–Le terrain pr‚par‚ de la sorte m’attend plus que votre
avertissement. Au premier beau jour vous me direz de planter mon
ca‹eu et je le planterai; vous savez que je dois tarder sur vous, moi
qui ai toutes les chances du bon air, du soleil et de l’abondance des
sucs terrestres.
–C’est vrai, c’est vrai, s’‚cria Corn‚lius en frappant avec joie ses
mains; vous ˆtes certainement une bonne ‚coliŠre, Rosa, et vous
gagnerez certainement vos cent mille florins.
–N’oubliez pas, dit en riant Rosa, que votre ‚coliŠre, puisque vous
m’appelez ainsi, a encore autre chose … apprendre que la culture des
tulipes.
–Oui, oui, et je suis aussi int‚ress‚ que vous, belle Rosa, … ce que
vous sachiez lire.
–Quand commencerons-nous?
–Tout de suite.
–Non, demain.
–Pourquoi demain?
–Parce qu’aujourd’hui notre heure est ‚coul‚e et qu’il faut que je
vous quitte.
–D‚j…! mais dans quoi lirons-nous?
–Oh! dit Rosa, j’ai un livre, un livre qui, je l’espŠre, nous
portera bonheur.
–A demain donc?
–A demain.
Le lendemain Rosa revint avec la Bible de Corneille de Witt.
XII
PREMIER CAIEU
Le lendemain, avons-nous dit, Rosa revint avec la Bible de Corneille
de Witt. La jeune fille dut s’appuyer au guichet, la tˆte pench‚e,
le livre … la hauteur de la lumiŠre qu’elle tenait … la main droite,
et que, pour la reposer un peu, Corn‚lius imagina de fixer par un
mouchoir au treillis de fer. DŠs lors Rosa put suivre avec un de ses
doigts sur le livre les lettres et les syllabes que lui faisait
‚peler Corn‚lius, lequel, muni d’un f‚tu de paille en guise
d’indicateur, d‚signait ces lettres par le trou du grillage … son
‚coliŠre attentive. Le feu de cette lampe ‚clairait les riches
couleurs de Rosa, son oeil bleu et profond, ses tresses blondes sous
le casque d’or bruni qui, ainsi que nous l’avons dit, sert de
coiffure aux Frisonnes.
L’intelligence de Rosa se d‚veloppait rapidement sous le contact
vivifiant de l’esprit de Corn‚lius, et quand la difficult‚ paraissait
trop ardue, ces yeux qui plongeaient l’un dans l’autre, d‚tachaient
des ‚tincelles ‚lectriques capables d’‚clairer les t‚nŠbres mˆme de
l’idiotisme. Et Rosa, descendue chez elle, repassait seule dans son
esprit les le‡ons de lecture, et en mˆme temps dans son ƒme les
le‡ons non avou‚es de l’amour. Un soir elle arriva une demi-heure
plus tard que de coutume.
–Oh! ne me grondez pas, dit la jeune fille, ce n’est point ma faute.
Mon pŠre a renou‚ connaissance … Loewestein avec un boonhomme qui
‚tait venu fr‚quemment le solliciter … la Haye pour voir la prison.
C’‚tait un bon diable, ami de la bouteille, et qui racontait de
joyeuses histoires.
–Vous ne le connaissez pas autrement? demanda Corn‚lius ‚tonn‚.
–Non, r‚pondit la jeune fille, c’est depuis quinze jours environ que
mon pŠre s’est affol‚ de ce nouveau venu si assidu … le visiter.
–Oh! fit Corn‚lius, quelque espion du genre de ceux que l’on envoie
dans les forteresses pour surveiller ensemble prisonniers et
gardiens.
–Je ne crois pas, fit Rosa en souriant ; si ce brave homme ‚pie
quelqu’un, ce n’est pas mon pŠre.
–Qui est-ce alors?
–Moi, par exemple.
–Vous?
–Pourquoi pas? dit en riant Rosa.
–Ah! c’est vrai, fit Corn‚lius en soupirant, vous n’aurez pas
toujours en vain des pr‚tendants, Rosa; cet homme peut devenir votre
mari.
–Je ne dis pas non.
–Et sur quoi fondez-vous cette joie?
–Dites cette crainte, monsieur Corn‚lius.
–Merci, Rosa, car vous avez raison; cette crainte…
–Je la fonde sur ceci.
–J’‚coute, dites.
–Cet homme ‚tait d‚j… venue plusieurs fois au Buytenhoff, … la Haye
; tenez, juste au moment o— vous y f–tes enferm‚. Moi sortie, il en
sortit … son tour ; moi venue ici, il y vint. A la Haye il prenait
pour pr‚texte qu’il voulait vous voir.
–Me voir, moi?
–Oh! pr‚texte, assur‚ment, car aujourd’hui qu’il pourrait encore
faire valoir la mˆme raison, puisque vous ˆtes redevenu prisonnier de
mon pŠre, il ne se recommande plus de vous, bien au contraire. Je
l’entendais dire hier … mon pŠre qu’il ne vous connaissait pas.
–Continuez, Rosa, je vous prie, que je tƒche de deviner quel est cet
homme et ce qu’il veut.
–Vous ˆtes s–r, monsieur Corn‚lius, que nul de vos amis ne peut
s’int‚resser … vous?
–Je n’ai pas d’amis, Rosa, je n’avais que ma nourrice, vous la
connaissez et elle vous connaŒt. H‚las! cette pauvre Zug, eelle
viendrait elle-mˆme et ne ruserait pas.
–J’en reviens donc … ce que je pensais, d’autant mieux qu’hier, au
coucher du soleil, comme j’arrangeais la plate-bande o— je dois
planter votre ca‹eu, je vis une ombre qui, par la porte entr’ouverte,
se glissait derriŠre les sureaux et les trembles. Je n’eus pas l’air
de regarder, c’‚tait notre homme. Il se cacha, me vit remuer la
terre, et, certes, c’‚tait bien moi qu’il avait suivie, c’‚tait bien
moi qu’il ‚piait. Je ne donnai pas un coup de rateau, je ne touchai
pas un atome de terre qu’il ne s’en rendŒt compte.
–Oh! oui, oui, c’est un amoureux, dit Corn‚lius. Est-il jeune,
est-il beau?
Et il regarda avidement Rosa, attendant impatiemment sa r‚ponse.
–Jeune, beau? s’‚cria Rosa ‚clatant de rire. Il est hideux de
visage, il a le corps vo–t‚, il approche de cinquante ans, et n’ose
me regarder en face ni parler haut.
–Et il s’appelle?
–Jacob Gisels.
–Je ne le connais pas.
–Vous voyez bien, alors, que ce n’est pas pour vous qu’il vient.
–En tout cas, s’il vous aime, Rosa, ce qui est bien probable, car
vous voir c’est vous aimer, vous ne l’aimez pas, vous?
–Oh! non, certes.
–Vous voulez que je me tranquillise, alors?
–Je vous y engage.
–Eh bien! maintenant que vous commencez … savoir lire, Rosa, vous
lirez tout ce que je vous ‚crirai, n’est-ce pas, sur les tourments de
la jalousie et sur ceux de l’absence?
–Je lirai si vous ‚crivez bien gros.
Puis, comme la tournure que prenait la conversation commen‡ait …
inqui‚ter Rosa:
–A propos, dit-elle, comment se porte votre tulipe, … vous?
–Rosa, jugez de ma joie ; ce matin je la regardais au soleil, aprŠs
avoir ‚cart‚ doucement la couche de terre qui couvre le ca‹eu, j’ai
vu poindre l’aiguillon de la premiŠre pousse.
–Vous esp‚rez, alors? dit Rosa en souriant.
–Oh! oui, j’espŠre.
–Et moi, … mon tour, quand planterai-je mon ca‹eu?
–Au premier jour favorable, je vous le dirai; mais surtout, n’allez
point vous faire aider par personne, surtout ne confiez votre secret
… qui que ce soit au monde, un amateur, voyez-vous, serait capable,
rien qu’… l’inspection de ce ca‹eu, de reconnaŒtre sa valeur; et
surtout, surtout, ma bien chŠre Rosa, serrez pr‚cieusement le
troisiŠme oignon qui vous reste.
–Il est encore dans le mˆme papier o— vous l’avez mis et tel que
vous me l’avez donn‚, monsieur Corn‚lius, enfoui tout au fond de mon
armoire et sous mes dentelles qui le tiennent au sec sans le charger.
Mais, adieu, pauvre prisonnier.
–Comment, d‚j…?
–Il le faut.
–Venir si tard et partir si t“t!
–Mon pŠre pourrait s’impatienter en ne me voyant pas revenir;
l’amoureux pourrait se douter qu’il a un rival.
Et elle ‚couta inquiŠte.
–Qu’avez-vous donc? demanda van Baerle.
–Il m’a sembl‚ entendre…
–Quoi donc?
–Quelque chose comme un pas qui craquait dans l’escalier.
-En effet, dit le prisonnier, ce ne peut ˆtre Gryphus, on l’entend de
loin, lui.
–Non, ce n’est pas mon pŠre, j’en suis s–re, mais…
–Mais…
–Mais ce pourrait ˆtre M. Jacob.
Rosa s’‚lan‡a dans l’escalier, et l’on entendit en effet une porte
qui se fermait rapidement avant que la jeune fille e–t descendu les
dix premiŠres marches. Corn‚lius demeura fort inquiet, mais ce
n’‚tait pour lui qu’un pr‚lude. Le lendemain se passa sans que rien
de marquant e–t lieu. Gryphus fit ses trois visites. Il ne d‚couvrit
rien. Quand il entendait venir son ge“lier,–et dans l’esp‚rance de
surprendre les secrets de son prisonnier, Gryphus ne venait jamais
aux mˆmes heures,–quand il entendait venir son ge“lier, van Baerle,
… l’aide d’une m‚canique qu’il avait invent‚e, avait imagin‚ de
descendre sa cruche au-dessous de l’entablement de tuiles d’abord, et
ensuite de pierres qui r‚gnait au-dessous de sa fenˆtre. Quant aux
ficelles … l’aide desquelles le mouvement s’op‚rait, notre m‚canicien
avait trouv‚ un moyen de les cacher avec les mousses qui v‚gŠtent sur
les tuiles et dans le creux des pierres. Gryphus n’y devinait rien.
Ce manŠge r‚ussit pendant huit jours. Mais un matin Corn‚lius,
absorb‚ dans la contemplation de son ca‹eu, d’o— s’‚lan‡ait d‚j… un
point de v‚g‚tation, n’avait pas entendu monter le vieux Gryphus, la
porte s’ouvrit tout … coup, et Corn‚lius fut surpris sa cruche entre
ses genoux.
Gryphus, voyant un objet inconnu, et par cons‚quent d‚fendu, aux
mains de son prisonnier, Gryphus fondit sur cet objet avec plus de
rapidit‚ que ne fait le faucon sur sa proie. Sa grosse main calleuse
se posa au beau milieu de la cruche, sur la portion de terreau
d‚positaire du pr‚cieux oignon.
–Qu’avez-vous l…? s’‚cria-t-il. Ah! je vous y prends!
Et il enfon‡a sa main dans la terre.
–Moi? Rien, rien! s’‚cria Corn‚lius tout tremblant.
–Ah! je vous y prends! Une cruche, de la terre! il y a quelque
secret coupable cach‚ la-dessous!
–Cher monsieur Gryphus! supplit van Baerle.
Gryphus commen‡ait … creuser la terre avec ses doigts crochus.
–Monsieur, monsieur! prenez garde! dit Corn‚lius pƒlissant.
–A quoi? … quoi? hurla le ge“lier.
–Prenez garde! vous dis-je; vous allez le meurtrir! Et d’un
mouvement rapide, presque d‚sesp‚r‚, il arracha des mains du ge“lier
la cruche, qu’il cacha comme un tr‚sor sur le rempart de ses deux
bras. Mais Gryphus, entˆt‚ comme un vieillard, et de plus en plus
convaincu qu’il venait de d‚couvrir une conspiration contre le prince
d’Orange, Gryphus courut sur son prisonnier le bƒton lev‚, et voyant
l’impassible r‚solution du captif … prot‚ger son pot de fleurs, il
sentit que Corn‚lius tremblait bien moins pour sa tˆte que pour sa
cruche. Il chercha donc … la lui arracher de vive force.
–Ah! disait le ge“lier furieux, vous voyez bien que vous vous
r‚voltez.
–Laissez-moi ma tulipe! criait van Baerle.
–Oui, oui, tulipe, r‚pliquait le vieillard. On connaŒt les ruses de
messieurs les prisonniers.
–Mais je vous jure.
–Lƒchez, r‚p‚tait Gryphus en frappant du pied. Lƒchez, ou j’appelle
la garde.
–Appelez qui vous voudrez, mais vous n’aurez cette pauvre fleur
qu’avec ma vie.
Gryphus, exasp‚r‚, enfon‡a ses doigts pour la seconde fois dans la
terre, et cette fois en tira le ca‹eu tout noir, et tandis que van
Baerle ‚tait heureux d’avoir sauv‚ le contenant, ne s’imaginant pas
que son adversaire poss‚dƒt le contenu, Gryphus lan‡a violemment le
ca‹eu amolli qui s’‚crasa sur la dalle, et disparut presque aussit“t,
broy‚, mis en bouillie, sous le large soulier du ge“lier.
Van Baerle vit le meurtre, entrevit les d‚bris humides, comprit cette
joie f‚roce de Gryphus et poussa un cri de d‚sespoir. L’id‚e
d’assommer ce m‚chant homme passa comme un ‚clair dans le cerveau du
tulipier. Le feu et le sang tout ensemble lui montŠrent au front,
l’aveuglŠrent et il leva de ses deux mains la cruche lourde de toute
l’inutile terre qui y restait. Un instant de plus, et il la laissait
retomber sur le crƒne chauve du vieux Gryphus.
Un cri l’arrˆta, un cri plein de larmes et d’angoisses, le cri que
poussa derriŠre le grillage du guichet la pauvre Rosa. Corn‚lius
abandonna la cruche qui se brisa en mille piŠces avec un fracas
‚pouvantable. Et alors Gryphus comprit le danger qu’il venait de
courir, et prof‚ra de terrible m‚naces.
–Oh! il faut, lui dit Corn‚lius, que vous soyez un homme bien lƒche
et bien manant pour arracher … un pauvre prisonnier sa seule
consolation, un oignon de tulipe.
–Fi! mon pŠre, ajouta Rosa, c’est un crime que vous venez de
commettre.
–Ah! c’est vous, p‚ronnelle, s’‚cria en se retournant vers sa fille
le vieillard bouillant de colŠre, mˆlez-vous de ce qui vous regarde,
et surtout descendez au plus vite.
–Malheureux! malheureux! continuait Corn‚lius au d‚sespoir.
–AprŠs tout, ce n’est qu’une tulipe, ajouta Gryphus un peu honteux.
On vous en donnera tant que vous voudrez, des tulipes, j’en ai trois
cents dans mon grenier.
–Au diable vos tulipes! s’‚cria Corn‚lius. Elles vous valent et vous
les valez. Oh! cent milliards de millions! si je les avais je les
donnerais pour celle que vous avez ‚cras‚e l….
–Ah! fit Gryphus triomphant. Vous voyez bien que ce n’est pas … la
tulipe que vous teniez. Vous voyez bien qu’il y avait dans ce faux
oignon quelques sorcelleries, un moyen de correspondance peut-ˆtre
avec les ennemis de Son Altesse, qui vous a fait grƒce. Je le disais
bien, qu’on avait eu tort de ne pas vous couper le cou.
–Mon pŠre! mon pŠre! s’‚criait Rosa.
–Eh bien! tant mieux! tant mieux! r‚p‚tait Gryphus en s’animant, je
l’ai d‚truit, je l’ai d‚truit. Il en sera de mˆme chaque fois que
vous recommencerez. Ah! je vous avais pr‚venu, mon bel ami, que je
vous rendrais la vie dure.
–Maudit! maudit! hurla Corn‚lius tout … son d‚sespoir en retournant
avec ses doigts tremblants les derniers vestiges du ca‹eu, cadavre de
tant de joies et de tant d’esp‚rances.
–Nous planterons l’autre demain, cher monsieur Corn‚lius, dit … voix
basse Rosa, qui comprenait l’immense douleur du tulipier et qui jeta
cette douce parole comme une goutte de baume sur la blessure
saignante de Corn‚lius.
XIII
L’AMOUREUX DE ROSA
Rosa avait … peine jet‚ ces paroles de consolation … Corn‚lius que
l’on entendit dans l’escalier une voix qui demandait … Gryphus des
nouvelles de ce qui se passait.
–Mon pŠre, dit Rosa, entendez-vous?
–Quoi?
–M. Jacob vous appelle. Il est inquiet.
–On a fait tant de bruit, fit Gryphus. N’e–t-on pas dit qu’il
m’assassinait, ce savant? Ah! que de mal on a toujours avec les
savants!
Puis, indiquant du doigt l’escalier … Rosa:
–Marchez devant, mademoiselle! dit-il.
Et, fermant la porte:
–Je vous rejoins, ami Jacob, acheva-t-il.
Et Gryphus sortit, emmenant Rosa et laissant dans sa solitude et dans
sa douleur amŠre le pauvre Corn‚lius qui murmurait:
–Oh! c’est toi qui m’as assassin‚, vieux bourreau. Je n’y survivrai
pas!
Et en effet le pauvre prisonnier f–t tomb‚ malade sans ce
contre-poids que la Providence avait mis … sa vie et que l’on
appelait Rosa. Le soir, la jeune fille revint. Son premier mot fut
pour annoncer … Corn‚lius que d‚sormais son pŠre ne s’opposait plus …
ce qu’il cultivƒt des fleurs.
–Et comment savez-vous cela? dit d’un air dolent le prisonnier … la
jeune fille.
–Je le sais parce qu’il l’a dit.
