–Cent soixante-treize mille deux cent cinquante dollars (– 928,437.50 F), je le sais parfaitement; mais ne craignez rien, mes amis, l’argent ne fera pas défaut à notre entreprise, je vous en réponds.
–Il pleuvra dans nos caisses, répliqua J.-T. Maston.
–Eh bien! que pensez-vous de l’aluminium? demanda le président.
–Adopté, répondirent les trois membres du Comité.
–Quant à la forme du boulet, reprit Barbicane, elle importe peu, puisque, l’atmosphère une fois dépassée, le projectile se trouvera dans le vide; je propose donc le boulet rond, qui tournera sur lui-même, si cela lui plaît, et se comportera à sa fantaisie.
Ainsi se termina la première séance du Comité; la question du projectile était définitivement résolue, et J.-T. Maston se réjouit fort de la pensée d’envoyer un boulet d’aluminium aux Sélénites, «ce qui leur donnerait une crâne idée des habitants de la Terre»!
VIII
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L’HISTOIRE DU CANON
Les résolutions prises dans cette séance produisirent un grand effet au-dehors. Quelques gens timorés s’effrayaient un peu à l’idée d’un boulet, pesant vingt mille livres, lancé à travers l’espace. On se demandait quel canon pourrait jamais transmettre une vitesse initiale suffisante à une pareille masse. Le procès verbal de la seconde séance du Comité devait répondre victorieusement à ces questions.
Le lendemain soir, les quatre membres du Gun-Club s’attablaient devant de nouvelles montagnes de sandwiches et au bord d’un véritable océan de thé. La discussion reprit aussitôt son cours, et, cette fois, sans préambule.
«Mes chers collègues, dit Barbicane, nous allons nous occuper de l’engin à construire, de sa longueur, de sa forme, de sa composition et de son poids. Il est probable que nous arriverons à lui donner des dimensions gigantesques; mais si grandes que soient les difficultés, notre génie industriel en aura facilement raison. Veuillez donc m’écouter, et ne m’épargnez pas les objections à bout portant. Je ne les crains pas!
Un grognement approbateur accueillit cette déclaration.
«N’oublions pas, reprit Barbicane, à quel point notre discussion nous a conduits hier; le problème se présente maintenant sous cette forme: imprimer une vitesse initiale de douze mille yards par seconde à un obus de cent huit pouces de diamètre et d’un poids de vingt mille livres.
–Voilà bien le problème, en effet, répondit le major Elphiston.
–Je continue, reprit Barbicane. Quand un projectile est lancé dans l’espace, que se passe-t-il? Il est sollicité par trois forces indépendantes, la résistance du milieu, l’attraction de la Terre et la force d’impulsion dont il est animé. Examinons ces trois forces. La résistance du milieu, c’est-à-dire la résistance de l’air, sera peu importante. En effet, l’atmosphère terrestre n’a que quarante milles (– 16 lieues environ). Or, avec une rapidité de douze mille yards, le projectile l’aura traversée en cinq secondes, et ce temps est assez court pour que la résistance du milieu soit regardée comme insignifiante. Passons alors à l’attraction de la Terre, c’est-à-dire à la pesanteur de l’obus. Nous savons que cette pesanteur diminuera en raison inverse du carré des distances; en effet, voici ce que la physique nous apprend: quand un corps abandonné à lui-même tombe à la surface de la Terre, sa chute est de quinze pieds [Soit 4 mètres 90 centimètres dans la première seconde; à la distance où se trouve la Lune, la chute ne serait plus que de 1 mm 1/3, ou 590 millièmes de ligne.] dans la première seconde, et si ce même corps était transporté à deux cent cinquante-sept mille cent quarante-deux milles, autrement dit, à la distance où se trouve la Lune, sa chute serait réduite à une demi-ligne environ dans la première seconde. C’est presque l’immobilité. Il s’agit donc de vaincre progressivement cette action de la pesanteur. Comment y parviendrons-nous? Par la force d’impulsion.
–Voilà la difficulté, répondit le major.
–La voilà, en effet, reprit le président, mais nous en triompherons, car cette force d’impulsion qui nous est nécessaire résultera de la longueur de l’engin et de la quantité de poudre employée, celle-ci n’étant limitée que par la résistance de celui-là. Occupons-nous donc aujourd’hui des dimensions à donner au canon. Il est bien entendu que nous pouvons l’établir dans des conditions de résistance pour ainsi dire infinie, puisqu’il n’est pas destiné à être manœuvré.
–Tout ceci est évident, répondit le général.
–Jusqu’ici, dit Barbicane, les canons les plus longs, nos énormes Columbiads, n’ont pas dépassé vingt-cinq pieds en longueur; nous allons donc étonner bien des gens par les dimensions que nous serons forcés d’adopter.
–Eh! sans doute, s’écria J.-T. Maston. Pour mon compte, je demande un canon d’un demi-mille au moins!
–Un demi-mille! s’écrièrent le major et le général.
–Oui! un demi-mille, et il sera encore trop court de moitié.
–Allons, Maston, répondit Morgan, vous exagérez.
–Non pas! répliqua le bouillant secrétaire, et je ne sais vraiment pourquoi vous me taxez d’exagération.
–Parce que vous allez trop loin!
–Sachez, monsieur, répondit J.-T. Maston en prenant ses grands airs, sachez qu’un artilleur est comme un boulet, il ne peut jamais aller trop loin!
La discussion tournait aux personnalités, mais le président intervint.
«Du calme, mes amis, et raisonnons; il faut évidemment un canon d’une grande volée, puisque la longueur de la pièce accroîtra la détente des gaz accumulés sous le projectile, mais il est inutile de dépasser certaines limites.
–Parfaitement, dit le major.
–Quelles sont les règles usitées en pareil cas? Ordinairement la longueur d’un canon est vingt à vingt-cinq fois le diamètre du boulet, et il pèse deux cent trente-cinq à deux cent quarante fois son poids.
–Ce n’est pas assez, s’écria J.-T. Maston avec impétuosité.
–J’en conviens, mon digne ami, et, en effet, en suivant cette proportion, pour un projectile large de neuf pieds pesant vingt mille livres, l’engin n’aurait qu’une longueur de deux cent vingt-cinq pieds et un poids de sept millions deux cent mille livres.
–C’est ridicule, répartit J.-T. Maston. Autant prendre un pistolet!
–Je le pense aussi, répondit Barbicane, c’est pourquoi je me propose de quadrupler cette longueur et de construire un canon de neuf cents pieds.
Le général et le major firent quelques objections; mais néanmoins cette proposition, vivement soutenue par le secrétaire du Gun-Club, fut définitivement adoptée.
«Maintenant, dit Elphiston, quelle épaisseur donner à ses parois.
–Une épaisseur de six pieds, répondit Barbicane.
–Vous ne pensez sans doute pas à dresser une pareille masse sur un affût? demanda le major.
–Ce serait pourtant superbe! dit J.-T. Maston.
–Mais impraticable, répondit Barbicane. Non, je songe à couler cet engin dans le sol même, à le fretter avec des cercles de fer forgé, et enfin à l’entourer d’un épais massif de maçonnerie à pierre et à chaux, de telle façon qu’il participe de toute la résistance du terrain environnant. Une fois la pièce fondue, l’âme sera soigneusement alésée et calibrée, de manière à empêcher le vent [C’est l’espace qui existe quelquefois entre le projectile et l’âme de la pièce.] du boulet; ainsi il n’y aura aucune déperdition de gaz, et toute la force expansive de la poudre sera employée à l’impulsion.
–Hurrah! hurrah! fit J.-T. Maston, nous tenons notre canon.
–Pas encore! répondit Barbicane en calmant de la main son impatient ami.
–Et pourquoi?
–Parce que nous n’avons pas discuté sa forme. Sera-ce un canon, un obusier ou un mortier?
–Un canon, répliqua Morgan.
–Un obusier, repartit le major.
–Un mortier!» s’écria J.-T. Maston.
Une nouvelle discussion assez vive allait s’engager, chacun préconisant son arme favorite, lorsque le président l’arrêta net.
«Mes amis, dit-il, je vais vous mettre tous d’accord; notre Columbiad tiendra de ces trois bouches à feu à la fois. Ce sera un canon, puisque la chambre de la poudre aura le même diamètre que l’âme. Ce sera un obusier, puisqu’il lancera un obus. Enfin, ce sera un mortier, puisqu’il sera braqué sous un angle de quatre-vingt-dix degrés, et que, sans recul possible, inébranlablement fixé au sol, il communiquera au projectile toute la puissance d’impulsion accumulée dans ses flancs.
–Adopté, adopté, répondirent les membres du Comité.
–Une simple réflexion, dit Elphiston, ce can-obuso-mortier sera-t-il rayé?
–Non, répondit Barbicane, non; il nous faut une vitesse initiale énorme, et vous savez bien que le boulet sort moins rapidement des canons rayés que des canons à âme lisse.
–C’est juste.
–Enfin, nous le tenons, cette fois! répéta J.-T. Maston.
–Pas tout à fait encore, répliqua le président.
–Et pourquoi?
–Parce que nous ne savons pas encore de quel métal il sera fait.
–Décidons-le sans retard.
–J’allais vous le proposer.
Les quatre membres du Comité avalèrent chacun une douzaine de sandwiches suivis d’un bol de thé, et la discussion recommença.
«Mes braves collègues, dit Barbicane, notre canon doit être d’une grande ténacité, d’une grande dureté, infusible à la chaleur, indissoluble et inoxydable à l’action corrosive des acides.
–Il n’y a pas de doute à cet égard, répondit le major, et comme il faudra employer une quantité considérable de métal, nous n’aurons pas l’embarras du choix.
–Eh bien! alors, dit Morgan, je propose pour la fabrication de la Columbiad le meilleur alliage connu jusqu’ici, c’est-à-dire cent parties de cuivre, douze parties d’étain et six parties de laiton.
–Mes amis, répondit le président, j’avoue que cette composition a donné des résultats excellents; mais, dans l’espèce, elle coûterait trop cher et serait d’un emploi fort difficile. Je pense donc qu’il faut adopter une matière excellente, mais à bas prix, telle que la fonte de fer. N’est-ce pas votre avis, major?
–Parfaitement, répondit Elphiston.
–En effet, reprit Barbicane, la fonte de fer coûte dix fois moins que le bronze; elle est facile à fondre, elle se coule simplement dans des moules de sable, elle est d’une manipulation rapide; c’est donc à la fois économie d’argent et de temps. D’ailleurs, cette matière est excellente, et je me rappelle que pendant la guerre, au siège d’Atlanta, des pièces en fonte ont tiré mille coups chacune de vingt minutes en vingt minutes, sans en avoir souffert.