–Pour me tromper peut-ˆtre?
–Non, il se repent.
–Oh! oui, mais trop tard.
–Ce repentir ne lui est pas venu de lui-mˆme.
–Et comment lui est-il donc venu?
–Si vous saviez combien son ami le gronde!
–Ah! monsieur Jacob; il ne vous quitte donc pas, monsieur Jacob?
–En tout cas il nous quitte le moins qu’il peut.
Et elle sourit de telle fa‡on que ce petit nuage de jalousie qui
avait obscurci le front de Corn‚lius se dissipa.
–Comment cela s’est-il fait? demanda le prisonnier.
–Eh bien! interrog‚ par son ami, mon pŠre … souper a racont‚
l’histoire de la tulipe ou plut“t du ca‹eu, et le bel exploit qu’il
avait fait en l’‚crasant.
–Si vous eussiez vu en ce moment maŒtre Jacob! continua Rosa. Vous
avez fait cela, s’‚cria Jacob, vous avez ‚cras‚ le ca‹eu? –Sans
doute, fit mon pŠre.
–C’est infƒme! continua-t-il, c’est odieux! c’est un crime que vous
avez commis l…! hurla Jacob.
–Mais, fit mon pŠre, comment s’‚tait-il procur‚ cet oignon? Voil… ce
qu’il serait bon de savoir, ce me semble. Je d‚tournai les yeux pour
‚viter le regard de mon pŠre. Mais je fus arrˆt‚e par un mot que
j’entendis, si bas qu’il f–t prononc‚. Jacob disait … mon pŠre:
–Ce n’est pas chose difficile que de s’en assurer, parbleu.
–C’est de le fouiller, dit mon pŠre, et s’il a les autres ca‹eux
nous les trouverons.
–Oui, ordinairement, il y en a trois.
–Il y en a trois! s’‚cria Corn‚lius. Il a dit que j’avais trois
ca‹eux?
–Vous comprenez, le mot m’a frapp‚e comme vous. Je me retournai.
–Mais, dit mon pŠre, il ne les a peut-ˆtre pas sur lui, ses oignons.
–Alors, dit Jacob, faites-le descendre sous un pr‚texte quelconque,
pendant ce temps je fouillerai sa chambre.
–Oh! oh! fit Corn‚lius. Mais c’est un sc‚l‚rat que votre monsieur
Jacob.
–J’en ai peur.
–Dites-moi, Rosa, continua Corn‚lius tout pensif.
–Quoi?
–Ne m’avez-vous pas racont‚ que le jour o— vous aviez pr‚par‚ votre
plate-bande, cet homme vous avait suivie?
–Oui.
–Qu’il ‚tait gliss‚ comme une ombre derriŠre les sureaux?
–Sans doute.
–Qu’il n’avait pas perdu un de vos coups de rƒteau?
–Pas un.
–Rosa… fit Corn‚lius pƒlissant.
–Eh bien!
–Ce n’‚tait pas vous qu’il suivait.
–Qui suivait-il donc?
–C’‚tait mon ca‹eu qu’il suivait; c’‚tait de ma tulipe qu’il ‚tait
amoureux.
–Ah! par exemple! cela pourrait bien ˆtre, s’‚cria Rosa.
–Voulez-vous vous en assurer?
–Et de quelle fa‡on?
–Oh! c’est chose bien facile.
–Dites.
–Allez demain au jardin; tƒchez, comme la premiŠre fois, que Jacob
sache que vous y allez; tƒchez, comme la premiŠre fois, qu’il vous
suive; faites semblant d’enterrer le ca‹eu, sortez du jardin, mais
regardez … travers la porte, et vous verrez ce qu’il fera.
–Bien! mais aprŠs?
–AprŠs! comme il agira, nous agirons.
–Ah! dit Rosa en poussant un soupir, vous aimez bien vos oignons,
monsieur Corn‚lius.
–Le fait est, dit le prisonnier avec un soupir, que depuis que votre
pŠre a ‚cras‚ ce malheureux ca‹eu, il me semble qu’une portion de ma
vie est paralys‚e.
–Voyons! dit Rosa, voulez-vous essayer autre chose encore?
–Quoi?
–Voulez-vous accepter la proposition de mon pŠre?
–Quelle proposition?
–Il vous a offert des oignons de tulipes par centaines.
–C’est vrai.
–Acceptez-en deux ou trois, et au milieu de ces deux ou trois
oignons, vous pourrez ‚lever le troisiŠme ca‹eu.
–Oui, ce serait bien, dit Corn‚lius le sourcil fronc‚, si votre pŠre
‚tait seul; mais cet autre, ce Jacob, qui nous ‚pie…
–Ah! c’est vrai; cependant, r‚fl‚chissez! vous vous privez l…, je le
vois, d’une grande distraction.
Et elle pronon‡a ces paroles avec un sourire qui n’‚tait pas
entiŠrement exempt d’ironie. En effet, Corn‚lius r‚fl‚chit un
instant, il ‚tait facile de voir qu’il luttait contre un grand d‚sir.
–Eh bien! non! s’‚cria-t-il avec un sto‹cisme tout antique, non! ce
serait une faiblesse, ce serait une folie, ce serait une lƒchet‚! si
je livrais ainsi … toutes les mauvaises chances de la colŠre et de
l’envie la derniŠre ressource qui nous reste, je serais un homme
indigne de pardon. Non! Rosa, non! demain nous prendrons une
r‚solution … l’endroit de votre tulipe, vous la cultiverez selon mes
instructions; et quant au troisiŠme ca‹eu, gardez-le dans votre
armoire; gardez-le comme l’avare garde sa premiŠre ou sa derniŠre
piŠce d’or, comme la mŠre garde son fils, comme le bless‚ garde la
suprˆme goutte de sang de ses veines; gardez- le, Rosa! quelque
chose me dit que l… est notre salut, que l… est notre richesse!
–Soyez tranquille, monsieur Corn‚lius, dit Rosa avec un doux m‚lange
de tristesse et de solennit‚; soyez tranquille, vos d‚sirs sont des
ordres pour moi.
–Et mˆme, continua le jeune homme, s’enfi‚vrant de plus en plus, si
vous vous aperceviez que vous ˆtes suivie, que vos conversations
‚veillent les soup‡ons de votre pŠre ou de cet affreux Jacob que je
d‚teste; eh bien! Rosa, sacrifie-moi tout de suite, moi qui ne vis
plus que par vous, qui n’ai plus que vous au monde, sacrifiez-moi, ne
me voyez plus.
Rosa sentit son coeur se serrer dans sa poitrine; des larmes
jaillirent de ses yeux.
–H‚las! dit-elle.
–Quoi? demanda Corn‚lius.
–Je vois une chose.
–Que voyez-vous?
–Je vois, dit la jeune fille, ‚clatant en sanglots, je vois que vous
aimez tant les tulipes, qu’il n’y a plus place dans votre coeur pour
une autre affection.
Et elle s’enfuit.
Corn‚lius passa ce soir-l… et aprŠs le d‚part de la jeune fille une
des plus mauvaises nuits qu’il e–t jamais pass‚es. Rosa ‚tait
courrouc‚e contre lui, et elle avait raison. Elle ne reviendrait
plus voir le prisonnier peut-ˆtre, et il n’aurait plus de nouvelles,
ni de Rosa ni de ses tulipes. Nous l’avouons … la honte de notre
h‚ros et de l’horticulture, de ses deux amours, celui que Corn‚lius
se sentit le plus enclin … regretter, ce fut l’amour de Rosa, et
lorsque vers trois heures du matin il s’endormit harass‚ de fatigue,
harcel‚ de craintes, bourrel‚ de remords, la grande tulipe noire c‚da
le premier rang, dans ses rˆves, aux yeux bleus si doux de la
Frisonne blonde.
XIV
FEMME ET FLEUR
Mais la pauvre Rosa, enferm‚e dans sa chambre, ne pouvait savoir …
qui ou … quoi rˆvait Corn‚lius. Il en r‚sultait que, d’aprŠs ce
qu’il lui avait dit, Rosa ‚tait bien plus encline … croire qu’il
rˆvait … sa tulipe qu’… elle, et cependant Rosa se trompait. Mais
comme personne n’‚tait l… pour dire … Rosa qu’elle se trompait, comme
les paroles imprudentes de Corn‚lius ‚taient tomb‚es sur son ƒme
comme des gouttes de poison, Rosa ne rˆvait pas, elle pleurait. En
effet, comme Rosa ‚tait une cr‚ature d’esprit ‚lev‚, d’un sens droit
et profond, Rosa se rendait justice, non point quant … ses qualit‚s
morales et physiques, mais quant … la position sociale. Corn‚lius
‚tait savant, Corn‚lius ‚tait riche, ou du moins l’avait ‚t‚ avant la
confiscation de ses biens. Corn‚lius pouvait donc trouver Rosa bonne
pour une distraction, mais … coup s–r quand il s’agirait d’engager
son coeur, ce serait plut“t … une tulipe, c’est-…- dire … la plus
noble et … la plus fiŠre des fleurs qu’il l’engagerait, qu’… Rosa,
humble fille d’un ge“lier.
Aussi Rosa avait-elle pris une r‚solution pendant cette nuit
terrible, pendant cette nuit d’insomnie qu’elle avait pass‚e. Cette
r‚solution, c’‚tait de ne plus revenir au guichet.
—————–
Cornelius anxiously awaited the evening visit. But Rosa did not come
that day, nor the next, nor the next. At last Cornelius understood
that he had offended the girl, and that she thought he loved only the
tulip. In despair he refused to eat. Gryphus was delighted.
—————–
–Bon, dit Gryphus en descendant aprŠs la derniŠre visite; bon, je
crois que nous allons ˆtre d‚barrass‚s du savant.
Rosa tressaillit.
–Bah! dit Jacob, et comment cela?
–Il ne boit plus, il ne mange plus, il ne se lŠve plus, dit Gryphus.
Rosa devint pƒle comme la mort.
–Oh! murmura-t-elle, je comprends; il est inquiet de sa tulipe.
Et se levant tout oppress‚e, elle rentra dans sa chambre, o— elle
prit une plume et du papier, et pendant toute la nuit, s’exer‡a …
tracer des lettres. Le lendemain, en se levant pour se traŒner … la
fenˆtre, Corn‚lius aper‡ut un papier qu’on avait gliss‚ sous la
porte. Il s’‚lan‡a sur ce papier, l’ouvrit, et lut:
®Soyez tranquille, votre tulipe se porte bien.¯
Quoique ce petit mot de Rosa calmƒt une partie des douleurs de
Corn‚lius, il n’en fut pas moins sensible … l’ironie. Ainsi, c’‚tait
bien cela, Rosa n’‚tait point malade, elle ‚tait bless‚e; ce n’‚tait
pas par force que Rosa ne venait plus, c’‚tait volontairement qu’elle
restait ‚loign‚e de Corn‚lius. Ainsi Rosa libre, Rosa trouvait dans
sa volont‚ la force de ne pas venir voir celui qui mourait du chagrin
de ne pas l’avoir vue. Corn‚lius avait du papier et un crayon que
lui avait apport‚s Rosa. Il comprit que la jeune fille attendait une
r‚ponse, mais que cette r‚ponse elle ne la viendrait chercher que la
nuit. En cons‚quence il ‚crivit sur un papier pareil … celui qu’il
avait re‡u:
®Ce n’est point l’inqui‚tude que me cause ma tulipe qui me rend
malade; c’est le chagrin que j’‚prouve de ne pas vous voir.¯
Puis Gryphus sorti, le soir venu, il glissa le papier sous la porte
et ‚couta. Mais, avec quelque soin qu’il prˆtƒt l’oreille, il
n’entendit ni son pas ni le froissement de sa robe. Il n’entendit
qu’une voix faible comme un souffle, et douce comme une caresse, qui
lui jetait par le guichet ces deux mots:
–A demain.
Demain,–c’‚tait le huitiŠme jour.–Pendant huit jours Corn‚lius et
Rosa ne s’‚taient point vus.
XV
CE QUI S’ETAIT PASSE PENDANT CES HUIT JOURS.
Le lendemain en effet, … l’heure habituelle, van Baerle entendit
gratter … son guichet comme avait l’habitude de le faire Rosa dans
les bons jours de leur amiti‚. On devine que Corn‚lius n’‚tait pas
loin de cette porte … travers le grillage de laquelle il allait
revoir enfin la charmante figure disparue depuis trop longtemps.
Rosa, qui l’attendait sa lampe … la main, ne put retenir un mouvement
quand elle vit le prisonnier si triste et si pƒle.
–Vous ˆtes souffrant, monsieur Corn‚lius? demanda-t-elle.
–Oui, mademoiselle, r‚pondit Corn‚lius, souffrant d’esprit et de
corps.
–J’ai vu, monsieur, que vous ne mangiez plus, dit Rosa; mon pŠre m’a
dit que vous ne vous leviez plus; alors je vous ai ‚crit pour vous
tranquilliser sur le sort du pr‚cieux objet de vos inqui‚tudes.
–Et moi, dit Corn‚lius, je vous ai r‚pondu. Je croyais, en vous
voyant revenir, chŠre Rosa, que vous aviez re‡u ma lettre.
–C’est vrai, je l’ai re‡ue.
–Vous ne donnerez pas pour excuse, cette fois, que vous ne savez pas
lire. Non seulement vous lisez couramment, mais encore vous avez
‚norm‚ment profit‚ sous le rapport de l’‚criture.
–En effet, j’ai non seulement re‡u, mais lu votre billet. C’est pour
cela que je suis venue pour voir s’il n’y aurait pas quelque moyen de
vous rendre … la sant‚.
–Me rendre … la sant‚! s’‚cria Corn‚lius, mais vous avez donc
quelque bonne nouvelle … m’apprendre?
Et en parlant ainsi, le jeune homme attachait sur Rosa des yeux
brillants d’espoir. Soit qu’elle ne comprŒt pas ce regard, soit
qu’elle ne voul–t pas le comprendre, la jeune fille r‚pondit
gravement:
–J’ai seulement … vous parler de votre tulipe, qui est, je le sais,
la plus grave pr‚occupation que vous ayez.
Rosa pronon‡a ce peu de mots avec un accent glac‚ qui fit tressaillir
Corn‚lius. Le z‚l‚ tulipier ne comprenait pas tout ce que cachait,
sous le voile de l’indiff‚rence, la pauvre enfant toujours aux prises
avec sa rivale, la tulipe noire.
–Ah! murmura Corn‚lius encore, encore! Rosa, ne vous ai-je pas dit,
mon Dieu! que je ne songeais qu’… vous, que c’‚tait vous seule que
je regrettais, vous seule qui, par votre absence, me retiriez l’air,
le jour, la chaleur, la lumiŠre, la vie?
Rosa sourit m‚lancoliquement.
–Ah! dit-elle, c’est que votre tulipe a couru un si grand danger!
Corn‚lius tressaillit malgr‚ lui, et se laissa prendre au piŠge si
c’en ‚tait un.
–Un si grand danger! s’‚cria-t-il tout tremblant, mon Dieu! et
lequel?
Rosa le regarda avec une douce compassion, elle sentait que ce
qu’elle voulait ‚tait au-dessus des forces de cet homme, et qu’il
fallait accepter celui-l… avec sa faiblesse.
–Oui, dit-elle, vous aviez devin‚ juste, le pr‚tendant, l’amoureux,
le Jacob ne venait point pour moi.
–Et pour qui venait-il donc? demanda Corn‚lius avec anxi‚t‚.
–Il venait pour la tulipe.
–Oh! fit Corn‚lius pƒlissant … cette nouvelle plus qu’il n’avait
pƒli lorsque Rosa, se trompant, lui avait annonc‚ quinze jours
auparavant que Jacob venait pour elle. Rosa vit cette terreur, et
Corn‚lius s’aper‡ut … l’expression de son visage, qu’elle pensait ce
que nous venons de dire.
–Oh! pardonnez-moi, Rosa, dit-il, je vous connais, je sais la bont‚
et l’honnˆtet‚ de votre coeur. Vous, Dieu vous a donn‚ la pens‚e, le
jugement, la force et le mouvement pour vous d‚fendre, mais … ma
pauvre tulipe menac‚e, Dieu n’a rien donn‚ de tout cela.
Rosa ne r‚pondit point … cette excuse du prisonnier et continua:
–Du moment o— cet homme, qui m’avait suivie au jardin et que j’avais
reconnu pour Jacob, vous inqui‚tait, il m’inqui‚tait bien plus
encore. Je fis donc ce que vous aviez dit, le lendemain du jour o— je
vous ai vu pour la derniŠre fois et o— vous m’avez dit…
Corn‚lius l’interrompit.
–Pardon, encore une fois, Rosa, s’‚cria-t-il. Ce que je vous ai dit,
j’ai eu tort de vous le dire. J’ai d‚j… demand‚ mon pardon de cette
fatale parole. Je le demande encore. Sera-ce donc toujours vainement?
–Le lendemain de ce jour-l…, reprit Rosa, me rappelant ce que vous
m’aviez dit… de la ruse … employer pour m’assurer si c’‚tait moi ou
la tulipe que cet odieux homme suivait…
–Oui, odieux… N’est-ce pas, dit-il, vous le ha‹ssez bien, cet
homme?
–Oui, je le hais, dit Rosa, car il est cause que j’ai bien souffert
depuis huit jours.
–Ah! vous aussi, vous avez donc souffert? Merci de cette bonne
parole, Rosa.
–Le lendemain de ce malheureux jour, continua Rosa, je descendis
donc au jardin, et m’avan‡ai vers la plate-bande o— je devais planter
la tulipe, tout en regardant derriŠre moi si, cette fois comme
l’autre, j’‚tais suivie.
–Eh bien? demanda Corn‚lius.
–Eh bien! la mˆme ombre se glissa entre la porte et la muraille, et
disparut encore derriŠre les sureaux. Je m’inclinai sur la
plate-bande que je creusai avec une bˆche comme si je plantais le
ca‹eu.
–Et lui… lui… pendant ce temps?
–Je voyais briller ses yeux ardents comme ceux d’un tigre … travers
les branches des arbres.
–Voyez-vous? voyez-vous? dit Corn‚lius.
–Puis, ce semblant d’op‚ration achev‚, je me retirai. Il attendit
un instant, sans doute pour s’assurer que je ne reviendraais pas,
puis il sortit … pas de loup de sa cachette, s’approcha de la
plate-bande par un long d‚tour, puis arriv‚ enfin … son but, c’est-…-
dire en face de l’endroit o— la terre ‚tait fraŒchement remu‚e, il
s’arrˆta d’un air indiff‚rent, regarda de tous c“t‚s, interrogea
chaque angle du jardin, interrogea chaque fenˆtre des maisons
voisines, interrogea la terre, le ciel, l’air, et croyant qu’il ‚tait
bien seul, bien isol‚, bien hors de la vue de tout le monde, il se
pr‚cipita sur la plate-bande, enfon‡a ses deux mains dans la terre
molle, et enleva une portion qu’il brisa doucement entre ses mains
pour voir si le ca‹eu s’y trouvait, recommen‡a trois fois le mˆme
manŠge, et chaque fois avec une action plus ardente, jusqu’… ce
qu’enfin, commen‡ant … comprendre qu’il pouvait ˆtre dupe de quelque
supercherie, il calma l’agitation qui le d‚vorait, prit le rƒteau,
‚galisa le terrain pour le laisser … son d‚part dans le mˆme ‚tat o—
il se trouvait avant qu’il ne l’e–t fouill‚, et tout honteux, tout
penaud, il reprit le chemin de la porte, affectant l’air innocent
d’un promeneur ordinaire.
–Oh! le mis‚rable, murmura Corn‚lius essuyant les gouttes de sueur
qui ruisselaient sur son front. Oh! le mis‚rable, je l’avais devin‚.
Mais le ca‹eu, Rosa, qu’en avez-vous fait? H‚las! il est d‚j… un peu
tard pour le planter.
–Le ca‹eu, il est depuis six jours en terre.
–O— cela? comment cela? s’‚cria Corn‚lius. Oh! mon Dieu! quelle
imprudence! O— est-il? Dans quelle terre est-il? Est-il bien ou mal
expos‚? Ne risque-t-il pas de nous ˆtre vol‚ par cet affreux Jacob?
–Il ne risque pas de nous ˆtre vol‚, … moins que Jacob ne force la
porte de ma chambre.
–Ah! il est chez vous, il est dans votre chambre, Rosa! dit
Corn‚lius un peu tranquillis‚. Mais dans quelle terre, dans quel
r‚cipient? Vous ne le faites pas germer dans l’eau comme les bonnes
femmes de Harlem et de Dordrecht, qui s’entˆtent … croire que l’eau
peut remplacer la terre, comme si l’eau, qui est compos‚e de
trente-trois parties d’oxygŠne et de soixante-six parties
d’hydrogŠne, pouvait remplacer… Mais qu’est-ce que je vous dis l…,
Rosa!
–Oui, c’est un peu savant pour moi, r‚pondit en souriant la jeune
fille. Je me contenterai donc de vous r‚pondre, pour vous
tranquilliser, que votre ca‹eu n’est pas dans l’eau.
–Ah! je respire.
–Il est dans un bon pot de grŠs, juste de la largeur de la cruche o—
vous aviez enterr‚ le v“tre. Il est dans un terrain compos‚ de trois
quarts de terre ordinaire prise au meilleur endroit du jardin, et
d’un quart de terre de rue. Oh! j’ai entendu dire si souvent … vous
et cet infame Jacob, comme vous l’appelez, dans quelle terre doit
pousser la tulipe, que je sais cela comme le premier jardinier de
Harlem!
–Ah! maintenant reste l’exposition. A quelle exposition est-il,
Rosa?
–Maintenant il a le soleil toute la journ‚e, les jours o— il y a du
soleil. Mais quand il sera sorti de terre, quand le soleil sera plus
chaud, je ferai comme vous faisiez ici, cher monsieur Corn‚lius. Je
l’exposerai sur ma fenˆtre au levant de huit heures du matin … onze
heures, et sur ma fenˆtre du couchant depuis trois heures de l’aprŠs-
midi jusqu’… cinq.
–Oh! c’est cela! s’‚cria Corn‚lius, et vous ˆtes un jardinier
parfait, ma belle Rosa. Mais j’y pense, la culture de ma tulipe va
vous prendre tout votre temps.
–Oui, c’est vrai, dit Rosa ; mais qu’importe? votre tulipe, c’est ma
fille. Je lui donne le temps que je donnerais … mon enfant, si
j’‚tais mŠre. Il n’y a qu’en devenant sa mŠre, ajouta Rosa en
souriant, que je puis cesser de devenir sa rivale.
–Bonne et chŠre Rosa! murmura Corn‚lius en jetant sur la jeune fille
un regard o— il y avait plus de l’amant que de l’horticulteur, et qui
consola un peu Rosa. Puis, au bout d’un instant de silence, pendant
le temps que Corn‚lius avait cherch‚ par les ouvertures du grillage
la main fugitive de Rosa :
–Ainsi, reprit Corn‚lius, il y a d‚j… six jours que le ca‹eu est en
terre?
–Six jours, oui, monsieur Corn‚lius, reprit la jeune fille.
–Et il ne paraŒt pas encore?
–Non, mais je crois que demain il paraŒtra.
–Demain, soit! vous me donnerez de ses nouvelles en me donnant des
v“tres, n’est-ce pas, Rosa? Je m’inquiŠte bien de la fille, comme
vous disiez tout … l’heure ; mais je m’int‚resse bien autrement … la
mŠre.
–Demain, dit Rosa en regardant Corn‚lius de c“t‚, demain, je ne sais
si je pourrai.
–Eh! mon Dieu! dit Corn‚lius, pourquoi donc ne pourriez-vous pas
demain?
–Monsieur Corn‚lius, j’ai mille choses … faire.
–Tandis que moi je n’en ai qu’une, murmura Corn‚lius.
–Oui, r‚pondit Rosa, … aimer votre tulipe.
–A vous aimer, Rosa.
Rosa secoua la tˆte. Il se fit un nouveau silence.
–Enfin, continua van Baerle, interrompant ce silence, tout change
dans la nature, aux fleurs du printemps succŠdent d’autres fleurs, et
l’on voit les abeilles qui caressaient tendrement les violettes et
les girofl‚es se poser avec le mˆme amour sur les chŠvrefeuilles, les
roses, les jasmins, les chrysanthŠmes et les g‚raniums.
–Que veut dire cela? demanda Rosa.
–Cela veut dire, mademoiselle, que vous avez d’abord aim‚ … entendre
le r‚cit de mes joies et de mes chagrins; vous avez caress‚ la fleur
de notre mutuelle jeunesse; mais la mienne s’est fƒn‚e … l’ombre. Le
jardin des esp‚rances et des plaisirs d’un prisonnier n’a qu’une
saison. Vous m’avez abandonn‚, mademoiselle Rosa, pour avoir vos
quatre saisons de plaisirs. Vous avez bien fait; je ne me plains
pas; quel droit avais-je d’exiger votre fid‚lit‚?
–Ma fid‚lit‚! s’‚cria Rosa tout en larmes, et sans prendre la peine
de cacher plus longtemps … Corn‚lius cette ros‚e de perles qui
roulait sur ses joues, ma fid‚lit‚! je ne vous ai pas ‚t‚ fidŠle,
moi?
–H‚las! est-ce m’ˆtre fidŠle, s’‚cria Corn‚lius, que de me quitter,
que de me laisser mourir ici?
–Mais, monsieur Corn‚lius, dit Rosa, ne faisais-je pas pour vous
tout ce qui pouvait vous faire plaisir, ne m’occupais-je pas de votre
tulipe?
–De l’amertume, Rosa! vous me reprochez la seule joie sans m‚lange
que j’aie eue en ce monde.
–Je ne vous reproche rien, monsieur Corn‚lius, sinon le seul chagrin
profond que j’aie ressenti depuis le jour o— l’on vint me dire au
Buytenhoff que vous alliez ˆtre mis … mort.
–Cela vous d‚plaŒt, Rosa, ma douce Rosa, cela vous d‚plaŒt que
j’aime les fleurs?
–Cela ne me d‚plaŒt pas que vous les aimiez, monsieur Corn‚lius,
seulement cela m’attriste que vous les aimiez plus que vous ne
m’aimez moi-mˆme.
–Ah! chŠre, chŠre bien-aim‚e, s’‚cria Corn‚lius, regardez mes mains
comme elles tremblent, regardez mon front comme il est pƒle, ‚coutez,
‚coutez mon coeur comme il bat; eh bien! ce n’est point parce que ma
tulipe noire me sourit et m’appelle; non! c’est parce que vous
penchez votre front vers moi. Rosa, mon amour, rompez le ca‹eu de la
tulipe noire, d‚truisez l’espoir de cette fleur, ‚teignez la douce
lumiŠre de ce rˆve chaste et charmant que je m’‚tais habitu‚ … faire
chaque jour, soit! plus de fleurs aux riches habits, aux grƒces
‚l‚gantes, aux caprices divins, “tez-moi tout cela, fleur jalouse des
autres fleurs, “tez-moi tout cela, mais ne m’“tez pas votre voix,
votre geste, le bruit de vos pas dans l’escalier lourd; ne m’“tez pas
le feu de vos yeux dans le corridor sombre, la certitude de votre
amour qui caressait perpetuellement mon coeur; aimez-moi, Rosa, car
je sens bien que je n’aime que vous.
–AprŠs la tulipe noire, soupira la jeune fille, dont les mains
tiŠdes et caressantes consentaient enfin … se livrer … travers le
grillage de fer aux lŠvres de Corn‚lius.
–Avant tout, Rosa…
–Faut-il que je vous croie?
–Comme vous croyez en Dieu.
–Soit! cela ne vous engage pas beaucoup de m’aimer?
–Trop peu, malheureusement, chŠre Rosa, mais cela vous engage,vous.
–Moi, demanda Rosa, et … quoi cela m’engage-t-il?
–A ne pas vous marier d’abord.
Elle sourit.
–Ah! voil… comme vous ˆtes, dit-elle, vous autres tyrans. Vous
adorez une belle: vous ne pensez qu’… elle, vous ne rˆvez que d’elle;
vous ˆtes condamn‚ … mort, et en marchant … l’‚chafaud vous lui
consacrez votre dernier soupir, et vous exigez de moi, pauvre fille,
vous exigez le sacrifice de mes rˆves, de mon ambition.
–Mais de quelle belle me parlez-vous donc, Rosa? dit Corn‚lius
cherchant, mais inutilement, dans ses souvenirs, une femme … laquelle
Rosa p–t faire allusion.
–Mais de la belle noire, monsieur, de la belle noire … la taille
souple, aux pieds fins, … la tˆte pleine de noblesse. Je parle de
votre fleur, enfin.
Corn‚lius sourit.
–Belle imaginaire, ma bonne Rosa, tandis que vous, sans compter
votre amoureux, ou plut“t mon amoureux Jacob, vous ˆtes entour‚e de
galants qui vous font la cour. Vous rappelez-vous, Rosa, ce que vous
m’avez dit des ‚tudiants, des officiers, des commis de la Haye? Eh
bien! … Loewestein, n’y a-t-il point de commis, point d’officiers,
point d’‚tudiants?
–Oh! si fait qu’il y en a, et beaucoup mˆme, dit Rosa.
–Qui ‚crivent?
–Qui ‚crivent.
–Et maintenant que vous savez lire …
Et Corn‚lius poussa un gros soupir en songeant que c’‚tait … lui,
pauvre prisonnier, que Rosa devait le privilŠge de lire les billets
doux qu’elle recevait.
–Eh bien! mais, dit Rosa, il me semble, Monsieur Corn‚lius, qu’en
lisant les billets qu’on m’‚crit, qu’en examinant les gallants qui se
pr‚sentent, je ne fais que suivre vos instructions.
–Comment, mes instructions?
–Oui, vos instructions ; oubliez-vous, continua Rosa en soupirant …
son tour, oubliez-vous le testament ‚crit par vous, sur la bible de
Monsieur Corneille de Witt? Je ne l’oublie pas, moi! Je le relis tous
les jours, et plut“t deux fois qu’une. Eh bien! dans ce testament,
vous m’ordonnez d’aimer et d’‚pouser un beau jeune homme de vingt-six
… vingt-huit ans. Je le cherche, ce jeune homme, et comme toute ma
journ‚e est consacr‚e … votre tulipe, il faut bien que vous me
laissiez le soir pour le trouver.
–Ah! Rosa, le testament est fait dans la pr‚vision de ma mort, et
grƒce au ciel, je suis vivant.
–Eh bien! donc, je ne chercherai pas ce beau jeune homme de
vingt-six … vingt-huit ans, et je viendrai vous voir.
–Ah! oui, Rosa, venez! venez!
–Mais … une condition.
–Elle est accept‚e d’avance.
–C’est que de trois jours il ne sera pas question de la tulipe
noire.
–Il n’en sera plus jamais question si vous l’exigez, Rosa.
–Oh! dit la jeune fille, il ne faut pas demander l’impossible.
Et, comme par m‚garde, elle approcha sa joue fraŒche, si proche du
grillage que Corn‚lius put la toucher de ses lŠvres. Rosa poussa un
petit cri d’amour et disparut.
XVI
LE SECOND CAIEU
—————
The health of Corn‚lius improved rapidly, to the great disappointment
of Gryphus, who feared some plot, and had the prisoner and his cell
searched. Nothing of importance was found. Rosa came each evening.
On arriving the third evening she said:
—————
–Eh bien! elle a lev‚!
–Elle a lev‚! quoi? qui? demanda Corn‚lius n’osant croire que Rosa
abr‚geƒt d’elle-mˆme la dur‚e de son ‚preuve.
–La tulipe, dit Rosa.
–Comment! s’‚cria Corn‚lius, vous permettez donc?
–Eh oui! dit Rosa du ton d’une mŠre tendre qui permet une joie … son
enfant.
–Ah! Rosa! dit Corn‚lius en allongeant ses lŠvres … travers le
grillage, dans l’esp‚rance de toucher une joue, une main, unn front,
quelque chose enfin.
–Lev‚ bien droit? demanda-t-il.
–Droit comme un fuseau de Frise, dit Rosa.
–Et elle est bien haute?
–Haute de deux pouces au moins.
–Oh! Rosa, ayez-en bien soin, et vous verrez comme elle va grandir
vite.
–Puis-je en avoir plus de soin? dit Rosa. Je ne songe qu’… elle.
–Qu’… elle, Rosa? Prenez garde, c’est moi qui vais ˆtre jaloux … mon
tour.
–Et vous savez bien que penser … elle c’est penser … vous. Je ne la
perds pas de vue. De mon lit je la vois ; en m’‚veillaant c’est le
premier objet que je regarde, en m’endormant le dernier objet que je
perds de vue. Le jour je m’assieds et je travaille prŠs d’elle, car
depuis qu’elle est dans ma chambre je ne quitte plus ma chambre.
–Vous avez raison, Rosa, c’est votre dot, vous savez?
–Oui, et grƒce … elle je pourrai ‚pouser un jeune homme de vingt-six
… vingt-huit ans que j’aimerai.
–Taisez-vous, m‚chante.
Et Corn‚lius parvint … saisir les doigts de la jeune fille, ce qui
fit, sinon changer de conversation, du moins succ‚der le silence au
dialogue. Ce soir-l… Corn‚lius fut le plus heureux des hommes. Rosa
lui laissa sa main tant qu’il lui plut de la garder, et il parla
tulipe tout … son aise. A partir de ce moment, chaque jour amena un
progrŠs dans la tulipe et dans l’amour des deux jeunes gens. Une fois
c’‚tait les feuilles qui s’‚taient ouvertes l’autre fois c’‚tait la
fleur elle-mˆme qui s’‚tait nou‚e. A cette nouvelle la joie de
Corn‚lius fut grande, et ses questions se succ‚dŠrent avec une
rapidit‚ qui t‚moignait de leur importance.
–Nou‚e, s’‚cria Corn‚lius, elle est nou‚e.
–Elle est nou‚e, r‚p‚ta Rosa.
Corn‚lius chancela de joie et fut forc‚ de se retenir au guichet.
–Ah! mon Dieu! exclama-t-il. Puis revenant … Rosa:
–L’ovale est-il r‚gulier, le cylindre est-il plein, les pointes
sont-elles bien vertes?
–L’ovale a prŠs d’un pouce et s’effile comme une aiguille, le
cylindre gonfle ses flancs, les pointes sont prˆtes … s’entr’ouvrir.
Cette nuit-l… Corn‚lius dormit peu, c’‚tait un moment suprˆme que
celui o— les pointes s’entr’ouvriraient. Deux jours aprŠs, Rosa
annon‡ait qu’elles ‚taient entr’ouvertes.
–Entr’ouvertes! Rosa, s’‚cria Corn‚lius, l’involucrum est
entr’ouvert! mais alors on voit donc, on peut donc distinguer d‚j…?
Et le prisonnier s’arrˆta haletant.
–Oui, r‚pondit Rosa, oui, l’on peut distinguer un filet de couleur
diff‚rente, mince comme un cheveu.
–Et la couleur? fit Corn‚lius en tremblant.
–Ah! r‚pondit Rosa, c’est bien fonc‚.
–Brun?
–Oh! plus fonc‚.
–Plus fonc‚, bonne Rosa, plus fonc‚! merci. Fonc‚ comme l’‚bŠne,
fonc‚ comme…
–Fonc‚ comme l’encre avec laquelle je vous ai ‚crit.
Corn‚lius poussa un cri de joie folle. Puis s’arrˆtant tout … coup:
–Oh! dit-il en joignant les mains, oh! il n’y a pas d’ange qui
puisse vous ˆtre compar‚, Rosa.