–Cependant, la fonte est très cassante, répondit Morgan.
–Oui, mais très résistante aussi; d’ailleurs, nous n’éclaterons pas, je vous en réponds.
–On peut éclater et être honnête, répliqua sentencieusement J.-T. Maston.
–Évidemment, répondit Barbicane. Je vais donc prier notre digne secrétaire de calculer le poids d’un canon de fonte long de neuf cents pieds, d’un diamètre intérieur de neuf pieds, avec parois de six pieds d’épaisseur.
–A l’instant», répondit J.-T. Maston.
Et, ainsi qu’il avait fait la veille, il aligna ses formules avec une merveilleuse facilité, et dit au bout d’une minute:
«Ce canon pèsera soixante-huit mille quarante tonnes (–68,040,000 kg).
–Et à deux _cents_ la livre (– 10 centimes), il coûtera?…
–Deux millions cinq cent dix mille sept cent un dollars (– 13,608,000 francs).
J.-T. Maston, le major et le général regardèrent Barbicane d’un air inquiet.
«Eh bien! messieurs, dit le président, je vous répéterai ce que je vous disais hier, soyez tranquilles, les millions ne nous manqueront pas!
Sur cette assurance de son président, le Comité se sépara, après avoir remis au lendemain soir sa troisième séance.
IX
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LA QUESTION DES POUDRES
Restait à traiter la question des poudres. Le public attendait avec anxiété cette dernière décision. La grosseur du projectile, la longueur du canon étant données, quelle serait la quantité de poudre nécessaire pour produire l’impulsion? Cet agent terrible, dont l’homme a cependant maîtrisé les effets, allait être appelé à jouer son rôle dans des proportions inaccoutumées.
On sait généralement et l’on répète volontiers que la poudre fut inventée au XIVe siècle par le moine Schwartz, qui paya de sa vie sa grande découverte. Mais il est à peu près prouvé maintenant que cette histoire doit être rangée parmi les légendes du Moyen Age. La poudre n’a été inventée par personne; elle dérive directement des feux grégeois, composés comme elle de soufre et de salpêtre. Seulement, depuis cette époque, ces mélanges, qui n’étaient que des mélanges fusants, se sont transformés en mélanges détonants.
Mais si les érudits savent parfaitement la fausse histoire de la poudre, peu de gens se rendent compte de sa puissance mécanique. Or, c’est ce qu’il faut connaître pour comprendre l’importance de la question soumise au Comité.
Ainsi un litre de poudre pèse environ deux livres (– 900 grammes [La livre américaine est de 453 g.]); il produit en s’enflammant quatre cents litres de gaz, ces gaz rendus libres, et sous l’action d’une température portée à deux mille quatre cents degrés, occupent l’espace de quatre mille litres. Donc le volume de la poudre est aux volumes des gaz produits par sa déflagration comme un est à quatre mille. Que l’on juge alors de l’effrayante poussée de ces gaz lorsqu’ils sont comprimés dans un espace quatre mille fois trop resserré.
Voilà ce que savaient parfaitement les membres du Comité quand le lendemain ils entrèrent en séance. Barbicane donna la parole au major Elphiston, qui avait été directeur des poudres pendant la guerre.
«Mes chers camarades, dit ce chimiste distingué, je vais commencer par des chiffres irrécusables qui nous serviront de base. Le boulet de vingt-quatre dont nous parlait avant-hier l’honorable J.-T. Maston en termes si poétiques, n’est chassé de la bouche à feu que par seize livres de poudre seulement.
–Vous êtes certain du chiffre? demanda Barbicane.
–Absolument certain, répondit le major. Le canon Armstrong n’emploie que soixante-quinze livres de poudre pour un projectile de huit cents livres, et la Columbiad Rodman ne dépense que cent soixante livres de poudre pour envoyer à six milles son boulet d’une demi-tonne. Ces faits ne peuvent être mis en doute, car je les ai relevés moi-même dans les procès-verbaux du Comité d’artillerie.
–Parfaitement, répondit le général.
–Eh bien! reprit le major, voici la conséquence à tirer de ces chiffres, c’est que la quantité de poudre n’augmente pas avec le poids du boulet: en effet, s’il fallait seize livres de poudre pour un boulet de vingt-quatre; en d’autres termes, si, dans les canons ordinaires, on emploie une quantité de poudre pesant les deux tiers du poids du projectile, cette proportionnalité n’est pas constante. Calculez, et vous verrez que, pour le boulet d’une demi-tonne, au lieu de trois cent trente-trois livres de poudre, cette quantité a été réduite à cent soixante livres seulement.
–Où voulez-vous en venir? demanda le président.
–Si vous poussez votre théorie à l’extrême, mon cher major, dit J.-T. Maston, vous arriverez à ceci, que, lorsque votre boulet sera suffisamment lourd, vous ne mettrez plus de poudre du tout.
–Mon ami Maston est folâtre jusque dans les choses sérieuses, répliqua le major, mais qu’il se rassure; je proposerai bientôt des quantités de poudre qui satisferont son amour-propre d’artilleur. Seulement je tiens à constater que, pendant la guerre, et pour les plus gros canons, le poids de la poudre a été réduit, après expérience, au dixième du poids du boulet.
–Rien n’est plus exact, dit Morgan. Mais avant de décider la quantité de poudre nécessaire pour donner l’impulsion, je pense qu’il est bon de s’entendre sur sa nature.
–Nous emploierons de la poudre à gros grains, répondit le major; sa déflagration est plus rapide que celle du pulvérin.
–Sans doute, répliqua Morgan, mais elle est très brisante et finit par altérer l’âme des pièces.
–Bon! ce qui est un inconvénient pour un canon destiné à faire un long service n’en est pas un pour notre Columbiad. Nous ne courons aucun danger d’explosion, il faut que la poudre s’enflamme instantanément, afin que son effet mécanique soit complet.
–On pourrait, dit J.-T. Maston, percer plusieurs lumières, de façon à mettre le feu sur divers points à la fois.
–Sans doute, répondit Elphiston, mais cela rendrait la manœuvre plus difficile. J’en reviens donc à ma poudre à gros grains, qui supprime ces difficultés.
–Soit, répondit le général.
–Pour charger sa Columbiad, reprit le major, Rodman employait une poudre à grains gros comme des châtaignes, faite avec du charbon de saule simplement torréfié dans des chaudières de fonte. Cette poudre était dure et luisante, ne laissait aucune trace sur la main, renfermait dans une grande proportion de l’hydrogène et de l’oxygène, déflagrait instantanément, et, quoique très brisante, ne détériorait pas sensiblement les bouches à feu.
–Eh bien! il me semble, répondit J.-T. Maston, que nous n’avons pas à hésiter, et que notre choix est tout fait.
–A moins que vous ne préfériez de la poudre d’or», répliqua le major en riant, ce qui lui valut un geste menaçant du crochet de son susceptible ami.
Jusqu’alors Barbicane s’était tenu en dehors de la discussion. Il laissait parler, il écoutait. Il avait évidemment une idée. Aussi se contenta-t-il simplement de dire:
«Maintenant, mes amis, quelle quantité de poudre proposez-vous?
Les trois membres du Gun-Club entre-regardèrent un instant.
«Deux cent mille livres, dit enfin Morgan.
–Cinq cent mille, répliqua le major.
–Huit cent mille livres! » s’écria J.-T. Maston.
Cette fois, Elphiston n’osa pas taxer son collègue d’exagération. En effet, il s’agissait d’envoyer jusqu’à la Lune un projectile pesant vingt mille livres et de lui donner une force initiale de douze mille yards par seconde. Un moment de silence suivit donc la triple proposition faite par les trois collègues.
Il fut enfin rompu par le président Barbicane.
«Mes braves camarades, dit-il d’une voix tranquille, je pars de ce principe que la résistance de notre canon construit dans des conditions voulues est illimitée. Je vais donc surprendre l’honorable J.-T. Maston en lui disant qu’il a été timide dans ses calculs, et je proposerai de doubler ses huit cent mille livres de poudre.
–Seize cent mille livres? fit J.-T. Maston en sautant sur sa chaise.
–Tout autant.
–Mais alors il faudra en revenir à mon canon d’un demi-mille de longueur.
–C’est évident, dit le major.
–Seize cent mille livres de poudre, reprit le secrétaire du Comité, occuperont un espace de vingt-deux mille pieds cubes [Un peu moins de 800 mètres cubes.] environ; or, comme votre canon n’a qu’une contenance de cinquante-quatre mille pieds cubes [Deux mille mètres cubes.], il sera à moitié rempli, et l’âme ne sera plus assez longue pour que la détente des gaz imprime au projectile une suffisante impulsion.
Il n’y avait rien à répondre. J.-T. Maston disait vrai. On regarda Barbicane.
«Cependant, reprit le président, je tiens à cette quantité de poudre. Songez-y, seize cent mille livres de poudre donneront naissance à six milliards de litres de gaz. Six milliards! Vous entendez bien?
–Mais alors comment faire? demanda le général.
–C’est très simple; il faut réduire cette énorme quantité de poudre, tout en lui conservant cette puissance mécanique.
–Bon! mais par quel moyen?
–Je vais vous le dire», répondit simplement Barbicane.
Ses interlocuteurs le dévorèrent des yeux.
«Rien n’est plus facile, en effet, reprit-il, que de ramener cette masse de poudre à un volume quatre fois moins considérable. Vous connaissez tous cette matière curieuse qui constitue les tissus élémentaires des végétaux, et qu’on nomme cellulose.
–Ah! fit le major, je vous comprends, mon cher Barbicane.
–Cette matière, dit le président, s’obtient à l’état de pureté parfaite dans divers corps, et surtout dans le coton, qui n’est autre chose que le poil des graines du cotonnier. Or, le coton, combiné avec l’acide azotique à froid, se transforme en une substance éminemment insoluble, éminemment combustible, éminemment explosive. Il y a quelques années, en 1832, un chimiste français, Braconnot, découvrit cette substance, qu’il appela xyloïdine. En 1838, un autre Français, Pelouze, en étudia les diverses propriétés, et enfin, en 1846, Shonbein, professeur de chimie à Bâle, la proposa comme poudre de guerre. Cette poudre, c’est le coton azotique…
–Ou pyroxyle, répondit Elphiston.
–Ou fulmi-coton, répliqua Morgan.
–Il n’y a donc pas un nom d’Américain à mettre au bas de cette découverte? s’écria J.-T. Maston, poussé par un vif sentiment d’amour-propre national.
–Pas un, malheureusement, répondit le major.