–Vraiment! dit Rosa, souriant … cette exaltation.
–Rosa, vous avez tant travaill‚, Rosa, vous avez tant fait pour moi
; Rosa, ma tulipe va fleurir, et ma tulipe fleurira noire ; Rosa,
Rosa, vous ˆtes ce que Dieu a cr‚‚ de plus parfait sur la terre!
–AprŠs la tulipe, cependant?
–Ah! taisez-vous, mauvaise. Taisez-vous, par piti‚, ne me gƒtez pas
ma joie. Mais, dites-moi, Rosa, si la tulipe en est … ce point, dans
deux ou trois jours au plus tard elle va fleurir.
–Demain ou aprŠs-demain, oui.
–Oh! je ne la verrai pas, s’‚cria Corn‚lius, et je ne la baiserai
pas comme une merveille de Dieu qu’on doit adorer.
–Dame! je la cueillerai si vous voulez, dit Rosa.
–Ah! non! non! Sit“t qu’elle sera ouverte, mettez-la bien … l’ombre,
Rosa, et … l’instant mˆme, … l’instant, envoyez … Harlem pr‚venir le
pr‚sident de la soci‚t‚ d’horticulture que la grande tulipe noire est
fleurie. C’est loin, je le sais bien, Harlem, mais avec de l’argent
vous trouverez un messager. Avez-vous de l’argent, Rosa? Rosa
sourit.
–Oh! oui, dit-elle.
–Assez? demanda Corn‚lius.
–J’ai trois cents florins.
–Oh! si vous avez trois cents florins, ce n’est point un messager
qu’il vous faut envoyer, c’est vous-mˆme, vous-mˆme, Rosa, qui devez
aller … Harlem.
–Mais pendant ce temps, la fleur …
–Oh! la fleur, vous l’emporterez, vous comprenez bien qu’il ne faut
pas vous s‚parer d’elle un instant.
–Mais en ne me s‚parant point d’elle, je me s‚pare de vous, monsieur
Corn‚lius, dit Rosa attrist‚e.
–Ah! c’est vrai, ma douce, ma chŠre Rosa. Mon Dieu! que les hommes
sont m‚chants, que leur ai-je donc fait et pourquoi m’ontt-ils priv‚
de la libert‚! vous avez raison, Rosa, je ne pourrais vivre sans
vous. Eh bien! vous enverrez quelqu’un … Harlem, voil…; ma foi! le
miracle est assez grand pour que le pr‚sident se d‚range; il viendra
lui-mˆme … Loewestein chercher la tulipe.
Puis, s’arrˆtant tout … coup et d’une voix tremblante:
–Rosa, murmura Corn‚lius, Rosa! si elle allait ne pas ˆtre noire?
–Dame! vous le saurez demain ou aprŠs-demain soir.
–Attendre jusqu’au soir, pour savoir cela, Rosa! je mourrai
d’impatience. Ne pourrions-nous convenir d’un signal?
–Je ferai mieux.
–Que ferez-vous?
–Si c’est la nuit qu’elle s’entr’ouvre, je viendrai, je viendrai
vous le dire moi-mˆme. Si c’est le jour, je passerai devant la porte
et vous glisserai un billet, soit dessous la porte, soit par le
guichet, entre la premiŠre et la deuxiŠme inspection de mon pŠre.
–Oh! Rosa, c’est cela! un mot de vous m’annon‡ant cette nouvelle,
c’est-…-dire un double bonheur.
–Voil… dix heures, dit Rosa, il faut que je vous quitte.
–Oui! oui! dit Corn‚lius, oui! allez, Rosa, allez!
Rosa se retira presque triste. Corn‚lius l’avait presque renvoy‚e.
Il est vrai que c’‚tait pour veiller sur la tulipe noire.
XVII
EPANOUISSEMENT
La nuit s’‚coula bien douce, mais en mˆme temps bien agit‚e pour
Corn‚lius. A chaque instant il lui semblait que la douce voix de
Rosa l’appelait; il s’‚veillait en sursaut, il allait … la porte, il
approchait son visage du guichet; le guichet ‚tait solitaire, le
corridor ‚tait vide.
Sans doute Rosa veillait de son c“t‚; mais, plus heureuse que lui,
elle veillait sur la tulipe. Le jour vint sans nouvelles. La tulipe
n’‚tait pas fleurie encore. La journ‚e passa comme la nuit. La nuit
vint et avec la nuit Rosa joyeuse, Rosa l‚gŠre, comme un oiseau.
–Eh bien? demanda Corn‚lius.
–Eh bien! tout va … merveille. Cette nuit sans faute notre tulipe
fleurira.
–Et fleurira noire?
–Noire comme du jais.
–Sans une seule tache d’une autre couleur?
–Sans une seule tache.
–Bont‚ du ciel! Rosa, j’ai pass‚ la nuit … rˆver, … vous d’abord…
Rosa fit un petit signe d’incr‚dulit‚.
–Puis … ce que nous devons faire.
–Eh bien?
–Eh bien! voil… ce que j’ai d‚cid‚. La tulipe fleurie, quand il sera
bien constat‚ qu’elle est noire et parfaitement noire, il nous faut
trouver un messager.
–Si ce n’est que cela, j’ai un messager tout trouv‚.
–Un messager s–r?
–Un messager dont je r‚ponds, un de mes amoureux.
–Ce n’est pas Jacob, j’espŠre?
–Non, soyez tranquille. C’est le batelier de Loewestein, un gar‡on
alerte, de vingt-cinq … vingt-six ans.
–Diable!
–Soyez tranquille, dit Rosa en riant, il n’a pas encore l’ƒge,
puisque vous-mˆme avez fix‚ l’ƒge de vingt-six … vingt- huit ans.
–Enfin, vous croyez pouvoir compter sur ce jeune homme?
–Comme sur moi.
–Eh bien! Rosa, en dix heures, ce gar‡on peut ˆtre … Harlem; vous me
donnerez un crayon et du papier, mieux encore serait une plume et de
l’encre, et j’‚crirai, ou plut“t vous ‚crirez, vous; moi, pauvre
prisonnier, peut-ˆtre verrait-on, comme voit votre pŠre, un
conspiration l…-dessous. Vous ‚crirez au pr‚sident de la soci‚t‚
d’horticulture, et j’en suis certain, le pr‚sident viendra.
–Mais s’il tarde?
–Supposez qu’il tarde un jour, deux jours mˆme; mais c’est
impossible, un amateur de tulipes comme lui ne tardera pas une heure,
pas une minute, pas une seconde … se mettre en route pour voir la
huitiŠme merveille du monde. Mais, comme je disais, tardƒt-il un
jour, tardƒt-il deux, la tulipe serait encore dans toute sa
splendeur. La tulipe vue par le pr‚sident, le procŠs-verbal dress‚
par lui, tout est dit, vous gardez un double du procŠs-verbal, Rosa,
et vous lui confiez la tulipe. Ah! si nous avions pu la porter
nous-mˆmes, Rosa, elle n’e–t quitt‚ mes bras que pour passer dans les
v“tres! mais c’est un rˆve auquel il ne faut pas songer, continua
Corn‚lius en soupirant; d’autres yeux la verront d‚fleurir. Oh!
surtout, Rosa, avant que le pr‚sident ne la voie, ne la laissez voir
… personne. La tulipe noire, si quelqu’un voyait la tulipe noire, on
la volerait!…
–Oh!
–Ne m’avez-vous pas dit vous-mˆme ce que vous craigniez … l’endroit
de votre amoureux Jacob; on vole bien un florin, pourquoi n’en
volerait- on pas cent mille?
–Je veillerai, allez; soyez tranquille.
–Si pendant que vous ˆtes ici elle allait s’ouvrir?
–La capricieuse en est bien capable, dit Rosa.
–Si vous la trouviez ouverte en rentrant?
–Eh bien?
–Ah! Rosa, du moment o— elle sera ouverte, rappelez-vous qu’il n’y
aura pas un moment … perdre pour pr‚venir le pr‚sident.
–Et vous pr‚venir, vous. Oui, je comprends.
Rosa soupira, mais sans amertume et en femme qui commence …
comprendre une faiblesse, sinon … s’y habituer.
–Je retourne auprŠs de la tulipe, monsieur van Baerle, et aussit“t
ouverte, vous ˆtes pr‚venu; aussit“t vous pr‚venu, le messager part.
–Rosa, Rosa, je ne sais plus … quelle merveille du ciel ou de la
terre vous comparer.
–Comparez-moi … la tulipe noire, monsieur Corn‚lius, et je serai
bien flatt‚e, je vous jure; disons-nous donc au revoir, monnsieur
Corn‚lius.
–Oh! dites: au revoir, mon ami.
–Au revoir, mon ami, dit Rosa un peu consol‚e.
–Dites, mon ami bien-aim‚.
–Oh! mon ami …
–Bien-aim‚, Rosa, je vous en supplie, bien-aim‚, bien-aim‚, n’est-ce
pas?
–Bien-aim‚, oui, bien-aim‚, fit Rosa palpitante, enivr‚e, folle de
joie.
–Alors, Rosa, puisque vous avez dit bien-aim‚, dites aussi
bien-heureux, dites heureux comme jamais homme n’a ‚t‚ heureux et
b‚ni sous le ciel. Il ne me manque qu’une chose, Rosa.
–Laquelle?
–Votre joue, votre joue fraŒche, votre joue rose, votre doux visage.
Oh! Rosa, de votre volont‚, non plus par surprise, nonn plus par
accident, Rosa. Ah! …
Rosa s’enfuit.
Corn‚lius resta le visage coll‚ au guichet.
Corn‚lius ‚touffait de joie et de bonheur. Il ouvrit sa fenˆtre et
contempla longtemps, avec un coeur gonfl‚ de joie, l’azur sans nuages
du ciel. Il se remplit les poumons de l’air g‚n‚reux et pur, l’esprit
de douces id‚es, l’ƒme de reconnaissance et d’admiration religieuse.
Pendant une partie de la nuit Corn‚lius demeura suspendu aux barreaux
de sa fenˆtre; il regardait le ciel, il ‚coutait la terre. Une
‚toile s’enflamma au midi, traversa tout l’espace qui s‚parait
l’horizon de la forteresse et vint s’abattre sur Loewestein.
Corn‚lius tressaillit.
–Ah! dit-il, voil… Dieu qui envoie une ƒme … ma fleur.
Et comme s’il e–t devin‚ juste, presque au mˆme moment, le prisonnier
entendit dans le corridor des pas l‚gers, comme ceux d’une sylphide,
le froissement d’une robe qui semblait un battement d’ailes et une
voix bien connue qui disait:
–Corn‚lius, mon ami, mon ami bien-aim‚ et bien-heureux, venez, venez
vite.
Corn‚lius ne fit qu’un bond de la crois‚e au guichet; cette fois
encore ses yeux rencontrŠrent Rosa, qui lui dit:
–Elle est ouverte, elle est noire, la voil….
–Comment, la voil…! s’‚cria Corn‚lius.
–Oui, oui, il faut bien risquer un petit danger pour donner une
grande joie, la voil…, tenez. Et, d’une main, elle leva … la hauteur
du guichet, une petite lanterne sourde, qu’elle venait de faire
lumineuse, tandis qu’… la mˆme hauteur, elle levait de l’autre la
miraculeuse tulipe. Corn‚lius jeta un cri et pensa s’‚vanouir.
–Oh! murmura-t-il, mon Dieu! mon Dieu! vous me r‚compensez de mon
innocence et de ma captivit‚, puisque vous avez fait poussser cette
fleur au guichet de ma prison.
–Embrassez-la, dit Rosa, comme je l’ai embrass‚e tout … l’heure.
Corn‚lius, retenant son haleine toucha du bout des lŠvres la pointe
de la fleur, et jamais baiser ne lui entra si profond‚ment dans le
coeur. La tulipe ‚tait belle, splendide, magnifique, sa tige avait
plus de dix-huit pouces de hauteur, elle s’‚lan‡ait du sein de quatre
feuilles vertes, lisses, droites comme des fers de lance, sa fleur
tout entiŠre ‚tait noire et brillante comme du jais.
–Rosa, dit Corn‚lius tout haletant, Rosa, plus un instant … perdre,
il faut ‚crire la lettre.
–Elle est ‚crite, mon bien-aim‚ Corn‚lius, dit Rosa.
–En v‚rit‚!
–Pendant que la tulipe s’ouvrait, j’‚crivais, moi, car je ne voulais
pas qu’un seul instant f–t perdu. Voyez la lettre, et dites-moi si
vous la trouvez bien.
Corn‚lius prit la lettre et lut sur une ‚criture qui avait encore
fait de grands progrŠs depuis le petit mot qu’il avait re‡u de Rosa:
®Monsieur le pr‚sident,
La tulipe noire va s’ouvrir dans dix minutes peut-ˆtre. Aussit“t
ouverte, je vous enverrai un messager pour vous prier de venir vous-
mˆme en personne la chercher dans la forteresse de Loewestein. Je
suis la fille du ge“lier Gryphus, presque aussi prisonniŠre que les
prisonniers de mon pŠre. Je ne pourrais donc vous porter cette
merveille. C’est pourquoi j’ose vous supplier de la venir prendre
vous-mˆme.
Mon d‚sir est qu’elle s’appelle Rosa Barl‘nsis.
Elle vient de s’ouvrir; elle est parfaitement noire…Venez, monsieur
le pr‚sident, venez.
J’ai l’honneur d’ˆtre votre humble servante,
ROSA GRYPHUS.¯
–C’est cela, c’est cela, chŠre Rosa. Cette lettre est … merveille.
Je ne l’eusse point ‚crite avec cette simplicit‚. Au congrŠs vous
donnerez tous les renseignements qui vous seront demand‚s. On saura
comment la tulipe a ‚t‚ cr‚‚e, … combien de soins, de veilles, de
craintes, elle a donn‚ lieu; mais, pour le moment, Rosa, pas un
instant … perdre … Le messager! Le messager!
–Comment s’appelle le pr‚sident?
–Donnez que je mette l’adresse. Oh! il est bien connu. C’est mynheer
van Systens, le bourgmestre de Harlem … Donnez, Rosaa, donnez!
Et d’une main tremblante, Corn‚lius ‚crivit sur la lettre:
®A mynheer Peters van Systens, bourgmestre et pr‚sident de la Soci‚t‚
horticole de Harlem.¯
–Et maintenant, allez, Rosa, allez, dit Corn‚lius; et mettons- nous
sous la garde de Dieu, qui jusqu’ici nous a si bien gard‚s.
XVIII
OU LA TULIPE NOIRE CHANGE DE MAITRE
Corn‚lius ‚tait rest‚ … l’endroit o— l’avait laiss‚ Rosa, cherchant
presque inutilement en lui la force de porter le double fardeau de
son bonheur. Une demi-heure s’‚coula. D‚j… les premiers rayons du
jour entraient, bleuƒtres et frais, … travers les barreaux de la
fenˆtre dans la prison de Corn‚lius, lorsqu’il tressaillit tout …
coup … des pas qui montaient l’escalier et … des cris qui se
rapprochaient de lui. Presque au mˆme moment, son visage se trouva
en face du visage pƒle et d‚compos‚ de Rosa. Il recula pƒlissant
lui-mˆme d’effroi.
–Corn‚lius! Corn‚lius! s’‚cria celle-ci haletante.
–Quoi donc? mon Dieu! demanda le prisonnier.
–Corn‚lius! la tulipe …
–Eh bien?
–Comment vous dire cela?
–Dites, dites, Rosa.
–On nous l’a prise, on nous l’a vol‚e.
–On nous l’a prise, on nous l’a vol‚e! s’‚cria Corn‚lius.
–Oui, dit Rosa, en s’appuyant contre la porte pour ne pas tomber.
Oui, prise, vol‚e.
Et, malgr‚ elle, les jambes lui manquant, elle glissa et tomba sur
ses genoux.
–Mais comment cela? demanda Corn‚lius. Dites-moi, expliquez-moi…
–Oh! il n’y a pas de ma faute, mon ami.
Pauvre Rosa! elle n’osait plus dire: mon bien-aim‚.
–Vous l’avez laiss‚e seule! dit Corn‚lius avec un accent lamentable.
–Un seul instant, pour aller pr‚venir notre messager qui demeure …
cinquante pas … peine, sur le bord du Wahal.
–Et pendant ce temps, malgr‚ mes recommandations, vous avez laiss‚
la clef … la porte, malheureuse enfant!
–Non, non, non, et voil… ce qui me passe, la clef ne m’a point
quitt‚e, je l’ai constamment tenue dans ma main.
–Mais alors, comment cela se fait-il?
–Le sais-je, moi-mˆme? j’avais donn‚ la lettre … mon messager; mon
messager ‚tait parti devant moi; je rentre, la porte ‚tait ferm‚e,
chaque chose ‚tait … sa place dans ma chambre, except‚ la tulipe qui
avait disparu. Il faut que quelqu’un se soit procur‚ une clef de ma
chambre, ou en ait fait faire une fausse.
Elle suffoqua, les larmes lui coupaient la parole. Corn‚lius,
immobile, les traits alt‚r‚s, ‚coutait presque sans comprendre,
murmurant seulement:
–Vol‚e, vol‚e, vol‚e! je suis perdu.
–Oh! monsieur Corn‚lius, grƒce! grƒce! criait Rosa, j’en mourrai.
A cette menace de Rosa, Corn‚lius saisit les grilles du guichet, et
les ‚treignant avec fureur:
–Rosa, s’‚cria-t-il, on nous a vol‚s, c’est vrai, mais faut-il nous
laisser abattre pour cela? Non, le malheur est grand, mmais r‚parable
peut-ˆtre, Rosa; nous connaissons le voleur.
–H‚las! comment voulez-vous que je vous dise positivement?