–Cependant, pour satisfaire Maston, reprit le président, je lui dirai que les travaux d’un de nos concitoyens peuvent être rattachés à l’étude de la cellulose, car le collodion, qui est un des principaux agents de la photographie, est tout simplement du pyroxyle dissous dans l’éther additionné d’alcool, et il a été découvert par Maynard, alors étudiant en médecine à Boston.
–Eh bien! hurrah pour Maynard et pour le fulmi-coton! s’écria le bruyant secrétaire du Gun-Club.
–Je reviens au pyroxyle, reprit Barbicane. Vous connaissez ses propriétés, qui vont nous le rendre si précieux; il se prépare avec la plus grande facilité; du coton plongé dans de l’acide azotique fumant [Ainsi nommé, parce que, au contact de l’air humide, il répand d’épaisses fumées blanchâtres.], pendant quinze minutes, puis lavé à grande eau, puis séché, et voilà tout.
–Rien de plus simple, en effet, dit Morgan.
–De plus, le pyroxyle est inaltérable à l’humidité, qualité précieuse à nos yeux, puisqu’il faudra plusieurs jours pour charger le canon; son inflammabilité a lieu à cent soixante-dix degrés au lieu de deux cent quarante, et sa déflagration est si subite, qu’on peut l’enflammer sur de la poudre ordinaire, sans que celle-ci ait le temps de prendre feu.
–Parfait, répondit le major.
–Seulement il est plus coûteux.
–Qu’importe? fit J.-T. Maston.
–Enfin il communique aux projectiles une vitesse quatre fois supérieure à celle de la poudre. J’ajouterai même que, si l’on y mêle les huit dixièmes de son poids de nitrate de potasse, sa puissance expansive est encore augmentée dans une grande proportion.
–Sera-ce nécessaire? demanda le major.
–Je ne le pense pas, répondit Barbicane. Ainsi donc, au lieu de seize cent mille livres de poudre, nous n’aurons que quatre cent mille livres de fulmi-coton, et comme on peut sans danger comprimer cinq cents livres de coton dans vingt-sept pieds cubes, cette matière n’occupera qu’une hauteur de trente toises dans la Columbiad. De cette façon, le boulet aura plus de sept cents pieds d’âme à parcourir sous l’effort de six milliards de litres de gaz, avant de prendre son vol vers l’astre des nuits!
A cette période, J.-T. Maston ne put contenir son émotion; il se jeta dans les bras de son ami avec la violence d’un projectile, et il l’aurait défoncé, si Barbicane n’eût été bâti à l’épreuve de la bombe.
Cet incident termina la troisième séance du Comité. Barbicane et ses audacieux collègues, auxquels rien ne semblait impossible, venaient de résoudre la question si complexe du projectile, du canon et des poudres. Leur plan étant fait, il n’y avait qu’à l’exécuter.
«Un simple détail, une bagatelle», disait J.-T. Maston.
[NOTA–Dans cette discussion le président Barbicane revendique pour l’un de ses compatriotes l’invention du collodion. C’est une erreur, n’en déplaise au brave J.-T. Maston, et elle vient de la similitude de deux noms.
En 1847, Maynard, étudiant en médecine à Boston, a bien eu l’idée d’employer le collodion au traitement des plaies, mais le collodion était connu en 1846. C’est à un Français, un esprit très distingué, un savant tout à la fois peintre, poète, philosophe, helléniste et chimiste, M. Louis Ménard, que revient l’honneur de cette grande découverte.–J. V.]
X
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UN ENNEMI SUR VINGT-CINQ MILLIONS D’AMIS
Le public américain trouvait un puissant intérêt dans les moindres détails de l’entreprise du Gun-Club. Il suivait jour par jour les discussions du Comité. Les plus simples préparatifs de cette grande expérience, les questions de chiffres qu’elle soulevait, les difficultés mécaniques à résoudre, en un mot, «sa mise en train», voilà ce qui le passionnait au plus haut degré.
Plus d’un an allait s’écouler entre le commencement des travaux et leur achèvement; mais ce laps de temps ne devait pas être vide d’émotions; l’emplacement à choisir pour le forage, la construction du moule, la fonte de la Columbiad, son chargement très périlleux, c’était là plus qu’il ne fallait pour exciter la curiosité publique. Le projectile, une fois lancé, échapperait aux regards en quelques dixièmes de seconde; puis, ce qu’il deviendrait, comme il se comporterait dans l’espace, de quelle façon il atteindrait la Lune, c’est ce qu’un petit nombre de privilégiés verraient seuls de leurs propres yeux. Ainsi donc, les préparatifs de l’expérience, les détails précis de l’exécution en constituaient alors le véritable intérêt.
Cependant, l’attrait purement scientifique de l’entreprise fut tout d’un coup surexcité par un incident.
On sait quelles nombreuses légions d’admirateurs et d’amis le projet Barbicane avait ralliées à son auteur. Pourtant, si honorable, si extraordinaire qu’elle fût, cette majorité ne devait pas être l’unanimité. Un seul homme, un seul dans tous les États de l’Union, protesta contre la tentative du Gun-Club; il l’attaqua avec violence, à chaque occasion; et la nature est ainsi faite, que Barbicane fut plus sensible à cette opposition d’un seul qu’aux applaudissements de tous les autres.
Cependant, il savait bien le motif de cette antipathie, d’où venait cette inimitié solitaire, pourquoi elle était personnelle et d’ancienne date, enfin dans quelle rivalité d’amour-propre elle avait pris naissance.
Cet ennemi persévérant, le président du Gun-Club ne l’avait jamais vu. Heureusement, car la rencontre de ces deux hommes eût certainement entraîné de fâcheuses conséquences. Ce rival était un savant comme Barbicane, une nature fière, audacieuse, convaincue, violente, un pur Yankee. On le nommait le capitaine Nicholl. Il habitait Philadelphie.
Personne n’ignore la lutte curieuse qui s’établit pendant la guerre fédérale entre le projectile et la cuirasse des navires blindés; celui-là destiné à percer celle-ci; celle-ci décidée à ne point se laisser percer. De là une transformation radicale de la marine dans les États des deux continents. Le boulet et la plaque luttèrent avec un acharnement sans exemple, l’un grossissant, l’autre s’épaississant dans une proportion constante. Les navires, armés de pièces formidables, marchaient au feu sous l’abri de leur invulnérable carapace. Les _Merrimac_, les _Monitor_, les _Ram-Tenesse_, les _Weckausen_ [Navires de la marine américaine.] lançaient des projectiles énormes, après s’être cuirassés contre les projectiles des autres. Ils faisaient à autrui ce qu’ils ne voulaient pas qu’on leur fît, principe immoral sur lequel repose tout l’art de la guerre.
Or, si Barbicane fut un grand fondeur de projectiles, Nicholl fut un grand forgeur de plaques. L’un fondait nuit et jour à Baltimore, et l’autre forgeait jour et nuit à Philadelphie. Chacun suivait un courant d’idées essentiellement opposé.
Aussitôt que Barbicane inventait un nouveau boulet, Nicholl inventait une nouvelle plaque. Le président du Gun-Club passait sa vie à percer des trous, le capitaine à l’en empêcher. De là une rivalité de tous les instants qui allait jusqu’aux personnes. Nicholl apparaissait dans les rêves de Barbicane sous la forme d’une cuirasse impénétrable contre laquelle il venait se briser, et Barbicane, dans les songes de Nicholl, comme un projectile qui le perçait de part en part.
Cependant, bien qu’ils suivissent deux lignes divergentes, ces savants auraient fini par se rencontrer, en dépit de tous les axiomes de géométrie; mais alors c’eût été sur le terrain du duel. Fort heureusement pour ces citoyens si utiles à leur pays, une distance de cinquante à soixante milles les séparait l’un de l’autre, et leurs amis hérissèrent la route de tels obstacles qu’ils ne se rencontrèrent jamais.
Maintenant, lequel des deux inventeurs l’avait emporté sur l’autre, on ne savait trop; les résultats obtenus rendaient difficile une juste appréciation. Il semblait cependant, en fin de compte, que la cuirasse devait finir par céder au boulet.
Néanmoins, il y avait doute pour les hommes compétents. Aux dernières expériences, les projectiles cylindro-coniques de Barbicane vinrent se ficher comme des épingles sur les plaques de Nicholl; ce jour-là, le forgeur de Philadelphie se crut victorieux et n’eut plus assez de mépris pour son rival; mais quand celui-ci substitua plus tard aux boulets coniques de simples obus de six cents livres, le capitaine dut en rabattre. En effet ces projectiles, quoique animés d’une vitesse médiocre [Le poids de la poudre employée n’était que 1/12 du poids de l’obus.], brisèrent, trouèrent, firent voler en morceaux les plaques du meilleur métal.
Or, les choses en étaient à ce point, la victoire semblait devoir rester au boulet, quand la guerre finit le jour même où Nicholl terminait une nouvelle cuirasse d’acier forgé! C’était un chef-d’œuvre dans son genre; elle défiait tous les projectiles du monde. Le capitaine la fit transporter au polygone de Washington, en provoquant le président du Gun-Club à la briser. Barbicane, la paix étant faite, ne voulut pas tenter l’expérience.
Alors Nicholl, furieux, offrit d’exposer sa plaque au choc des boulets les plus invraisemblables, pleins, creux, ronds ou coniques. Refus du président qui, décidément, ne voulait pas compromettre son dernier succès.
Nicholl, surexcité par cet entêtement inqualifiable, voulut tenter Barbicane en lui laissant toutes les chances. Il proposa de mettre sa plaque à deux cents yards du canon. Barbicane de s’obstiner dans son refus. A cent yards? Pas même à soixante-quinze.
«A cinquante alors, s’écria le capitaine par la voix des journaux, à vingt-cinq yards ma plaque, et je me mettrai derrière!
Barbicane fit répondre que, quand même le capitaine Nicholl se mettrait devant, il ne tirerait pas davantage.
Nicholl, à cette réplique, ne se contint plus; il en vint aux personnalités; il insinua que la poltronnerie était indivisible; que l’homme qui refuse de tirer un coup de canon est bien près d’en avoir peur; qu’en somme, ces artilleurs qui se battent maintenant à six milles de distance ont prudemment remplacé le courage individuel par les formules mathématiques, et qu’au surplus il y a autant de bravoure à attendre tranquillement un boulet derrière une plaque, qu’à l’envoyer dans toutes les règles de l’art.
A ces insinuations Barbicane ne répondit rien; peut-être même ne les connut-il pas, car alors les calculs de sa grande entreprise l’absorbaient entièrement.
Lorsqu’il fit sa fameuse communication au Gun-Club, la colère du capitaine Nicholl fut portée à son paroxysme. Il s’y mêlait une suprême jalousie et un sentiment absolu d’impuissance! Comment inventer quelque chose de mieux que cette Columbiad de neuf cents pieds! Quelle cuirasse résisterait jamais à un projectile de vingt mille livres! Nicholl demeura d’abord atterré, anéanti, brisé sous ce «coup de canon» puis il se releva, et résolut d’écraser la proposition du poids de ses arguments.
Il attaqua donc très violemment les travaux du Gun-Club; il publia nombre de lettres que les journaux ne se refusèrent pas à reproduire. Il essaya de démolir scientifiquement l’œuvre de Barbicane. Une fois la guerre entamée, il appela à son aide des raisons de tout ordre, et, à vrai dire, trop souvent spécieuses et de mauvais aloi.
D’abord, Barbicane fut très violemment attaqué dans ses chiffres; Nicholl chercha à prouver par A + B la fausseté de ses formules, et il l’accusa d’ignorer les principes rudimentaires de la balistique. Entre autres erreurs, et suivant ses calculs à lui, Nicholl, il était absolument impossible d’imprimer à un corps quelconque une vitesse de douze mille yards par seconde; il soutint, l’algèbre à la main, que, même avec cette vitesse, jamais un projectile aussi pesant ne franchirait les limites de l’atmosphère terrestre! Il n’irait seulement pas à huit lieues! Mieux encore. En regardant la vitesse comme acquise, en la tenant pour suffisante, l’obus ne résisterait pas à la pression des gaz développés par l’inflammation de seize cents mille livres de poudre, et résistât-il à cette pression, du moins il ne supporterait pas une pareille température, il fondrait à sa sortie de la Columbiad et retomberait en pluie bouillante sur le crâne des imprudents spectateurs.
Barbicane, à ces attaques, ne sourcilla pas et continua son œuvre.
Alors Nicholl prit la question sous d’autres faces; sans parler de son inutilité à tous les points de vue, il regarda l’expérience comme fort dangereuse, et pour les citoyens qui autoriseraient de leur présence un aussi condamnable spectacle, et pour les villes voisines de ce déplorable canon; il fit également remarquer que si le projectile n’atteignait pas son but, résultat absolument impossible, il retomberait évidemment sur la Terre, et que la chute d’une pareille masse, multipliée par le carré de sa vitesse, compromettrait singulièrement quelque point du globe. Donc, en pareille circonstance, et sans porter atteinte aux droits de citoyens libres, il était des cas où l’intervention du gouvernement devenait nécessaire, et il ne fallait pas engager la sûreté de tous pour le bon plaisir d’un seul.
On voit à quelle exagération se laissait entraîner le capitaine Nicholl. Il était seul de son opinion. Aussi personne ne tint compte de ses malencontreuses prophéties. On le laissa donc crier à son aise, et jusqu’à s’époumoner, puisque cela lui convenait. Il se faisait le défenseur d’une cause perdue d’avance; on l’entendait, mais on ne l’écoutait pas, et il n’enleva pas un seul admirateur au président du Gun-Club. Celui-ci, d’ailleurs, ne prit même pas la peine de rétorquer les arguments de son rival.
Nicholl, acculé dans ses derniers retranchements, et ne pouvant même pas payer de sa personne dans sa cause, résolut de payer de son argent. Il proposa donc publiquement dans l’_Enquirer_ de Richmond une série de paris conçus en ces termes et suivant une proportion croissante.
Il paria:
1º Que les fonds nécessaires à l’entreprise du Gun-Club ne seraient pas faits, ci… 1000 dollars
2º Que l’opération de la fonte d’un canon de neuf cents pieds était impraticable et ne réussirait pas, ci………….. 2000 —
3º Qu’il serait impossible de charger la Columbiad, et que le pyroxyle prendrait feu de lui-même sous la pression du projectile, ci…………………. 3000 —
4º Que la Columbiad éclaterait au premier coup, ci…………………………. 4000 —
5º Que le boulet n’irait pas seulement six milles et retomberait quelques secondes après avoir été lancé, si… 5000 —
On le voit c’était une somme importante que risquait le capitaine dans son invincible entêtement. Il ne s’agissait pas moins de quinze mille dollars [Quatre-vingt-un mille trois cents francs.].
Malgré l’importance du pari, le 19 mai, il reçut un pli cacheté, d’un laconisme superbe et conçu en ces termes:
_Baltimore, 18 octobre_.
_Tenu_.
BARBICANE.
XI
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FLORIDE ET TEXAS
Cependant, une question restait encore à décider: il fallait choisir un endroit favorable à l’expérience. Suivant la recommandation de l’Observatoire de Cambridge, le tir devait être dirigé perpendiculairement au plan de l’horizon, c’est-à-dire vers le zénith; or, la Lune ne monte au zénith que dans les lieux situés entre 0° et 28° de latitude, en d’autres termes, sa déclinaison n’est que de 28° [La déclinaison d’un astre est sa latitude dans la sphère céleste; l’ascension droite en est la longitude.]. Il s’agissait donc de déterminer exactement le point du globe où serait fondue l’immense Columbiad.
Le 20 octobre, le Gun-Club étant réuni en séance générale, Barbicane apporta une magnifique carte des États-Unis de Z. Belltropp. Mais, sans lui laisser le temps de la déployer, J.-T. Maston avait demandé la parole avec sa véhémence habituelle, et parlé en ces termes:
«Honorables collègues, la question qui va se traiter aujourd’hui a une véritable importance nationale, et elle va nous fournir l’occasion de faire un grand acte de patriotisme.
Les membres du Gun-Club se regardèrent sans comprendre où l’orateur voulait en venir.
«Aucun de vous, reprit-il, n’a la pensée de transiger avec la gloire de son pays, et s’il est un droit que l’Union puisse revendiquer, c’est celui de receler dans ses flancs le formidable canon du Gun-Club. Or, dans les circonstances actuelles…
–Brave Maston… dit le président.
–Permettez-moi de développer ma pensée, reprit l’orateur. Dans les circonstances actuelles, nous sommes forcés de choisir un lieu assez rapproché de l’équateur, pour que l’expérience se fasse dans de bonnes conditions…
–Si vous voulez bien… dit Barbicane.
–Je demande la libre discussion des idées, répliqua le bouillant J.-T. Maston, et je soutiens que le territoire duquel s’élancera notre glorieux projectile doit appartenir à l’Union.
–Sans doute! répondirent quelques membres.
–Eh bien! puisque nos frontières ne sont pas assez étendues, puisque au sud l’Océan nous oppose une barrière infranchissable, puisqu’il nous faut chercher au-delà des États-Unis et dans un pays limitrophe ce vingt-huitième parallèle, c’est là un _casus belli_ légitime, et je demande que l’on déclare la guerre au Mexique!
–Mais non! mais non! s’écria-t-on de toutes parts.
–Non! répliqua J.-T. Maston. Voilà un mot que je m’étonne d’entendre dans cette enceinte!
–Mais écoutez donc!…
–Jamais! jamais! s’écria le fougueux orateur. Tôt ou tard cette guerre se fera, et je demande qu’elle éclate aujourd’hui même.
–Maston, dit Barbicane en faisant détonner son timbre avec fracas, je vous retire la parole!
Maston voulut répliquer, mais quelques-uns de ses collègues parvinrent à le contenir.
«Je conviens, dit Barbicane, que l’expérience ne peut et ne doit être tentée que sur le sol de l’Union, mais si mon impatient ami m’eût laissé parler, s’il eût jeté les yeux sur une carte, il saurait qu’il est parfaitement inutile de déclarer la guerre à nos voisins, car certaines frontières des États-Unis s’étendent au-delà du vingt-huitième parallèle. Voyez, nous avons à notre disposition toute la partie méridionale du Texas et des Florides.
L’incident n’eut pas de suite; cependant, ce né fut pas sans regret que J.-T. Maston se laissa convaincre. Il fut donc décidé que la Columbiad serait coulée, soit dans le sol du Texas, soit dans celui de la Floride. Mais cette décision devait créer une rivalité sans exemple entre les villes de ces deux États.
Le vingt-huitième parallèle, à sa rencontre avec la côte américaine, traverse la péninsule de la Floride et la divise en deux parties à peu près égales. Puis, se jetant dans le golfe du Mexique, il sous-tend l’arc formé par les côtes de l’Alabama, du Mississippi et de la Louisiane. Alors, abordant le Texas, dont il coupe un angle, il se prolonge à travers le Mexique, franchit la Sonora, enjambe la vieille Californie et va se perdre dans les mers du Pacifique. Il n’y avait donc que les portions du Texas et de la Floride, situées au-dessous de ce parallèle, qui fussent dans les conditions de latitude recommandées par l’Observatoire de Cambridge.
La Floride, dans sa partie méridionale, ne compte pas de cités importantes. Elle est seulement hérissée de forts élevés contre les Indiens errants. Une seule ville, Tampa-Town, pouvait réclamer en faveur de sa situation et se présenter avec ses droits.
Au Texas, au contraire, les villes sont plus nombreuses et plus importantes, Corpus-Christi, dans le county de Nueces, et toutes les cités situées sur le Rio-Bravo, Laredo, Comalites, San-Ignacio, dans le Web, Roma, Rio-Grande-City, dans le Starr, Edinburg, dans l’Hidalgo, Santa-Rita, el Panda, Brownsville, dans le Caméron, formèrent une ligue imposante contre les prétentions de la Floride.
Aussi, la décision à peine connue, les députés texiens et floridiens arrivèrent à Baltimore par le plus court; à partir de ce moment, le président Barbicane et les membres influents du Gun-Club furent assiégés jour et nuit de réclamations formidables. Si sept villes de la Grèce se disputèrent l’honneur d’avoir vu naître Homère, deux États tout entiers menaçaient d’en venir aux mains à propos d’un canon.
On vit alors ces «frères féroces» se promener en armes dans les rues de la ville. A chaque rencontre, quelque conflit était à craindre, qui aurait eu des conséquences désastreuses. Heureusement la prudence et l’adresse du président Barbicane conjurèrent ce danger. Les démonstrations personnelles trouvèrent un dérivatif dans les journaux des divers États. Ce fut ainsi que le _New York Herald_ et la _Tribune_ soutinrent le Texas, tandis que le _Times_ et l’_American Review_ prirent fait et cause pour les députés floridiens. Les membres du Gun-Club ne savaient plus auquel entendre.
Le Texas arrivait fièrement avec ses vingt-six comtés, qu’il semblait mettre en batterie; mais la Floride répondait que douze comtés pouvaient plus que vingt-six, dans un pays six fois plus petit.