–Oh! je vous le dis, moi, c’est cet infƒme Jacob. Le laisserons-
nous porter … Harlem le fruit de nos travaux, le fruit de nos
veilles, l’enfant de notre amour? Rosa, il faut le poursuivre, il
faut le rejoindre.
–Mais comment faire tout cela, mon ami, sans d‚couvrir … mon pŠre
que nous ‚tions d’intelligence? Comment moi, une femme sii peu libre,
si peu habile, comment parviendrai-je … ce but, que vous-mˆme
n’atteindriez peut-ˆtre pas?
–Rosa, Rosa, ouvrez-moi cette porte, et vous verrez si je ne
l’atteins pas. Vous verrez si je ne d‚couvre pas le voleur, vous
verrez si je ne lui fais pas avouer son crime. Vous verrez si je ne
lui fais pas crier grƒce!
–H‚las! dit Rosa ‚clatant en sanglots, puis-je vous ouvrir? Ai-je
les clefs sur moi? Si je les avais, ne seriez-vous pas libre depuis
longtemps?
–Votre pŠre les a, votre infƒme pŠre, le bourreau qui m’a d‚j…
‚cras‚ le premier ca‹eu de ma tulipe. Oh! le mis‚rable! le mis‚rable!
il est complice de Jacob.
–Plus bas, plus bas, au nom du ciel!
–Oh! si vous ne m’ouvrez pas, Rosa, s’‚cria Corn‚lius au paroxysme
de la rage, j’enfonce ce grillage et je massacre tout ce que je
trouve dans la prison.
–Mon ami, par piti‚!
–Je vous dis, Rosa, que je vais d‚molir le cachot pierre … pierre.
Et l’infortun‚, de ses deux mains, dont la colŠre d‚culpait les
forces, ‚branlait la porte … grand bruit, peu soucieux des ‚clats de
sa voix qui s’en allait tonner au fond de la spirale sonore de
l’escalier. Rosa, ‚pouvant‚e, essayait bien inutilement de calmer
cette furieuse tempˆte.
–Je vous dis que je tuerai l’infƒme Gryphus, hurlait van Baerle; je
vous dis que je verserai son sang, comme il a vers‚ celuui de ma
tulipe noire.
Le malheureux commen‡ait … devenir fou.
–Eh bien! oui, disait Rosa palpitante, oui, oui, mais calmez-vous,
oui, je lui prendrai ses clefs, oui je vous ouvrirai, maiis
calmez-vous, mon Corn‚lius.
Elle n’acheva point, un hurlement pouss‚ devant elle interrompit sa
phrase.
–Mon pŠre! s’‚cria Rosa.
–Gryphus! rugit van Baerle, ah! sc‚l‚rat!
Le vieux Gryphus, au milieu de tout ce bruit, ‚tait mont‚ sans que
l’on p–t l’entendre. Il saisit rudement sa fille par le poignet.
–Ah! vous me prendrez les clefs, dit-il d’une voix ‚touff‚e pa la
colŠre. Ah! cet infƒme! ce monstre! ce conspirateur … pendre est
votre Corn‚lius. Ah! l’on a des connivences avec les prisonniers
d’Etat. C’est bon.
Rosa frappa dans ses deux mains avec d‚sespoir.
–Oh! continua Gryphus passant de l’accent fi‚vreux de la colŠre … la
froide ironie du vainqueur, ah! monsieur l’innocent tulipier, ah!
monsieur le doux savant, ah! vous me massacrerez, ah! vous boirez mon
sang! TrŠs bien! rien que cela! Et de complicit‚ avec ma fille! Mais
je suis donc dans un antre de brigands, je suis donc dans une caverne
de voleurs! Ah! monsieur le gouverneur saura tout ce matin, et S.A.
le stathouder saura tout demain. Nous connaissons la loi: Quiconque
se rebellera dans la prison … article 6. Nous allons vous donner
une seconde ‚dition du Buytenhoff, monsieur le savant, et la bonne
‚dition celle-l…. Oui, oui, rongez vos poings comme un ours en cage,
et vous la belle, mangez des yeux votre Corn‚lius. Je vous avertis,
mes agneaux, que vous n’aurez plus cette f‚licit‚ de conspirer
ensemble. €…, qu’on descende, fille d‚natur‚e. Et vous, monsieur le
savant, au revoir, soyez tranquille, au revoir!
Rosa, folle de terreur et de d‚sespoir, envoya un baiser … son ami;
puis, sans doute illumin‚e d’une pens‚e soudaine, elle se lan‡a dans
l’escalier en disant:
–Tout n’est pas perdu encore, compte sur moi, mon Corn‚lius.
Son pŠre la suivit en hurlant. Quant au pauvre tulipier, il lƒcha
peu … peu les grilles que retenaient ses doigts convulsifs; sa tˆte
s’alourdit, ses yeux oscillŠrent dans leurs orbites, et il tomba
lourdement sur le carreau de sa chambre en murmurant:
–Vol‚e! on me l’a vol‚e!
Pendant ce temps, Boxtel, sorti du chƒteau par la porte qu’avait
ouverte Rosa elle-mˆme, Boxtel, la tulipe noire envelopp‚e dans un
large manteau, Boxtel s’‚tait jet‚ dans une carriole qui l’attendait
… Gorcum et disparaissait, sans avoir, on le pense bien, averti l’ami
Gryphus de son d‚part pr‚cipit‚.
———————-
Disguised as Jacob, Boxtel had followed Cornelius to Loewestein. He
had overheard the conversations between the lovers in regard to the
tulip. He had made a pass-key that unlocked the door of Rosa’s room,
and after making all preparations for his journey had waited for the
flower to bloom. While Rosa was carrying the letter to the boatman,
he had entered her room and stolen the flower.
———————-
Il arriva le lendemain matin … Harlem, harass‚ mais triomphant,
changea sa tulipe de pot, afin de faire disparaŒtre toute trace de
vol, brisa le pot de fa‹ence dont il jeta les tessons dans un canal,
‚crivit au pr‚sident de la Soci‚t‚ horticole une lettre dans laquelle
il lui annon‡ait qu’il venait d’arriver … Harlem avec une tulipe
parfaitement noire, s’installa dans une bonne h“tellerie avec sa
fleur intacte. Et l… il attendit.
XIX
LE PRESIDENT VAN SYSTENS
Rosa, en quittant Corn‚lius, avait pris son parti. C’‚tait de lui
rendre la tulipe que venait de lui voler Jacob, ou de ne jamais le
revoir. Elle avait vu le d‚sespoir du pauvre prisonnier, double et
incurable d‚sespoir. En effet, d’un c“t‚, c’‚tait une s‚paration
in‚vitable, Gryphus ayant … la fois surpris le secret de leur amour
et de leurs rendez-vous. De l’autre c’‚tait le renversement de
toutes les esp‚rances d’ambition de Corn‚lius van Baerle, et ces
esp‚rances, il les nourrissait depuis sept ans. Rosa ‚tait une de
ces femmes qui s’abattent d’un rien, mais qui, pleines de forces
contre un malheur suprˆme, trouvent dans le malheur mˆme l’‚nergie
qui peut le combattre, ou la ressource qui peut le r‚parer.
La jeune fille rentra chez elle, jeta un dernier regard dans sa
chambre, pour voir si elle ne s’‚tait pas tromp‚e, et si la tulipe
n’‚tait point dans quelque coin o— elle e–t ‚chapp‚ … ses regards.
Mais Rosa chercha vainement, la tulipe ‚tait toujours absente, la
tulipe ‚tait toujours vol‚e. Rosa fit un petit paquet des hardes qui
lui ‚taient n‚cessaires, elle prit ses trois cents florins d’‚pargne,
c’est-…-dire toute sa fortune, fouilla sous ses dentelles o— ‚tait
enfoui le troisiŠme ca‹eu, la cacha pr‚cieusement dans son corsage,
ferma la porte … clef, descendit l’escalier, sortit de la prison par
la porte qui une heure auparavant avait donn‚ passage … Boxtel, se
rendit chez un loueur de chevaux et demanda … louer une carriole.
Le loueur de chevaux n’avait qu’une carriole, c’‚tait justement celle
que Boxtel lui avait lou‚e. Force fut donc … Rosa de prendre un
cheval, qui lui fut confi‚ facilement; le loueur de chevaux
connaissant Rosa pour la fille du concierge de la forteresse. Rosa
avait un espoir, c’‚tait de rejoindre son messager, bon et brave
gar‡on qu’elle emmenerait avec elle et qui lui servirait … la fois de
guide et de soutien. En effet, elle n’avait point fait une lieue
qu’elle l’aper‡ut.
Elle mit son cheval au trot et le rejoignit. Le brave gar‡on
ignorait l’importance de son message, et cependant allait aussi bon
train que s’il l’e–t connue. En moins d’une heure il avait d‚j… fait
une lieue et demie. Rosa lui reprit le billet devenu inutile et lui
exposa le besoin qu’elle avait de lui. Le batelier se mit … sa
disposition, promettant d’aller aussi vite que le cheval, pourvu que
Rosa lui permŒt d’appuyer la main soit sur sa croupe, soit sur son
garrot.
——————–
Gryphus did not discover Rosa’s flight until five hours after her
departure. He sought his friend Jacob; he too was gone. The jailer
suspected him of having run away with his daughter. Rosa arrived
safely at Harlem, but Mynheer van Systens declined to receive her.
Thereupon she sent word that she came to speak of the black tulip.
Instantly all doors opened before her.
——————–
Elle p‚n‚tra jusque dans le bureau du pr‚sident van Systens, qu’elle
trouva galamment en chemin pour venir … sa rencontre.
–Mademoiselle, s’‚cria-t-il, vous venez, dites-vous, de la part de
la tulipe noire?
Pour M. le pr‚sident de la Soci‚t‚ horticole, la Tulipa nigra ‚tait
une puissance de premier ordre, qui pouvait bien, en sa qualit‚ de
reine des tulipes, envoyer des ambassadeurs.
–Oui, monsieur, r‚pondit Rosa, je viens du moins pour vous parler
d’elle.
–Elle se porte bien? fit van Systens avec un sourire de tendre
v‚n‚ration.
–H‚las! monsieur, je ne sais, dit Rosa.
–Comment! lui serait-il donc arriv‚ quelque malheur?
–Un bien grand, oui, monsieur, non pas … elle, mais … moi.
–Lequel?
–On me l’a vol‚e!
–On vous a vol‚ la tulipe noire?
–Oui, monsieur.
–Savez-vous qui?
–Oh! je m’en doute, mais je n’ose encore accuser.
–Mais la chose sera facile … v‚rifier.
–Comment cela?
–Depuis qu’on vous l’a vol‚e, le voleur ne saurait ˆtre loin.
–Pourquoi ne peut-il ˆtre loin?
–Mais parce que je l’ai vue il n’y a pas deux heures.
–Vous avez vu la tulipe noire? s’‚cria Rosa en se pr‚cipitant vers
M. van Systens.
–Comme je vous vois, mademoiselle.
–Mais o— cela?
–Chez votre maŒtre apparemment.
–Chez mon maŒtre?
–Oui. N’ˆtes-vous pas au service de M. Isaac Boxtel?
–Moi?
–Sans doute, vous.
–Mais, pour qui donc me prenez-vous, monsieur?
–Mais, pour qui me prenez-vous, vous-mˆme?
–Monsieur, je vous prends, je l’espŠre, pour ce que vous ˆtes,
c’est-…-dire pour l’honorable M. van Systens bourgmestre de Harlem et
pr‚sident de la Soci‚t‚ horticole.
–Et vous venez me dire?
–Je viens vous dire, monsieur, que l’on m’a vol‚ ma tulipe.
–Votre tulipe alors est celle de M. Boxtel. Alors, vous vous
expliquez mal, mon enfant: ce n’est pas … vous, mais … M. Boxtel
qu’on a vol‚ la tulipe.
–Je vous r‚pŠte, monsieur, que je ne sais pas ce que c’est que M.
Boxtel et que voil… la premiŠre fois que j’entends prononcer ce nom.
–Vous ne savez pas ce que c’est que M. Boxtel, et vous aviez aussi
une tulipe noire.
–Mais il y en a donc une autre? demanda Rosa, toute frissonnante.
–Il y a celle de M. Boxtel, oui.
–Comment est-elle?
–Noire, parbleu.
–Sans tache?
–Sans une seule tache, sans le moindre point.
–Et vous avez cette tulipe, elle est d‚pos‚e ici?
–Non, mais elle y sera d‚pos‚e, car je dois en faire l’exhibition au
comit‚ avant que le prix ne soit d‚cern‚.
–Monsieur, s’‚cria Rosa, ce Boxtel, cet Isaac Boxtel, qui se dit
propri‚taire de la tulipe noire …
–Et qui l’est en effet.
–Monsieur, n’est-ce point un homme maigre?
–Oui.
–Chauve?
–Oui.
–Ayant l’oeil hagard?
–Je crois que oui.
–Inquiet, vo–t‚, jambes torses?
–En v‚rit‚, vous faites le portrait, trait pour trait, de M. Boxtel.
–Monsieur, la tulipe est-elle dans un pot de fa‹ence bleue et
blanche … fleurs jaunƒtres qui repr‚sentent une corbeille sur trois
faces du pot?
–Ah! quant … cela, j’en suis moins s–r, j’ai plus regard‚ l’homme
que le pot.
–Monsieur, c’est ma tulipe, c’est celle qui m’a ‚t‚ vol‚e; monsieur,
c’est mon bien; monsieur, je viens le r‚clamer ici devaant vous, …
vous.
–Oh! oh! fit M. van Systens en regardant Rosa. Quoi! vous venez
r‚clamer ici la tulipe de M. Boxtel? Parbleu! vous ˆtes une hardie
commŠre.
–Monsieur, dit Rosa un peu troubl‚e de cette apostrophe, je ne dis
pas que je vienne r‚clamer la tulipe de M. Boxtel, je dis que je
viens r‚clamer la mienne.
–La v“tre?
–Oui; celle que j’ai plant‚e, ‚lev‚e moi-mˆme.
–Eh bien! allez trouver M. Boxtel … l’h“tellerie du Cygne-Blanc,
vous vous arrangerez avec lui; quant … moi, je me contenterai de
faire mon rapport, de constater l’existence de la tulipe noire et
d’ordonnancer les cent mille florins … son inventeur. Adieu, mon
enfant.
–Oh! monsieur! monsieur! insista Rosa.
–Seulement, mon enfant, continua van Systens, comme vous ˆtes jolie,
comme vous ˆtes jeune, comme vous n’ˆtes pas encore tout … fait
pervertie, recevez mon conseil: Soyez prudente en cette affaire, car
nous avons un tribunal et une prison … Harlem; de plus, nous sommes
extrˆmement chatouilleux sur l’honneur des tulipes. Allez, mon
enfant, allez, M. Isaac Boxtel, h“tel du Cygne-Blanc.
Et M. van Systens, reprenant sa belle plume, continua son rapport
interrompu.
XX
MEMBRE DE LA SOCIETE HORTICOLE
Rosa ‚perdue, presque folle de joie et de crainte, … l’id‚e que la
tulipe noire ‚tait retrouv‚e, prit le chemin de l’h“tellerie du
Cygne-Blanc, suivie toujours de son batelier, robuste enfant de la
Frise, capable de d‚vorer … lui seul dix Boxtel. Pendant la route,
le batelier avait ‚t‚ mis au courant, il ne reculait pas devant la
lutte, au cas o— une lutte s’engagerait; seulement, ce cas ‚ch‚ant,
il avait ordre de m‚nager la tulipe. Mais arriv‚e dans le
Grote-Markt, Rosa s’arrˆta tout … coup, une pens‚e subite venait de
la saisir.
–Mon Dieu! murmura-t-elle, j’ai fait une faute ‚norme, j’ai perdu
peut-ˆtre et Corn‚lius, et la tulipe et moi! J’ai donn‚ l’‚veil,
j’ai donn‚ des soup‡ons. Je ne suis qu’une femme, ces hommes peuvent
se liguer contre moi, et alors je suis perdue. Oh! moi perdue, ce ne
serait rien, mais Corn‚lius, mais la tulipe!
Elle se recueillit un moment.
–Si je vais chez ce Boxtel et que je ne le connaisse pas, si ce
Boxtel n’est pas mon Jacob, si c’est un autre amateur qui, lui aussi,
a d‚couvert la tulipe noire, ou bien si ma tulipe a ‚t‚ vol‚e par un
autre que celui que je soup‡onne, ou a d‚j… pass‚ dans d’autres
mains, si je ne reconnais pas l’homme, mais seulement ma tulipe,
comment prouver que la tulipe est … moi? D’un autre c“t‚, si je
reconnais ce Boxtel pour le faux Jacob, qui sait ce qu’il adviendra?
Tandis que nous contesterons ensemble, la tulipe mourra! Oh!
inspirez-moi, sainte Vierge! il s’agit du sort de ma vie, il s’agit
du pauvre prisonnier qui expire peut-ˆtre en ce moment.
Cette priŠre faite, Rosa attendit pieusement l’inspiration qu’elle
demandait au ciel. Cependant un grand bruit bourdonnait …
l’extr‚mit‚ du Grote-Markt. Les gens couraient, les portes
s’ouvraient; Rosa, seule, ‚tait insensible … tout ce mouvement de la
population.
–Il faut, murmura-t-elle, retourner chez le pr‚sident.
–Retournons, dit le batelier.
Partout, sur son passage, Rosa n’entendait parler que de la tulipe
noire et du prix de cent mille florins; la nouvelle courait d‚j… la
ville. Rosa n’e–t pas de peine … p‚n‚trer de nouveau chez M. van
Systens. Mais quand il reconnut Rosa, la colŠre le prit et il voulut
la renvoyer. Mais Rosa joignit les mains, et avec un accent
d’honnˆte v‚rit‚ qui p‚nŠtre les coeurs:
–Monsieur, dit-elle, au nom du ciel! ne me repoussez pas; ‚coutez,
au contraire, ce que je vais vous dire, et si vous ne pouuvez me
faire rendre justice, du moins vous n’aurez pas … vous reprocher un
jour, en face de Dieu, d’avoir ‚t‚ complice d’une mauvaise action.