Le Texas se targuait fort de ses trois cent trente mille indigènes, mais la Floride, moins vaste, se vantait d’être plus peuplée avec cinquante-six mille. D’ailleurs elle accusait le Texas d’avoir une spécialité de fièvres paludéennes qui lui coûtaient, bon an mal an, plusieurs milliers d’habitants. Et elle n’avait pas tort.
A son tour, le Texas répliquait qu’en fait de fièvres la Floride n’avait rien à lui envier, et qu’il était au moins imprudent de traiter les autres de pays malsains, quand on avait l’honneur de posséder le «vómito negro» à l’état chronique. Et il avait raison.
«D’ailleurs, ajoutaient les Texiens par l’organe du _New York Herald_, on doit des égards à un État où pousse le plus beau coton de toute l’Amérique, un État qui produit le meilleur chêne vert pour la construction des navires, un État qui renferme de la houille superbe et des mines de fer dont le rendement est de cinquante pour cent de minerai pur.
A cela l’_American Review_ répondait que le sol de la Floride, sans être aussi riche, offrait de meilleures conditions pour le moulage et la fonte de la Columbiad, car il était composé de sable et de terre argileuse.
«Mais, reprenaient les Texiens, avant de fondre quoi que ce soit dans un pays, il faut arriver dans ce pays; or, les communications avec la Floride sont difficiles, tandis que la côte du Texas offre la baie de Galveston, qui a quatorze lieues de tour et qui peut contenir les flottes du monde entier.
–Bon! répétaient les journaux dévoués aux Floridiens, vous nous la donnez belle avec votre baie de Galveston située au-dessus du vingt-neuvième parallèle. N’avons-nous pas la baie d’Espiritu-Santo, ouverte précisément sur le vingt-huitième degré de latitude, et par laquelle les navires arrivent directement à Tampa-Town?
–Jolie baie! répondait le Texas, elle est à demi ensablée!
–Ensablés vous-mêmes! s’écriait la Floride. Ne dirait-on pas que je suis un pays de sauvages?
–Ma foi, les Séminoles courent encore vos prairies!
–Eh bien! et vos Apaches et vos Comanches sont-ils donc civilisés!
La guerre se soutenait ainsi depuis quelques jours, quand la Floride essaya d’entraîner son adversaire sur un autre terrain, et un matin le _Times_ insinua que, l’entreprise étant «essentiellement américaine», elle ne pouvait être tentée que sur un territoire «essentiellement américain»!
A ces mots le Texas bondit: «Américains! s’écria-t-il, ne le sommes-nous pas autant que vous? Le Texas et la Floride n’ont-ils pas été incorporés tous les deux à l’Union en 1845?
–Sans doute, répondit le _Times_, mais nous appartenons aux Américains depuis 1820.
–Je le crois bien, répliqua la _Tribune_; après avoir été Espagnols ou Anglais pendant deux cents ans, on vous a vendus aux États-Unis pour cinq millions de dollars!
–Et qu’importe! répliquèrent les Floridiens, devons-nous en rougir? En 1803, n’a-t-on pas acheté la Louisiane à Napoléon au prix de seize millions de dollars [Quatre-vingt-deux millions de francs.]?
–C’est une honte! s’écrièrent alors les députés du Texas. Un misérable morceau de terre comme la Floride, oser se comparer au Texas, qui, au lieu de se vendre, s’est fait indépendant lui-même, qui a chassé les Mexicains le 2 mars 1836, qui s’est déclaré république fédérative après la victoire remportée par Samuel Houston aux bords du San-Jacinto sur les troupes de Santa-Anna! Un pays enfin qui s’est adjoint volontairement aux États-Unis d’Amérique!
–Parce qu’il avait peur des Mexicains!» répondit la Floride.
Peur! Du jour où ce mot, vraiment trop vif, fut prononcé, la position devint intolérable. On s’attendit à un égorgement des deux partis dans les rues de Baltimore. On fut obligé de garder les députés à vue.
Le président Barbicane ne savait où donner de la tête. Les notes, les documents, les lettres grosses de menaces pleuvaient dans sa maison. Quel parti devait-il prendre? Au point de vue de l’appropriation du sol, de la facilité des communications, de la rapidité des transports, les droits des deux États étaient véritablement égaux. Quant aux personnalités politiques, elles n’avaient que faire dans la question.
Or, cette hésitation, cet embarras durait déjà depuis longtemps, quand Barbicane résolut d’en sortir; il réunit ses collègues, et la solution qu’il leur proposa fut profondément sage, comme on va le voir.
«En considérant bien, dit-il, ce qui vient de se passer entre la Floride et le Texas, il est évident que les mêmes difficultés se reproduiront entre les villes de l’État favorisé. La rivalité descendra du genre à l’espèce, de l’État à la Cité, et voilà tout. Or, le Texas possède onze villes dans les conditions voulues, qui se disputeront l’honneur de l’entreprise et nous créeront de nouveaux ennuis, tandis que la Floride n’en a qu’une. Va donc pour la Floride et pour Tampa-Town!
Cette décision, rendue publique, atterra les députés du Texas. Ils entrèrent dans une indescriptible fureur et adressèrent des provocations nominales aux divers membres du Gun-Club. Les magistrats de Baltimore n’eurent plus qu’un parti à prendre, et ils le prirent. On fit chauffer un train spécial, on y embarqua les Texiens bon gré mal gré, et ils quittèrent la ville avec une rapidité de trente milles à l’heure.
Mais, si vite qu’ils fussent emportés, ils eurent le temps de jeter un dernier et menaçant sarcasme à leurs adversaires.
Faisant allusion au peu de largeur de la Floride, simple presqu’île resserrée entre deux mers, ils prétendirent qu’elle ne résisterait pas à la secousse du tir et qu’elle sauterait au premier coup de canon.
«Eh bien! qu’elle saute!» répondirent les Floridiens avec un laconisme digne des temps antiques.
XII
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URBI ET ORBI
Les difficultés astronomiques, mécaniques, topographiques une fois résolues, vint la question d’argent. Il s’agissait de se procurer une somme énorme pour l’exécution du projet. Nul particulier, nul État même n’aurait pu disposer des millions nécessaires.
Le président Barbicane prit donc le parti, bien que l’entreprise fût américaine, d’en faire une affaire d’un intérêt universel et de demander à chaque peuple sa coopération financière. C’était à la fois le droit et le devoir de toute la Terre d’intervenir dans les affaires de son satellite. La souscription ouverte dans ce but s’étendit de Baltimore au monde entier, _urbi et orbi_.
Cette souscription devait réussir au-delà de toute espérance. Il s’agissait cependant de sommes à donner, non à prêter. L’opération était purement désintéressée dans le sens littéral du mot, et n’offrait aucune chance de bénéfice.
Mais l’effet de la communication Barbicane ne s’était pas arrêté aux frontières des États-Unis; il avait franchi l’Atlantique et le Pacifique, envahissant à la fois l’Asie et l’Europe, l’Afrique et l’Océanie. Les observatoires de l’Union se mirent en rapport immédiat avec les observatoires des pays étrangers; les uns, ceux de Paris, de Pétersbourg, du Cap, de Berlin, d’Altona, de Stockholm, de Varsovie, de Hambourg, de Bude, de Bologne, de Malte, de Lisbonne, de Bénarès, de Madras, de Péking, firent parvenir leurs compliments au Gun-Club; les autres gardèrent une prudente expectative.
Quant à l’observatoire de Greenwich, approuvé par les vingt-deux autres établissements astronomiques de la Grande-Bretagne, il fut net; il nia hardiment la possibilité du succès, et se rangea aux théories du capitaine Nicholl. Aussi, tandis que diverses sociétés savantes promettaient d’envoyer des délégués à Tampa-Town, le bureau de Greenwich, réuni en séance, passa brutalement à l’ordre du jour sur la proposition Barbicane. C’était là de la belle et bonne jalousie anglaise. Pas autre chose.
En somme, l’effet fut excellent dans le monde scientifique, et de là il passa parmi les masses, qui, en général, se passionnèrent pour la question. Fait d’une haute importance, puisque ces masses allaient être appelées à souscrire un capital considérable.
Le président Barbicane, le 8 octobre, avait lancé un manifeste empreint d’enthousiasme, et dans lequel il faisait appel «à tous les hommes de bonne volonté sur la Terre». Ce document, traduit en toutes langues, réussit beaucoup.
Les souscriptions furent ouvertes dans les principales villes de l’Union pour se centraliser à la banque de Baltimore, 9, Baltimore street; puis on souscrivit dans les différents États des deux continents:
A Vienne, chez S.-M. de Rothschild;
A Pétersbourg, chez Stieglitz et Ce;
A Paris, au Crédit mobilier;
A Stockholm, chez Tottie et Arfuredson;
A Londres, chez N.-M. de Rothschild et fils;
A Turin, chez Ardouin et Ce;
A Berlin, chez Mendelssohn;
A Genève, chez Lombard, Odier et Ce;
A Constantinople, à la Banque Ottomane;
A Bruxelles, chez S. Lambert;
A Madrid, chez Daniel Weisweller;
A Amsterdam, au Crédit Néerlandais;
A Rome, chez Torlonia et Ce;
A Lisbonne, chez Lecesne;
A Copenhague, à la Banque privée;
A Buenos Aires, à la Banque Maua;
A Rio de Janeiro, même maison;
A Montevideo, même maison;
A Valparaiso, chez Thomas La Chambre et Ce;
A Mexico, chez Martin Daran et Ce;
A Lima, chez Thomas La Chambre et Ce.
Trois jours après le manifeste du président Barbicane, quatre millions de dollars [Vingt et un millions de francs (21,680,000).] étaient versés dans les différentes villes de l’Union. Avec un pareil acompte, le Gun-Club pouvait déjà marcher.
Mais, quelques jours plus tard, les dépêches apprenaient à l’Amérique que les souscriptions étrangères se couvraient avec un véritable empressement. Certains pays se distinguaient par leur générosité; d’autres se desserraient moins facilement. Affaire de tempérament.
Du reste, les chiffres sont plus éloquents que les paroles, et voici l’état officiel des sommes qui furent portées à l’actif du Gun-Club, après souscription close.
La Russie versa pour son contingent l’énorme somme de trois cent soixante-huit mille sept cent trente-trois roubles [Un million quatre cent soixante-quinze mille francs.]. Pour s’en étonner, il faudrait méconnaître le goût scientifique des Russes et le progrès qu’ils impriment aux études astronomiques, grâce à leurs nombreux observatoires, dont le principal a coûté deux millions de roubles.
La France commença par rire de la prétention des Américains. La Lune servit de prétexte à mille calembours usés et à une vingtaine de vaudevilles, dans lesquels le mauvais goût le disputait à l’ignorance. Mais, de même que les Français payèrent jadis après avoir chanté, ils payèrent, cette fois, après avoir ri, et ils souscrivirent pour une somme de douze cent cinquante-trois mille neuf cent trente francs. A ce prix-là, ils avaient bien le droit de s’égayer un peu.
L’Autriche se montra suffisamment généreuse au milieu de ses tracas financiers. Sa part s’éleva dans la contribution publique à la somme de deux cent seize mille florins [Cinq cent vingt mille francs.], qui furent les bienvenus.
Cinquante-deux mille rixdales [Deux cent quatre-vingt-quatorze mille trois cent vingt francs.], tel fut l’appoint de la Suède et de la Norvège. Le chiffre était considérable relativement au pays; mais il eût été certainement plus élevé, si la souscription avait eu lieu à Christiania en même temps qu’à Stockholm. Pour une raison ou pour une autre, les Norvégiens n’aiment pas à envoyer leur argent en Suède.
La Prusse, par un envoi de deux cent cinquante mille thalers [Neuf cent trente-sept mille cinq cents francs.], témoigna de sa haute approbation pour l’entreprise. Ses différents observatoires contribuèrent avec empressement pour une somme importante et furent les plus ardents à encourager le président Barbicane.
La Turquie se conduisit généreusement; mais elle était personnellement intéressée dans l’affaire; la Lune, en effet, règle le cours de ses années et son jeûne du Ramadan. Elle ne pouvait faire moins que de donner un million trois cent soixante-douze mille six cent quarante piastres [Trois cent quarante-trois mille cent soixante francs.], et elle les donna avec une ardeur qui dénonçait, cependant, une certaine pression du gouvernement de la Porte.
La Belgique se distingua entre tous les États de second ordre par un don de cinq cent treize mille francs, environ douze centimes par habitant.
La Hollande et ses colonies s’intéressèrent dans l’opération pour cent dix mille florins [Deux cent trente-cinq mille quatre cents francs.], demandant seulement qu’il leur fût fait une bonification de cinq pour cent d’escompte, puisqu’elles payaient comptant.
Le Danemark, un peu restreint dans son territoire, donna cependant neuf mille ducats fins [Cent dix-sept mille quatre cent quatorze francs.], ce qui prouve l’amour des Danois pour les expéditions scientifiques.
La Confédération germanique s’engagea pour trente-quatre mille deux cent quatre-vingt-cinq florins [Soixante-douze mille francs.]; on ne pouvait rien lui demander de plus; d’ailleurs, elle n’eût pas donné davantage.
Quoique très gênée, l’Italie trouva deux cent mille lires dans les poches de ses enfants, mais en les retournant bien. Si elle avait eu la Vénétie, elle aurait fait mieux; mais enfin elle n’avait pas la Vénétie.
Les États de l’Église ne crurent pas devoir envoyer moins de sept mille quarante écus romains [Trente-huit mille seize francs.], et le Portugal poussa son dévouement à la science jusqu’à trente mille cruzades [Cent treize mille deux cents francs.].
Quant au Mexique, ce fut le denier de la veuve, quatre-vingt-six piastres fortes [Mille sept cent vingt-sept francs.]; mais les empires qui se fondent sont toujours un peu gênés.
Deux cent cinquante-sept francs, tel fut l’apport modeste de la Suisse dans l’œuvre américaine. Il faut le dire franchement, la Suisse ne voyait point le côté pratique de l’opération; il ne lui semblait pas que l’action d’envoyer un boulet dans la Lune fût de nature à établir des relations d’affaires avec l’astre des nuits, et il lui paraissait peu prudent d’engager ses capitaux dans une entreprise aussi aléatoire. Après tout, la Suisse avait peut-être raison.
Quant à l’Espagne, il lui fut impossible de réunir plus de cent dix réaux [Cinquante-neuf francs quarante-huit centimes.]. Elle donna pour prétexte qu’elle avait ses chemins de fer à terminer. La vérité est que la science n’est pas très bien vue dans ce pays-là. Il est encore un peu arriéré. Et puis certains Espagnols, non des moins instruits, ne se rendaient pas un compte exact de la masse du projectile comparée à celle de la Lune; ils craignaient qu’il ne vînt à déranger son orbite, à la troubler dans son rôle de satellite et à provoquer sa chute à la surface du globe terrestre. Dans ce cas-là, il valait mieux s’abstenir. Ce qu’ils firent, à quelques réaux près.
Restait l’Angleterre. On connaît la méprisante antipathie avec laquelle elle accueillit la proposition Barbicane. Les Anglais n’ont qu’une seule et même âme pour les vingt-cinq millions d’habitants que renferme la Grande-Bretagne. Ils donnèrent à entendre que l’entreprise du Gun-Club était contraire «au principe de non-intervention», et ils ne souscrivirent même pas pour un farthing.
A cette nouvelle, le Gun-Club se contenta de hausser les épaules et revint à sa grande affaire. Quand l’Amérique du Sud, c’est-à-dire le Pérou, le Chili, le Brésil, les provinces de la Plata, la Colombie, eurent pour leur quote-part versé entre ses mains la somme de trois cent mille dollars [Un million six cent vingt-six mille francs.], il se trouva à la tête d’un capital considérable, dont voici le décompte:
Souscription des États-Unis…. 4,000,000 dollars
Souscriptions étrangères……. 1,446,675 dollars
—————– Total…………………….. 5,446,675 dollars
C’était donc cinq millions quatre cent quarante-six mille six cent soixante-quinze dollars [Vingt-neuf millions cinq cent vingt mille neuf cent quatre-vingt-trois francs quarante centimes.] que le public versait dans la caisse du Gun-Club.
Que personne ne soit surpris de l’importance de la somme. Les travaux de la fonte, du forage, de la maçonnerie, le transport des ouvriers, leur installation dans un pays presque inhabité, les constructions de fours et de bâtiments, l’outillage des usines, la poudre, le projectile, les faux frais, devaient, suivant les devis, l’absorber à peu près tout entière. Certains coups de canon de la guerre fédérale sont revenus à mille dollars; celui du président Barbicane, unique dans les fastes de l’artillerie, pouvait bien coûter cinq mille fois plus.
Le 20 octobre, un traité fut conclu avec l’usine de Goldspring, près New York, qui, pendant la guerre, avait fourni à Parrott ses meilleurs canons de fonte.
Il fut stipulé, entre les parties contractantes, que l’usine de Goldspring s’engageait à transporter à Tampa-Town, dans la Floride méridionale, le matériel nécessaire pour la fonte de la Columbiad. Cette opération devait être terminée, au plus tard, le 15 octobre prochain, et le canon livré en bon état, sous peine d’une indemnité de cent dollars [Cinq cent quarante-deux francs.] par jour jusqu’au moment où la Lune se présenterait dans les mêmes conditions, c’est-à-dire dans dix-huit ans et onze jours. L’engagement des ouvriers, leur paie, les aménagements nécessaires incombaient à la compagnie du Goldspring.
Ce traité, fait double et de bonne foi, fut signé par I. Barbicane, président du Gun-Club, et J. Murchison, directeur de l’usine de Goldspring, qui approuvèrent l’écriture de part et d’autre.
XIII
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STONE’S-HILL
Depuis le choix fait par les membres du Gun-Club au détriment du Texas, chacun en Amérique, où tout le monde sait lire, se fit un devoir d’étudier la géographie de la Floride. Jamais les libraires ne vendirent tant de _Bartram’s travel in Florida_, de _Roman’s natural history of East and West Florida_, de _William’s territory of Florida_, de _Cleland on the culture of the Sugar-Cane in East Florida_. Il fallut imprimer de nouvelles éditions. C’était une fureur.
Barbicane avait mieux à faire qu’à lire; il voulait voir de ses propres yeux et marquer l’emplacement de la Columbiad. Aussi, sans perdre un instant, il mit à la disposition de l’Observatoire de Cambridge les fonds nécessaires à la construction d’un télescope, et traita avec la maison Breadwill and Co. d’Albany, pour la confection du projectile en aluminium; puis il quitta Baltimore, accompagné de J.-T. Maston, du major Elphiston et du directeur de l’usine de Goldspring.
Le lendemain, les quatre compagnons de route arrivèrent à La Nouvelle-Orléans. Là ils s’embarquèrent immédiatement sur le _Tampico_, aviso de la marine fédérale, que le gouvernement mettait à leur disposition, et, les feux étant poussés, les rivages de la Louisiane disparurent bientôt à leurs yeux.
La traversée ne fut pas longue; deux jours après son départ, le _Tampico_, ayant franchi quatre cent quatre-vingts milles [Environ deux cents lieues.], eut connaissance de la côte floridienne. En approchant, Barbicane se vit en présence d’une terre basse, plate, d’un aspect assez infertile. Après avoir rangé une suite d’anses riches en huîtres et en homards, le _Tampico_ donna dans la baie d’Espiritu-Santo.
Cette baie se divise en deux rades allongées, la rade de Tampa et la rade d’Hillisboro, dont le steamer franchit bientôt le goulet. Peu de temps après, le fort Brooke dessina ses batteries rasantes au-dessus des flots, et la ville de Tampa apparut, négligemment couchée au fond du petit port naturel formé par l’embouchure de la rivière Hillisboro.
Ce fut là que le _Tampico_ mouilla, le 22 octobre, à sept heures du soir; les quatre passagers débarquèrent immédiatement.
Barbicane sentit son cœur battre avec violence lorsqu’il foula le sol floridien; il semblait le tâter du pied, comme fait un architecte d’une maison dont il éprouve la solidité. J.-T. Maston grattait la terre du bout de son crochet.
«Messieurs, dit alors Barbicane, nous n’avons pas de temps à perdre, et dès demain nous monterons à cheval pour reconnaître le pays.
Au moment où Barbicane avait atterri, les trois mille habitants de Tampa-Town s’étaient portés à sa rencontre, honneur bien dû au président du Gun-Club qui les avait favorisés de son choix. Ils le reçurent au milieu d’acclamations formidables; mais Barbicane se déroba à toute ovation, gagna une chambre de l’hôtel Franklin et ne voulut recevoir personne. Le métier d’homme célèbre ne lui allait décidément pas.