Van Systens tr‚pignait d’impatience; c’‚tait la seconde fois que Rosa
le d‚rangeait au milieu d’une r‚daction … laquelle il mettait son
double amour-propre de bourgmestre et de pr‚sident de la Soci‚te
horticole.
–Mais mon rapport! s’‚cria-t-il, mon rapport sur la tulipe noire!
–Monsieur, continua Rosa avec la fermet‚ de l’innocence et de la
v‚rit‚, monsieur, votre rapport sur la tulipe noire reposerra, si
vous ne m’‚coutez pas, sur des faits criminels ou sur des faits faux.
Je vous en supplie, monsieur, faites venir ici, devant vous et devant
moi, ce monsieur Boxtel, que je soutiens, moi, ˆtre M. Jacob, et je
jure Dieu de lui laisser la propri‚t‚ de sa tulipe si je ne reconnais
pas et la tulipe et son propri‚taire.
–Parbleu! la belle avance, dit van Systens.
–Que voulez-vous dire?
–Je vous demande ce que cela prouvera quand vous les aurez reconnus?
–Mais enfin, dit Rosa d‚sesp‚r‚e, vous ˆtes honnˆte homme, monsieur.
Eh bien! si non seulement vous alliez donner le prix … un homme pour
une oeuvre qu’il n’a pas faite, mais encore pour une oeuvre vol‚e!
Peut-ˆtre l’accent de Rosa avait-il amen‚ une certaine conviction
dans le coeur de van Systens et allait-il r‚pondre plus doucement …
la pauvre fille, quand un grand bruit se fit entendre dans la rue,
qui paraissait purement et simplement ˆtre une augmentation du bruit
que Rosa avait d‚j… entendu, mais sans y attacher d’importance, au
Grote-Markt. Des acclamations bruyantes ‚branlŠrent la maison. M.
van Systens prˆta l’oreille … ces acclamations.
–Qu’est-ce que cela? s’‚cria le bourgmestre, qu’est-ce que cela?
serait-il possible et ai-je bien entendu?
Et il se pr‚cipita vers son antichambre, sans plus se pr‚occuper de
Rosa qu’il laissa dans son cabinet. A peine arriv‚ dans son
antichambre, M. van Systens poussa un grand cri en apercevant le
spectacle de son escalier envahi jusqu’au vestibule. Accompagn‚, ou
plut“t suivi de la multitude, un jeune homme vˆtu simplement d’un
habit de petit velours violet brod‚ d’argent montait avec une noble
lenteur les degr‚s de pierre. DerriŠre lui marchaient deux
officiers, l’un de la marine, l’autre de la cavalerie. Van Systens
vint s’incliner, se prosterner presque devant le nouvel arrivant qui
causait toute cette rumeur.
–Monseigneur, s’‚cria-t-il, monseigneur, Votre Altesse, chez moi?
honneur ‚clatant … jamais pour mon humble maison.
–Cher monsieur van Systens, dit Guillaume d’Orange avec une s‚r‚nit‚
qui chez lui rempla‡ait le sourire, je suis un vrai Hollandais, moi,
j’aime l’eau, la biŠre et les fleurs; parmi les fleurs, celles que je
pr‚fŠre sont naturellement les tulipes. J’ai ou‹ dire … Leyde que la
ville de Harlem poss‚dait enfin la tulipe noire, et, aprŠs m’ˆtre
assur‚ que la chose ‚tait vraie, quoique incroyable, je viens en
demander des nouvelles au pr‚sident de la Soci‚t‚ d’horticulture.
–Oh! monseigneur, monseigneur, dit van Systens ravi, quelle gloire
pour la soci‚t‚ si ses travaux agr‚ent … votre Altesse!
–Vous avez la fleur ici? dit le prince qui sans doute se repentait
d’avoir d‚j… trop parl‚.
–H‚las! non, monseigneur, je ne l’ai pas ici.
–Et o— est-elle?
–Chez son propri‚taire.
–Quel est ce propri‚taire?
–Un brave tulipier de Dordrecht.
–De Dordrecht?
–Oui.
–Et qui s’appelle?
–Boxtel.
–Il loge?
–Au Cygne-Blanc; je vais le mander, et si, en attendant, Votre
Altesse veut me faire l’honneur d’entrer au salon, il s’empressera,
sachant que monseigneur est ici, d’apporter sa tulipe … monseigneur.
–C’est bien, mandez-le.
–Oui, Votre Altesse. Seulement….
–Quoi?
–Oh! rien d’important, monseigneur.
–Tout est important dans ce monde, monsieur van Systens.
–Eh bien, monseigneur, une difficult‚ s’‚levait.
–Laquelle?
–Cette tulipe est d‚j… revendiqu‚e par des usurpateurs. Il est vrai
qu’elle vaut cent mille florins.
–En v‚rit‚?
–Oui, monseigneur, par des usurpateurs, par des faussaires.
–C’est un crime, cela, monsieur van Systens.
–Oui, Votre Altesse.
–Et…avez-vous les preuves de ce crime?
–Non, monseigneur, la coupable…
–La coupable, monsieur…
–Je veux dire celle qui r‚clame la tulipe, monseigneur, est l…, dans
la chambre … c“t‚.
–L…! Qu’en pensez-vous, monsieur van Systens?
–Je pense, monseigneur, que l’appƒt des cent mille florins l’aura
tent‚e.
–Et elle r‚clame la tulipe?
–Oui, monseigneur.
–Et que dit-elle de son c“t‚, comme preuve?
–J’allais l’interroger, quand Votre Altesse est entr‚e.
–Ecoutons-la, monsieur van Systens, ‚coutons-la; je suis le premier
magistrat du pays, j’entendrai la cause et ferai justice. Passez
devant, et appelez-moi Monsieur.
Ils entrŠrent dans le cabinet. Rosa ‚tait toujours … la mˆme place,
appuy‚e … la fenˆtre et regardant par les vitres dans le jardin.
–Ah! ah! une Frisonne, dit le prince en apercevant le casque d’or et
les jupes rouges de Rosa.
Celle-ci se retourna au bruit, mais … peine vit-elle le prince qui
s’asseyait dans l’angle le plus obscur de l’appartement. Toute son
attention, on le comprend, ‚tait pour cet important personnage que
l’on appelait van Systens, et non pour cet humble ‚tranger qui
suivait le maŒtre de la maison. L’humble ‚tranger prit un livre dans
la bibliothŠque et fit signe … van Systens de commencer
l’interrogatoire. Van Systens, toujours … l’invitation du jeune
homme … l’habit violet, s’assit … son tour, et tout heureux et tout
fier de l’importance qui lui ‚tait accord‚e:
–Ma fille, dit-il, vous me promettez la v‚rit‚, toute la v‚rit‚, sur
cette tulipe?
–Je vous la promets.
–Eh bien! parlez donc devant monsieur; monsieur est un des membres
de la Soci‚t‚ horticole.
–Monsieur, dit Rosa, que vous dirai-je que je ne vous aie point dit
d‚j…?
–Eh bien! alors?
–Alors, j’en reviendrai … la priŠre que je vous ai adress‚e.
–Laquelle?
–De faire venir ici M. Boxtel avec sa tulipe; si je ne la reconnais
pas pour la mienne, je le dirai franchement: mais si je la reconnais,
je la r‚clamerai, duss‚-je aller devant Son Altesse le stathouder
lui-mˆme, mes preuves … la main.
–Vous avez donc les preuves, ma belle enfant?
–Dieu, qui sait mon bon droit, m’en fournira.
Van Systens ‚changea un regard avec le prince, qui depuis les
premiers mots de Rosa, semblait essayer de rappeler ses souvenirs,
comme si ce n’‚tait point la premiŠre fois que cette douce voix
frappƒt ses oreilles. Un officier partit pour aller chercher Boxtel.
Van Systens continua l’interrogatoire.
–Et sur quoi, dit-il, basez-vous cette assertion, que vous ˆtes
propri‚taire de la tulipe noire?
–Mais sur une chose bien simple, c’est que c’est moi qui l’ai
plant‚e et cultiv‚e dans ma propre chambre.
–Dans votre chambre, et o— ‚tait votre chambre?
–A Loewestein.
–Vous ˆtes de Loewestein?
–Je suis la fille du ge“lier de la forteresse.
Le prince fit un petit mouvement qui voulait dire:
–Ah! c’est cela, je me rappelle maintenant.
Et tout en faisant semblant de lire il regarda Rosa avec plus
d’attention encore qu’auparavant.
–Et vous aimez les fleurs? continua van Systens.
–Oui, monsieur.
–Alors, vous ˆtes une savante fleuriste?
Rosa h‚sita un instant, puis avec un accent tir‚ du plus profond de
son coeur:
–Messieurs, je parle … des gens d’honneur, dit-elle.
L’accent ‚tait si vrai, que van Systens et le prince r‚pondirent tous
deux en mˆme temps par un mouvement de tˆte affirmatif.
–Eh bien! non! ce n’est pas moi qui suis une savante fleuriste, non!
moi qui ne suis qu’une pauvre fille du peuple, une pauvre paysanne de
la Frise, qui, il y a trois mois encore, ne savait ni lire ni ‚crire.
Non! la tulipe noire n’a pas ‚t‚ trouv‚e par moi-mˆme.
–Et par qui a-t-elle ‚t‚ trouv‚e?
–Par un pauvre prisonnier de Loewestein.
–Par un prisonnier de Loewestein? dit le prince.
Au son de cette voix, ce fut Rosa qui tressaillit … son tour.
–Par un prisonnier d’Etat alors, continua le prince, car …
Loewestein il n’y a que des prisonniers d’Etat.
Et il se remit … lire, ou du moins fit semblant de se remettre …
lire.
–Oui, murmura Rosa tremblante, oui, par un prisonnier d’Etat.
Van Systens pƒlit en entendant prononcer un pareil aveu devant un
pareil t‚moin.
–Continuez, dit froidement Guillaume au pr‚sident de la Soci‚t‚
horticole.
–Oh! monsieur, dit Rosa en s’adressant … celui qu’elle croyait son
v‚ritable juge, c’est que je vais m’accuser bien gravemennt.
–En effet, dit van Systens, les prisonniers d’Etat doivent ˆtre au
secret … Loewestein.
–H‚las! monsieur.
–Et, d’aprŠs ce que vous dites, il semblerait que vous auriez
profit‚ de votre position comme fille du ge“lier et que vous aauriez
communiqu‚ avec celui-l… pour cultiver des fleurs?
–Oui, monsieur, murmura Rosa ‚perdue; oui, je suis forc‚e de
l’avouer, je le voyais tous les jours.
–Malheureuse! s’‚cria van Systens.
–Le prince leva la tˆte en observant l’effroi de Rosa et la pƒleur
du pr‚sident.
–Cela, dit-il de sa voix nette et fermement accentu‚e, cela ne
regarde pas les membres de la Soci‚t‚ horticole; ils ont … juger la
tulipe noire et ne connaissent pas les d‚lits politiques. Continuez,
jeune fille, continuez.
Van Systens, par un ‚loquent regard, remercia au nom des tulipes le
nouveau membre de la Soci‚t‚ horticole. Rosa, rassur‚e par cette
espŠce d’encouragement que lui avait donn‚ l’inconnu, raconta tout ce
qui s’‚tait pass‚ depuis trois mois, tout ce qu’elle avait fait, tout
ce qu’elle avait souffert. Elle parla des duret‚s de Gryphus, de la
destruction du premier ca‹eu, de la douleur du prisonnier, des
pr‚cautions prises pour que le second ca‹eu arrivƒt … bien, de la
patience du prisonnier, de ses angoisses pendant leur s‚paration;
comment il avait voulu mourir de faim parce qu’il n’avait plus de
nouvelles de sa tulipe; de la joie qu’il avait ‚prouv‚e … leur
r‚union, enfin de leur d‚sespoir … tous deux lorsqu’ils avaient vu
que la tulipe qui venait de fleurir leur avait ‚t‚ vol‚e une heure
aprŠs sa floraison.
Tout cela dit dans un accent de v‚rit‚ qui laissait le prince
impassible, en apparence du moins, mais qui ne laissait pas de faire
son effet sur M. van Systens.
–Mais, dit le prince, il n’y a pas longtemps que vous connaissez ce
prisonnier?
Rosa ouvrit ses grands yeux et regarda l’inconnu, qui s’enfon‡a dans
l’ombre, comme s’il e–t voulu fuir ce regard.
–Pourquoi cela, monsieur? demanda-t-elle.
–Parce qu’il n’y a que quatre mois que le ge“lier Gryphus et sa
fille sont … Loewestein.
–C’est vrai, monsieur.
–Et … moins que vous n’ayez sollicit‚ le changement de votre pŠre
pour suivre quelque prisonnier qui aurait ‚t‚ transport‚ de la Haye …
Loewestein …
–Monsieur! fit Rosa en rougissant.
–Achevez, dit Guillaume.
–Je l’avoue, j’avais connu le prisonnier … la Haye.
–Heureux prisonnier! dit en souriant Guillaume.
En ce moment l’officier qui avait ‚t‚ envoy‚ prŠs de Boxtel rentra et
annon‡a au prince que celui qu’il ‚tait all‚ qu‚rir le suivait avec
sa tulipe.
XXI
LE TROISIEME CAIEU
L’annonce du retour de Boxtel ‚tait … peine faite, que Boxtel entra
en personne dans le salon de M. van Systens, suivi de deux hommes
portant dans une caisse le pr‚cieux fardeau, qui fut d‚pos‚ sur une
table.
Le prince, pr‚venu, quitta le cabinet, passa dans le salon, admira et
se tut, et revint silencieusement prendre sa place dans l’angle
obscur o— lui-mˆme avait plac‚ son fauteuil.
Rosa, palpitante, pƒle, pleine de terreur, attendait qu’on l’invitƒt
… aller voir … son tour.
Elle entendit la voix de Boxtel.
–C’est lui! s’‚cria-t-elle.
Le prince lui fit signe d’aller regarder dans le salon par la porte
entr’ouverte.
–C’est ma tulipe, s’‚cria Rosa, c’est elle, je la reconnais. O mon
pauvre Corn‚lius!
Et elle fondit en larmes.
Le prince se leva et alla jusqu’… la porte, o— il demeura un instant
dans la lumiŠre.
Les yeux de Rosa s’arrˆtŠrent sur lui. Plus que jamais elle ‚tait
certaine que ce n’‚tait pas la premiŠre fois qu’elle voyait cet
‚tranger.
–Monsieur Boxtel, dit le prince, entrez donc ici.
Boxtel accourut avec empressement et se trouva face … face avec
Guillaume d’Orange.
–Son Altesse! s’‚cria-t-il en reculant.
–Son Altesse! r‚p‚ta Rosa tout ‚tourdie.
A cette exclamation partie … sa gauche, Boxtel se retourna et aper‡ut
Rosa. A cette vue, tout le corps de l’envieux frissonna.
–Ah! murmura le prince se parlant … lui-mˆme, il est troubl‚.
Mais Boxtel, par un puissant effort sur lui-mˆme, s’‚tait d‚j… remis.
–Monsieur Boxtel, dit Guillaume, il paraŒt que vous avez trouv‚ le
secret de la tulipe noire.
–Oui, monseigneur, r‚pondit Boxtel d’une voix o— per‡ait un peu de
trouble.
Il est vrai que ce trouble pouvait venir de l’‚motion que le tulipier
avait ‚prouv‚e en reconnaissant Guillaume.
–Mais, reprit le prince, voici une jeune fille qui pr‚tend l’avoir
trouv‚e aussi.
Boxtel sourit de d‚dain et haussa les ‚paules.
–Ainsi, vous ne connaissez pas cette jeune fille? dit le prince.
–Non, monseigneur.
–Et vous, jeune fille, connaissez-vous M. Boxtel?
–Non, je ne connais pas M. Boxtel, mais je connais M. Jacob.
–Que voulez-vous dire?
–Je veux dire qu’… Loewestein, celui qui se fait appeler Isaac
Boxtel se faisait appeler M. Jacob.
–Que dites-vous … cela, monsieur Boxtel?
–Je dis que cette fille ment, monseigneur.
–Vous niez avoir jamais ‚t‚ … Loewestein?
Boxtel h‚sita; l’oeil fixe et imp‚rieusement scrutateur du prince
l’empˆchait de mentir.
–Je ne puis nier avoir ‚t‚ … Loewestein, monseigneur, mais je nie
avoir vol‚ la tulipe.
–Vous me l’avez vol‚e, et dans ma chambre! s’‚cria Rosa indign‚e.
–Je le nie.
–Ecoutez! Niez-vous m’avoir suivie dans le jardin, le jour o— je
pr‚parai la plate-bande o— je devais l’enfouir? Niez-vous m’avoir
suivie dans le jardin le jour o— j’ai fait semblant de la planter?
Niez-vous ce soir-l… vous ˆtre pr‚cipit‚, aprŠs ma…
Boxtel ne jugea point … propos de r‚pondre … ces diverses
interrogations. Mais laissant la pol‚mique entam‚e avec Rosa et se
retournant vers le prince:
–Il y a vingt ans, monseigneur, dit-il, que je cultive des tulipes …
Dordrecht, j’ai mˆme acquis dans cet art une certaine r‚putation:
une de mes hybrides porte au catalogue un nom illustre. Je l’ai
d‚di‚e au roi de Portugal. Maintenant voici la v‚rit‚.
–Oh! s’‚cria Rosa, outr‚e de colŠre.
–Silence! dit le prince.
Puis, se retournant vers Boxtel:
–Et quel est, dit-il, ce prisonnier que vous dites ˆtre l’amant de
cette jeune fille?
Rien ne pouvait ˆtre plus agr‚able … Boxtel que cette question.
–Quel est ce prisonnier? r‚p‚ta-t-il.
–Oui.
–Ce prisonnier, monseigneur, est un homme dont le nom seul prouvera
… Votre Altesse combien elle peut avoir de foi en sa probit‚. Ce
prisonnier est un criminel d’Etat, condamn‚ une fois … mort.
–Et qui s’appelle?
Rosa cacha sa tˆte dans ses deux mains avec un mouvement d‚sesp‚r‚.
–Qui s’appelle Corn‚lius van Baerle, dit Boxtel, et qui est le
propre filleul de ce sc‚l‚rat de Corneille de Witt.
Le prince tressaillit. Son oeil calme jeta une flamme, et le froid
de la mort s’‚tendit de nouveau sur son visage immobile. Il alla …
Rosa.
–C’est donc pour suivre cet homme que vous ˆtes venue me demander …
Leyde le changement de votre pŠre?
Rosa baissa la tˆte et s’affaissa ‚cras‚e en murmurant:
–Oui, monseigneur.
–Poursuivez, dit le prince … Boxtel.
–Je n’ai plus rien … dire, continua celui-ci, Votre Altesse sait
tout. Maintenant, voici ce que je ne voulais pas dire, pour ne pas
faire rougir cette fille de son ingratitude. Je suis venu …
Loewestein parce que mes affaires m’y appelaient…
La veille de la floraison de la fleur, la tulipe a ‚t‚ enlev‚e de
chez moi par cette jeune fille, port‚e dans sa chambre, o— j’ai eu le
bonheur de la reprendre au moment o— elle avait l’audace d’exp‚dier
un messager pour annoncer … MM. les membres de la…
–Oh! mon Dieu! mon Dieu! l’infƒme! g‚mit Rosa en larmes, en se
jetant aux pieds du stathouder, qui, tout en la croyant coupable,
prenait en piti‚ son horrible angoisse.
–Vous avez mal agi, jeune fille, dit-il, et votre amant sera puni
pour vous avoir ainsi conseill‚e. Car vous ˆtes si jeune et vous
avez l’air si honnˆte, que je veux croire que le mal vient de lui et
non de vous.
–Monseigneur! monseigneur! s’‚cria Rosa, Corn‚lius n’est pas
coupable.
Guillaume fit un mouvement.
–Pas coupable de vous avoir conseill‚e. C’est cela que vous voulez
dire, n’est-ce pas?
–Je veux dire, monseigneur, que Corn‚lius n’est pas plus coupable du
second crime qu’on lui impute qu’il ne l’est du premier.
–Du premier, et savez-vous quel a ‚t‚ ce premier crime? Savez-vous
de quoi il a ‚t‚ accus‚ et convaincu? D’avoir, comme complice de
Corneille de Witt, cach‚ la correspondance du grand pensionnaire et
du marquis de Louvois.
–Eh bien! monseigneur, il ignorait qu’il f–t d‚tenteur de cette
correspondance; il l’ignorait entiŠrement. Eh! mon Dieu! il me
l’e–t dit. Est-ce que ce coeur de diamant aurait pu avoir un secret
qu’il m’e–t cach‚? Non, non, monseigneur, je le r‚pŠte…
–Un de Witt! s’‚cria Boxtel. Eh! monseigneur ne le connaŒt que
trop, puisqu’il lui a d‚j… fait une fois grƒce de la vie.
–Silence! dit le prince. Toutes ces choses d’Etat, je l’ai d‚j…
dit, ne sont point du ressort de la Soci‚t‚ horticole de Harlem.
Puis, fron‡ant le sourcil:
–Quant … la tulipe, soyez tranquille, monsieur Boxtel, ajouta-t-il,
justice sera faite.
Boxtel salua, le coeur plein de joie, et re‡ut les f‚licitations du
pr‚sident.
–Vous, jeune fille, continua Guillaume d’Orange, vous avez failli
commettre un crime, je ne vous en punirai pas, mais le vrai coupable
payera pour vous deux. Un homme de son nom peut conspirer, trahir
mˆme…mais il ne doit pas voler.
–Voler! s’‚cria Rosa, voler! lui, Corn‚lius, oh! monseigneur,
prenez garde; mais il mourrait s’il entendait vos paroles! S’il y a
eu un vol, monseigneur, je le jure, c’est cet homme qui l’a commis.
–Prouvez-le, dit froidement Boxtel.
–Eh bien! oui. Avec l’aide de Dieu je le prouverai, dit la
Frisonne avec ‚nergie.
Puis se retournant vers Boxtel:
–La tulipe ‚tait … vous?
–Oui.
–Combien avait-elle de ca‹eux?
Boxtel h‚sita un instant, mais il comprit que la jeune fille ne
ferait pas cette question si les deux ca‹eux connus existaient seuls.
–Trois, dit-il.
–Que sont devenus ces ca‹eux? demanda Rosa.
–Ce qu’ils sont devenus?…l’un a avort‚, l’autre a donn‚ la tulipe
noire…
–Et le troisiŠme?
–Le troisiŠme?
–Le troisiŠme, o— est-il?
–Le troisiŠme est chez moi, dit Boxtel tout troubl‚.
–Chez vous, o— cela? … Loewestein ou … Dordrecht?
–A Dordrecht, dit Boxtel.
–Vous mentez, s’‚cria Rosa. –Monseigneur, ajouta-t-elle en se
tournant vers le prince, la v‚ritable histoire de ces trois ca‹eux,
je vais vous la dire, moi. Le premier a ‚t‚ ‚cras‚ par mon pŠre dans
la chambre du prisonnier, et cet homme le sait trŠs bien… Le
second, que j’ai plant‚, a produit la tulipe noire, et le troisiŠme
et dernier, le voici…
Et Rosa, d‚maillottant le ca‹eu du papier qui l’enveloppait, le
tendit au prince, qui le prit de ses mains et l’examina.
–Mais, monseigneur, cette jeune fille ne peut-elle pas l’avoir vol‚
comme la tulipe? balbutia Boxtel effray‚ de l’attention avec
laquelle le prince examinait le ca‹eu et surtout de celle avec
laquelle Rosa lisait quelques lignes trac‚es sur le papier.
Tout … coup les yeux de la jeune fille s’enflammŠrent; elle relut
haletante ce papier myst‚rieux, et poussant un cri en tendant le
papier au prince:
–Oh! lisez, monseigneur, dit-elle, au nom du ciel, lisez!
Guillaume passa le troisiŠme ca‹eu au pr‚sident, prit le papier et
lut.
A peine Guillaume eut-il jet‚ les yeux sur cette feuille qu’il
chancela, sa main trembla comme si elle ‚tait prˆte … laisser
‚chapper le papier, ses yeux prirent une effrayante expression de
douleur et de piti‚.
Cette feuille, que venait de lui remettre Rosa, ‚tait la page de la
Bible que Corneille de Witt avait envoy‚e … Dordrecht, par Craeke, le
messager de son frŠre Jean, pour prier Corn‚lius de br–ler la
correspondance du grand pensionnaire avec Louvois.
Cette priŠre, on se le rappelle, ‚tait con‡ue en ces termes:
®Cher filleul, Br–le le d‚p“t que je t’ai confi‚, br–le-le sans le
regarder, sans l’ouvrir, afin qu’il d‚meure inconnu … toi-mˆme: les
secrets du genre de celui qu’il contient tuent les d‚positaires.
Br–le-le, et tu auras sauv‚ Jean et Corneille. Adieu et aime-moi,
CORNEILLE DE WITT. 20 ao–t 1672.¯
Cette feuille ‚tait … la fois la preuve de l’innocence de van Baerle
et son titre de propri‚t‚ aux ca‹eux de la tulipe.
Rosa et le stathouder ‚changŠrent un seul regard.
Celui de Rosa voulait dire: Vous voyez bien!
Celui du stathouder signifiait: Silence et attends!
Le prince essuya une goutte de sueur froide qui venait de couler de
son front sur sa joue. Il plia lentement le papier, laissant son
regard plonger avec sa pens‚e dans cet abŒme sans fond et sans
ressource qu’on appelle le repentir et la honte du pass‚.
Bient“t relevant la tˆte avec effort:
–Allez, monsieur Boxtel, dit-il, justice sera faite, je l’ai promis.
Puis au pr‚sident:
–Vous, mon cher monsieur van Systens, ajouta-t-il, gardez ici cette
jeune fille et la tulipe. Adieu.
Tout le monde s’inclina, et le prince sortit courb‚ sous l’immense
bruit des acclamations populaires.
Boxtel s’en retourna au Cygne-Blanc assez tourment‚. Ce papier que
Guillaume avait re‡u des mains de Rosa, avait lu, pli‚ et mis dans sa
poche avec tant de soin, ce papier l’inqui‚tait.
Rosa s’approcha de la tulipe, en baisa religieusement la feuille, et
se confia tout entiŠre … Dieu en murmurant:
–Mon Dieu! saviez-vous vous-mˆme dans quel but mon bon Corn‚lius
m’apprenait … lire?
Oui, Dieu le savait, puisque c’est lui qui punit et qui r‚compense
les hommes selon leurs m‚rites.
XXII
GUILLAUME ET ROSA
Rosa ne re‡ut aucune nouvelle du stathouder avant le soir du jour o—
elle l’avait vu en face. Vers le soir, un officier entra chez van
Systens; il venait de la part de Son Altesse inviter Rosa … se rendre
… la maison de ville. L…, dans le grand cabinet des d‚lib‚rations o—
elle fut introduite, elle trouva le prince qui ‚crivait. Il ‚tait
seul et avait … ses pieds un grand l‚vrier de Frise.
Guillaume continua d’‚crire un instant encore; puis, levant les yeux
et voyant Rosa debout prŠs de la porte:
–Venez, mademoiselle, dit-il sans quitter ce qu’il ‚crivait.
Rosa fit quelques pas vers la table.
–Monseigneur, dit-elle en s’arrˆtant.
–C’est bien, fit le prince. Asseyez-vous.
Rosa ob‚it, car le prince la regardait. Mais … peine le prince
eut-il report‚ les yeux sur son papier qu’elle se retira toute
honteuse. Le prince achevait sa lettre. Puis, se retournant vers
Rosa et fixant sur elle son regard scrutateur et voil‚ en mˆme temps:
–Voyons, ma fille, dit-il.
Le prince avait vingt-trois ans … peine, Rosa en avait dix-huit ou
vingt; il e–t mieux dit en disant: ma soeur.
–Ma fille, dit-il avec cet accent ‚trangement imposant qui gla‡ait
tous ceux qui l’approchaient, nous ne sommes que nous deux, causons.
Rosa commen‡a … trembler de tous ses membres, et cependant il n’y
avait rien que de bienveillant dans la physionomie du prince.
–Monseigneur, balbutia-t-elle.
–Vous avez un pŠre … Loewestein?
–Oui, monseigneur.
–Vous ne l’aimez pas?
–Je ne l’aime pas, du moins, monseigneur, comme une fille devrait
aimer.
–C’est mal de ne pas aimer son pŠre, mon enfant, mais c’est bien de
ne pas mentir … son prince.
Rosa baissa ses yeux.
–Et pour quelle raison n’aimez-vous point votre pŠre?
–Mon pŠre est m‚chant.
–De quelle fa‡on se manifeste sa m‚chancet‚?
–Mon pŠre maltraite les prisonniers.
–Tous?
–Tous.
–Mais ne lui reprochez-vous pas de maltraiter particuliŠrement
quelqu’un?
–Mon pŠre maltraite particuliŠrement M. van Baerle qui…
–Qui est votre amant.
–Rosa fit un pas en arriŠre.
–Que j’aime, monseigneur, r‚pondit-elle avec fiert‚.
–Depuis longtemps? demanda le prince.
–Depuis le jour o— je l’ai vu.
–Et vous l’avez vu?
–Le lendemain du jour o— furent si terriblement mis … mort M. le
grand pensionnaire Jean et son frŠre Corneille.
Les lŠvres du prince se serrŠrent, son front se plissa, ses paupiŠres
se baissŠrent de maniŠre … cacher un instant ses yeux. Au bout d’un
instant de silence, il reprit:
–Mais que vous sert-il d’aimer un homme destin‚ … vivre et … mourir
en prison?
–Cela me servira, monseigneur, s’il vit et meurt en prison, …
l’aider … vivre et … mourir.
–Et vous accepteriez cette position d’ˆtre la femme d’un prisonnier?
–Je serais la plus fiŠre et la plus heureuse des cr‚atures humaines
‚tant la femme de M. van Baerle; mais…
–Mais quoi?
–Je n’ose dire, monseigneur.
–Il y a un sentiment d’esp‚rance dans votre accent; qu’esp‚rez-vous?
Elle leva ses beaux yeux sur Guillaume, ses yeux limpides et d’une
intelligence si p‚n‚trante qu’ils allŠrent chercher la cl‚mence
endormie au fond de ce coeur sombre d’un sommeil qui ressemblait … la
mort.
–Ah! je comprends.
Rosa sourit en joignant les mains.
–Vous esp‚rez en moi, dit le prince.
–Oui, monseigneur.
–Hum!
Le prince cacheta la lettre qu’il venait d’‚crire et appela un de ses
officiers.
–Monsieur van Deken, dit-il, portez … Loewestein le message qui
voici; vous prendrez lecture des ordres que je donne au gouverneur,
et en ce qui vous regarde, vous les ex‚cuterez.
L’officer salua, et l’on entendit retentir sous la vo–te sonore de la
maison le galop d’un cheval.
–Ma fille, poursuivit le prince, c’est dimanche la fˆte de la
tulipe, et dimanche c’est aprŠs-demain. Faites-vous belle avec les
cinq cents florins que voici; car je veux que ce jour-l… soit une
grande fˆte pour vous.
–Comment Votre Altesse veut-elle que je sois vˆtue? murmura Rosa.
–Prenez le costume des ‚pous‚es frisonnes, dit Guillaume, il vous
si‚ra fort bien.
XXIII
HARLEM
Harlem est une jolie ville qui s’enorgueillit … bon droit d’ˆtre une
des plus ombrag‚es de la Hollande. Tandis que les autres mettaient
leur amour-propre … br–ler par les arsenaux et par les chantiers, par
les magasins et par les bazars, Harlem mettait toute sa gloire …
primer toutes les villes des Etats par ses beaux ormes touffus, par
ses peupliers ‚lanc‚s, et surtout par ses promenades ombreuses,
au-dessus desquelles s’arrondissaient en vo–te, le chˆne, le tilleul
et le marronnier. Harlem prit le go–t des choses douces, de la
musique, de la peinture, des vergers, des promenades, des bois et des
parterres. Harlem devint folle des fleurs, et, entre autres fleurs,
des tulipes.
Harlem proposa des prix en l’honneur des tulipes, et nous arrivons
ainsi, fort naturellement comme on voit, … parler de celui que la
ville proposait, le 15 mai 1673, en l’honneur de la grande tulipe
noire sans tache et sans d‚faut, qui devait rapporter cent mille
florins … son inventeur. Harlem avait voulu faire de cette c‚r‚monie
de l’inauguration du prix une fˆte qui durƒt ‚ternellement dans le
souvenir des hommes.
Harlem s’‚tait donc mise en joie, car elle avait … fˆter une
solennit‚: la tulipe noire avait ‚t‚ d‚couverte, puis le prince
Guillaume d’Orange assistait … la c‚r‚monie, en vrai Hollandais qu’il
‚tait. La Soci‚t‚ horticole de Harlem s’‚tait montr‚e digne d’elle
en donnant cent mille florins d’un oignon de tulipe. La ville n’avait
pas voulu rester en arriŠre, et elle avait vot‚ une somme pareille,
qui avait ‚t‚ remise aux mains de ses notables pour fˆter ce prix
national.
En tˆte des notables et du comit‚ horticole, brillait M. van
Systens, par‚ de ses plus riches habits. On voyait derriŠre ce
comit‚, les corps savants de la ville, les magistrats, les
militaires, les nobles et les rustres. Au centre du cortŠge ‚tait la
tulipe noire, port‚e sur une civiŠre couverte de velours blanc frang‚
d’or.
Il ‚tait convenu que le prince stathouder distribuerait certainement
lui-mˆme le prix de cent mille florins, et qu’il prononcerait peut-
ˆtre un discours. Harlem tout entiŠre, renforc‚e de ses environs,
s’‚tait rang‚e le long des beaux arbres du bois, avec la r‚solution
bien arrˆt‚e de n’applaudir cette fois ni les conqu‚rants de la
guerre, ni ceux de la science, mais tout simplement ceux de la
nature, que venaient de forcer cette in‚puisable mŠre …
l’enfantement, jusqu’alors cru impossible, de la tulipe noire.
Tous les yeux cherchaient, aprŠs l’h‚ro‹ne de la fˆte qui ‚tait la
tulipe noire, le h‚ros de la fˆte qui, tout naturellement, ‚tait
l’auteur de cette tulipe. Ce triomphateur rayonnant, enivr‚, ce
h‚ros du jour, c’est Isaac Boxtel, qui voit marcher en avant de lui,
… sa droite, sur un coussin de velours, la tulipe noire, sa pr‚tendue
fille, … sa gauche, dans une vaste bourse, les cent mille florins en
belle monnaie d’or reluisante, ‚tincelante. De temps en temps
cependant Boxtel quitte pour un moment des yeux la tulipe et la
bourse, et regarde timidement dans la foule, car dans cette foule il
redoute par-dessus tout d’apercevoir la pƒle figure de la belle
Frisonne.
Mais il n’aper‡ut point Rosa. Il en r‚sulta que la joie de Boxtel ne
fut pas troubl‚e.