Le lendemain, 23 octobre, de petits chevaux de race espagnole, pleins de vigueur et de feu, piaffaient sous ses fenêtres. Mais, au lieu de quatre, il y en avait cinquante, avec leurs cavaliers. Barbicane descendit, accompagné de ses trois compagnons, et s’étonna tout d’abord de se trouver au milieu d’une pareille cavalcade. Il remarqua en outre que chaque cavalier portait une carabine en bandoulière et des pistolets dans ses fontes. La raison d’un tel déploiement de forces lui fut aussitôt donnée par un jeune Floridien, qui lui dit:
«Monsieur, il y a les Séminoles.
–Quels Séminoles?
–Des sauvages qui courent les prairies, et il nous a paru prudent de vous faire escorte.
–Peuh! fit J.-T. Maston en escaladant sa monture.
–Enfin, reprit le Floridien, c’est plus sûr.
–Messieurs, répondit Barbicane, je vous remercie de votre attention, et maintenant, en route!
La petite troupe s’ébranla aussitôt et disparut dans un nuage de poussière. Il était cinq heures du matin; le soleil resplendissait déjà et le thermomètre marquait 84° [Du thermomètre Fahrenheit. Cela fait 28 degrés centigrades.]; mais de fraîches brises de mer modéraient cette excessive température.
Barbicane, en quittant Tampa-Town, descendit vers le sud et suivit la côte, de manière à gagner le creek [Petit cours d’eau.] d’Alifia. Cette petite rivière se jette dans la baie Hillisboro, à douze milles au-dessous de Tampa-Town. Barbicane et son escorte côtoyèrent sa rive droite en remontant vers l’est. Bientôt les flots de la baie disparurent derrière un pli de terrain, et la campagne floridienne s’offrit seule aux regards.
La Floride se divise en deux parties: l’une au nord, plus populeuse, moins abandonnée, a Tallahassee pour capitale et Pensacola, l’un des principaux arsenaux maritimes des États-Unis; l’autre, pressée entre l’Atlantique et le golfe du Mexique, qui l’étreignent de leurs eaux, n’est qu’une mince presqu’île rongée par le courant du Gulf-Stream, pointe de terre perdue au milieu d’un petit archipel, et que doublent incessamment les nombreux navires du canal de Bahama. C’est la sentinelle avancée du golfe des grandes tempêtes. La superficie de cet État est de trente-huit millions trente-trois mille deux cent soixante-sept acres [Quinze millions trois cent soixante-cinq mille quatre cent quarante hectares.], parmi lesquels il fallait en choisir un situé en deçà du vingt-huitième parallèle et convenable à l’entreprise; aussi Barbicane, en chevauchant, examinait attentivement la configuration du sol et sa distribution particulière.
La Floride, découverte par Juan Ponce de León, en 1512, le jour des Rameaux, fut d’abord nommée Pâques-Fleuries. Elle méritait peu cette appellation charmante sur ses côtes arides et brûlées. Mais, à quelques milles du rivage, la nature du terrain changea peu à peu, et le pays se montra digne de son nom; le sol était entrecoupé d’un réseau de creeks, de rios, de cours d’eau, d’étangs, de petits lacs; on se serait cru dans la Hollande ou la Guyane; mais la campagne s’éleva sensiblement et montra bientôt ses plaines cultivées, où réussissaient toutes les productions végétales du Nord et du Midi, ses champs immenses dont le soleil des tropiques et les eaux conservées dans l’argile du sol faisaient tous les frais de culture, puis enfin ses prairies d’ananas, d’ignames, de tabac, de riz, de coton et de canne à sucre, qui s’étendaient à perte de vue, en étalant leurs richesses avec une insouciante prodigalité.
Barbicane parut très satisfait de constater l’élévation progressive du terrain, et, lorsque J.-T. Maston l’interrogea à ce sujet:
«Mon digne ami, lui répondit-il, nous avons un intérêt de premier ordre à couler notre Columbiad dans les hautes terres.
–Pour être plus près de la Lune? s’écria le secrétaire du Gun-Club.
–Non! répondit Barbicane en souriant. Qu’importent quelques toises de plus ou de moins? Non, mais au milieu de terrains élevés, nos travaux marcheront plus facilement; nous n’aurons pas à lutter avec les eaux, ce qui nous évitera des tubages longs et coûteux, et c’est considérer, lorsqu’il s’agit de forer un puits de neuf cents pieds de profondeur.
–Vous avez raison, dit alors l’ingénieur Murchison; il faut, autant que possible, éviter les cours d’eau pendant le forage; mais si nous rencontrons des sources, qu’à cela ne tienne, nous les épuiserons avec nos machines, ou nous les détournerons. Il ne s’agit pas ici d’un puits artésien [On a mis neuf ans à forer le puits de Grenelle; il a cinq cent quarante-sept mètres de profondeur.], étroit et obscur, où le taraud, la douille, la sonde, en un mot tous les outils du foreur, travaillent en aveugles. Non. Nous opérerons à ciel ouvert, au grand jour, la pioche ou le pic à la main, et, la mine aidant, nous irons rapidement en besogne.
–Cependant, reprit Barbicane, si par l’élévation du sol ou sa nature nous pouvons éviter une lutte avec les eaux souterraines, le travail en sera plus rapide et plus parfait; cherchons donc à ouvrir notre tranchée dans un terrain situé à quelques centaines de toises au-dessus du niveau de la mer.
–Vous avez raison, monsieur Barbicane, et, si je ne me trompe, nous trouverons avant peu un emplacement convenable.
–Ah! je voudrais être au premier coup de pioche, dit le président.
–Et moi au dernier! s’écria J.-T. Maston.
–Nous y arriverons, messieurs, répondit l’ingénieur, et, croyez-moi, la compagnie du Goldspring n’aura pas à vous payer d’indemnité de retard.
–Par sainte Barbe! vous aurez raison! répliqua J.-T. Maston; cent dollars par jour jusqu’à ce que la Lune se représente dans les mêmes conditions, c’est-à-dire pendant dix-huit ans et onze jours, savez-vous bien que cela ferait six cent cinquante-huit mille cent dollars [Trois millions cinq cent soixante-six mille neuf cent deux francs.]?
–Non, monsieur, nous ne le savons pas, répondit l’ingénieur, et nous n’aurons pas besoin de l’apprendre.
Vers dix heures du matin, la petite troupe avait franchi une douzaine de milles; aux campagnes fertiles succédait alors la région des forêts. Là, croissaient les essences les plus variées avec une profusion tropicale. Ces forêts presque impénétrables étaient faites de grenadiers, d’orangers, de citronniers, de figuiers, d’oliviers, d’abricotiers, de bananiers, de grands ceps de vigne, dont les fruits et les fleurs rivalisaient de couleurs et de parfums. A l’ombre odorante de ces arbres magnifiques chantait et volait tout un monde d’oiseaux aux brillantes couleurs, au milieu desquels on distinguait plus particulièrement des crabiers, dont le nid devait être un écrin, pour être digne de ces bijoux emplumés.
J.-T. Maston et le major ne pouvaient se trouver en présence de cette opulente nature sans en admirer les splendides beautés. Mais le président Barbicane, peu sensible à ces merveilles, avait hâte d’aller en avant; ce pays si fertile lui déplaisait par sa fertilité même; sans être autrement hydroscope, il sentait l’eau sous ses pas et cherchait, mais en vain, les signes d’une incontestable aridité.
Cependant on avançait; il fallut passer à gué plusieurs rivières, et non sans quelque danger, car elles étaient infestées de caïmans longs de quinze à dix-huit pieds. J.-T. Maston les menaça hardiment de son redoutable crochet, mais il ne parvint à effrayer que les pélicans, les sarcelles, les phaétons, sauvages habitants de ces rives, tandis que de grands flamants rouges le regardaient d’un air stupide.
Enfin ces hôtes des pays humides disparurent à leur tour; les arbres moins gros s’éparpillèrent dans les bois moins épais; quelques groupes isolés se détachèrent au milieu de plaines infinies où passaient des troupeaux de daims effarouchés.
«Enfin! s’écria Barbicane en se dressant sur ses étriers, voici la région des pins!
–Et celle des sauvages», répondit le major.
En effet, quelques Séminoles apparaissaient à l’horizon; ils s’agitaient, ils couraient de l’un à l’autre sur leurs chevaux rapides, brandissant de longues lances ou déchargeant leurs fusils à détonation sourde; d’ailleurs ils se bornèrent à ces démonstrations hostiles, sans inquiéter Barbicane et ses compagnons.
Ceux-ci occupaient alors le milieu d’une plaine rocailleuse, vaste espace découvert d’une étendue de plusieurs acres, que le soleil inondait de rayons brûlants. Elle était formée par une large extumescence du terrain, qui semblait offrir aux membres du Gun-Club toutes les conditions requises pour l’établissement de leur Columbiad.
«Halte! dit Barbicane en s’arrêtant. Cet endroit a-t-il un nom dans le pays?
–Il s’appelle Stone’s-Hill [Colline de pierres.]», répondit un des Floridiens.
Barbicane, sans mot dire, mit pied à terre, prit ses instruments et commença à relever sa position avec une extrême précision; la petite troupe, rangée autour de lui, l’examinait en gardant un profond silence.
En ce moment le soleil passait au méridien. Barbicane, après quelques instants, chiffra rapidement le résultat de ses observations et dit:
«Cet emplacement est situé à trois cents toises au-dessus du niveau de la mer par 27°7′ de latitude et 5°7′ de longitude ouest [Au méridien de Washington. La différence avec le méridien de Paris est de 79°22′. Cette longitude est donc en mesure française 83°25′.]; il me paraît offrir par sa nature aride et rocailleuse toutes les conditions favorables à l’expérience; c’est donc dans cette plaine que s’élèveront nos magasins, nos ateliers, nos fourneaux, les huttes de nos ouvriers, et c’est d’ici, d’ici même, répéta-t-il en frappant du pied le sommet de Stone’s-Hill, que notre projectile s’envolera vers les espaces du monde solaire!
XIV
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PIOCHE ET TRUELLE
Le soir même, Barbicane et ses compagnons rentraient à Tampa-Town, et l’ingénieur Murchison se réembarquait sur le _Tampico_ pour La Nouvelle-Orléans. Il devait embaucher une armée d’ouvriers et ramener la plus grande partie du matériel. Les membres du Gun-Club demeurèrent à Tampa-Town, afin d’organiser les premiers travaux en s’aidant des gens du pays.
Huit jours après son départ, le _Tampico_ revenait dans la baie d’Espiritu-Santo avec une flottille de bateaux à vapeur. Murchison avait réuni quinze cents travailleurs. Aux mauvais jours de l’esclavage, il eût perdu son temps et ses peines. Mais depuis que l’Amérique, la terre de la liberté, ne comptait plus que des hommes libres dans son sein, ceux-ci accouraient partout où les appelait une main-d’œuvre largement rétribuée. Or, l’argent ne manquait pas au Gun-Club; il offrait à ses hommes une haute paie, avec gratifications considérables et proportionnelles. L’ouvrier embauché pour la Floride pouvait compter, après l’achèvement des travaux, sur un capital déposé en son nom à la banque de Baltimore. Murchison n’eut donc que l’embarras du choix, et il put se montrer sévère sur l’intelligence et l’habileté de ses travailleurs. On est autorisé à croire qu’il enrôla dans sa laborieuse légion l’élite des mécaniciens, des chauffeurs, des fondeurs, des chaufourniers, des mineurs, des briquetiers et des manœuvres de tout genre, noirs ou blancs, sans distinction de couleur. Beaucoup d’entre eux emmenaient leur famille. C’était une véritable émigration.
Le 31 octobre, à dix heures du matin, cette troupe débarqua sur les quais de Tampa-Town; on comprend le mouvement et l’activité qui régnèrent dans cette petite ville dont on doublait en un jour la population. En effet, Tampa-Town devait gagner énormément à cette initiative du Gun-Club, non par le nombre des ouvriers, qui furent dirigés immédiatement sur Stone’s-Hill, mais grâce à cette affluence de curieux qui convergèrent peu à peu de tous les points du globe vers la presqu’île floridienne.
Pendant les premiers jours, on s’occupa de décharger l’outillage apporté par la flottille, les machines, les vivres, ainsi qu’un assez grand nombre de maisons de tôles faites de pièces démontées et numérotées. En même temps, Barbicane plantait les premiers jalons d’un railway long de quinze milles et destiné à relier Stone’s-Hill à Tampa-Town.
On sait dans quelles conditions se fait le chemin de fer américain; capricieux dans ses détours, hardi dans ses pentes, méprisant les garde-fous et les ouvrages d’art, escaladant les collines, dégringolant les vallées, le rail-road court en aveugle et sans souci de la ligne droite; il n’est pas coûteux, il n’est point gênant; seulement, on y déraille et l’on y saute en toute liberté. Le chemin de Tampa-Town à Stone’s-Hill ne fut qu’une simple bagatelle, et ne demanda ni grand temps ni grand argent pour s’établir.
Du reste, Barbicane était l’âme de ce monde accouru à sa voix; il l’animait, il lui communiquait son souffle, son enthousiasme, sa conviction; il se trouvait en tous lieux, comme s’il eût été doué du don d’ubiquité et toujours suivi de J.-T. Maston, sa mouche bourdonnante. Son esprit pratique s’ingéniait à mille inventions. Avec lui point d’obstacles, nulle difficulté, jamais d’embarras; il était mineur, maçon, mécanicien autant qu’artilleur, ayant des réponses pour toutes les demandes et des solutions pour tous les problèmes. Il correspondait activement avec le Gun-Club ou l’usine de Goldspring, et jour et nuit, les feux allumés, la vapeur maintenue en pression, le _Tampico_ attendait ses ordres dans la rade d’Hillisboro.
Barbicane, le 1er novembre, quitta Tampa-Town avec un détachement de travailleurs, et dès le lendemain une ville de maisons mécaniques s’éleva autour de Stone’s-Hill; on l’entoura de palissades, et à son mouvement, à son ardeur, on l’eût bientôt prise pour une des grandes cités de l’Union. La vie y fut réglée disciplinairement, et les travaux commencèrent dans un ordre parfait.
Des sondages soigneusement pratiqués avaient permis de reconnaître la nature du terrain, et le creusement put être entrepris dès le 4 novembre. Ce jour-là, Barbicane réunit ses chefs d’atelier et leur dit:
«Vous savez tous, mes amis, pourquoi je vous ai réunis dans cette partie sauvage de la Floride. Il s’agit de couler un canon mesurant neuf pieds de diamètre intérieur, six pieds d’épaisseur à ses parois et dix-neuf pieds et demi à son revêtement de pierre; c’est donc au total un puits large de soixante pieds qu’il faut creuser à une profondeur de neuf cents. Cet ouvrage considérable doit être terminé en huit mois; or, vous avez deux millions cinq cent quarante-trois mille quatre cents pieds cubes de terrain à extraire en deux cent cinquante-cinq jours, soit, en chiffres ronds, dix mille pieds cubes par jour. Ce qui n’offrirait aucune difficulté pour mille ouvriers travaillant à coudées franches sera plus pénible dans un espace relativement restreint. Néanmoins, puisque ce travail doit se faire, il se fera, et je compte sur votre courage autant que sur votre habileté.
A huit heures du matin, le premier coup de pioche fut donné dans le sol floridien, et depuis ce moment ce vaillant outil ne resta plus oisif un seul instant dans la main des mineurs. Les ouvriers se relayaient par quart de journée.
D’ailleurs, quelque colossale que fût l’opération, elle ne dépassait point la limite des forces humaines. Loin de là. Que de travaux d’une difficulté plus réelle et dans lesquels les éléments durent être directement combattus, qui furent menés à bonne fin! Et, pour ne parler que d’ouvrages semblables, il suffira de citer ce _Puits du Père Joseph_, construit auprès du Caire par le sultan Saladin, à une époque où les machines n’étaient pas encore venues centupler la force de l’homme, et qui descend au niveau même du Nil, à une profondeur de trois cents pieds! Et cet autre puits creusé à Coblentz par le margrave Jean de Bade jusqu’à six cents pieds dans le sol! Eh bien! de quoi s’agissait-il, en somme? De tripler cette profondeur et sur une largeur décuple, ce qui rendrait le forage plus facile! Aussi il n’était pas un contremaître, pas un ouvrier qui doutât du succès de l’opération.
Une décision importante, prise par l’ingénieur Murchison, d’accord avec le président Barbicane, vint encore permettre d’accélérer la marche des travaux. Un article du traité portait que la Columbiad serait frettée avec des cercles de fer forgé placés à chaud. Luxe de précautions inutiles, car l’engin pouvait évidemment se passer de ces anneaux compresseurs. On renonça donc à cette clause.
De là une grande économie de temps, car on put alors employer ce nouveau système de creusement adopté maintenant dans la construction des puits, par lequel la maçonnerie se fait en même temps que le forage. Grâce à ce procédé très simple, il n’est plus nécessaire d’étayer les terres au moyen d’étrésillons; la muraille les contient avec une inébranlable puissance et descend d’elle-même par son propre poids.
Cette manœuvre ne devait commencer qu’au moment où la pioche aurait atteint la partie solide du sol.
Le 4 novembre, cinquante ouvriers creusèrent au centre même de l’enceinte palissadée, c’est-à-dire à la partie supérieure de Stone’s-Hill, un trou circulaire large de soixante pieds.
La pioche rencontra d’abord une sorte de terreau noir, épais de six pouces, dont elle eut facilement raison. A ce terreau succédèrent deux pieds d’un sable fin qui fut soigneusement retiré, car il devait servir à la confection du moule intérieur.
Après ce sable apparut une argile blanche assez compacte, semblable à la marne d’Angleterre, et qui s’étageait sur une épaisseur de quatre pieds.
Puis le fer des pics étincela sur la couche dure du sol, sur une espèce de roche formée de coquillages pétrifiés, très sèche, très solide, et que les outils ne devaient plus quitter. A ce point, le trou présentait une profondeur de six pieds et demi, et les travaux de maçonnerie furent commencés.
Au fond de cette excavation, on construisit un «rouet» en bois de chêne, sorte de disque fortement boulonné et d’une solidité à toute épreuve; il était percé à son centre d’un trou offrant un diamètre égal au diamètre extérieur da la Columbiad. Ce fut sur ce rouet que reposèrent les premières assises de la maçonnerie, dont le ciment hydraulique enchaînait les pierres avec une inflexible ténacité. Les ouvriers, après avoir maçonné de la circonférence au centre, se trouvaient renfermés dans un puits large de vingt et un pieds.
Lorsque cet ouvrage fut achevé, les mineurs reprirent le pic et la pioche, et ils entamèrent la roche sous le rouet même, en ayant soin de le supporter au fur et à mesure sur des «tins» [Sorte de chevalets.] d’une extrême solidité; toutes les fois que le trou avait gagné deux pieds en profondeur, on retirait successivement ces tins; le rouet s’abaissait peu à peu, et avec lui le massif annulaire de maçonnerie, à la couche supérieure duquel les maçons travaillaient incessamment, tout en réservant des «évents», qui devaient permettre aux gaz de s’échapper pendant l’opération de la fonte.
Ce genre de travail exigeait de la part des ouvriers une habileté extrême et une attention de tous les instants; plus d’un, en creusant sous le rouet, fut blessé dangereusement par les éclats de pierre, et même mortellement; mais l’ardeur ne se ralentit pas une seule minute, et jour et nuit: le jour, aux rayons d’un soleil qui versait, quelques mois plus tard, quatre-vingt-dix-neuf degrés [Quarante degrés centigrades.] de chaleur à ces plaines calcinées; la nuit, sous les blanches nappes de la lumière électrique, le bruit des pics sur la roche, la détonation des mines, le grincement des machines, le tourbillon des fumées éparses dans les airs tracèrent autour de Stone’s-Hill un cercle d’épouvante que les troupeaux de bisons ou les détachements de Séminoles n’osaient plus franchir.
Cependant les travaux avançaient régulièrement; des grues à vapeur activaient l’enlèvement des matériaux; d’obstacles inattendus il fut peu question, mais seulement de difficultés prévues, et l’on s’en tirait avec habileté.
Le premier mois écoulé, le puits avait atteint la profondeur assignée pour ce laps de temps, soit cent douze pieds. En décembre, cette profondeur fut doublée, et triplée en janvier. Pendant le mois de février, les travailleurs eurent à lutter contre une nappe d’eau qui se fit jour à travers l’écorce terrestre. Il fallut employer des pompes puissantes et des appareils à air comprimé pour l’épuiser afin de bétonner l’orifice des sources, comme on aveugle une voie d’eau à bord d’un navire. Enfin on eut raison de ces courants malencontreux. Seulement, par suite de la mobilité du terrain, le rouet céda en partie, et il y eut un débordement partiel. Que l’on juge de l’épouvantable poussée de ce disque de maçonnerie haut de soixante-quinze toises! Cet accident coûta la vie à plusieurs ouvriers.
Trois semaines durent être employées à étayer le revêtement de pierre, à le reprendre en sous-œuvre et à rétablir le rouet dans ses conditions premières de solidité. Mais, grâce à l’habileté de l’ingénieur, à la puissance des machines employées, l’édifice, un instant compromis,