Le cortŠge s’arrˆta au centre d’un rond-point dont les arbres
magnifiques ‚taient d‚cor‚s de guirlandes et d’inscriptions; le
cortŠge s’arrˆta au son d’une musique bruyante, et les jeunes filles
de Harlem parurent pour escorter la tulipe jusqu’au siŠge ‚lev‚
qu’elle devait occuper sur l’estrade, … c“t‚ du fauteuil d’or de Son
Altesse le stathouder. Et la tulipe orgueilleuse, hiss‚e son son
pi‚destal, domina bient“t l’assembl‚e qui battit des mains et fit
retentir les ‚chos de Harlem d’un immense applaudissement.
—————–
After the flight of Rosa, Gryphus had become more savage than ever
and had attacked Cornelius in his cell. Cornelius overcame his
assailant and gave him a sound beating. The guards rushed in,
disarmed the prisoner, and told him that death was the punishment
decreed for a prisoner who attacked his keeper. At this moment the
officer of the Prince appeared and ordered Cornelius to follow him.
Van Baerle was ignorant of what had happened at Harlem and supposed
he was being taken to the place of execution.
—————–
XXIV
UNE DERNIERE PRIERE
En ce moment solennel et comme ces applaudissements se faisaient
entendre, un carrosse passait sur la route qui borde le bois, et
suivait lentement son chemin. Ce carrosse, poudreux, fatigu‚, criant
sur ses essieux, renfermait le malheureux van Baerle. Cette foule,
ce bruit, ce miroitement de toutes les splendeurs humaines et
naturelles, ‚blouirent le prisonnier comme un ‚clair qui serait entr‚
dans son cachot. Malgr‚ le peu d’empressement qu’avait mis son
compagnon … lui r‚pondre lorsqu’il l’avait interrog‚ sur son propre
sort, il se hasarda … l’interroger une derniŠre fois sur tout ce
remue-m‚nage.
–Qu’est-ce cela, je vous prie, monsieur le lieutenant? demanda-t-il
… l’officier charg‚ de l’escorter.
–Comme vous pouvez le voir, monsieur, r‚pliqua celui-ci, c’est une
fˆte.
–Ah! une fˆte! dit Corn‚lius de ce ton lugubrement indiff‚rent d’un
homme … qui nulle joie de ce monde n’appartient plus depuis
longtemps.
Puis, aprŠs un instant de silence et comme la voiture avait roul‚
quelques pas:
–La fˆte patronale de Harlem? demanda-t-il, car je vois bien des
fleurs.
–C’est en effet une fˆte o— les fleurs jouent le principal r“le,
monsieur.
–Oh! les doux parfums! oh! les belles couleurs! s’‚cria Cornelius.
–Arrˆtez, que monsieur voie! dit l’officier au soldat charg‚ du r“le
de postillon.
–Oh! merci, monsieur, de votre obligeance, repartit m‚lancoliquement
van Baerle; mais ce m’est une bien douloureuse joie que celle des
autres; ‚pargnez-la moi donc, je vous prie.
–A votre aise; marchons alors. J’avais command‚ qu’on arrˆtƒt, parce
que vous me l’aviez demand‚, et ensuite parce que vouss passiez pour
aimer les fleurs, celles surtout dont on c‚lŠbre la fˆte aujourd’hui.
–Et de quelles fleurs c‚lŠbre-t-on la fˆte aujourd’hui, monsieur?
–Celle des tulipes.
–Celle des tulipes! s’‚cria van Baerle; c’est la fˆte des tulipes,
aujourd’hui?
–Oui, monsieur; mais puisque ce spectacle vous est d‚sagr‚able,
marchons.
Et l’officier s’apprˆta … donner l’ordre de continuer la route. Mais
Corn‚lius l’arrˆta: un doute douloureux venait de traverser sa
pens‚e.
–Monsieur, demanda-t-il d’une voix tremblante, serait-ce donc
aujourd’hui qu’on donne le prix?
–Le prix de la tulipe noire? Oui.
–La tulipe noire! s’‚cria van Baerle en jetant la moiti‚ de son
corps par la portiŠre. O— cela? o— cela?
–L…-bas, sur le tr“ne, voyez-vous?
–Je vois!
–Allons, monsieur, dit l’officier, maintenant il faut partir.
–Oh! par piti‚, par grƒce, monsieur, dit van Baerle, oh! ne
m’emmenez pas! laissez-moi regarder encore! Comment? ce que je vois
l…-bas est la tulipe noire, bien noire…est-ce possible? oh!
monsieur, l’avez-vous vue? elle doit avoir des taches, elle doit ˆtre
imparfaite, elle est peut- ˆtre teinte en noir seulement; oh! si
j’‚tais l…, je saurais bien le dire, moi, monsieur; laissez-moi
descendre, laissez-moi la voir de prŠs, je vous prie.
–Etes-vous fou, monsieur? le puis-je?
–Je vous en supplie!
–Mais vous oubliez que vous ˆtes prisonnier?
–Je suis prisonnier, il est vrai, mais je suis un homme d’honneur;
et sur mon honneur, monsieur, je ne me sauverai pas; je ne tenterai
pas de fuir; laissez-moi seulement regarder la fleur.
–Mais mes ordres, monsieur?
Et l’officier fit un nouveau mouvement pour ordonner au soldat de se
remettre en route. Corn‚lius l’arrˆta encore.
–Oh! soyez patient, soyez g‚n‚reux, toute ma vie repose sur un
mouvement de votre piti‚. H‚las! ma vie, monsieur, elle ne sera
probablement pas longue maintenant. Ah! vous ne savez pas, monsieur,
tout ce qui combat dans ma tˆte et dans mon coeur; car enfin,
continua Corn‚lius avec d‚sespoir, si c’‚tait ma tulipe … moi, si
c’‚tait celle que l’on a vol‚e … Rosa! Oh! monsieur, comprenez-vous
bien ce que c’est que d’avoir trouv‚ la tulipe noire, de l’avoir vu
un instant, d’avoir reconnu qu’elle ‚tait parfaite, que c’‚tait … la
fois un chef-d’oeuvre de l’art et de la nature, et de la perdre, de
la perdre … tout jamais! Oh! il faut que je sorte, monsieur, il faut
que j’aille la voir, vous me tuerez aprŠs si vous voulez, mais je la
verrai, je la verrai.
–Taisez-vous, malheureux, et rentrez vite dans votre carrosse, car
voici l’escorte de Son Altesse le stathouder qui croise la v“tre, et
si le prince remarquait un scandale, entendait un bruit, c’en serait
fait de vous et de moi.
Van Baerle, encore plus effray‚ pour son compagnon que pour lui-
mˆme, se rejeta dans le carrosse, mais il ne put y tenir une
demi-minute, et les vingt premiers cavaliers ‚taient … peine pass‚s
qu’il se remit … la portiŠre, en gesticulant et en suppliant le
stathouder juste au moment o— celui-ci passait. Guillaume,
impassible et simple comme d’ordinaire, se rendait … la place pour
accomplir son devoir de pr‚sident. Il avait … la main son rouleau de
v‚lin, qui ‚tait, dans cette journ‚e de fˆte, devenu son bƒton de
commandement.
Voyant cet homme qui gesticulait et qui suppliait, reconnaissant
aussi peut-ˆtre l’officier qui accompagnait cet homme, le prince
stathouder donna l’ordre d’arrˆter.
–Qu’est-ce cela? demanda le prince … l’officier, qui au premier
ordre du stathouder, avait saut‚ en bas de la voiture, et qui
s’approchait respectueusement de lui.
–Monseigneur, dit-il, c’est le prisonnier d’Etat que, par votre
ordre, j’ai ‚t‚ chercher … Loewestein, et que je vous amŠne … Harlem,
comme Votre Altesse a d‚sir‚.
–Que veut-il?
–Il demande avec instance qu’on lui permette d’arrˆter un instant
ici.
–Pour voir la tulipe noire, monseigneur, cria van Baerle, en
joignant les mains, et aprŠs, quand je l’aurai vue, quand j’aurai su
ce que je dois savoir, je mourrai, s’il le faut, mais en mourant je
b‚nirai Votre Altesse mis‚ricordieuse.
C’‚tait, en effet, un curieux spectacle que celui de ces deux hommes,
chacun … la portiŠre de son carrosse, entour‚ de ses gardes; l’un
tout-puissant, l’autre mis‚rable; l’un prŠs de monter sur son tr“ne,
l’autre se croyant prŠs de monter sur son ‚chafaud. Guillaume avait
regard‚ froidement Corn‚lius et entendu sa v‚h‚mente priŠre. Alors,
s’adressant … l’officier:
–Cet homme, dit-il, est le prisonnier rebelle qui a voulu tuer son
ge“lier … Loewestein?
Corn‚lius poussa un soupir et baissa la tˆte. Sa douce et honnˆte
figure rougit et pƒlit … la fois. Ces mots du prince omnipotent,
omniscient, cette infaillibilit‚ divine qui, par quelque messager
secret et invisible au reste des hommes, savait d‚j… son crime, lui
pr‚sageaient non seulement une punition plus certaine, mais encore un
refus. Il n’essaya point de lutter, il n’essaya point de se
d‚fendre: il offrit au prince un spectacle touchant d’un d‚sespoir
na‹f, bien intelligible et bien ‚mouvant pour un si grand coeur et un
si grand esprit que celui qui le contemplait.
–Permettez au prisonnier de descendre, dit le stathouder, et qu’il
aille voir la tulipe noire, bien digne d’ˆtre vue au moins une fois.
–Oh! fit Corn‚lius prŠs de s’‚vanouir de joie et chancelant sur le
marchepied du carrosse, oh! monseigneur.
Et il suffoqua; et sans le bras de l’officier qui lui prˆta son
appui, c’est … genoux et le front dans la poussiŠre que le pauvre
Corn‚lius e–t remerci‚ Son Altesse. Cette permission donn‚e, le
prince continua sa route dans le bois au milieu des acclamations les
plus enthousiastes. Il parvint bient“t … son estrade, et le canon
tonna dans les profondeurs de l’horizon.
CONCLUSION
Van Baerle, conduit par quatre gardes, qui se frayaient un chemin
dans la foule, per‡a obliquement vers la tulipe noire. Il la vit
enfin, la fleur unique qui devait, sous des combinaisons inconnues de
chaud, de froid, d’ombre et de lumiŠre, apparaŒtre un jour pour
disparaŒtre … jamais. Il la vit … six pas; il en savoura les
perfections et les grƒces; il la vit derriŠre les jeunes filles qui
formaient une garde d’honneur, … cette reine de noblesse et de
puret‚. Et cependant, plus il s’assurait par ses propres yeux de la
perfection de la fleur, plus son coeur ‚tait d‚chir‚. Il cherchait
tout autour de lui pour adresser une question, une seule. Mais
partout des visages inconnus; partout l’attention s’adressant au
tr“ne sur lequel venait de s’asseoir le stathouder.
Guillaume, qui attirait l’attention g‚n‚rale, se leva, promena un
tranquille regard sur la foule enivr‚e, et son oeil per‡ant s’arrˆta
tour … tour sur les trois extr‚mit‚s d’un triangle form‚ en face de
lui par trois int‚rˆts et par trois drames bien diff‚rents. A l’un
des ces angles, Boxtel, fr‚missant d’impatience et d‚vorant de toute
son attention le prince, les florins, la tulipe noire et l’assembl‚e.
A l’autre, Corn‚lius, haletant, muet, n’ayant de regard, de vie, de
coeur, d’amour, que pour la tulipe noire, sa fille.
Enfin, au troisiŠme, debout sur un gradin parmi les vierges de
Harlem, une belle Frisonne vˆtue de fine laine rouge brod‚e d’argent
et couverte de dentelles tombant … flots de son casque d’or; Rosa
enfin, qui s’appuyait, d‚faillante et l’oeil noy‚, au bras d’un des
officiers de Guillaume.
Le prince alors, voyant tous ses auditeurs dispos‚s, d‚roula
lentement le v‚lin, et d’une voix calme, nette, bien que faible, mais
dont pas une note ne se perdait, grƒce au silence religieux qui
s’abattit tout … coup sur les cinquante mille spectateurs et enchaŒna
leur souffle … ses lŠvres:
–Vous savez, dit-il, dans quel but vous avez ‚t‚ r‚unis ici. Un
prix de cent mille florins a ‚t‚ promis … celui qui trouverait la
tulipe noire. La tulipe noire! et cette merveille de la Hollande est
l… expos‚e … vos yeux; la tulipe noire a ‚t‚ trouv‚e, et cela dans
toutes les conditions exig‚es par le programme de la Soci‚t‚
horticole de Harlem. L’histoire de sa naissance et le nom de son
auteur seront inscrits au livre d’honneur de la ville. Faites
approcher la personne qui est propri‚taire de la tulipe noire.
Et en pronon‡ant ces paroles, le prince, pour juger de l’effet
qu’elles produiraient, promena son clair regard sur les trois
extr‚mit‚s du triangle.
Il vit Boxtel s’‚lancer de son gradin.
Il vit Corn‚lius faire un mouvement involontaire.
Il vit enfin l’officier charg‚ de veiller sur Rosa la conduire, ou
plut“t la pousser devant son tr“ne.
Un double cri partit … la fois … la droite et … la gauche du prince.
Boxtel foudroy‚, Corn‚lius ‚perdu, avaient tous deux cri‚: ®Rosa!
Rosa!¯
–Cette tulipe est bien … vous, n’est-ce pas, jeune fille? dit le
prince.
–Oui, monseigneur! balbutia Rosa qu’un murmure universel venait de
saluer en sa touchante beaut‚.
–Oh! murmura Corn‚lius, elle mentait donc, lorsqu’elle disait qu’on
lui avait vol‚ cette fleur. Oh! voil… donc pourquoi ellle avait
quitt‚ Loewestein! oh! oubli‚, trahi, par elle, par elle que je
croyais ma meilleure amie!
–Oh! g‚mit Boxtel de son c“t‚, je suis perdu.
–Cette tulipe, poursuivit le prince, portera donc le nom de son
inventeur, et sera inscrite au Catalogue des fleurs sous le titre de
Tulipa nigra Rosa Barl‘nsis, … cause du nom de van Baerle, qui sera
d‚sormais le nom de femme de cette jeune fille.
Et en mˆme temps, Guillaume prit la main de Rosa et la mit dans la
main d’un homme qui venait de s’‚lancer pƒle, ‚tourdi, ‚cras‚ de
joie, au pied du tr“ne, en saluant tour … tour son prince, sa fianc‚e
et Dieu qui, du fond du ciel azur‚, regardait en souriant le
spectacle de deux coeurs heureux.
En mˆme temps aussi tombait aux pieds du pr‚sident van Systens un
autre homme frapp‚ d’une ‚motion bien diff‚rente. Boxtel, an‚anti
sous la ruine de ses esp‚rances, venait de s’‚vanouir. On le releva,
on interrogea son pouls et son coeur; il ‚tait mort.
Cet incident ne troubla point autrement la fˆte, attendu que ni le
pr‚sident ni le prince ne parurent s’en pr‚occuper beaucoup.
Corn‚lius recula ‚pouvant‚; dans son voleur, dans son faux Jacob, il
venait de reconnaŒtre le vrai Isaac Boxtel, son voisin, que, dans la
puret‚ de son ƒme, il n’avait jamais soup‡onn‚ un seul instant d’une
si m‚chante action.
Puis, au son des trompettes, la procession reprit sa marche sans
qu’il y e–t rien de chang‚ dans son c‚r‚monial, sinon que Boxtel
‚tait mort et que Corn‚lius et Rosa, triomphants, marchaient c“te …
c“te et la main de l’un dans la main de l’autre.
Quand on fut rentr‚ … l’H“tel-de-ville, le prince montrant du doigt …
Corn‚lius la bourse aux cent mille florins d’or:
–On ne sait trop, dit-il, par qui est gagn‚ cet argent, si c’est par
vous ou si c’est par Rosa; car si vous avez trouv‚ la tulipe noire,
elle l’a ‚lev‚e et fait fleurir; aussi ne l’offrira-t-elle pas comme
dot, ce serait injuste. D’ailleurs, c’est le don de la ville de
Harlem … la tulipe.
Corn‚lius attendait pour savoir o— voulait en venir le prince.
Celui-ci continua:
–Je donne … Rosa cent mille florins, qu’elle aura bien gagn‚s et
qu’elle pourra vous offrir; ils sont le prix de son amour, de son
courage et de son honnˆtet‚. Quant … vous, monsieur, grƒce … Rosa
encore, qui a apport‚ la preuve de votre innocence, et en disant ces
mots, le prince tendit … Corn‚lius le fameux feuillet de la Bible sur
lequel ‚tait ‚crite la lettre de Corneille de Witt, et qui avait
servi … envelopper le troisiŠme ca‹eu, quant … vous, l’on s’est
aper‡u que vous aviez ‚t‚ emprisonn‚ pour un crime que vous n’avez
pas commis. C’est vous dire non seulement que vous ˆtes libre, mais
encore que les biens d’un homme innocent ne peuvent ˆtre confisqu‚s.
Vos biens vous sont donc rendus. Monsieur van Baerle, vous ˆtes le
filleul de M. Corneille de Witt et l’ami de M. Jean. Restez digne du
nom que vous a confi‚ l’un sur les fonts de baptˆme, et de l’amiti‚
que l’autre vous avait vou‚e. Conservez la tradition de leurs
m‚rites … tous deux, car ces MM. de Witt, mal jug‚s, mal punis, dans
un moment d’erreur populaire, ‚taient deux grands citoyens dont la
Hollande est fiŠre aujourd’hui.
Le prince, aprŠs ces deux mots qu’il pronon‡a d’une voix ‚mue, contre
son habitude, donna ses deux mains … baiser aux deux ‚poux, qui
s’agenouillŠrent … ses c“t‚s. Puis, poussant un soupir:
–H‚las! dit-il, vous ˆtes bien heureux, vous qui peut-ˆtre rˆvant la
vraie gloire de la Hollande et surtout son vrai bonheur, ne cherchez
… lui conqu‚rir que de nouvelles couleurs de tulipes.